Librairie Guillaumin & Cie (p. 55-57).


CHAPITRE XXI

Situation exceptionnelle en Amérique




On fait encore cette objection : en Amérique, ni les lois civiles, ni les lois fiscales ne tendent à limiter l’appropriation individuelle de la richesse.

Examinons sommairement ce qui résulte et surtout résultera de cette imprévoyance.

En moins d’un siècle, cette nation passe de 10.000.000 âmes à la population de 100.000.000 d’habitants. Elle est jeune, active, pleine d’ambition, d’audace, mais aussi d’imprévoyance. Aucune loi n’est venue endiguer la force individuelle prête à écraser tout ce qui la gêne. Voilà déjà la richesse colossale créée par le travail de cette masse laborieuse, concentrée entre les mains de quelques centaines de millionnaires, d’une douzaine, peut-être, de milliardaires.

Et pourquoi pas ce résultat, dit le petit rentier européen, puisque tout va bien dans ce pays ?

Attendons un peu, et nous verrons comment la fin couronnera l’œuvre.

À côté de 200.000.000 d’hectares déjà cultivés par les civilisés, il y en a encore, dit-on, 100.000.000 d’autres servant de pays de chasse, de réserve, à ces restes non encore exterminés des pauvres tribus indiennes. Chaque année, on entame ces réserves et on lâche, un jour donné, de 100 à 200.000 affamés sur quelques lots de terre que l’on mesure par les degrés du méridien, tant ils sont étendus. Mais la terre n’est pas élastique. Quand le dernier Indien aura disparu, quand la dernière forêt vierge aura été abattue, quand il n’y aura plus de terre à distribuer, on se trouvera en face de millions d’hommes demandant leur place au soleil, et l’on verra le flot de cette mer humaine qui trouve actuellement son débouché à l’ouest, refluer vers l’est d’où elle est venue, et où ne se trouve plus de place à occuper. Les mêmes questions économiques et sociales qui nous agitent en Europe, vont se dresser formidables entre ces millions de travailleurs demandant leur part du produit, et les millionnaires ou milliardaires que l’état chaotique actuel aura rendus possesseurs de la richesse générale.

Et, comme tout, en Amérique, prend des proportions énormes, nos descendants assisteront, peut-être, d’assez loin, il faut l’espérer, à des révolutions sociales et politiques auprès desquelles les nôtres n’auront été que des jeux d’enfants.

Eh bien, ces évènements formidables se produiront un jour inévitablement et dans un temps peut-être peu éloigné ; il serait encore possible de les atténuer, et même de les éviter si une législation prévoyante préparait une meilleure répartition de la richesse produite par le travail. L’histoire prouve, d’une manière incontestable, que toutes les grandes révolutions, toutes les grandes exterminations de peuples et de races, ont pour causes principales, l’inégale et injuste distribution des biens de toutes sortes acquis par le travail. Les nations et les classes laborieuses se fortifient par le travail, et l’ambition de jouir se développant un jour en elles, elles écrasent impitoyablement les nations ou les classes riches que la jouissance même de la fortune avait affaiblies.

Nous allons assister probablement, pendant la présidence de M. Roosevelt, au développement de la lutte, commencée aux États-Unis, entre la classe si nombreuse des travailleurs et l’aristocratie de la richesse qui recourt chaque année à de nouvelles combinaisons et de nouveaux trusts, pour posséder encore davantage. Elle est en train de démoraliser l’esprit et la politique de ce pays, que les historiens et les publicistes citaient à l’Europe comme le modèle des Républiques.