Librairie Guillaumin & Cie (p. 69-74).

CHAPITRE XXV

Impôt sur le Capital




Dans plusieurs pays où l’impôt est basé sur la fortune vraie, et non sur des apparences, comme en France, on a compris que le revenu ne doit pas seul être pris en considération. À côté de la richesse donnant un revenu imposable, facile à apprécier, se rencontre un autre mode, une autre nature de richesse, en un mot, un capital mort, ne donnant aucun revenu appréciable en francs et en centimes. C’est le capital de luxe, par excellence. Ainsi, une demeure princière, un château, un parc, une collection artistique, sont des richesses aussi incontestables que des titres de rente, des champs, des domaines ruraux, des maisons de produit. Et, cependant, au bout de l’année, leur heureux possesseur n’avait pas retiré un centime en monnaie.

Jusqu’à maintenant, il a semblé juste que ces sortes de manifestations de la richesse soient exemptes d’impôt, ou, du moins, frappées pour un revenu insignifiant, supposé même. Un château, par exemple, valant un million, sera frappé, pour ses portes, fenêtres, ouvertures, à peu près dans la même proportion que la chaumière du pauvre, ou la maison du petit propriétaire rural. Eh bien, je dis que cela est injuste et qu’il faut, chez nous, adopter franchement la double appréciation de la richesse par le capital et par le revenu, qui existe en Allemagne, en Angleterre, en Suisse, presque partout. ≡

Et cela pour une raison bien simple, c’est que ce mode de propriété représente un capital énorme qui est, ou a été prélevé sur la masse de la richesse générale, et profite, en réalité, à celui qui le possède et à aucun autre, qu’il lui donne un vrai revenu, non pas, à la vérité, en argent, mais en luxe, en bien-être, en satisfaction morale et matérielle. Aussi, a-t-on établi pour ce genre d’impôt deux catégories de richesse, exemple :

Un Château avec Parc.

Revenu : 100 fr.
Impôts : 0 fr. comme
inférieur à 400 fr.
Capital : 500.000.
Exempts les Iers 5.000.
1‰ sur 95.000… = 95 fr.
1.5‰ sur 200.000 = 300 —
2‰ sur 200.000… = 400 —

Qui se plaindra de payer 795 fr. pour une demeure de luxe qui a absorbé 500.000 fr. de capital, qui représente cette somme, quand ce capital, s’il était appliqué à une richesse à revenu, paierait 2.800 en France, 3.990 à Berne, 5.500 à Neuchâtel, 13.200 en Argovie, etc..

Pourquoi ce privilège pour cette richesse de luxe, au détriment de la richesse produite par le travail, cent fois plus utile, plus digne de ménagement.

Tel château qui a coûté un million de dépense pour sa construction, peut bien n’avoir qu’une valeur vénale de 100.000. C’est cette valeur que je prendrais pour base de l’impôt. J’irais même plus loin dans les cas, sans doute rares, où les parties, le contribuable et l’État, ne seraient pas d’accord, je donnerais au contribuable le droit de pousser l’État jusque dans ses derniers retranchements, et de lui dire : « Vous vous obstinez à évaluer 100.000 mon château, je vous l’abandonne pour ce prix, prenez-le ». Sur un pareil terrain de discussion, sans procès, sans expertise, les parties tomberaient forcément d’accord sur une évaluation moyenne qui représenterait le chiffre le plus équitable pour base de l’impôt.

En fait, dans les pays où ce mode d’impôt est mis en pratique, il y a peu de difficultés sérieuses. Partout, on sait, à peu de choses près, la valeur normale des propriétés ; elle sont, en quelque sorte, cotées d’avance par l’opinion, par la commune renommée.


Exemple de l’impôt appliqué à une fortune comprenant à la fois une richesse sans revenu et une richesse avec revenu.
FORTUNE IMPÔTS
sur Capital sur Revenu
Château, valeur 100.000 fr.1‰ sur 95.000
= 95 fr. 00 fr.
Domaine loué 4.000 fr.
Valeur 100.000 fr.
xxx1 ‰ sur 95.000
= 95 fr.
Revenu imposable 3.000 fr.
(mille francs étant exceptés) à 3%.
90 fr.

xxxxxCapitaux 300.000 fr.
xxxxxxxSur 95.000 fr. à 1‰ = 95 fr.
xxxxxxxSur 200.000 fr. à 1.50‰ = 300 fr.
Revenu 4% 12.000 (mille fr. étant exceptés)
xxxxxxx3 % sur 5.000
= 150 fr.
xxxxxxx4 % sur 6.000
= 240 fr.


xxxxxxxxxxxxTotaux
585 fr. 480 fr.
xxxxxxxxxxxxRéunion
1.065 fr.


Le possesseur de ces 500.000 fr. paierait donc 1.065 fr. pour un revenu total de 15.000 fr.

On fait cette objection à l’impôt sur le capital : vous allez donc imposer, à propos de capital, toutes les œuvres d’art, les châteaux et monuments historiques, les collections de tableaux, de statues, les bibliothèques de livres rares, etc…

Oui, certainement. Toutes ces richesses là correspondent, sans discussion possible, à une richesse plus ou moins élevée ; si elle ne donne pas à son possesseur une rente en argent, elle lui procure une jouissance, une satisfaction d’une autre nature, la plus riche de toutes les jouissances, supérieure même à celle que peut procurer la possession de l’argent. C’est une richesse très réelle que la société garantit à son possesseur aussi bien que toutes les autres richesses ; elle est même souvent plus difficile et plus dispendieuse à garantir ; il est donc juste qu’elle paie un impôt qui est l’équivalent de la garantie.

Vous allez donc, dira-t-on encore, empêcher les collections d’œuvres d’art, de livres, de curiosités intéressantes, la conservation des monuments. Pas le moins du monde ; je veux, au contraire, propager, populariser, multiplier les collections. Quand le riche, l’archi-millionnaire épris de ces choses rares, en aura collectionné pour des millions dont, en définitive, il jouit seul, peut-être s’arrêtera-t-il devant l’abus et l’excès : là encore l’impôt progressif sera une digue salutaire. D’autres moins riches et plus nombreux pourront, à leur tour, se procurer aussi quelques-unes de ces merveilles. Avec un impôt de 1 ‰ et une collection de 100.000 francs on paiera 95 francs, déduction faite des premiers 5.000, et pour 1.000.000, à 2 ‰ on paiera 1.995 francs et en augmentant ainsi à 3, 4 ‰ par chaque million, on arrivera sans doute à arrêter la manie du collectionneur, car à ces chiffres là, le goût artistique n’est plus le seul mobile. Il faut considérer, du reste, que, dans un grand nombre de cas, ces amateurs deviennent des spéculateurs acquérant souvent des fortunes considérables, avec plus de plaisir et moins de peine que nos laboureurs avec leurs champs, les armateurs, avec leurs vaisseaux, les industriels avec leurs produits, lesquels sont écrasés d’impôts.

Là encore la progression ne produira qu’un effet bienfaisant ; en diminuant l’accumulation de ces sortes de richesses en quelques mains, elle aidera à les distribuer entre un plus grand nombre d’amateurs sérieux qui répandront autour d’eux le goût de ces choses d’art qui développent et ornent l’intelligence.

Il en est de ceci, comme de la richesse sous la forme terre ou capitaux : en arrêtant, par la progression de l’impôt, nos collectionneurs de millions et de centaines de millions dans leurs entreprises d’accaparement, on ne supprime pas la richesse ; on la fait profiter au plus grand nombre, on la multiplie, on diminue la misère, qui est la conséquence forcée, en quelque sorte mathématique, de la concentration de la richesse en quelques mains. Pour rendre à l’art et à la richesse leur valeur vraie, il faut que le plus grand nombre puisse en jouir ; aujourd’hui il y a déjà progrès sur l’ancien état social, mais il reste encore beaucoup à faire : Une loi rationnelle, juste, humaine de l’impôt peut favoriser le perfectionnement dans cette voie. Les collections publiques appartenant aux communes ou à l’État seraient, tout naturellement, exemptes d’impôts, et, en tout cas, plus favorables à la propagation du goût, de l’érudition et de la science que les collections particulières, fermées au public.

En ce qui concerne les monuments artistiques ou historiques, si leur possesseur ne peut pas payer un faible impôt, c’est qu’il peut encore moins les entretenir. Il les laisse tomber en ruines et les conserve parce qu’ils ne lui coûtent rien ; un faible impôt le déciderait à les céder. En Allemagne, en Italie, en Suisse surtout, quelques citoyens riches, ou les communes ou l’État ont acquis ces monuments qui rappellent aux habitants et aux voyageurs les pages de leur histoire. On admire volontiers en passant les châteaux de Grandson, de Morat, de Lensbourg, d’Habsbourg et les pittoresques souvenirs du moyen-âge dans la vallée du Rhin. Ces archives de pierres sont encore plus précieuses et plus parlantes que nos vieux parchemins, nos vieilles chartes, nos vieux diplômes, joie des érudits, mais ignorés du peuple. Ici encore l’impôt, faible, du reste, contribuerait à rendre un service au public, en faisant passer ces choses précieuses aux mains qui peuvent les conserver.