L’Heidenmauer/Chapitre XXIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 294-307).

CHAPITRE XXIV.


Ce sont de ces choses qui, sur une terre étrangère, toutes triviales qu’elles sont, vont droit au cœur, puis du cœur gagnent la tête, dissipant les idées étroites qu’on a recueillies dans son égoïsme, et y substituant un sentiment de bienveillance pour tous les hommes.
Rogers



Il est nécessaire que nous avancions de quelques semaines dans l’ordre du temps ; ce qui nous transportera au milieu du chaud et généreux mois de juillet. C’était vers le soir, et le lieu de la scène tel que nous allons le décrire.

Que le lecteur se figure une vaste plaine aride, dont la surface était coupée par de légères sinuosités. À peine un arbre se montrait-il sur toute son étendue, quoique quelques arbustes rabougris trahissent les efforts de la terre pour produire une maigre végétation. L’air était pur et transparent, et dégagé de ces vapeurs qui couvrent les régions situées au niveau de la mer. Malgré ces signes infaillibles qui indiquaient le sommet d’une montagne, on voyait dans l’éloignement des pics sourcilleux, couverts d’une neige éternelle, se dessiner sur l’azur du firmament. D’un côté de cette plaine nue, la terre descendait presque perpendiculairement vers une longue et étroite nappe d’eau, qui se déroulait plus de mille pieds plus bas. Les bords de ce lac étaient couverts de vignes et de hameaux dont les habitations blanchâtres contrastaient avec les sombres murs, les tours et les créneaux de quelque ville, qui se montraient aussi de distance en distance. Mais c’étaient des objets qu’il était à peine possible de découvrir, de la position exacte que nous voulons faire prendre au lecteur. Plus loin, toujours dans la même direction, un voyageur favorablement placé aurait pu voir se prolonger vers le nord et vers l’est les ondulations d’un paysage où se faisaient remarquer les traits caractéristiques d’une région dans laquelle les montagnes des Alpes commencent en quelque sorte à se fondre dans la plaine. Ce paysage était comme parsemé de grandes taches d’un bleu foncé, qu’on eût pu prendre pour autant de réverbérations du ciel, et qui étaient de légères nappes d’eau, tranquilles et transparentes. Du côté du sud et de l’ouest, la plaine était bornée dans presque toute sa longueur par un mur naturel de rocs gris, qui, vers le centre, s’élevait à une hauteur prodigieuse et formait deux cônes pointus, dont la forme, jointe à d’autres circonstances qui seront bientôt expliquées, leur avait fait donner le nom de « Mitres. »

Près de la barrière de montagnes, et presque immédiatement au-dessous de ces Mitres naturelles, était un petit village dont les maisons construites en bois avaient ces toits larges, ces fenêtres nombreuses, et cette couleur de résine, qui caractérisent une habitation suisse. C’était un village plutôt qu’un hameau, et presque toutes les terres qui l’entouraient, ainsi que celles qui s’étendaient à plusieurs milles à la ronde, offraient l’image d’une aridité complète. Sur une éminence près du hameau, dont il n’était séparé que par une vaste esplanade, ou pelouse, s’élevait un de ces labyrinthes de toits, de cheminées et de tourelles, qui marquaient alors, et qui du reste marquent encore aujourd’hui l’emplacement d’un couvent. Les bâtiments étaient vastes, entassés sans beaucoup d’ordre, et leur construction ne faisait pas beaucoup d’honneur au goût et à la science de l’architecte. Il y régnait je ne sais quel air de richesse et de rudesse en même temps. Au centre était une église ou chapelle, dont le dessin primitif avait été évidemment d’une grande simplicité, mais qui ensuite avait été surchargé d’une foule d’ornements conformes au goût de l’époque, et qui attestaient qu’on avait voulu ne rien épargner pour l’embellir, et que, si l’on n’avait pas mieux réussi, il fallait l’attribuer en grande partie à un vice radical de construction, auquel il avait été impossible de remédier

La plaine et le hameau que nous venons de décrire étaient situés dans le célèbre canton de Schwitz, petit district qui depuis a donné son nom à la confédération helvétique, qui s’étend au milieu et auprès des Alpes occidentales. Ce lieu s’appelait Einsiedlen ; le monastère appartenait à des bénédictins, et l’église contenait une des chasses alors les plus vénérées, même après celle de Lorette. Les temps et les révolutions ont depuis élevé Notre-Dame d’Einsiedlen au plus haut degré de célébrité parmi les pèlerinages catholiques ; car nous avons vu dernièrement des milliers de fidèles se presser autour de ses autels, tandis que nous avons trouvé la Santa Casa abandonnée presque entièrement au soin de ses gardiens, et visitée à peine par la curiosité de quelques hérétiques.

Maintenant que nous avons décrit le lieu de la scène, il est juste de nous occuper des acteurs.

À la distance d’environ une lieue du hameau, sur le bord de la plaine, du côté où elle descend en précipice vers le lac de Zurich, et dans la direction du Rhin, s’avançait une troupe de voyageurs des deux sexes, et en apparence de tous les âges, depuis la fleur de la jeunesse jusqu’à la dernière période de l’âge mûr. Ils étaient à pied, et portaient les vêtements et tous les attributs de pèlerins. La lassitude était cause que leur ligne s’était considérablement étendue, et ils allaient deux par deux, les plus robustes en avant, les plus faibles et les plus fatigués derrière.

Deux hommes ouvraient la marche. L’un avait la robe et le capuchon de bénédictin, tandis qu’il portait comme les autres le bâton et la besace du pèlerin ; son compagnon avait le manteau ordinaire parsemé de coquilles ; et ceux qui suivaient étaient vêtus de même, sauf les exceptions ordinaires qui distinguent les sexes. C’étaient d’abord deux hommes de moyen âge ; puis deux couples de chaque sexe, tous encore jeunes et actifs ; venaient ensuite deux femmes, qui, quoique jeunes, avaient l’air fatigué et abattu ; et une jeune fille qui traînait ses jambes l’une après l’autre avec une peine qui contrastait avec son âge. À côté de cette dernière, était une vieille femme, à qui ses infirmités avaient fait accorder la permission de prendre un âne, sur lequel elle était assise, comparativement, à l’aise ; quoique, par une licence dont le moine avait donné l’idée, le bât fut chargé de presque toutes les besaces des pèlerines. Le cortége était fermé par deux hommes qui semblaient former comme l’arrière-garde du détachement.

Ce groupe était composé du prieur et d’Emich, qui marchaient les premiers ; de Heinrich le bourgmestre, et de Dietrich le forgeron ; de Gisela et de Gottlob, avec un jeune homme et une jeune fille de Duerckheim ; d’Ulrike et de Lottchen ; de Meta et d’Ilse ; enfin de M. Latouche et du chevalier de Rhodes. C’étaient les pénitents choisis pour expier l’offense faite récemment à la majesté de Dieu, par des prières et des mortifications devant la châsse d’Einsiedlen. La question temporelle avait été écartée en grande partie par les intrigues et l’influence du comte, secondées efficacement par de nombreux présents, et en même temps par les progrès de l’hérésie qui avait ébranlé l’autorité de l’Église dans toute l’étendue de l’Allemagne, et qui avait appris au prudent Boniface et à ses supérieurs qu’il fallait user d’une grande circonspection dans leurs demandes.

— Que saint Benoît reçoive nos remerciements, mon père, dit le comte aussitôt que son regard satisfait découvrit les toits, impatiemment désirés, du couvent. Nous avons fait un voyage fatigant, et ce pas de limaçon, auquel il a fallu nous astreindre par égard pour celles qui nous accompagnent, convient mal à l’impatience d’un guerrier accoutumé à courir à franc-étrier. Vous avez visité plus d’une fois cette chapelle, pieux Arnolph ?

Le moine s’était arrêté, et, l’œil humide de larmes, il contemplait dans un pieux recueillement le saint édifice. Alors, s’agenouillant sur l’herbe, il se mit à prier, tandis que les autres, habitués à ces élans de piété, n’étaient pas fâchés d’en profiter pour se reposer un instant.

— C’est la première fois que mes yeux contemplent cette pieuse demeure, répondit le prieur lorsqu’ils se remirent lentement en route, quoique souvent, dans mes rêves, mon âme ait soupiré après ce bonheur.

— Il me semble, mon père, que vous avez dû avoir peu d’occasions d’accomplir des pénitences ou des pèlerinages, vous dont toute la vie n’a été qu’une suite de bonnes actions, sanctifiées par la charité chrétienne ?

— Chaque jour amène ses fautes, et chaque jour doit avoir son expiation.

— Ma foi, c’en est une cruelle que de suivre un chemin aussi raboteux. Einsiedlen doit avoir une vertu toute spéciale, pour qu’on vienne de si loin lui rendre hommage. Savez-vous l’histoire de la châsse, révérend prieur ?

— Elle doit être connue de tous les chrétiens, et notamment du pèlerin. Je vous croyais instruit de ces grands événements.

— Par les mages ! à ne vous rien cacher, père Arnolph, le peu d’amitié qui régnait entre Limbourg et ma maison ne m’avait inspiré que de la répugnance pour les miracles de bénédictins, de quelque nature qu’ils fussent ; mais maintenant que nous allons être unis probablement par les liens de l’affection la plus intime, je serais charmé de connaître la légende, qui servira du moins à détourner nos pensées du sentiment de nos douleurs, car je vous avoue que j’en éprouve de cruelles aux pieds, et qu’il me tarde d’être arrivé.

— Notre voyage touche à sa fin ; mais votre demande est raisonnable, et je m’empresse d’y faire droit. Écoutez donc, Emich, et puisse la leçon profiter à votre âme ! Sous le règne de l’illustre et belliqueux Charlemagne, qui gouvernait la Gaule et une si grande partie de notre Allemagne, vivait un jeune homme de l’ancienne famille de Hohenzollern, dont les rejetons possèdent encore des principautés dans l’empire. Le nom de ce savant et pieux jeune homme était Meinard. Fatigué de bonne heure des vanités de la vie, il se retira dans un ermitage, plus rapproché que celui-ci des bords du lac que nous venons de traverser à Rapperschwyl. Mais, pour échapper à la foule des curieux et des fidèles qui visitaient sa cellule, il alla demeurer sur les bords d’une source limpide, qui doit encore couler derrière l’église que nous voyons, et une nouvelle cellule y fut construite pour lui, ainsi qu’une chapelle, par l’ordre exprès d’Hildegarde, princesse du sang royal, et abbesse d’un monastère situé dans la ville de Zurich. Meinard y vécut et y mourut, plein de grâces, et comblé de bénédictions à cause de ses bonnes œuvres.

— Et comment se termina sa vie dans cette contrée sauvage ?

— De la manière la plus heureuse quant au ciel, mais, quant à la terre, de la manière la plus atroce. Il fut assassiné par des scélérats à qui il avait donné l’hospitalité. Le crime fut découvert par deux corbeaux, qui suivirent les meurtriers à Zurich, où ils furent pris et exécutés ; du moins, c’est ce que rapporte la tradition. Dans la suite, Meinard fut canonisé par Benoît VIII. Pendant près d’un demi-siècle, la cellule de Meinard, quoique fréquentée comme lieu de prières, resta sans habitant ; mais au bout de ce temps, Beuron, chanoine de la maison de Bourgogne, maison qui régnait alors sur la plus grande partie du pays, fit réparer la chapelle et la cellule, replaça l’image de la vierge Marie, et passa le reste de ses jours dans l’ermitage. Les seigneurs et les barons du voisinage firent de riches dotations au monastère, et quelques saints hommes se réunirent pour le service de l’autel ; ce qui fit donner à la chapelle le nom de « Notre-Dame-des-Ermites ; » nom qu’elle porte encore aujourd’hui. Ce serait vous fatiguer que de vous raconter tous les miracles qui, dès l’origine, furent attribués à l’efficacité de leurs prières. La réputation de Notre-Dame-des-Ermites s’accrut tellement, qu’on y accourait de tous côtés en pèlerinage. Avec le temps une communauté régulière y fut établie, et l’on construisit l’église que vous voyez, et qui contient dans sa nef la cellule primitive, la chapelle et l’image de saint Meinard. Saint Eberhand fut nommé abbé du couvent.

— Je croyais que ce lieu avait encore des titres plus puissants à la vénération des fidèles, dit Emich quand le prieur s’arrêta ; et le noble pèlerin semblait un peu déçu dans son attente, car le pécheur endurci n’aime pas plus les indulgences simples, que le buveur n’aime les verres de petite dimension.

— Écoutez : quand les bâtiments furent achevés, il fallut songer à les consacrer suivant les formes et les usages de l’Église ; et Conrad, évêque de Constance, fut choisi pour accomplir cette sainte cérémonie. C’est alors que se manifesta la miraculeuse protection du ciel : au moment où Conrad de Constance, avec d’autres pieux personnages, se levait pour prier, au milieu de la nuit qui précédait le jour fixé pour le service, ils entendirent tout à coup une musique divine, chantée délicieusement par des anges. Malgré la stupeur et l’impression profonde qu’ils éprouvèrent, ils conservèrent encore assez l’usage de leur raison pour reconnaître que les chœurs invisibles chantaient les paroles de la consécration de l’office même qu’ils devaient célébrer quelques heures plus tard. Admirant cette intervention spéciale et miraculeuse, Conrad se serait abstenu de recommencer une cérémonie déjà si merveilleusement accomplie, sans les réclamations et les instances d’une stupide ignorance ; mais lorsque, après des heures de délai, il se disposait enfin à céder, une voix sonore l’avertit par trois fois du blasphème qu’il allait commettre, en disant : « Silence ! frère, ta chapelle a reçu la consécration divine ! » C’est depuis ce moment que ce lieu est en si grande vénération, et qu’il est devenu le rendez-vous des plus fervents pèlerins.

Emich, qui avait écouté avec une foi parfaite et avec un profond intérêt, fit dévotement le signe de la croix, car dans cet instant les impressions de l’enfance étaient plus fortes en lui que les doutes de l’âge mûr.

— On est heureux d’être ici, mon père ! répondit-il avec respect, et je voudrais qu’Hermengarde et toute ma maison fussent auprès de moi. Mais, dites-moi, quelques faveurs spéciales, sous la forme de dons temporels ou d’avantages politiques, sont-elles accordées à ceux qui viennent ici dans des sentiments convenables ; car, me trouvant devant une châsse si vénérée, je profiterais volontiers des peines et des privations qu’il faut endurer pour obtenir la grâce ?

Le prieur parut mortifié ; car, tout en ajoutant foi à la tradition qu’il venait de raconter, il connaissait trop bien les véritables doctrines de son Église pour ne pas s’apercevoir de la fausse direction que prenait l’esprit de son compagnon. L’embarras qu’il éprouvait amena un moment de silence, pendant lequel le lecteur doit se figurer qu’ils passèrent outre, laissant la scène libre à d’autres personnages.

Toutefois, avant de passer à un autre groupe, nous devons faire remarquer qu’en racontant la consécration miraculeuse de la chapelle de Notre-Dame-des-Ermites, nous n’avons voulu que mettre la tradition sous les yeux du lecteur, sans rien avancer pour ou contre son authenticité. On sait que la croyance à ces interventions surnaturelles de la puissance divine ne forme pas une partie indispensable de la doctrine, même dans l’Église qui se dit la plus favorisée sous ce rapport ; et on ne doit jamais perdre de vue que les sectes qui rejettent ces signes visibles et physiques de la puissance de Dieu, nourrissent des opinions d’une nature plus exclusivement spirituelle, qui ne sortent guère moins du cours ordinaire des choses. Dans des circonstances où il se trouve des nuances de distinction si subtiles, et où la vérité est si difficile à découvrir, notre devoir est de nous borner au simple rôle d’historien, et c’est ce que nous avons fait en racontant la légende d’Einsiedlen, de son abbaye et de sa Vierge. L’opinion du père Arnolph est encore aujourd’hui celle de tout le pays, comme l’attestent les milliers de fidèles qui, tous les ans, vont visiter la châsse.

Heinrich et le forgeron étaient le couple qui suivait le comte et le prieur ; ce sont eux par conséquent que nous allons voir maintenant passer les premiers sous nos yeux.

— Je pense tout à fait comme vous, disait Dietrich, et vous avez bien raison de dire, respectable bourgmestre…

— Frère pèlerin, interrompit brusquement Heinrich.

— C’est vrai, j’aurais dû dire, très-respectable frère pèlerin, quoique mes lèvres aient bien de la peine, Dieu le sait, à se prêter a ce ton de familiarité. Mais enfin, comme je disais, vous avez bien raison de dire que, soit que nous restions fidèles à Rome, soit que nous finissions par nous laisser aller tout doucement au nouveau culte du frère Luther, ce voyage, en toute justice, n’en doit pas moins nous être compté comme tout aussi méritoire ; car, voyez-vous, vénérable frère, il se fait aux dépens de chair chrétienne et de sang chrétien, et je ne vois pas que de pures différences de forme puissent en changer la vertu. Himmel ! j’aurais, je crois, battu l’enclume un an de suite, que mes pieds ne me feraient pas tant de mal !

— Par pitié pour nous deux, Dietrich, ne parle pas de cela. Il faut que ce que le ciel veut arrive ; autrement une personne de ton mérite se serait élevée plus haut dans le monde.

— Merci, mon très-digne frère pèlerin et bourgmestre ; je vais tâcher d’avoir de la résignation, quoique ces souffrances prolongées ne soient guère du goût de nous autres hommes de résolution et de courage. Un coup sur la tête, une balle d’arquebuse, tourmentent moins que de plus petites douleurs qui durent des siècles. Si les choses étaient bien arrangées, les pénitences, les pèlerinages et toutes les autres expiations de l’Église seraient laissés en grande partie aux femmes.

— Nous verrons plus tard comment Luther a combiné tout cela mais pour le moment, puisque nous avons entrepris ce voyage pour le bien de Duerckheim, sans parler de l’intérêt de nos âmes, il faut tenir bon jusqu’au bout ; ce qui nous sera d’autant plus facile, que maintenant nous en voyons la fin. À te parler franchement, Dietrich, je ne crois pas avoir jamais contemplé avec autant de joie un couvent de bénédictins que celui que nous découvrons au pied de cette montagne.

— Allons, courage, mon très-honoré et très-honorable frère pèlerin, l’épreuve touche à sa fin ; et si nous sommes venus aussi loin pour faire honneur à notre communauté, ma foi, nous en sommes bien payés, puisque nous sommes parvenus à nous débarrasser d’une autre !

— Courage, en effet, forgeron mon frère, car nous en serons quittes pour quelques génuflexions et quelques coups de discipline que chacun de nous devra se donner sur le dos, après quoi nous nous en irons plus joyeux et plus dispos que nous ne sommes venus.

Les pieux personnages continuèrent à avancer, en s’encourageant l’un l’autre ; mais ils traînaient le pied, et à chaque pas leurs membres lourds et massifs semblaient s’affaisser, semblables en cela à deux bêtes de somme surchargées de graisse. Après eux défilèrent les quatre pèlerins parmi lesquels se trouvaient Gisela et Gottlob. Dans ce groupe la conversation était légère et futile, car la fatigue du corps avait peu d’influence sur la joyeuse insouciance de pareils esprits, surtout dans un moment où ils touchaient de si près au terme de leurs peines. Il n’en était pas de même du groupe qui suivait. Il était composé d’Ulrike et de son amie, et à leur démarche lente et pénible, on voyait que les peines du cœur aggravaient encore chez elles la fatigue de la route.

— Dieu est au milieu de ces montagnes comme il est au milieu de nos plaines, Lottchen ! dit la première, continuant sans doute la conversation. Cette église est son temple, comme l’était celle de Limbourg, et les efforts que l’homme ferait pour l’oublier sur la terre ne seraient pas moins vains que ceux qu’il tenterait pour le détrôner dans le ciel ! Ce qu’il fait est sage, et nous devons nous soumettre à sa volonté !

Les paroles d’Ulrike étaient peut-être plus empreintes de résignation que son accent et ses manières ; car sa voix était tremblante, et ses yeux humides gardaient encore les traces de larmes récentes. Cependant sa douleur, bien qu’amère et profonde, n’annonçait pas l’anéantissement de toute espérance, tandis que les traits abattus de sa compagne, son regard éteint, toute sa personne, en un mot, portaient l’empreinte profonde et fatale d’un éternel désespoir.

— Dieu est au milieu de ces montagnes ! répéta machinalement Lottchen sans paraître attacher de sens à ces paroles qu’elle avait à peine entendues ; Dieu est au milieu de ces montagnes !

— Nous approchons d’une chapelle bien vénérée, ma chère Lottchen ; celui en l’honneur de qui elle a été construite ne nous laissera pas partir sans nous donner sa bénédiction.

— Il nous donnera sa bénédiction, Ulrike !

— Tu t’appesantis trop amèrement sur la perte que tu as faite, ma Lottchen ! tâche de songer moins au passé et plus à l’avenir.

Un sourire dont l’expression était déchirante se peignit sur les traits de la pauvre veuve.

— L’avenir, Ulrike ! je n’en ai d’autre que le tombeau !

— Chère Lottehen ! — parlons de cette sainte chapelle !

L’émotion étouffa sa voix.

— Amie, parle de ce que tu voudras, répondit la veuve sans enfants avec un calme effrayant ; tous les sujets me sont indifférents !

— Lottchen ! — excepté lorsque nous parlons du ciel !

La veuve baissa vers la terre ses yeux éteints, et elles s’éloignèrent. Après elles, arrivèrent Ilse sur sa monture, et la défaillante Meta.

— Ah ! voilà l’église de Notre-Dame-des-Ermites ! dit la première, c’est une église d’une vertu toute particulière ! après tout le ciel n’est ni dans les temples ni dans les chapelles, et nous pouvons bien nous passer de celle de Limbourg ; d’autant plus que la vie des moines était loin d’y être exemplaire. Allons, Meta, du courage ; ne te laisse pas aller au découragement. Songe donc que tu ne souffres pas une seule peine dont il ne doive t’être tenu compte quelque jour, en joie ou en quelque autre don précieux. C’est la justice du ciel qui tient compte de tout, du bien comme du mal. — Bien certainement c’est cette assurance qui console le juste, et qui donne du courage au faible !

Meta ne l’écoutait pas. Sa physionomie, comme celle de Lottchen, exprimait une douleur sans espoir, quoique peut-être moins caractérisée. Son regard était morne, ses joues pâles, sa démarche languissante ; un mouvement convulsif agitait ses lèvres ; enfin tout semblait annoncer que cette jeune et innocente fleur allait se flétrir avant le temps. Elle regardait le couvent avec indifférence, quoique la fatigue dût lui faire désirer vivement d’y arriver. Les montagnes s’élevaient escarpées près d’elle, ou brillaient dans l’éloignement comme des blocs d’albâtre, sans qu’il lui échappât une seule de ces exclamations de joie qu’un pareil spectacle excite ordinairement dans de jeunes cœurs ; et l’azur même du firmament, qui semblait inviter à une existence plus tranquille, frappait vaguement ses yeux, sans faire diversion à son abattement.

— Ah ! c’est fait de moi ! continua Ilse, dont les sentiments se concentraient généralement sur elle-même, et dont la langue restait rarement en repos ; — c’est fait de moi, Meta ! Oh ! quel méchant monde que celui qui a besoin de tous ces pèlerinages et de toutes ces flammes dévorantes ! Mais après tout, mon enfant, ce ne sont que des types du passé et du futur. D’abord, la vie est un pèlerinage et une pénitence ; sans doute, il en est bien peu parmi nous qui pensent ainsi en la parcourant ; mais ce que je dis n’en est pas moins vrai ; oui, c’est une pénitence, déguisée sous la forme de peines et d’infirmités de toute espèce, surtout dans la vieillesse ; aussi je la supporte avec joie, comme il faut supporter toutes les pénitences. — Et les flammes des couvents et des villages sont l’emblème de celles qui dévoreront les méchants. Tu ne réponds rien, mon enfant ?

— Pensez-vous, nourrice, que ceux qui meurent par le feu soient bénis ?

— De quoi vas-tu parler, Meta ! — Le pauvre Berchthold Hintermayer est mort, tu le sais, dans l’incendie de Limbourg ; il en est de même du père Johan, ainsi que d’une autre personne bien pire que tous deux ! — Oh ! que de secrets je pourrais révéler, si la prudence n’enchaînait ma langue ! — Mais la sagesse consiste dans la prudence ; aussi ne dis-je rien. Fais comme moi, Meta.

— Je vous obéirai, nourrice.

La voix de la jeune fille était tremblante, et le sourire dont elle accompagna sa réponse ressemblait à celui que le pauvre malade adresse à sa garde attentive.

— Tu es bien soumise, et c’est un mérite. Je ne t’ai jamais vue plus obéissante, ni moins portée aux folles joies et aux bruyantes exclamations de ton âge, que pendant ce pèlerinage ; ce qui prouve que ton esprit est dans la situation la plus heureuse pour accomplir les saintes cérémonies qui nous sont prescrites. — Ah ! le pieux Arnolph s’est arrêté, et nous allons enfin recueillir le fruit de toutes nos peines. Si j’avais été moine, tu aurais eu un chef !

Ilse frappa les flancs du patient animal qu’elle montait, et Meta la suivit aussi vite que ses jambes tremblantes le lui permettaient. Le chevalier et M. Latouche arrivèrent les derniers.

— Vous avez accompli un grand nombre de ces pieuses expiations, révérend prêtre ? dit le premier, lorsqu’ils furent en vue du couvent.

— Pas une seule. Si le hasard ne m’avait pas rendu le complice innocent de la destruction de Limbourg, cette indignité m’aurait été épargnée.

— Comment ! vous appelez un pèlerinage et une prière devant une sainte châsse, une indignité, vous, homme d’église ?

— Brave chevalier, je vous parle comme à un camarade avec qui j’ai passé par bien des épreuves, et aussi comme à une personne éclairée. Vous connaissez la constitution de la terre, et les divers matériaux qui composent la société. Nous avons des doctrines communes à tous les hommes ; mais la pratique doit être mitigée suivant les personnes, de même que les potions qu’on administre aux malades. Vos pèlerinages sont excellents pour les paysans, les bourgeois, ou même pour les seigneurs de province ; mais le mérite en est fort contesté dans nos grandes villes ; — à moins toutefois qu’il ne s’y mêle quelques espérances pour l’avenir ; mais une pénitence pour un fait accompli nous semble tout à fait surérogatoire.

— Par ma rapière ! tels n’étaient pas les principes qui régnaient à Rhodes ! Tous les préceptes de la religion y étaient respectés, et généralement suivis.

— Et vous-même les observiez-vous journellement, sire chevalier ?

— Ils étaient sacrés pour moi, sans que je dusse les pratiquer. Vous connaissez mieux que personne la distinction à faire entre la pureté de la doctrine et les formes de la pratique.

— Sans aucun doute. S’il nous fallait astreindre les gens comme il faut à toutes les exigences d’une théorie sévère, il en résulterait des inconvénients sans nombre. Quant à moi, s’il eût été possible d’échapper autrement à l’odieux qui rejaillirait sur mon caractère de cette malencontreuse visite au comte notre hôte, je me serais très-bien dispensé de figurer dans la dernière scène du drame.

— Le bruit court, monsieur Latouche, que mon cousin a pensé que la présence d’un ecclésiastique pourrait servir à masquer ses intentions, et que c’est à une profonde combinaison politique plus qu’au simple hasard que nous devons le plaisir de votre agréable société ?

Albrecht de Viederbach se mit à rire en dévoilant cette ruse d’Emich ; et son compagnon, qui s’était aperçu depuis longtemps que son hôte l’avait pris complètement pour dupe, puisque, par le fait, il n’avait rien su d’avance de l’attaque projetée, chercha à tirer le meilleur parti possible de sa position. Il rit à son tour, car les gens sans principes sont toujours prêts à plaisanter de toutes les mésaventures que peut leur attirer leur dépravation ; et ce fut en se harcelant l’un l’autre sur le rôle qu’ils avaient joué dans les derniers événements, qu’ils arrivèrent sans se presser à l’endroit où le prieur et Emich, comme chefs de la troupe, venaient de faire halte. Nous profiterons de cette pause pour donner quelques explications indispensables.

Nous sommes trop habitués, dans ce pays protestant, à croire que la piété de ceux qui professent la religion romaine consiste en grande partie dans des démonstrations extérieures. Si l’on se rappelait la grande antiquité de cette Églises, et la tendance générale des esprits, dans les premiers siècles, à imiter les usages et les formes précédemment établis, on ne serait pas surpris qu’elle eût conservé quelques cérémonies dont l’établissement ne paraît guère pouvoir s’appuyer ni sur l’autorité apostolique, ni sur la raison. La promulgation de la vérité abstraite n’entraîne pas nécessairement le renoncement à des pratiques que l’habitude a rendues précieuses, quand même elles ne pourraient être d’un grand secours pour assurer son triomphe. Beaucoup de cérémonies qui sont en usage dans les temples protestants nous viennent des prêtres païens, et il n’y a pas de motif suffisant pour les abandonner, tant qu’elles ajoutent à la pompe du culte sans en affaiblir l’efficacité. Il est probable que les païens eux-mêmes avaient emprunté quelques-unes de ces pratiques à ceux qui, comme notre foi nous enseigne à le croire, avaient des communications directes avec le ciel, et qui devaient le mieux savoir sous quelle forme l’adoration humaine était le plus agréable au maître de l’univers.

Ici[1] le catholicisme, dans son acception restreinte, n’est plus catholique[2], puisque c’est la religion d’une minorité si faible qu’il ne peut exercer d’influence palpable sur les opinions ni sur les coutumes du pays. Les symboles extérieurs, les processions, toutes les cérémonies particulières à l’église romaine sont renfermés dans les temples, et il est rare, si même il arrive jamais, que l’œil rencontre hors de leur enceinte quelques traces de son existence ; mais en Europe, c’est tout le contraire, surtout dans les pays où la domination spirituelle du chef de l’Église n’a pas été interrompue par suite de révolutions politiques, ou par d’autres causes non moins puissantes. Le crucifix, la lance, le coq, les clous et l’éponge, sont placés à l’entrée des chemins de traverse ; des chapelles dédiées à Marie s’élèvent sur le bord des fontaines ou sur le sommet de montagnes arides ; tandis que les symboles ordinaires de la rédemption sont disséminés le long des grandes routes, à la place où un meurtre a été commis, ou quelque malheureux est mort par accident.

Dans aucune partie de l’autre hémisphère ces signes de la foi ne sont plus communs que dans les cantons catholiques de la Suisse. Il se trouve encore beaucoup d’ermitages au milieu des rochers escarpés de ce pays ; et, près de ces retraites solitaires, on voit ordinairement une espèce de petite chapelle qui, dans le langage ordinaire, se nomme une station. Ces stations sont autant de tabernacles placés sur le bord du chemin, et représentant chacun l’une des douze stations du Christ. Il y en a également sur les flancs du Vésuve, au milieu des solitudes des Apennins, ou dans le fond de bosquets touffus, selon que le hasard en a décidé. Dans quelques-unes des vallées de la Suisse, ces petits tabernacles sont échelonnés sur les montagnes, indiquant par leurs murailles blanchâtres, et par leurs contours sinueux, le sentier qui conduit du village voisin à quelque sainte chapelle, qui est peut-être perchée sur le sommet d’un roc aride, ou qui s’élève sur le revers de la chaîne de montagnes que vous allez gravir.

Le monastère d’Einsiedlen possédait le nombre ordinaire de ces tabernacles, qui s’étendaient le long de la route conduisant au lac de Zurich. Chacun d’eux faisait allusion, suivant l’usage, à quelqu’une de ces grandes afflictions personnelles qui précédèrent le crucifiement, et quelques sentences de l’Écriture-Sainte y étaient écrites pour exciter les fidèles à la dévotion. C’était là que les pèlerins commençaient ordinairement leurs prières, suivant le rit particulier du lieu, et c’était là que le prieur attendait alors ses compagnons.


  1. L’auteur parle de l’Amérique, son pays.
  2. Il n’est peut-être pas inutile de dire à ceux de nos lecteurs qui ne savent pas le grec et qui ont oublié leur catéchisme, que catholique veut dire universel.