Librairie Guillaumin & Cie (p. 50-52).

CHAPITRE XIX

Aujourd’hui les conditions sont plus favorables à la réforme




Aujourd’hui, fort heureusement, la crise économique et sociale que nous traversons n’a pas l’imprévu et l’intensité de celle du XVIIIe siècle. Nous avons l’expérience chez nous et chez nos voisins, une richesse générale supérieure, une sorte de sagesse acquise, qui nous permettent d’essayer des réformes utiles, sans passer par des mesures violentes ou révolutionnaires. Je crois donc devoir maintenir les propositions énoncées plus haut, malgré les essais infructueux signalés par M. Gomel. Les temps sont changés et les hommes aussi. La classe riche qui possède en France une partie très considérable de la fortune générale, doit savoir quels sont ses devoirs envers la classe laborieuse et aussi que des abus prolongés amènent toujours une crise violente, puisque l’histoire est pleine de ces enseignements. Le plus sûr moyen d’éviter les orages révolutionnaires est encore de les prévenir par cette sorte de paratonnerre politique qui s’appelle la Justice. C’est par là que notre société bourgeoise, aristocratique et privilégiée dans son genre, pourra éviter la grande tempête qui a emporté, il y a un siècle, notre vieille société féodale. De la justice, de la justice, et encore de la justice !

Cette justice, si nécessaire, nous ne l’avons pas encore réalisée. Des progrès incontestables ont déjà eu lieu, mais ils sont loin de répondre aux nécessités contemporaines. Il existe, sur le sol français, plus de quatre millions de laboureurs, paysans, vrais enfants du pays, qui aiment la terre, qui la fécondent de leur travail, dont les ancêtres, en remontant aux générations les plus anciennes, ont fait vivre et enrichi la nation. Eh bien, nos lois semblent leur dire : « Cette terre que vous aimez et que vous fécondez de votre travail, vous ne la posséderez jamais. » Et, si, par chance, après un siècle de durs travaux, ils sont parvenus à être maîtres d’un lambeau de ce sol, ils n’arrivent pas à le transmettre à leurs enfants. Avec leurs vaines formules, avec leurs impôts de toutes sortes, nos lois leur arrachent ce fruit d’un travail séculaire. Tel est le bon plaisir de notre science économique.

Ces lois, cette science, sont mauvaises. Il faut qu’un jour la terre soit en grande partie à celui qui la cultive ; il faut que le trésor qu’il en tire par son travail lui appartienne presque tout entier ; il faut que le travail et le capital de la terre soient, autant que possible dans les mêmes mains. « Croyez bien, me disait un jour M. Eugène Simon, cet aimable écrivain de la Cité Chinoise, que si nos lois étaient justes, il y aurait sur la terre française 30.000.000 de paysans propriétaires, qui en tireraient le double de ce qu’elle produit aujourd’hui ; il ne faudrait pas un siècle pour réaliser ce miracle, sans secousse, sans violence, sans révolution. Nos législateurs le savent bien. La plupart d’entre eux vivent au milieu des champs, mais ils oublient tout quand ils traversent le pont de la Concorde, comme s’ils avaient passé le Léthé sur la barque à Caron ».

« En Chine, ajoutait-il, le capital aide le travail, il ne l’exploite pas ; ces deux forces sont toujours associées d’une manière dont nous n’avons aucune idée en Europe. Le travailleur n’est jamais isolé, le capitaliste ne l’est pas non plus. »[1].





  1. L’organisation économique à laquelle M. Eugène Simon fait allusion, vient d’être exposée dans un article très intéressant de M. Alexandre Ulat, qui a paru dans la Revue du 15 Septembre 1904. Ce n’est pas la législation qui a créé cette sorte d’association ; elle est l’expression même de la nature de la mentalité de la race chinoise. Le capital or ou argent y est presque inconnu ; il y joue un rôle très secondaire. Le capital est tout entier dans le travail même, qui donne, là-bas, le même crédit que la richesse métallique en Europe.