L’Heidenmauer/Chapitre XXV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 308-319).

CHAPITRE XXV.


Si Dieu sondait nos cœurs et nos reins, il trouverait que les meilleurs sont de grands pêcheurs ; le vicaire du Christ seul ne connaît pas le péché parmi tout le peuple des hommes.
Chatterton



Quand ils furent tous réunis, les pèlerins se divisèrent le long de la route, s’agenouillant, les uns devant un tabernacle, les autres devant un autre. Ulrike et Lottchen, suivies de la pâle Meta, prièrent longtemps devant chaque station. Les autres femmes imitèrent leur exemple, quoique évidemment avec moins de zèle et de ferveur. Le chevalier de Rhodes et M. Latouche se bornèrent à quelques génuflexions et à quelques signes de croix faits rapidement du bout des doigts, comme s’ils pensaient que leurs professions de foi étaient connues et assez méritoires pour rendre superflue toute démonstration extraordinaire de piété.

Heinrich et le forgeron se distinguaient particulièrement par leur scrupule minutieux à suivre toutes les formes prescrites ; Dietrich, qui était payé secrètement par ses concitoyens pour ce qu’il faisait, se croyant obligé en honneur à leur en donner pour leur argent ; tandis que le bourgmestre, indépendamment des grands avantages temporels qu’il espérait retirer de toute cette affaire, était stimulé encore par sa sollicitude paternelle pour les intérêts de Duerckheim. Quant à Ilse, personne ne priait avec plus d’exactitude qu’elle, ni avec plus d’ostentation.

— As-tu pensé, Dietrich, à dire un bout de prière de plus en faveur des intérêts généraux ? demanda Heinrich, tandis qu’il attendait patiemment que le forgeron se retirât de devant le dernier tabernacle, afin de prendre lui-même sa place.

— Mais, vénérable bourgmestre…

— Dis donc frère pèlerin !

— Mais, très-digne frère et excellent pèlerin, il n’a pas été question de cela dans mes conventions.

Himmel ! ne faudrait-il pas qu’on te payât pour prier pour toi-même ? Fais ce que tu as promis pour la pénitence et dans l’intérêt des moines ; puis après, en bon et honnête artisan, dis un mot pour la ville dont tu es citoyen. Une fois à genoux, je ne me relève jamais sans compter quelques grains de mon chapelet en faveur de Duerckheim, et quelques autres aussi en faveur de la famille d’Heinrich Frey.

— Merci, excellent frère pèlerin ; ce que vous me dites est plein de sens, et je ne manquerai pas de m’y conformer.

Le forgeron finit alors son rosaire, et il fit place au bourgmestre, dès qu’il se fut acquitté convenablement de sa tâche. Pendant ce temps, Arnolph avait prié avec ferveur et avec une sincère humilité devant chaque station.

Les pèlerins se rangèrent alors sur deux lignes, ordre qui est encore observé tous les ans par des milliers de fidèles, pour approcher de la chapelle d’Einsielden ; les hommes se plaçant sur une seule file à la droite du chemin, et les femmes à la gauche dans un ordre semblable. Arnolph se mit à la tête, et toute la troupe suivit. Alors les prières prescrites furent répétées à haute voix. Quiconque a souvent parcouru cette contrée sauvage et remarquable, n’a pu manquer de rencontrer des troupes de pèlerins, marchant dans l’ordre indiqué, et exhalant leurs prières à la face du ciel, tandis qu’ils se dirigent vers l’autel de « Notre-Dame-de-la-Neige, » sur le Rhin, ou vers quelque autre chapelle, à travers des sentiers escarpés et rocailleux. Nous ne connaissons pas de cérémonie religieuse plus touchante et plus propre à produire une profonde impression. Le temple est la plus magnifique qui soit sur la terre ; l’air à cette pureté exquise qui ne se trouve que dans les régions élevées et sur le bord des torrents des montagnes ; tandis que les sons les plus clairs et les plus distincts viennent frapper l’oreille, répétés par les échos de vallées dont l’œil peut à peine sonder la profondeur, et de rochers suspendus qui semblent se perdre dans les cieux. Longtemps avant qu’on ne découvre le pieux cortége, la musique des prières annonce son approche ; car c’est une véritable musique que ces voix, d’hommes graves et sonores, ces voix de femmes douces et argentines, qui se répondent alternativement au milieu d’un pareil site.

Tel était alors l’effet produit par l’approche de la petite troupe qui venait du Palatinat. Le père Arnolph donnait le ton, et les vigoureux poumons d’Heinrieh et du forgeron, qui pourtant modéraient leurs voix, répétaient les prières de manière à ce qu’elles retentissent au loin. Les femmes répondaient d’un ton de douceur et agitées d’un léger tremblement. Ils avancèrent ainsi pendant un mille, et ils entrèrent alors dans le hameau.

Un exprès avait annoncé à la communauté d’Einsiedlen l’approche des pénitents allemands. Par une étrange perversion des humbles doctrines du fondateur de la religion, on attachait beaucoup plus d’importance aux expiations et aux offrandes des princes et des grands seigneurs, qu’à celles qui venaient d’une source plus modeste. Tous les habitants du hameau, et la plupart de ceux qui étaient venus visiter la chapelle, étaient donc accourus pour voir la procession. Le nom d’Emich se répétait tout bas de bouche en bouche, et les regards curieux cherchaient à reconnaître le puissant baron sous le costume uniforme des pèlerins. Après une foule de conjectures, l’opinion générale parut choisir la personne du forgeron pour celle de l’illustre pénitent ; distinction que Dietrich devait à la vigueur de ses poumons, à sa taille élevée, et surtout à la ferveur qu’en sa qualité de pèlerin soudoyé il croyait de son devoir de manifester sur ses traits et dans toutes ses manières.

Entre autres traditions qui contribuent à donner une célébrité populaire à la châsse de « Notre-Dame-des-Ermites, » il en est une qui dit que, dans une occasion qu’il est inutile de rappeler, le fils de Dieu, sous la figure d’un homme, visita cette chapelle privilégiée. On va jusqu’à prétendre qu’il étancha sa soif à la fontaine qui coule, pure et abondante, comme toutes les sources de ce pays, devant la porte du couvent ; et comme l’élément limpide se divise et coule à travers différents tubes de métal, il est d’usage que les pèlerins, en arrivant, en boivent quelques gouttes à chacune de ces ouvertures, pour participer à la vertu qu’eût dû lui donner les lèvres divines. Il y avait aussi un plat d’argent où l’on montrait des empreintes qui y avaient été faites par les doigts de Jésus, et c’était la coutume d’y poser la main ; mais la cupidité moderne a dépouillé le temple de cette preuve évidente de la visite auguste qu’il avait reçue, à cause de la valeur du métal qui la fournissait ; et de ces deux pratiques, la première seule est encore en vigueur.

Arnolph s’arrêta devant la fontaine, et en fit lentement le tour en buvant à chaque ouverture d’où l’eau jaillissait. Il fut suivi par tous ses compagnons. Mais il passa sans s’arrêter devant le plat d’argent, et entra dans l’enceinte vénérée, priant à haute voix jusqu’à ce que ses pieds en eussent touché le seuil. Alors il alla se mettre à genoux sur la pierre froide devant la châsse, les yeux fixés sur l’image de Marie. Les autres pèlerins imitèrent ses mouvements, et en moins de quelques minutes tous étaient agenouillés et en prières.

L’ancienne église d’Einsiedlen, — car elle a été reconstruite depuis lors sur des dimensions encore plus vastes et plus magnifiques, — avait été élevée autour de l’emplacement où se trouvait primitivement la cellule de saint Meinard. C’était dans cette cellule qu’était la chapelle qui, à en croire la tradition, avait été construite par des anges, et le tout se trouvait renfermé dans l’enceinte de l’église. La chapelle était petite en comparaison de l’édifice qui la contenait ; mais un prêtre pouvait y dire la messe, et elle était suffisante pour contenir les riches offrandes de la piété. Les murs en étaient revêtus de plaques de marbre, noircies par le temps et par les exhalaisons des lampes ; tandis que des ouvertures pratiquées par-devant et sur les côtés, et protégées par des grilles artistement travaillées, permettaient de découvrir l’intérieur.

Dans le fond de cette sainte chapelle étaient les images de la Vierge et de l’Enfant. Elles étaient chargées, comme c’est l’usage dans toutes les chapelles en grand renom, de pierres précieuses et de plaques d’or. Les deux figures avaient une teinte fortement bronzée et tout orientale, sans doute pour rappeler une origine et une destinée qui n’avaient rien d’humain. Des lampes d’argent doré répandaient sur toute la chapelle une vive lumière, et l’esprit le plus sceptique ne pouvait voir ce coup d’œil sans en éprouver la mystérieuse influence. Telle était la châsse de Notre-Dame-des-Ermites, à l’époque de notre histoire, et telle elle est aujourd’hui, sans autres changements que ceux que le temps a pu y apporter.

Nous avons visité ce rendez-vous des fidèles catholiques dans ce pays de montagnes et de frimas ; nous nous, sommes promené, vers la fin du jour, au milieu de ses nombreuses chapelles si bien décorées ; nous avons vu le paysan de la Forêt-Noire, le Hongrois basané, le Piémontais à l’œil étincelant, l’Allemand aux blonds cheveux, et l’habitant du Tyrol et de la Suisse, arriver par groupes, fatigués et le pied traînant ; nous les avons considérés buvant avec une sainte joie à tous les jets de la fontaine ; et les ayant suivis jusqu’au pied de l’autel, nous avons admiré l’immobilité parfaite dans laquelle ils restaient à genoux, sans détourner un instant leurs regards de l’image divine qui semblait absorber leurs pensées. La curiosité seule nous avait amené, et cependant jamais, dans le cours d’un pèlerinage de plusieurs années en pays étrangers, nous ne nous sommes trouvé plus complètement isolé que dans ce moment de toutes les sensations qui nous étaient le plus habituelles. Ils arrivaient par troupes de vingt à trente, et, sans s’arrêter pour échanger un mot entre eux, sans songer à prendre un instant de repos, ils allaient droit à la chapelle, et, tombant à genoux, ils y restaient des heures entières, l’œil fixe, l’air contrit, murmurant les premières prières d’expiation devant Marie. — Mais reprenons notre récit.

Pendant la première heure qui suivit l’arrivée des pèlerins de Duerckheim, rien n’annonça qu’on se fût aperçu de leur présence dans l’intérieur du couvent. Les officiants allaient et venaient comme s’il n’y eût eu que des pécheurs ordinaires à l’entrée de l’église, et la sainte image semblait recevoir ces prières d’expiation avec une tranquillité surnaturelle. À la fin, Arnolph se leva, et, comme si ses mouvements étaient surveillés, une cloche retentit aussitôt au fond du chœur. On vit s’ouvrir une porte latérale qui communiquait au reste des bâtiments, et tous les frères entrèrent dans l’église. Arnolph se remit immédiatement à genoux, et il fit signe à ses compagnons d’en faire autant. Malgré l’extrême fatigue qu’ils éprouvaient dans leur position, les hommes obéirent, mais aucune des femmes n’avait encore bougé de place.

Les bénédictins d’Einsiedlen s’avancèrent dans l’ordre qui a déjà été décrit dans les processions de Limbourg. Les jeunes moines marchaient en tête et les dignitaires fermaient la marche. Dans ce siècle, leur abbé était ordinairement d’une noble et ancienne famille ; car l’Église, ne négligeant aucun moyen de maintenir son influence, a toujours cherché à s’appuyer sur les préjugés qui règnent parmi les hommes. Le prélat qui était à la tête de cette communauté privilégiée possédait en outre, par le seul fait de son titre, de grandes distinctions honorifiques, car il était nommé abbé mitré et prince de l’empire le jour de sa consécration.

Pendant la lente marche de la longue ligne de moines qui approchaient alors de la petite chapelle, des chants se faisaient entendre, accompagnés par les sons étouffés de l’orgue. Albrecht lui-même et M. Latouche éprouvaient une vive émotion, et Emich tremblait évidemment comme un homme qui s’était livré sans réflexion entre les mains de ses ennemis.

La tête de la procession passa bientôt d’un pas mesuré devant les pèlerins. Le prieur et les femmes n’en prièrent qu’avec plus de ferveur ; mais ni le comte ni le bourgmestre ne purent s’empêcher de jeter un regard furtif sur les mouvements des moines. Dietrich, peu stylé encore à son rôle, se leva tout à fait et se tint debout, faisant de profonds saluts à chaque frère à mesure qu’il passait. Quand presque toute la colonne eut défilé, Emich chercha à rencontrer les regards de l’abbé, espérant échanger avec lui un de ces signes secrets de courtoisie par lesquels les initiés, dans toutes les classes de la société, savent exprimer leurs sympathies. Mais à sa confusion, et en même temps avec un léger sentiment d’inquiétude, ce fut sur les traits bien connus de Boniface que ses yeux s’arrêtèrent. Il était à côté du dignitaire qui dirigeait la communauté d’Einsiedlen. Les regards que se lancèrent ces anciens rivaux, qui semblaient irréconciliables, furent tels qu’on devait s’y attendre. Celui de Boniface exprimait une joie orgueilleuse, quoique à la satisfaction de la vengeance se mêlât aussi le souvenir de la défaite ; tandis que sur les traits d’Emich se peignaient tout à la fois la fierté, la mortification et l’inquiétude.

Mais la procession avançait toujours, et bientôt la musique annonça qu’elle était arrivée dans le chœur. Alors Arnolph se leva de nouveau, et, suivi de tous les pèlerins, il s’approcha pour entendre les vêpres. Après les prières, l’hymne d’usage fut chanté.

Himmel ! vénérable frère pèlerin, dit tout bas le forgeron au bourgmestre, voilà une voix qui est connue de tout Duerckheim.

— Hem ! dit Heinrich, qui cherchait à rencontrer le regard d’Emich. — Les chants de ces bénédictins se ressemblent beaucoup, noble comte, soit qu’ils se fassent entendre dans la chapelle de Limbourg, ou bien ici, dans celle de Notre-Dame-des-Ermites.

— Beaucoup trop, maître Frey, répondit Emich. Par mes pères ! vous avez parfaitement raison. Je vous dirai en confidence que cette intimité entre les deux abbés ne me plaît guère, et que ce qui me plaît encore moins, c’est de voir le révérend Boniface se pavaner ici sur son trône, comme s’il était encore dans notre vallée. Je crains, bourgmestre, que nous ne nous soyons embarqués trop légèrement dans cette affaire.

— Si vous pouvez tenir ce langage, vous, noble Emich, que doit donc dire un homme qui non seulement court les mêmes risques pour sa personne, mais qui voit sa femme et son enfant également exposés ! Il aurait mieux valu convoiter moins ce qui appartenait au ciel, et nous contenter des avantages que nous avions sur la terre. Remarquez-vous, noble comte, le regard amical que Boniface jette de temps en temps sur nous ?

— Oui, oui, je m’en aperçois, Heinrich ; mais paix ! nous en apprendrons davantage après les vêpres.

Dans ce moment, la voix sonore qui avait déjà produit tant d’effet, se fit entendre de nouveau. C’était un chanteur que Boniface, qui n’avait, plus besoin de ses services, avait présenté au couvent d’Einsiedlen, certain qu’on lui en saurait beaucoup de gré ; car ces communautés, où les moines passaient leur vie à célébrer les offices de l’Église, c’était plus souvent par la perfection de l’exécution musicale, par la richesse des ornements, ou par la pompe des cérémonies, qu’elles cherchaient à l’emporter l’une sur l’autre, que par la ferveur de leur zèle ou par la pratique d’une entière abnégation. À la fin de l’office, un frère s’approcha du père Arnolph, et lui parla tout bas. Celui-ci se rendit à la sacristie, suivi de toute sa troupe ; car il était défendu, même à la tremblante Meta, de prendre un instant de repos avant qu’un autre devoir, non moins important, eût été accompli.

La sacristie était vide, et ils attendirent en silence que les sons de l’orgue, en s’éteignant, annonçassent la fin de la procession des moines. Après quelque délai, une porte s’ouvrit, et l’abbé d’Einsiedlen parut, accompagné de Boniface. Il n’y avait avec eux que le trésorier de l’abbaye, et la porte fut fermée pour que nul œil profane ne vît ce qui allait se passer.

— Tu es Emich, comte d’Hartenbourg-Leiningen, dit le prélat qui, habitué à discerner ses égaux, avait du premier coup d’œil reconnu le comte sous ses vêtements vulgaires ; — tu viens faire pénitence à notre autel du tort fait à l’Église et de l’outrage fait à Dieu ?

— Je suis Emich de Leiningen, révérend abbé.

— Est-ce que tu aurais déjà oublié ce qui t’amène ici ?

— Et bien repentant, reprit le comte ; et il ajouta avec amertume par une restriction mentale, « de me trouver ici. »

L’abbé le regarda fixement ; car l’hésitation qu’il avait mise à répondre ne lui plaisait pas. Il prit Boniface à part, et ils consultèrent pendant quelques minutes. Puis, se retounnant vers le groupe de pèlerins :

— Seigneur d’Hartenbourg, dit-il, tu es maintenant dans une contrée qui n’écoute aucune hérésie, et il serait à propos de te rappeler ton vœu et l’objet de ta visite. N’as-tu rien à dire ?

Emich ouvrit lentement sa besace, qui n’avait pas l’air bien pleine, pour y chercher ses offrandes.

— Ce crucifix, dit-il, est échu en partage à un de mes nobles ancêtres, dans une des croisades ; il est de jaspe, comme vous voyez, révérend abbé, et de plus il est enrichi d’ornements précieux.

L’abbé inclina la tête, comme un homme qui s’inquiétait peu de la valeur du présent, et il fit signe au trésorier de l’accepter. Il y eut alors une courte pause.

— Cet encensoir fut le don d’un seigneur bien moins riche que toi ! dit le gardien du trésor de l’abbaye avec une expression à laquelle il était impossible de se méprendre.

— L’excès de votre zèle ne laisse pas à un homme épuisé de fatigue le temps de reprendre haleine, mon frère. — Voici un diamant qui est dans notre famille depuis plus d’un siècle ; il nous vient d’un empereur !

— Il peut être offert à Notre-Dame-des-Ermites, quoique elle ait reçu de bien plus magnifiques présents de gens portant un nom moins connu que le tien.

Emich hésita, mais seulement un instant, puis il déposa une autre offrande.

— Cette coupe, dit-il, convient pour vos cérémonies ; elle a été faite pour le service des autels.

— Qu’on la mette de côté ! interrompit Boniface d’un ton sévère : elle vient de Limbourg.

Emich rougit, de dépit toutefois plus que de honte ; car, dans ce siècle, le pillage était un des moyens les plus commodes et les plus usités de s’enrichir. Il regarda fièrement l’implacable abbé, mais sans lui adresser directement la parole.

— Je n’ai rien de plus, dit-il. Les guerres, les charges de ma maison, l’or donné à la communauté qui a été ravagée, m’ont laissé pauvre.

Le trésorier se tourna du côté d’Heinrich avec une expression de physionomie très-éloquente.

— Vous ferez attention, maître trésorier, dit le bourgmestre, qu’il ne s’agit plus d’un haut et puissant baron, mais que le peu que j’ai à donner provient d’une pauvre ville qui a de rudes charges. D’abord, nous offrons nos vœux et nos prières ; ensuite nous présentons en toute humilité, et dans l’espoir qu’elles vous seront agréables, ces cuillers qui pourront servir dans l’une ou l’autre de vos nombreuses cérémonies ; puis ce petit chandelier que des joailliers de Francfort ont garanti être d’or pur ; et enfin cette corde, avec laquelle sept de nos principaux citoyens se sont vertement et loyalement donné la discipline, en expiation du mal fait à vos frères.

Toutes ces offrandes furent gracieusement reçues, et le moine se tourna du côté des autres pèlerins : il n’est pas nécessaire de passer en revue les différentes offrandes qui furent faites par chacun d’eux. Celle de Gottlob se composait, du moins à ce qu’il disait, du cor maudit qui avait retenti si fatalement près de l’autel de Limbourg, — et d’une pièce d’or. Cette pièce était celle qu’il avait reçue de Boniface, dans l’entrevue qui avait amené son arrestation. Quant au cor, c’était un instrument de rebut que le rusé vacher avait essayé souvent au milieu de ses montagnes, sans le moindre succès. Dans la suite, lorsque l’esprit d’opposition religieuse eut pris plus d’audace, il se vantait du tour qu’il avait joué aux bénédictins en leur donnant un instrument dont on ne pouvait tirer aucun parti.

Ulrike offrit son présent dans un esprit de pénitence humble et sincère. C’était une robe pour l’image de la Vierge, qui avait été brodée par elle-même, et que la piété de ses concitoyennes avait contribué à enrichir de pierres de quelque prix. Le don fut accepté avec bienveillance ; car la communauté avait reçu des renseignements précis sur le caractère des divers pénitents.

— Avez-vous quelque chose pour Marie ? demanda le trésorier à Lottchen.

L’infortunée voulut parler, mais elle n’en eut pas la force. Toutefois elle déposa sur la table un missel enluminé, relié avec soin, un bonnet qui ne semblait avoir aucune valeur, si ce n’est par un gland d’or et de soie verte, et un cor de chasse.

Tous ces objets avaient fait partie de la charge de l’âne, ainsi que la plupart de ceux qui ont déjà été nommés.

— Voilà de singuliers dons pour notre chapelle ! murmura le moine.

— Révérend bénédictin, s’écria Ulrike presque hors d’haleine, dans le généreux désir d’éviter de nouvelles peines à sa compagne, celle qui les donne n’a rien de plus précieux, et c’est comme si elle offrait le plus pur de son sang ! C’est Lottchen Hintermayer, dont vous avez sans doute entendu parler.

Le nom de Lottchen Hintermayer n’était jamais venu aux oreilles du trésorier ; mais la douce voix d’Ulrike le persuada. Il inclina la tête et parut satisfait. Ce fut alors le tour de Meta. Tous les moines parurent frappés de la pâleur de ses joues, et de l’expression vague et déchirante de ses yeux.

— Le voyage a fatigué notre fille, dit l’abbé d’Einsiedlen d’un ton d’intérêt.

— Elle est jeune, révérend père, répondit Ulrike ; mais Dieu mesure le vent à la brebis récemment tondue.

L’abbé parut surpris. La voix de la mère ne lui avait pas paru moins touchante que l’air d’abattement de la fille.

— Est-ce ton enfant, bonne pèlerine ?

— Oui, mon père ; et tous les jours j’en remercie le ciel !

Les yeux du prêtre exprimèrent de nouveau un étonnement mêlé d’intérêt, et il fit place au trésorier, qui s’avança pour recevoir l’offrande. La pauvre Meta tremblait de tous ses membres, et, tirant un papier de son sein, elle le posa simplement devant le moine, qui y jeta les yeux d’un air de surprise.

— Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il ; c’est l’image grossièrement ébauchée d’un jeune homme !

— Cela veut dire, mon père, dit Ulrike à demi-voix, que le cœur qui l’aima appartient maintenant à Dieu !

L’abbé inclina la tête, en faisant aussitôt signe au trésorier d’accepter l’offrande ; il se détourna pour cacher une larme qui brillait dans ses yeux. Dans ce moment Meta tomba sur le sein de sa mère, et fut emportée en silence dans la sacristie.

Les hommes suivirent, et, à une seule exception près, les deux abbés et le trésorier restèrent seuls.

— As-tu une offrande, bonne femme ? demanda celui-ci à la pèlerine qui n’était pas encore partie.

— Si j’ai une offrande ! pensez-vous que je sois venue jusqu’ici les mains vides ? Je suis Ilse, la nourrice de la dame Frey, que Duerckheim a envoyée en pèlerinage, comme étant elle-même une offrande de quelque prix, avec ses vieux os et ses soixante ans passés. Nous ne sommes que de pauvres habitants du Palatinat ; mais nous savons ce qu’il convient de faire dans certaines circonstances. J’avais bien des raisons pour venir et je vais vous les détailler. D’abord j’étais dans l’église de Limbourg lorsque l’outrage…

— Comment une femme de ton âge faisait-elle partie d’une pareille expédition ?

— Oh ! j’ai fait partie de bien d’autres expéditions, vraiment ! D’abord j’étais avec le vieux bourgmestre, père de la dame Ulrike, quand on envoya du secours à Manheim ; ensuite je vis de nos montagnes le combat entre les troupes de l’électeur et les compagnons de…

— Vous êtes au service de la mère de cette jeune fille éplorée ? demanda l’abbé, interrompant le récit des campagnes d’Ilse.

— Et au service aussi de la jeune fille, très-révérend, très-saint, très-noble abbé ; vous pouvez même dire encore à celui du bourgmestre ; car il y a des moments, en vérité, où je sers toute la famille.

— Et pourriez-vous m’apprendre la cause de la profonde douleur où elle paraît plongée ?

— Rien de plus facile, monseigneur l’abbé. D’abord elle est jeune, et c’est un âge où nous pleurons comme nous rions pour peu de chose ; ensuite elle est fille unique, et l’esprit est porté à s’amollir par un excès d’indulgence ; puis elle est jolie, ce qui entraîne le cœur à toutes sortes de vanités, et, par suite, à toutes sortes de chagrins ; puis encore, elle a cruellement mal au pied, ce qui n’est pas non plus une peine médiocre ; et enfin elle éprouve un profond repentir du péché abominable dont nous ne sommes pas encore absous, et qui, s’il ne nous était pas remis, lui serait transmis par son père avec le reste de son héritage.

— C’est bon. Déposez votre offrande, et mettez-vous à genoux, que je vous donne ma bénédiction.

Ilse fit ce qui lui était ordonné ; après quoi elle se retira en faisant force révérences.

Quelques instants après son départ, les deux abbés sortirent ensemble de la sacristie, laissant le moine chargé de ce soin mettre de côté les dons précieux dont le trésor d’Einsiedlen venait de s’enrichir.