Librairie Guillaumin & Cie (p. 75-84).

CHAPITRE XXVI

Ce que révèle la statistique. — Conséquences singulières du système fiscal actuel




Dans l’Annuaire statistique de 1902, la cote des patentes nous apprend que :


Le nombre des cotes de 1 franc et au-dessous est de
39.696
pour un produit de
37.212
Le nombre des cotes de 1 à 2 franc et au-dessous est de
100.490 156.552
Le nombre des cotes pour une patente de 2 à 5 franc est de
218.209 881.614


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358.395 1.074.378



Ainsi 358.395 négociants paient entre tous une contribution de 1.074.378 francs à titre de patente commerciale. On se demande ce que peut être un commerce qui donne des patentes de 0.94 centimes. 1 fr. 57, 4 fr. 05. Est-ce que cela ne veut pas dire que ces marchands là sont des candidats au bureau de bienfaisance, ou même à l’Hospice des incurables et de la misère.

Il faut avoir vu dans nos faubourgs et nos villages les pauvres échoppes où se font de pareils commerces pour se demander si les législateurs qui imposent de telles misères connaissent les conséquences de leurs lois.

À la fin du tableau, après une moyenne moins importante, nous trouvons :

7.649 négociants payant 6.586.082 francs par an (en moyenne 682 francs) ;

Enfin, les plus riches, au nombre de 4.496, payant 12.941.701 francs (en moyenne 2.878 fr. 50).

Si l’on allait au fonds de tous ces calculs, on trouverait bien vite que les 3 premières catégories comprenant 358.000 cotes, correspondant sans doute au même nombre d’individus, coûtent bien plus à l’État en papiers, en circulaires, en temps perdu par ses employés, que le million 274 mille francs payés ;

Et sans que les catégories des très riches négociants s’en aperçoivent, ceux-ci peuvent supporter ce petit supplément de patente qui ne représente qu’une augmentation insignifiante de leur cote actuelle.

Du reste, en adoptant le système de l’impôt général sur le revenu global de chaque citoyen, avec, à la base, l’exemption du nécessaire, toutes ces inutilités fiscales, aussi coûteuses que dangereuses dans leurs conséquences, non seulement pour cet impôt des patentes, mais dans toutes les autres natures, disparaîtraient naturellement.

Ce serait le revenu net de chaque citoyen, d’où que vienne ce revenu, qui servirait de mesure à l’impôt. Ce ne serait pas autre chose que l’application moderne de la fameuse dîme royale de ce bon philanthrope qu’était Vauban, lequel proposait en 1707 précisément ce qui est proposé ici, c’est-à-dire remplacer les impôts illogiques, absurdes, arbitraires, par des impôts rationnels correspondant aux facultés vraies des citoyens.

Cette même statistique nous révèle les faits suivants : les hospices, asiles d’aliénés, incurables, de retraites, les pauvres, les bureaux de bienfaisance, les dépôts de mendicité, ont payé en 1902, pour leurs propriétés foncières appartenant à 19.462 établissements, et comprenant 241.620 hectares, une contribution foncière en principal de 917.745 francs, plus une taxe de main-morte de 803.062 francs.

Peut-on imaginer un impôt aussi mal fondé en raison et en bon sens ? Ne dirait-on pas que c’est un reste de notre vieille fiscalité qui avait soin de tomber surtout sur la misère… Ici, c’est même pire, car cette ancienne misère comprenait au moins des gens pouvant encore travailler ; ici, c’est la misère incurable, impuissante, une vraie main-morte, celle-là. À quoi, en effet, est appliqué le revenu de ces terres ? À soulager l’incapacité de travail, la pauvreté sans remède, la misère irréductible. Et on va frapper de près de 2 millions d’impôt chaque année le produit de ces biens au profit de qui ? Au profit de l’État, ce qui veut dire au profit de la collectivité des citoyens, laquelle collectivité, en vertu du principe moderne de solidarité et de mutualité, est précisément tenue de pourvoir à l’entretien de ses membres malheureux. Quel étrange cercle vicieux on fait parcourir à ces 2 millions. C’est autant qui retombe, sous une autre forme, à la charge de la masse. Alors, à quoi bon cet impôt qui finit par être supporté par celui qui le perçoit, non sans ces frais d’écriture, de papier, de manutention de fonds, de voyages, de bureaucratie, incombant à toute manipulation financière. Qu’on le supprime donc, et s’il le faut, qu’on ajoute ces 2 millions aux cotes des gens aisés et riches, qui, eux, n’ont pas besoin d’hôpital, de mont-de-piété et de bureau de bienfaisance.

Voilà que plus loin nous trouvons encore :

À la charge des établissements hospitaliers et incurables 46.000 francs ;

Des orphelinats, refuges, dispensaires, crèches, 41.000 francs ;

Des sociétés d’assistance mutuelle ; de prévoyance et de secours mutuels, 65.000 francs ;

Enfin, comme le fisc n’oublie pas même les petits profits, 3.700 francs à la charge des monts de piété. Comme toute cette longue série concerne encore la pauvreté, l’indigence, la misère, pourquoi maintenir ces impôts malfaisants sur ces établissements de bienfaisance ? On dirait que c’est pour le plaisir de remplir les cadres tout faits de cette officielle et minutieuse statistique.

Tout cela est à peu près aussi juste, aussi rationnel qu’une patente de misère qu’on pourrait créer sur la tête de tous les pauvres, mendiants et miséreux vivant de la charité et de l’assistance, en liberté ou dans les hospices.

La plupart des autres nations se gardent d’imposer les biens affectés aux établissements de bienfaisance, de charité, d’instruction. Ils sont formellement exempts de tous impôts en Suisse, en Amérique, et en grande partie, en Allemagne, en Angleterre et en Italie.

Il faut que ces erreurs et ces abus cessent au plus tôt. La misère, la désertion des campagnes, l’agglomération des ouvriers dans les centres industrieux, accumulent de plus en plus la foule des vaincus de la vie dans ces refuges nécessaires. Et on maintiendrait ces injustes impôts sur ce qui est destiné à les soulager ? On dirait vraiment que ces lois se votent sans discernement, sans discussions, sans examen, sans qu’on réfléchisse à ceux qu’elles vont atteindre. Et quand elles touchent ce champ, cette maison, dernier refuge de la misère, vite, le fisc imprévoyant ajoute encore à l’impôt ordinaire la taxe de main-morte, sans doute parce que la misère ne mourant jamais, le fisc perd sur ces biens les droits qu’il percevait lors des mutations par décès.

À la réunion de la « Société d’Économie politique du 4 mai 1901 (Guillaumin, rue Richelieu, 14) M. Turquan, percepteur à Lyon, a exposé le résultat de ses observations sur la rentrée des impôts. Les 6.000 cotes représentant la population ouvrière de la Croix-Rousse ne rapportent que 30.000 francs, tandis que les 8/10 de ce que produit l’impôt (800.000 francs) sont payés par moins de 2.000 contribuables. — En comparant les frais de poursuites, on trouve que :

Les petites cotes inférieures à 1 fr. paient 42 %.

Les cotes de 1 à 3.80 ; 18 %.

Celles de 5 à 10 fr., 10 %.

Celles de 10 à 20 fr., 3 %.

Celles de 20 à 40 fr., 2.50 %.

Au dessus de 50 fr., à peu près rien.

Et à tous ces frais qui viennent augmenter presque de moitié ou d’un quart les impôts de ces malheureux canuts, l’État ne gagne que son papier timbré, c’est-à-dire bien peu de chose. C’est le porteur de contrainte ou l’huissier qui vit sur cette misère.

N’est-ce pas lamentable, que ce nouvel exemple de l’impôt progressif à rebours ? Depuis 1901 a-t-on tenu compte de cette révélation ? Le bulletin du 4 mai ajoute que si une monographie de cette nature était faite dans toute la France il en sortirait d’utiles renseignements pour l’administration et même pour le législateur. Monographie bien inutile : cette vérité est connue de tous, elle éclate à tous les yeux ; c’est le législateur seul qui ne la voit pas. Comment voir de si petites gens, du haut de cette tribune du Palais-Bourbon ?

On continue à écraser le travailleur, le petit, le pauvre, comme aux beaux temps de la Rome païenne, sans doute pour cette raison que cela s’est toujours passé ainsi. Mais est-ce une bonne raison ?

Quand aurons-nous compris que tout impôt frappant le nécessaire, l’indispensable, est plus qu’une injustice, mais une absurdité ? Il comporte en frais de perception des sommes supérieures à son produit. Je suis persuadé qu’on réduirait de moitié les frais de perception et le nombre des percepteurs si on supprimait purement et simplement toutes ces petites cotes dont la rentrée comporte, en plus, des frais scandaleux de 18 à 42 %.

Supposons que ces 6.000 contribuables, pour éviter les frais s’ajoutant à leurs cotes, forment entre eux une sorte de conjuration et s’entendent pour porter à leur honorable percepteur, chaque fin de mois, le 1/12 de leur cote, c’est-à-dire 2 sous, 3 sous et, les plus forts, 5 sous. Le 31 janvier 1905, à l’ouverture du bureau, 6.000 pauvres (peut-être 12.000 en comprenant les femmes et les enfants) remplissent les rues de la Croix-Rousse. Quelle émotion dans le monde politique ! quelle troupe faut-il pour disperser ces insurgés ? Aucune ; ils viennent rendre à César ce qui est à César ; ils se conforment à une loi formelle, ils contribuent à la prospérité de l’État dans la mesure de leurs moyens, et même au delà, ultra vires, comme disent les jurisconsultes. Bonne journée ; M. le percepteur a encaissé 1.500 fr., délivré 6.000 quittances de 2, 3 et 5 sous, passé autant d’écritures et émargé autant de rôles. Mêmes cérémonies à la fin des autres mois. Total : 72.000 quittances, sans compter les autres, peut-être aussi nombreuses, données par les divers encaissements de la perception.

Ceci surpassant de beaucoup la puissance de travail d’un homme, M. Turquan en avertira probablement M. Rouvier par une lettre recommandée à peu près ainsi conçue :


Croix-Rousse, 31 décembre 1905.



Monsieur le Ministre,


C’est un miracle si je suis encore de ce monde. De mémoire de percepteur on n’a vu un semblable phénomène. C’est toute une révolution. Figurez-vous que mes contribuables de la Croix-Rousse se sont donnés le mot et que, pour éviter 42 % de frais ils se conforment à la loi ; ils sont venus 12 fois cette année, le même jour, pour payer chacun le 1/12 de sa cote. Ils étaient chaque fois plus de 6.000 ; cela ressemblait à une émeute ; mais on ne peut pas disperser des gens qui se conforment aux lois. Je leur criais en vain, cessez donc de payer ou je cesse d’écrire.

Je suis submergé par ce déluge de contribuables de trop bonne volonté. Où est le temps où ces pauvres gens avaient la bonne idée de ne pas payer ? Le porteur de contraintes les exécutait, et j’avais la satisfaction d’encaisser par sommes rondes ce qu’aujourd’hui on me paie sou par sou, et cela 72.000 fois. Je n’y tiens plus, je demande mon changement. Donnez-moi une perception où vous voudrez, pourvu que ce soit dans un pays où les gens ne se conforment pas trop aux lois. Depuis que des gens sont assez dépourvus de sens moral pour soutenir que l’impôt progressif doit frapper les riches et non les pauvres, tout est bouleversé.

Recevez, Monsieur le Ministre, avec mes doléances…


Quand la politique pourra-t-elle se passer de fonctionnaires inutiles ? Quand les électeurs comprendront-ils que le meilleur député est celui qui promet le moins de places, le moins de bureaux de tabacs, et, en même temps, le moins d’impôts ?

À une autre réunion de la « Société d’économie politique », M. Alfred Neymark fait une autre révélation qui ne manque pas d’intérêt. Sur 14 millions de cotes foncières (ce qui ne correspond pas tout à fait à 14 millions de propriétaires, puisque l’administration continue à envoyer aux mêmes contribuables quelquefois deux ou trois avertissements de quelques centimes chacun, quand il serait si facile de les réunir), plus de 8 millions de cotes sont au-dessous de 1 franc.

Est-ce assez ridicule ? Pour recevoir peut-être 2 ou 3 millions de francs, l’État oblige des milliers de ses fonctionnaires et des millions de citoyens à se déranger 100 millions de fois, si c’est par douzième, les uns pour recevoir, les autres pour payer, chacun, quelques sous. Ne voit-on pas que le temps employé à cette besogne absurde vaut cent fois plus que la somme revenant à l’État ? Mais, en réalité, elle ne revient même pas à l’État ; elle n’est pas même suffisante à payer l’étrange travail qu’elle impose.


Encore une fois, tout cela est connu, publié dans les journaux, dans les livres, dans les statistiques. Et vous croyez qu’on va jeter une bonne fois au feu ces paperasses officielles, fruits d’une routine séculaire ? Que vous vous trompez ! Il faut bien que ces fonctionnaires aient une raison de toucher leur traitement ; il faut bien que, par là, on rende leur nombre en apparence, nécessaire. Il faut bien qu’on puisse publier partout que la propriété est extrêmement divisée, que tous les citoyens en possédent au moins un morceau.

À quoi riment bien ces deux ou trois millions perçus sur la misère, dans un budget de près de 4 milliards ? Quelle perturbation y aurait-il dans la machinerie compliquée de l’État, si, pour la simplifier, on laissait tranquilles ces quelques millions de pauvres, et si l’on demandait les quelques gros sous qu’ils ont tant de peine à payer, aux millionnaires, déca-millionnaires et hecto-millionnaires qui sont à la tête du tableau, propriétaires sérieux, ceux-là, et pouvant payer, sans avertissements verts ou jaunes, et sans sommations ?

N’est-ce pas un axiome en mécanique, que tout rouage inutile doit être supprimé, qu’il faut obtenir le résultat avec le moins d’effort possible, et ici s’ajoute une véritable question de justice et de bon sens.

On fait grand bruit des habitations à bon marché, des jardins pour les ouvriers, des pensions pour les travailleurs vieux ou invalides.

Commençons donc par une administration à bon marché, par une exonération des charges qui pèsent sur eux, et nous aurons le reste par surcroît. Supprimons ce qui est injuste et absurde ; nous n’avons que faire des savantes théories et des spéculations transcendantes. C’est plus simple, et à la portée de toutes les intelligences : retranchons les faux bourgeons, les drageons, les gourmands qui épuisent l’arbre social, et il donnera pour tous fleurs et fruits.

En ce qui concerne la monumentale utopie des retraites ouvrières, on peut lire l’exposé de la question par M. Paul Delombre à la réunion du 4 juin 1901, et la critique du projet de loi, par M. Cheysson. On verra que les difficultés sont telles, qu’elles arrivent à constituer une véritable impossibilité.

Ce qu’il y a de plus pratique, de plus juste, de plus moral, c’est de permettre au travailleur de faire des économies, une épargne suffisante pour ses vieux jours ; l’exemption de tout impôt, jusqu’à un chiffre déterminé de revenu, est l’une des mesures qui peuvent donner ce résultat.