L’Heidenmauer/Chapitre XXVI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 319-332).

CHAPITRE XXVI.


Israël, ces hommes sont-ils ces braves dont vous m’avez parlé ?
ByronMarino Faliero.



Il n’y avait guère d’autre ressemblance entre les caractères des deux prélats, que celle qui était la conséquence de leur position. Si Boniface était le plus instruit, s’il avait été le mieux partagé par la nature du côté de l’intelligence et des talents, le prince abbé d’Einsiedlen possédait plus de douceur, et de ces qualités attachantes propres à orner une vie chrétienne. Peut-être ni l’un ni l’autre n’étaient profondément et simplement pieux, car ce n’était pas une chose aisée pour des hommes entourés de tout ce qui pouvait flatter leur faiblesse. Mais tous les deux respectaient les pratiques extérieures de leur Église, et tous les deux, à un degré proportionné à la hardiesse et à la sagacité de leur esprit, croyaient à la vertu de ses fonctions religieuses.

En quittant la sacristie, ils gagnèrent à travers les cloîtres la demeure du chef de la communauté. Lorsqu’ils y furent renfermés, ils se consultèrent sur la conduite qu’ils avaient à tenir.

— Vous étiez proche voisin de ce téméraire baron, frère Boniface ? dit l’abbé de Notre-Dame-des-Ermites.

— Comme vous-pouvez l’imaginer par les derniers événements. Il n’y avait qu’une portée de flèche entre son château et notre malheureux monastère.

— Étiez-vous bien ensemble autrefois ? ou vos malheurs présents viennent-ils d’une ancienne inimitié ?

— Que vous êtes heureux, pieux Rudiger, d’être enfermé au milieu de vos neiges et de vos montagnes, hors de l’atteinte du bras des nobles et de leur ambition ! Limbourg et l’avide maison de Leiningen n’ont presque jamais connu la paix depuis que notre abbaye est fondée. Ces turbulents barons remplissaient en quelque sorte, par rapport à notre communauté, le rôle que l’esprit de ténèbres joue dans le monde moral.

— Et cependant je crains que le coup le plus fatal que nous sommes destinés à recevoir ne vienne d’un d’entre nous ! Si tout ce que le bruit publie et les missives des évêques nous révèlent est vrai, ce schisme de Luther nous fera un mal irréparable.

Boniface, dont l’esprit pénétrait plus avant dans l’avenir que celui de la plupart de ses frères, écouta cette remarque d’un air sombre ; et il réfléchit pendant un instant au tableau que sa vive imagination lui présentait, tandis que son compagnon examinait avec un profond intérêt le jeu des traits de son large visage.

— Vous avez raison, prince abbé, répondit enfin Boniface. Pour nous, le passé et l’avenir sont remplis de leçons instructives, le tout est de les faire tourner à notre avantage. Tout ce que nous savons de la terre prouve que toute chose physique retourne à ses premiers éléments, lorsque l’objet de sa création a été accompli. L’arbre retombe sur la terre qui a nourri ses racines, le roc s’écroule et devient semblable au sable dont il fut formé, et l’homme lui-même revient à la poussière à laquelle Dieu avait donné la vie. Pouvons-nous espérer alors que nos abbayes, ou même l’Église dans sa présente organisation temporelle, dure à jamais ?

— Vous avez bien fait, bon Boniface, d’ajouter le mot temporel, car si le corps périt, l’âme reste, et l’essence de notre communion est dans son caractère spirituel.

— Écoutez, révérend et noble Ludiger : allez demander à Luther toutes les subtilités de sa croyance sur ce point, et il vous dira qu’il croit à la transmigration des âmes, qu’il conserve ce caractère spirituel, mais revêtu d’une forme nouvelle, et que, tandis qu’il condamne l’ancien corps à la tombe, il ôte seulement à la partie impérissable le poids d’un fardeau devenu trop lourd à porter.

— Mais c’est une rébellion ouverte contre l’autorité, et un refus formel de suivre la doctrine !

— Quant à la première accusation, elle n’est que trop fondée, et l’Allemagne me semble préparée à en courir les risques. Relativement à la doctrine, savant Rudiger, vous entamez une thèse qui ressemble aux cloches des tours de notre couvent, desquelles on peut obtenir une grande variété de sons, depuis le simple carillon jusqu’au triple bourdon.

— Révérend Boniface, vous traitez avec légèreté un sujet bien grave : si nous tolérons ces innovations, c’en est fait de la discipline, et je m’étonne qu’un prêtre comme vous puisse faire leur apologie !

— Vous ne me rendez pas justice, mon frère, car je parle sérieusement. L’esprit de l’homme est si subtil, et il est si inquiet dans ses doutes, que, lorsque la barrière de la discipline est enlevée, je ne connais aucune conclusion pour laquelle un homme habile ne puisse trouver une raison. N’avez-vous jamais pensé, révérend Rudiger, qu’une grande erreur avait été commise dès le commencement, en fondant les ordres qui règlent la société, soit relativement à la religion ou aux intérêts personnels ?

— Vous adressez ces questions à un homme qui est habitué à penser avec respect de ses supérieurs.

— Je n’attaque pas nos supérieurs ni leurs qualités personnelles. Je voulais seulement dire que nos théories sont trop souvent fautives, parce qu’elles sont faites pour d’anciennes pratiques, tandis qu’il me semble que, dans un ordre de choses bien constitué, la théorie devrait venir la première, et les usages suivre, comme une conséquence.

— Cela aurait pu être pratiqué par celui qui possédait l’Éden, mais ceux qui vinrent après lui furent obligés de prendre les choses comme elles étaient, et de les tourner tant bien que mal à leur profit.

— Prince abbé, vous êtes aux prises avec le dilemme ! Si nous pouvions obtenir ce bel héritage, dégagés de tous intérêts subséquents, écoutant la vérité, rien ne serait plus facile que de rendre les pratiques conformes à la théorie ; mais étant ce que nous sommes, prêtres et nobles, saints et pécheurs, philosophes et hommes du monde, la théorie est obligée de se conformer aux nécessités de la pratique, et par suite la doctrine n’est plus qu’une autorité sujette à varier. Comme bénédictin et ami de Rome, j’aurais voulu que Luther se fût contenté de simples changements dans les coutumes ; car ces dernières peuvent être modifiées suivant les climats et les préjugés. Mais une fois les écluses de la discussion levées, personne ne peut dire jusqu’à quel point ou dans quelle direction le torrent débordera.

— Vous avez, à ce qu’il paraît, peu de foi dans la raison.

Boniface regarda son compagnon avec un sourire mal déguisé.

— En vérité, pieux Rudiger, répondit-il gravement, vous avez trop longtemps gouverné vos semblables pour n’adresser cette question ! si vous aviez dit passion, nous nous serions bientôt compris. Les corollaires de notre nature animale suivent assez raisonnablement la proposition ; mais lorsque nous quittons les spécialités pour nous lancer sur l’océan de la spéculation, nous nous exposons, comme le marin qui confie son aimant à une cause inconnue. Celui qui a faim mangera, celui qui souffre gémira, celui qui a besoin d’or volera d’une façon ou d’une autre, et celui qui aime ses aises préférera le repos aux fatigués des affaires. Tout cela sera calculé avec d’autres conséquences qui suivront ; mais si vous voulez me dire quelle direction prendra le lammergeyer lorsqu’il s’élève au-dessus des Alpes, je vous dirai celle que prendra l’esprit de l’homme lorsqu’il sera lancé sur la mer des spéculations et des arguments.

— Il n’en est donc que plus nécessaire de le contenir dans les bornes salutaires de la discipline et de la doctrine.

— Si la doctrine ressemblait aux mœurs de notre couvent, tout irait bien ; mais étant ce qu’elle est, les hommes deviennent ce qu’ils sont.

— Et quoi ! comptez-vous la foi pour rien ? J’avais entendu dire qu’il y avait à Limbourg des religieux d’une grande piété. Le père Johan, qui mourut pour la défense de ses autels, mériterait d’être canonisé, pour ne rien dire de cet excellent prieur qui est avec les pèlerins.

— Je compte la foi pour beaucoup, excellent frère, et heureux celui qui peut satisfaire des scrupules inquiets par un expédient si agréable.

— Le frère Johan peut être canonisé si notre Saint-Père le trouve convenable, et alors la malheureuse confrérie de Limbourg pourra s’enorgueillir d’un de ses membres. Cependant je ne vois pas que cet infortuné Johan prouve rien contre la nature de la doctrine, car s’il y avait eu moins d’entêtement dans quelques-unes de ses opinions, il eût échappé à sa triste destinée.

— Le martyre est-il un malheur pour un chrétien ? Songez à nos prédécesseurs et à leur mort.

— Si Johan avait songé davantage à leur destinée, la sienne eût été différente.

— Révérend abbé, Johan a cessé depuis longtemps d’être une énigme pour moi ; je ne nie pas son utilité parmi les paysans et les dévots ; mais celui que vous avez nommé en dernier lieu…

Ici, Boniface appuya sa joue sur sa main, et parla comme un homme qui cherche à deviner quelque chose.

— Celui que vous avez nommé en dernier lieu, le sincère, le sage, le simple Arnolph, je n’ai pas encore pu le comprendre ! Cet homme paraît aussi satisfait dans sa cellule que dans sa stalle. Il se trouve non moins honoré par son état que par ce fatigant pèlerinage ; dans la prospérité ou l’infortune, il est toujours en paix avec lui et avec les autres. C’est un homme enfin qu’aucun de mes raisonnements n’a pu approfondir. Il n’est point ambitieux, car il a refusé trois fois la mitre ! Il n’est point soutenu par des illusions et des visions extravagantes, comme ce malheureux Johan ; ne négligeant aucune des pratiques même les plus sévères de sa profession, il les observe toutes paisiblement et avec une satisfaction apparente. Il est instruit sans être possédé du désir de la discussion. Doux avec une fermeté inébranlable ; pardonnant les injures avec une facilité qui, sans une constance qui n’a jamais cédé à aucune influence de position, d’événements ou d’espérances, pourrait le faire accuser de faiblesse ; en vérité, cet homme est une énigme pour moi !

Malgré son expérience, son esprit et sa connaissance des hommes, Boniface ne s’apercevait pas qu’il se faisait tort à lui-même, en exprimant son inhabileté à deviner les motifs du prieur. Cette énigme ne paraissait pas non plus parfaitement intelligible pour son compagnon, qui écoutait avec curiosité le portrait que l’abbé traçait d’un de ses frères, à peu près comme nous écoutons une histoire inexplicable et merveilleuse.

— J’ai beaucoup entendu parler d’Arnolph, dit-il, cependant je n’en avais rien entendu dire d’aussi extraordinaire. — Tout le monde semble l’aimer !

— C’est là qu’est son pouvoir ! Quoique nous soyons souvent opposés l’un à l’autre, je ne puis pas dire qu’il me soit indifférent. Par notre saint patron ! je crois quelquefois que je l’aime. Il fut des derniers à abandonner nos autels, lorsque nous fûmes attaqués par cet avide baron et ces crédules auxiliaires, et cependant il fut le premier à pardonner l’injure lorsqu’elle fut commise. Sans lui et sa haute influence parmi les évêques, nous aurions rendu le mal pour le mal, en dépit de ce schisme qui nous enlève tant d’appuis en Europe.

— Puisque vous parlez du schisme, à quoi attribuez-vous une innovation aussi hardie dans un pays où les hommes sont en général raisonnables ? Il faut qu’il y ait eu relâchement d’autorité ; car le meilleur moyen de prévenir les hérésies et les erreurs de doctrine est une Église bien établie, et maintenue par une autorité convenable.

Boniface sourit ; car, même dans ce siècle ignorant, son esprit pénétrant voyait la fausseté des opinions dont son confrère était la dupe.

— Cela est fort bien lorsqu’on a raison, dit-il ; mais lorsqu’il y a erreur, mon frère, notre autorité ne fait que l’entretenir. Les précautions qu’on prend dans votre commode demeure pour chasser l’air froid du dehors sont peut-être un moyen d’entretenir le mauvais air en dedans.

— Avec cette manière de raisonner la vérité n’existe pas. Vous craignez la doctrine, et vous ne voulez pas de discipline !

— Non, pieux Rudiger ; dans cette dernière supposition vous vous abusez grandement. Quant à la discipline, j’en voudrais autant que possible ; je nie seulement qu’elle soit un gage de vérité. Nous avons l’habitude de dire qu’une Église bien établie est le meilleur appui de la vérité, lorsque l’expérience nous montre clairement que cette discipline fait plus de tort à la vérité qu’elle ne la sert, et cela simplement parce que la vérité est une, et qu’il y a plusieurs modes de discipline. Ainsi donc plusieurs établissements soutiennent beaucoup d’erreurs ; or, la vérité n’a rien d’identique qu’elle-même.

— Vous me surprenez ! tout ce qui sort de cette hérésie ne peut qu’être fatal à notre suprématie ; elle vient de l’erreur comme nous venons du bon droit.

— Cela peut être bon pour la chrétienté, mais qu’est-ce que cela signifie pour les musulmans, pour les adorateurs du feu, les Indous, les païens, et toutes les autres croyances ? Chacune de ces sectes est aussi empressée de corriger l’erreur par sa discipline particulière que nous autres par celle de l’église romaine. Jusques aujourd’hui certainement ce malheur n’est pas arrivé souvent parmi les chrétiens, quoique sans doute nous ne soyons pas sans avoir nos dissentiments. Mais, grâces à l’invention de l’imprimerie et à la variété d’opinions qui en est le fruit, je prévois que nous aurons une lutte de doctrines, et toutes seront pesées et raisonnées de manière à prouver la vérité ou à exclure l’erreur. Cette prétention à une haute autorité et à une grande sévérité pour maintenir la pureté de la doctrine et ce que nous jugeons être la vérité, est tout juste ce que les jurisconsultes appellent quoad hoc ; mais relativement à la question générale, je ne vois pas quelle est sa vertu. Maintenant que les hommes s’engagent avec passion dans des discussions semblables, nous verrons diverses modifications dans l’Église, et toutes seront présentées comme offrant plus ou moins d’appui et de préservatifs à la vérité ; mais lorsque le temps viendra que les contrées et les communions seront divisées par ces subtilités, excellent Rudiger, nous pouvons craindre de renfermer dans nos établissements, grâces à nos lois, autant d’erreurs que nous en exclurons. Je pense que le ciel est un but qui ne peut être atteint que par une médiation générale, laissant à chacun la liberté de donner crédit aux moindres points de doctrine suivant ses habitudes et son intelligence.

— Ce langage convient mieux à un abbé sans abbaye qu’à celui qui était dernièrement à la tête d’une communauté soumise et florissante ! répondit Rudiger d’un ton un peu piqué.

Boniface ne fut point ému de cette allusion ; il regarda froidement son compagnon, et comme un homme qui connaissait trop bien sa supériorité pour s’offenser facilement ; toutefois, malgré cette modération apparente, il eût récriminé, si le père Arnolph, après avoir ouvert la porte, ne fût entré dans l’appartement.

La manière dont les deux abbés mitrés reçurent le prieur prouva le profond respect qu’il avait su mériter par ses qualités toutes chrétiennes. Dans la grande lutte de l’égoïsme qui compose, à un haut degré, le principe de la plupart des actions de ce monde, personne ne commande si universellement le respect que ceux qui portent le fardeau de la vie sans jouir de ses bienfaits, et se retirent de l’arène où on les dispute. Dans la masse, ceux qui s’éloignent du combat parce qu’ils ont peu de chances de succès ont peut-être moins de droits à l’intérêt ; mais lorsque celui qui pourrait prétendre à tout montre cette abnégation, il obtiendra pleine justice pour toutes les qualités qu’il possède, et peut-être plus qu’il ne mérite relativement au talent qui lui aurait été contesté s’il avait pris une attitude différente avec ses rivaux. Telle était sous quelques rapports la position du père Arnolph ; et Boniface lui-même n’essayait jamais de combattre le penchant qu’il éprouvait pour le pieux moine, ayant la persuasion secrète qu’aucune de ses vertus, quoique publiquement proclamées, ne pouvait devenir contraire à son intérêt personnel.

— Vous êtes bien fatigué, saint prieur, dit l’abbé d’Einsiedlen en offrant un siège à Arnolph avec une flatteuse attention.

— Je ne m’en aperçois pas, prince Rudiger ; la route a été adoucie par de bons discours et beaucoup de prières. Mes pèlerins sont affaiblis, mais heureusement arrivés, et je les ai remis à l’hospitalité du couvent.

— Vous avez avec vous, révérend Arnolph, un noble estimé en Allemagne ?

— D’une ancienne famille, et possédant un grand crédit, répondit le prieur avec réserve.

— Qu’en pensez-vous, frère Boniface ? il ne serait peut-être pas prudent de faire aucune différence entre ceux qui recherchent notre protection ; mais hospitalité et la courtoisie qui conviennent à des personnes de haute naissance n’exigent-elles pas quelques politesses particulières à l’égard du comte ? Mon opinion vous paraît-elle juste, digne prieur ?

— Dieu ne fait aucune distinction parmi les hommes, abbé d’Einsiedlen.

— Personne peut-il le savoir mieux que nous ? Mais nous ne prétendons pas à la perfection, et nos jugements ne peuvent pas être regardée comme décisifs sur le mérite des hommes, au-delà de ce qui appartient à notre place. Notre ordre est un ordre hospitalier ; nous sommes privilégiés pour conquérir l’estime ; ainsi donc, il me paraît sinon convenable, du moins politique, de montrer à un seigneur de ce rang, dans un moment où l’hérésie ne garde plus aucune mesure, que nous lui savons gré de ses sacrifices. Vous gardez le silence, frère abbé ?

L’abbé de Limbourg écoutait avec une secrète satisfaction, car il avait des vues que cette proposition favorisait ; il allait donner son assentiment lorsque Arnolph l’interrompit :

— Il y a des personnes nobles parmi les pèlerins qui m’ont accompagné, révérends abbés, dit-il, et il s’en trouve aussi qui méritent d’être plus que nobles, si la plus profonde humilité chrétienne peut prétendre à l’estime des hommes. Je ne viens pas vous parler d’Emich d’Hartenbourg, mais de cœurs brisés, et pour vous demander en leur faveur les prières de l’Église.

— Nommez-les, mon père, et soyez certain que ces personnes seront bien reçues. Mais il est déjà tard, et les offices de demain ne doivent point interrompre les devoirs de l’hospitalité.

— Ceux dont je parle, dit Arnolph avec un chagrin visible, sont déjà à la porte ; si vous les admettez, ils pourront mieux exprimer leurs désirs.

L’abbé fit signe qu’il consentait à recevoir les visiteurs, et le prieur se hâta de les faire entrer. Lorsqu’il reparut, il était suivi d’Ulrike, de Lottchen et de Meta. Les deux abbés parurent surpris ; car ils n’avaient pas assez de confiance en eux-mêmes pour admettre des personnes du sexe féminin, à une heure aussi indue, dans la partie la plus retirée du couvent ; ils comptaient peu sur la sécurité de l’innocence.

— Ceci est contre nos usages ! s’écria le supérieur d’Einsiedlen. Il est vrai que nous avons nos privilèges, pieux Arnolph, mais on ne doit en user qu’avec discrétion.

— Ne craignez pas, saint abbé, répondit Arnolph avec calme ; cette visite sera aussi innocente que les cœurs de celles que je viens de nommer. Parlez ! vertueuse Ulrike, et faites connaître vos désirs.

Ulrike fit le signe de la croix, après avoir jeté un regard de tristesse sur les pâles visages de sa fille et de son amie :

— Nous sommes venus dans votre sainte demeure, prince abbé, dit-elle avec lenteur comme une personne qui craint l’effet de ses propres paroles, comme des pénitents, des pèlerins, reconnaissant nos fautes, afin d’expier un grand crime et d’implorer le pardon du ciel. Le pardon de ces fautes nous a été promis par l’Église, et par un être plus puissant encore, si nous apportions des cœurs contrits. Sous ce rapport, nous avons maintenant peu de choses à offrir, puisque notre pieux guide, le bon et savant Arnolph, nous a enseigné tout ce qu’il fallait faire ; il ne nous a pas non plus laissé ignorer l’état d’esprit qui convenait le mieux à notre entreprise. Mais, révérend abbé…

— Continuez, ma fille, vous trouverez ici tout le monde prêt à vous écouter, dit Rudiger avec douceur, observant que les paroles d’Ulrike étaient interrompues par des sanglots étouffés, et qu’elle continuait à jeter des regards inquiets sur Lottchen et sur Meta. La voix d’Ulrike devint plus basse, mais elle prit encore plus d’expression lorsqu’elle continua.

— Saint bénédictin, aidée par la bonté du ciel, je veux, en tout ce qui touche notre pèlerinage et ses devoirs, nous confier entièrement aux conseils du pieux Arnolph, et il vous dira que rien d’essentiel n’a été négligé. Nous avons prié, jeûné, reçu le sacrement de pénitence avec un cœur contrit, et accompli toutes les expiations d’usage. Nous venons donc demander un service de cette sainte communauté, et nous espérons qu’elle ne sera pas refusée à des chrétiens.

L’abbé eut l’air surpris ; mais il attendit qu’Ulrike continuât.

— Il a plu au ciel de nous ravir une personne qui nous était chère, et presque subitement, ajouta Ulrike non sans jeter un regard inquiet sur ses compagnes, et nous voudrions obtenir les puissantes prières du couvent de Notre-Dame-des-Ermites pour le salut de son âme.

— Quel était l’âge de cette personne ?

— Dieu l’a rappelée, révérend abbé, dans la première jeunesse.

— De quelle manière mourut-elle ?

— Par une subite manifestation de la volonté de Dieu.

— Mourut-elle en paix avec Dieu et avec l’Église ?

— Mon père, sa mort fut prompte et malheureuse. Personne ne peut savoir l’état de l’âme dans ce terrible moment.

— Mais vivait-elle dans les pratiques de notre religion ? Vous venez d’un pays où l’hérésie a fait des progrès rapides, et c’est un moment où le berger ne doit pas abandonner le troupeau.

Ulrike attendit un instant pour répondre, car la respiration de son amie devenait bruyante et précipitée.

— Prince abbé, dit-elle enfin, c’était un chrétien ; je l’ai tenu moi-même sur les fonts baptismaux. Cette humble pénitente et pèlerine lui donna le jour, et il s’est souvent confessé au saint prieur Arnolph.

L’abbé ne semblait pas satisfait de ces réponses ; ses sourcils se contractaient, et ses regards mécontents erraient sur Arnolph et les trois femmes.

— Pouvez-vous répondre de votre pénitent ? demanda-t-il subitement au prieur.

— Son âme a besoin de prières.

— Était-il entaché d’hérésie ?

Arnolph garda le silence. Une lutte violente agitait son esprit ; car s’il soupçonnait les opinions de Berchthold, il ne savait rien de sa conduite qu’un juge scrupuleux et consciencieux pût prendre pour une preuve évidente de son éloignement de l’Église.

— Vous ne répondez pas, père prieur ?

— Dieu ne m’a pas accordé le don de pénétrer dans le secret des cœurs.

— Ah ! cela devient plus clair. Révérend Boniface, que dites-vous de cette réponse ?

L’abbé détrôné de Limbourg avait d’abord écouté ce dialogue avec indifférence. Un sourire ironique avait passé sur ses lèvres lorsque Ulrike parlait ; mais, lorsque Arnolph fut questionné, ce sourire fit place à une vive curiosité de savoir la manière dont un homme si consciencieux se tirerait de ce dilemme. Interrogé à son tour, il se trouva obligé de prendre part à la conversation.

— Je ne sais que trop, prince abbé, dit-il, que l’hérésie fait de rapides progrès dans notre malheureux Palatinat ; sans cela l’abbé de Limbourg ne serait point errant et forcé de chercher un abri à Einsiedlen.

— Vous entendez, ma fille ! Le jeune homme est soupçonné d’être mort hors de l’Église.

— Si cela est vrai, plus l’erreur est grande et plus son âme a besoin de prières.

— Ce serait en vérité aider Lucifer à renverser nos tabernacles ; ce serait aussi une faiblesse indigne de notre état. Je suis fâché de refuser les prières d’une personne aussi zélée, mais nos untels ne peuvent offrir les saints sacrifices en faveur de ceux qui les méprisent. Ce jeune homme a-t-il participé à la chute de Limbourg ?

— Mon père, il mourut écrasé sous ses ruines, dit Ulrike d’une voix à peine intelligible, et nous regardons cette mort comme une nouvelle raison de demander des messes particulières en sa faveur.

— Vous demandez l’impossible. Si nous cédions à notre pitié dans ce cas d’hérésie bien reconnue, nous risquerions de décourager les fidèles, et d’enhardir ceux qui ne sont déjà que trop indépendants.

— Mon père ! dit une voix basse, tremblante et remplie d’expression.

— Que voulez-vous, ma fille ? demanda l’abbé en se tournant vers Lottchen.

— Écoutez la prière d’une mère : mon fils était né et fut élevé dans le sein de l’Église. Par des raisons auxquelles je dois me soumettre, le ciel montra de bonne heure son courroux sur son père et sur moi. Nous étions riches, et nous devînmes pauvres ; nous étions estimés des hommes, et nous apprîmes combien il était plus sur de s’appuyer sur Dieu. Nous nous soumîmes, et lorsque nous vîmes ceux qui nous avaient autrefois considérés avec respect nous regarder avec mépris, nous embrassâmes notre enfant ; et, loin de murmurer, nous éprouvions de la reconnaissance. Cette épreuve n’était pas encore suffisante, le père fut enlevé à ses humiliations et à ses souffrances, et mon fils revêtit la livrée d’un baron. Je ne veux pas dire, je ne peux pas dire que mes forces eussent suffi pour supporter tous ces malheurs. Un ange, sous la forme de cette excellente et fidèle amie, fut envoyé pour me soutenir. Jusqu’à la chute de Limbourg, nous avions nos espérances et nos heures de bonheur ; mais ce crime a tout détruit : mon fils a péri frappé par la juste colère de Dieu, et je vis pour implorer le ciel en sa faveur. Voudriez-vous refuser les faveurs de l’Église à une mère qui n’a plus d’enfant, qui, après avoir obtenu ce qu’elle réclame, n’aura plus qu’à remercier le ciel et à mourir !

— Vous me troublez, ma fille ; mais je vous prie de vous rappeler que je ne suis que le gardien d’un dépôt auguste et sacré.

— Mon père ! dit une seconde voix plus touchante encore.

— Vous aussi, mon enfant ! que voulez-vous d’un homme qui ne serait que trop prêt à accéder à votre prière si son devoir ne le lui défendait ?

Meta s’était agenouillée, et, rejetant en arrière le capuchon de son manteau de pèlerine, elle montra un visage que le sang ne colorait plus, et qui avait la blancheur de la neige. La jeune fille semblait faire de violents efforts sur elle-même ; et, trouvant de l’encouragement dans les yeux de sa mère, elle continua :

— Saint et révérend abbé, je sais, dit-elle avec cette phraséologie régulière d’une personne qui a appris comment elle doit s’exprimer, que l’Église a besoin d’une grande sévérité, et que sans cela il n’y aurait ni ordre ni durée dans son existence. Ma mère me l’a enseigné, et nous reconnaissons toutes les deux la vérité de ce principe. C’est pour cette raison que nous nous sommes soumises à tout ce que l’Église ordonne, n’ayant jamais négligé d’approcher des sacrements, d’assister au service divin, d’observer les jeunes et les fêtes. Le révérend Boniface lui-même ne pourra nier la vérité de mes paroles.

Meta s’arrêta, comme pour inviter l’abbé à dire un mot en sa faveur ; mais Boniface garda le silence.

— Quant à celui qui est mort, reprit Meta, dont la voix avait le son d’une douce et plaintive musique, voilà la vérité. Il était né chrétien, et jamais il n’a rien dit en ma présence contre l’Église. Vous ne pouvez penser, mon père, que celui qui désirait posséder mon estime eût essayé de l’obtenir par des moyens qu’une fille chrétienne ne pouvait approuver. Je sais qu’il fréquenta souvent les confessionnaux de l’abbaye ; il était même favorisé des bonnes grâces du prieur, vous pouvez le demander à ce saint homme. En marchant contre Limbourg, il ne fit qu’obéir à son seigneur, comme beaucoup d’autres l’ont fait avant lui ; et certainement tous ceux qui tombent sur le champ de bataille ne peuvent être condamnés à jamais. Si l’hérésie règne en Allemagne, ne suffit-il pas de courir tant de dangers pendant sa vie ? faut-il encore que nous laissions peser sur les morts le poids de leurs actions passées, sans réclamer les secours de l’Église, sans nous souvenir de leurs âmes ? Oh ! vous penserez autrement, révérend Rudiger, et vous reviendrez sur votre cruelle décision. Accordez-nous les prières de l’Église pour l’âme du pauvre Berchthold ! J’ignore ce que le révérend Boniface a pu vous dire en secret, relativement à ce jeune homme ; mais je pourrais dire en sa faveur, en présence de toute la terre, qu’on ne verra jamais un fils plus soumis, un serviteur plus fidèle, un guerrier plus brave, un homme plus doux dans les relations sociales, et qu’aucun cœur plus tendre que le sien ne bat maintenant dans le Palatinat !

Peut-être en dis-je plus qu’il ne convient à une jeune fille, ajouta Méta avec ardeur ; et un point rouge brilla sur ses joues au milieu de ses larmes ; mais les morts sont muets, et si ceux qui les aimaient n’expriment avec force leurs besoins, de quelle manière le ciel connaîtra-t-il leur détresse ?

— Ma bonne fille, interrompit l’abbé, qui commençait à se sentir touché, nous penserons à cela. Allez vous reposer, et que Dieu vous bénisse.

— Je ne saurais dormir tant que l’âme de Berchthold sera dans ce cruel danger. Peut-être le ciel demandera-t-il des pénitences en sa faveur : ma mère Lottchen n’est plus ni jeune ni forte, comme elle l’était autrefois ; mais vous voyez, mon père, ce que je suis : dites-moi ce que vous exigez : des pèlerinages, des jeûnes, des macérations, des veilles, tout me sera indifférent. Ne craignez pas que je m’en effraie : vous ne pouvez me procurer un plus grand bonheur que de me donner cette tâche pour le salut de l’âme du pauvre Berchthold. Oh ! si vous l’aviez connu, saint moine ! si bon avec les faibles, si aimable avec nous autres jeunes filles, et si franc, vous consentiriez bien volontiers alors à lui accorder vos prières.

— Boniface, n’y a-t-il aucun moyen de faire cette concession ?

— Je voudrais vous parler, mon frère, répondit l’abbé de Limbourg, qui d’un air pensif entraîna son confrère loin du groupe.

La conférence des deux abbés fut courte, mais elle fut décisive.

— Emmenez cette enfant, dit l’abbé Rudiger à Ulrike, les coupables doivent porter le poids de la colère du ciel.

Le prieur soupira profondément ; mais il invita les femmes à obéir, comme une personne qui voit l’inutilité de nouvelles instances. Montrant le chemin aux pèlerines, il quitta la demeure de l’abbé ; ses compagnes le suivirent, et pas un murmure ne leur échappa lorsqu’elles donnèrent cette preuve d’une patiente soumission. Ce fut seulement lorsque Ulrike et Lottchen furent au grand air, qu’elles s’aperçurent que la jeune fille qu’elles soutenaient était évanouie : comme ces faiblesses étaient habituelles depuis quelque temps, Ulrike ne ressentit pas de trop vives alarmes ; il ne se passa pas non plus beaucoup de temps avant que les trois pèlerines allassent chercher le repos dont elles avaient si grand besoin.