L’Heidenmauer/Chapitre XXIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 280-294).

CHAPITRE XXIII.


Quel chef a-t-on choisi pour nous tenir tête ?
ShakspeareLe roi Henry IV.



La missive des moines était écrite en latin. À cette époque, il y avait peu de personnes qui sussent écrire, et chaque noble, comme chaque ville, était obligé d’entretenir un clerc ou homme lettré, pour faire ce qu’apprennent aujourd’hui les premiers éléments de l’éducation. Le clerc de Duerckheim avait été destiné à l’Église, et il avait même reçu la tonsure ; mais quelques irrégularités de conduite, qui, à ce qu’il paraît, sortaient des limites des privilèges ecclésiastiques, ou qui avaient été si patentes que le scandale en pouvait rejaillir sur l’ordre entier, le forcèrent de donner une nouvelle direction à ses destinées.

Comme il arrive à la plupart de ceux qui ont employé beaucoup de temps et de travail à se préparer à suivre une carrière spéciale, et qui s’en trouvent inopinément détournés, cet individu, qui se nommait Ludwig, et que par ironie on appelait souvent dans la conversation le Père Ludwig, ne réussit jamais complètement à réparer le tort que lui avait fait la fausse direction donnée à ses premières études. Ses connaissances lui acquirent un certain degré de considération ; mais comme il était connu pour être un peu relâché dans ses mœurs, dans un moment où le schisme jetait de profondes racines en Allemagne, sceptique intrépide sur les doctrines distinctives de l’Église catholique, il avait cette réputation de laisser-aller et d’indifférence qui, avec plus ou moins de raison, s’attache insensiblement à tous les renégats. Cependant, comme on savait qu’il était instruit, la multitude attachait plus d’importance à son changement de croyance qu’elle n’en eût mis à l’apostasie de cinquante fidèles ; car on s’imaginait que les initiés avaient des moyens de juger qui ne sont pas donnés à la foule des adorateurs, relégués dans la cour extérieure. Nous avons tous les jours la preuve que cette sorte de superstition s’étend aux intérêts temporels ; et qu’une opinion acquiert plus ou moins de valeur, selon que la personne qui la propage est censée avoir plus ou moins de moyens secrets de s’instruire ; et cependant, quand on sait une chose qui peut être révélée, il est bien rare qu’on ne s’empresse pas de la dire, et il y a bien peu de gens qui soient disposés à « cacher leurs lumières sous le boisseau. »

Ludwig n’oublia pas de mettre l’accentuation et l’emphase convenables, en débitant les phrases, inintelligibles pour d’autres que pour lui, de la dépêche monacale. Ses auditeurs étaient d’autant plus attentifs qu’ils n’entendaient pas un mot de ce qu’il disait, l’attention donnée à une lecture étant presque toujours en raison inverse de la facilité de l’intelligence dont on est doué. Peut-être quelques-uns des personnages les plus notables se flattaient-ils de tromper leurs inférieurs sur l’étendue de leurs connaissances, ce qui ne pouvait manquer d’ajouter à leur influence, car la preuve la plus évidente des aspirations innées de notre être intellectuel, est la déférence universelle qu’inspire le savoir. Nous avons hasardé cette supposition contre les conseillers municipaux de Duerckheim, parce que nous la croyons fondée sur un principe général d’ambition chez les hommes ; et nous nous rappelons fort bien avoir entendu un sermon de plus d’une heure prêché en bas flamand dans une église de Hollande, sans que, depuis le texte jusqu’à la bénédiction, un seul des assistants en entendît un seul mot.

— Parfaitement tourné, et avec tous les égards convenables ! s’écria Heinrich quand la lecture fut terminée, et pendant que le clerc essayait ses lunettes avant de commencer la traduction : c’est une heureuse contestation, mes amis, que celle où les parties échangent entre elles de semblables paroles ; car elle prouve que la charité est plus forte que la malice, et que quelques coups donnés n’ont pu faire oublier la raison.

— J’ai rarement entendu un langage plus sonore, répondit un bon bourgeois, et puis, voyez comme c’est écrit.

Himmel ! murmura le forgeron ; ce serait presque un crime de déposséder des gens qui savent écrire ainsi !

Un murmure d’approbation se fit entendre dans la foule, et il n’y eut pas un assistant, à l’exception d’un idiot qui, la bouche béante, s’était glissé dans un coin, qui n’affectât d’éprouver plus ou moins de plaisir de la lecture des dépêches. L’idiot lui-même eut sa part de satisfaction ; car, par une sorte d’attraction sympathique, sa figure passive prit l’expression d’un contentement qui semblait si vif et si général.

Ludwig se mit alors en devoir de traduire la lettre dans la langue rude et énergique que l’on parle sur les bords du Rhin. Il sut mettre si bien à profit toutes les ressources qu’elle offre pour rendre les nuances même les plus délicates de la pensée, qu’il n’y eut pas un seul mot qui ne fût reproduit avec fidélité. Tout ce que les moines avaient voulu dire se trouva minutieusement exprimé, et peut-être même au-delà, comme si le traducteur avait trouvé un malin plaisir à exagérer la force de chaque expression.

Nous n’avons nullement l’intention d’essayer à notre tour de lutter avec lui, mais nous nous contenterons de dire en peu de mots ce que la lettre contenait. Elle commençait par des compliments généraux assez semblables à ceux que, dans les premiers siècles de l’Église, les apôtres adressaient aux églises de l’Orient. Elle contenait ensuite un récit court, mais énergique, des derniers événements, qui étaient qualifiés d’une manière dont le lecteur peut se faire aisément une idée ; puis elle nommait les autorités spirituelles et temporelles qui avaient promis leur appui et leur concours à la communauté ; et elle finissait par réclamer, sous peine de tous les châtiments du ciel et de la terre, une somme énorme en or, en réparation du dommage matériel qui avait été fait ; — la soumission complète et absolue de la ville à la juridiction de la communauté, ce qui était plus qu’on n’avait jamais demandé ; — l’aveu public et général de la faute, accompagné d’une foule de pénitences et de pèlerinages, accomplis par ceux des fonctionnaires qui y étaient désignés ; — enfin la remise, entre les mains de l’abbé, de la personne d’Heinrich Frey et de onze autres des principaux notables, pour rester en otage jusqu’à l’entière et parfaite exécution de toutes ces conditions.

— Sssssst ! siffla Heinrich, quand Ludwig eut enfin terminé, après avoir déployé une fatigante prolixité, qui avait complètement épuisé la patience du bourgmestre ; — himmel ! voilà une victoire que nous paierions cher ! car elle ne nous coûterait rien moins que notre réputation, nos libertés, nos consciences et nos fortunes. Les moines ont-ils perdu la tête, maître Ludwig, ou plutôt ne vous amusez-vous pas de notre crédulité ? — Parlent-ils réellement d’or et d’otages ?

— Oui, oui, respectable bourgmestre, et tout de bon, je vous assure.

— Relisez-nous, je vous prie, le passage qui concerne les otages, en latin. Peut-être avez-vous oublié par mégarde une conjonction ou un pronom, comme vous appelez, je crois, ces figures importantes du discours.

— Oui, il vaudrait mieux juger la lettre d’après le latin, répéta le forgeron. On ne connaît jamais bien la qualité du métal au premier coup de marteau.

Ludwig fut une seconde fois des extraits de l’original ; et, par une de ces malices auxquelles il avait souvent recours pour se venger des outrages que les ignorants lui prodiguaient, malices qu’il avait ensuite tant de plaisir à raconter, lorsqu’il se trouvait dans l’intimité de quelques amis, il débita, avec une emphase toute particulière, les phrases de l’exorde, toutes bienveillantes et toutes parsemées, suivant l’usage, de bénédictions apostoliques, comme si c’était la partie de la dépêche qui demandait la prompte remise de Heinrich Frey et de ses compagnons entre les mains des bénédictins.

— De par le ciel ! s’écria le bourgmestre qui balançait sa jambe d’un air capable toutes les fois que le malin clerc lui jetait un coup d’œil par-dessus ses lunettes ; j’ai autre chose à faire que d’aller m’installer dans une cellule. Duerckheim se trouverait dans une jolie position, ma foi, si tout ce qu’elle renferme de talents et de lumière allait l’abandonner en même temps ! De grâce, maître Ludwig, relisez-nous les passages plus pacifiques de la dépêche ; car il me semble que les bénédictions qui s’y trouvent peuvent s’interpréter d’une manière plus favorable.

Le malin Ludwig lut alors, en latin, les menaces des moines, et la partie de la lettre qui demandait si impérieusement les otages.

— Comment, drôle ! dit le fougueux bourgmestre, tu n’as donc pas été exact dans ta première lecture ? Vous l’entendez, mes amis ; je suis nommé spécialement dans leurs bénédictions, car vous savez comme moi, dignes bourgeois, que Henricus signifie Heinrich, et que Frey se prononce à peu près de même dans toutes les langues. C’est ce que m’ont appris une longue expérience et des études assez approfondies. Je rends grâces aux révérends bénédictins de cette marque de bienveillance toute particulière, quoique je ne puisse approuver la manière dont ils parlent des otages.

— Je me disais bien, murmura le forgeron, que maître Heinrich serait traité avec les plus grands égards. Dites donc, artisans, mes amis, voilà ce que c’est pourtant que d’être honoré dans sa ville et d’avoir un nom !

— Quelle est cette trompette qui se fait entendre ? s’écria tout à coup le bourgmestre. Ces rusés moines ont-ils bien osé se jouer de nous, en nous envoyant la fleur de leur troupeau pour nous amuser par de belles paroles, tandis qu’ils s’avancent en armes pour nous surprendre !

Cette supposition ne parut nullement agréable à la plupart des conseillers, et notamment au vieux Wolfgang, qui, malgré son âge, ne semblait pas moins inquiet de sa sûreté personnelle que les autres. Plusieurs sortirent précipitamment, et ceux qui restaient semblaient retenus plutôt par la crainte que par un sentiment de patriotisme. Heinrich était le plus intrépide, et cependant il allait de fenêtre en fenêtre, comme un homme qui n’était pas à son aise.

— Si les misérables nous ont joué un pareil tour, s’écria-t-il, qu’ils prennent garde à eux ! ce ne sont pas leurs capuchons qui nous feront peur !

— Peut-être, digne et respectable Heinrich, dit le rusé Ludwig, peut-être envoient-ils ce trompette pour recevoir les otages.

— Que les saints mages les maudissent, eux et leur impudent musicien ! — Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda-t-il à un messager qui accourait à toutes jambes ; qui fait ce tintamarre à nos portes ?

— Le noble comte de Hartenbourg est aux portes de la ville du côté de la vallée, à la tête d’une nombreuse troupe de cavaliers, honorable bourgmestre ; il s’indigne du délai qu’on met à le recevoir ; mais comme le capitaine de garde à la consigne la plus sévère de n’ouvrir à personne, il n’ose admettre le comte sans une autorisation spéciale.

— Dites au brave et fidèle bourgeois qu’il ouvre les portes, et sans tarder. Nous aurions dû penser, mes chers collègues, à la possibilité de cette visite, et donner des ordres pour que notre noble ami ne fût pas exposé à ce désagrément. Mais, d’un autre côté, nous devons nous réjouir que nos chers camarades observent si fidèlement leur consigne, et qu’ils poussent le scrupule jusqu’à ne vouloir point faire d’exception pour un personnage si connu et si honoré. C’est que, voyez-vous, ils n’agiraient pas autrement envers l’empereur lui-même…

Heinrich fut interrompu dans son panégyrique de la milice urbaine par le bruit que faisaient des pas de chevaux ; et, en regardant par la fenêtre, il vit Emich et tout son cortège qui mettaient pied à terre.

— Allons ! dit le bourgmestre, allons recevoir monseigneur le comte.

Le conseil attendit dans un profond silence l’arrivée de leur noble allié. Emich entra dans la salle avec la démarche hardie d’un supérieur, et le front couvert d’un nuage. Il rendit aux bourgeois leurs salutations, fit signe à sa troupe d’attendre à la porte, et se dirigea vers le siège que Heinrich venait de laisser vacant, et qui, par le fait, était le trône de Duerckheim. Il s’installa dans le fauteuil, de l’air d’un homme qui était habitué à l’occuper, puis, inclinant de nouveau la tête, il fit un geste de la main, que les bourgeois interprétèrent comme une invitation à s’asseoir. Les conseillers stupéfaits obéirent. Heinrich ne paraissait pas moins surpris ; mais, accoutumé à avoir une grande déférence pour son noble ami, il rendit le salut et le sourire, car il fut honoré, lui, d’un sourire tout particulier, et il prit la seconde place.

— Ce n’est pas bien, mes dignes bourgeois, de me fermer ainsi vos portes, commença le baron ; il y a des droits et des devoirs qu’il faut savoir respecter dans tous les temps, et je m’étonne qu’un comte de Leiningen soit obligé de le rappeler aux habitants de Duerckheim. Comment ! nous nous voyons retenus, ma suite et moi, à vos barrières, comme si nous étions une troupe de vagabonds, ou bien de ces soldats mercenaires qui vendent leurs lances et leurs arquebuses au plus offrant !

— S’il y a eu quelque peu de délai, seigneur comte… répondit Heinrich…

— Quelque peu, bourgmestre ! et croyez-vous que le temps paraisse si court à un seigneur de Leiningen, arrêté devant une porte, au milieu de la poussière et de la chaleur, pour servir de spectacle à une foule ébahie ? Vous ne connaissez pas l’ardeur de nos coursiers, maître Frey, si vous pensez qu’ils aiment à sentir ainsi le frein. Cavaliers et chevaux, nous sommes de haute race, et il faut que nous achevions notre course, une fois que nous sommes lancés.

— Tout notre désir, noble Emich, était de vous faire honneur, et de vous ouvrir nos portes avec toute la promptitude possible. Nous allions transmettre des ordres à cet effet, lorsque nous avons eu tout à coup l’avantage de vous voir paraître au milieu de nous. Sans doute, le capitaine de garde aura fait ses réflexions, et il a agi de lui-même et de son propre mouvement comme il eût agi, l’instant d’après, suivant nos ordres.

— Vous n’avez pas deviné tout à fait juste, répondit Emich en riant. Notre impatience a été plus forte que vos portes et vos verroux ; et de peur qu’une pareille négligence ne vînt à se renouveler et ne nous exposât encore au même inconvénient, nous avons trouvé le moyen d’entrer sans tant de cérémonie.

Les bourgeois firent, pour la plupart, une singulière grimace, qu’ils dissimulèrent de leur mieux, et Heinrich laissa lire sur ses traits un vif étonnement. Le baron jugea qu’il en avait dit assez pour le moment, et, prenant un air plus gracieux, il continua sur un autre ton :

— Eh bien ! mes bons amis, voilà une heureuse semaine, puisque tous nos désirs ont été accomplis. Les bénédictins sont vaincus, le Jaegerthal est en paix, et sous la domination de son seigneur légitime ; cependant le soleil se lève et se couche comme auparavant ; le ciel n’est pas moins riant, la rosée n’est pas moins bienfaisante. Il n’y a pas eu de miracle en leur faveur, maître, Heinrich, et nous pouvons dormir en paix.

— Cela peut dépendre, seigneur comte, d’autres volontés que de la nôtre. Il circule des bruits qui ne sont rien moins qu’agréables à entendre, et nos honnêtes concitoyens éprouvent quelque crainte, qu’après avoir contribué de leur mieux à assurer la victoire, ils ne restent encore chargés de payer les frais de la guerre.

— Tranquillisez-les, digne bourgmestre, et dites-leur bien que si ma main allume un incendie, ce n’est qu’après m’être assuré que les flammes ne sauraient l’atteindre. Vous savez que j’ai des amis, et il ne serait pas facile de mettre au ban de l’empire un comte de Leiningen.

— Aussi, noble seigneur, n’est-ce point pour vous ni pour votre illustre famille que nous sommes en peine, mais c’est pour nous-mêmes que nous tremblons.

— Vous n’avez qu’à vous appuyer sur moi, maître Frey. Quand les liens qui nous unissent seront mieux connus de l’empereur et de la diète, et qu’on ne pourra douter de la bienveillance réciproque que nous nous portons, on saura alors qu’attaquer Duerckheim, ce serait m’attaquer moi-même. Mais d’où viennent donc ces soudains alarmes ? Les derniers rapports que j’ai reçus annonçaient que les habitants de Duerckheim étaient pleins de cœur, et qu’ils étaient plus disposés à se joindre à Luther qu’à aller à confesse.

Saperment ! il ne faut pas toujours juger du cœur par la figure ! voilà un forgeron qui n’a pas souvent le teint très-clair ; mais ce serait lui faire une sensible injure, que de dire que son cœur est aussi noir que son visage.

Un léger murmure trahit l’admiration des assistants, à cette figure oratoire du bourgmestre.

— Il faut qu’il y ait en quelque motif pour un découragement si subit ! reprit le comte en jetant un regard d’indifférence du côté des artisans.

— Mais, à vous parler franchement, seigneur Emich, Boniface nous a envoyé une missive, écrite en très-bon latin, et en caractères superbes, par laquelle il nous menace tous, jusqu’au dernier, de toutes les peines qui peuvent affliger un chrétien, depuis la peste jusqu’à la damnation éternelle.

— Comment ! Henrich, un griffonnage inintelligible vous trouble si fort ?

— Inintelligible ! seigneur comte ; je ne vois rien que de très-clair dans ce qu’ils demandent, que Heinrich Frey, et onze de nos plus respectables bourgeois, soient donnés en otages, sans doute pour être confinés dans quelque cloître, soumis à une diète rigoureuse et aux plus rudes pénitences. Puis c’est de l’or à payer, des pèlerinages à faire ; enfin, une foule de saints amusements qui nous attendent.

— Et par qui cette lettre vous a-t-elle été remise ?

— Par l’honnête prieur ; et je ne conçois pas qu’un si excellent homme ait consenti à se charger d’un message si grossier et si peu charitable. Mais le meilleur d’entre nous à ses moments de faiblesse, et l’homme le plus juste et le plus prudent n’est pas toujours sur ses gardes.

— Ah ! Arnolph est venu ! — Et il est reparti ?

— Pas encore, mon bon seigneur ; car, voyez-vous, nous n’avons pas encore décidé quelle réponse nous devions faire.

— Et vous vous seriez bien gardés de le renvoyer sans me consulter, n’est-ce pas, maître Frey ? dit Emich d’un ton sec, à peu près comme un père qui gourmande son enfant. J’arrive fort à propos, et la chose mérite une sérieuse attention. Vous avez déjà songé aux termes qu’il conviendrait d’employer ?

— Oh ! sans doute, nous y avons tous mûrement songé, quoique aucun de nous n’ait encore fait connaître son opinion secrète. Quant à moi, je me prononce hautement contre toute demande d’otages ; non pas que je ne sois tout disposé à courir ce risque pour le bien de la ville, mais parce que ce serait reconnaître trop évidemment que nous avons eu tort, et donner en même temps à entendre que notre parole n’est pas une garantie suffisante.

Ce sentiment, qui depuis longtemps brûlait de se manifester, trouva de l’écho, et tous ceux qui, par leur âge ou par leur position, pouvaient craindre de faire partie des onze, débitèrent successivement quelques phrases convenables sur la nécessité de ne rien faire qui pût compromettre l’honneur de la cité. Emich les écouta tranquillement : il lui importait peu que les bourgeois conçussent de vives alarmes, puisque ce serait un motif de plus pour eux de rechercher son appui.

— Vous avez donc refusé les conditions proposées ?

— Nous n’avons rien fait encore, seigneur comte, si ce n’est, comme j’avais l’honneur de vous le dire tout à l’heure, de graves et tristes réflexions. Il est bien entendu que les demandes d’or et d’otages trouveront peu de faveur auprès de nous ; mais cependant nous autres, paisibles bourgeois, qui aimons la tranquillité, parce qu’elle seule peut nous donner du pain, plutôt que d’entretenir des troubles et des divisions éternelles dans le Palatinat, nous voudrions tourner notre réponse de telle manière que la chose pût être réduite à un petit nombre de pénitences et de pèlerinages de choix. Quoique, sous bien des rapports, nous partagions assez les opinions du frère Luther, il ne serait pas mal d’échapper même aux chances de la damnation, au risque de quelques ampoules aux pieds, et de quelques autres inconvénients qu’on pourrait s’arranger de manière à alléger le plus possible.

— Par mes ancêtres ! excellent Heinrich, vous ne faites que reproduire mes pensées. Le prieur est un homme qui a des entrailles, et tout s’arrangera facilement. Il faut seulement bien convenir de nos faits ; car ces moines sont de fines mouches ; et l’on dit même que dans le temps ils ont su duper Lucifer. Ainsi donc, il y aura d’abord une offrande en or.

— Mais, seigneur comte, veuillez considérer que les ressources de notre ville…

— Chut ! honnête Heinrich, dit tout bas Emich en se penchant du côté où siégeait le bourgmestre avec deux ou trois des principaux membres du conseil. S’il faut en croire les juifs de Cologne, les trésors de Limbourg ne sauraient être mieux employés qu’à acheter la paix. Oui, ajouta-t-il en s’adressant à toute l’assemblée, nous serons généreux ; c’est le seul rôle qui soit digne de nous, et nous ne jetterons pas la communauté toute nue dans un monde qui, de jour en jour, est moins disposé à lui fournir des vêtements ; il faut que nous vidions nos coffres plutôt que de la laisser mourir de faim ; c’est un point bien entendu. Quant aux pèlerins et aux pénitents, il est juste que le château en fournisse sa part aussi bien que la ville. Je puis envoyer le lieutenant de mes hommes d’armes, qui est fort agile, — Gottlob, le vacher, qui mérite une punition à plus d’un titre, — et plusieurs autres qu’il me sera facile de trouver. Et la ville de Duerckheim, que peut-elle nous fournir en marchandises de cette espèce ?

— Nous sommes de bonnes gens, noble comte, qui, ayant moins de vertus que nos supérieurs, n’avons pas non plus autant de vices. Renfermés dans notre humble sphère, nous ne donnons dans de grands excès ni d’un côté ni de l’autre ; et cependant, mes collègues, il me semble qu’il pourrait se trouver parmi nous des hommes à qui quelques pénitences modérées ne feraient pas de mal.

Henrich jeta autour de lui un regard interrogateur, et chaque bourgeois passa ce regard à son voisin, comme s’il ne s’adressait nullement à lui-même. Le même mouvement se fit parmi la foule qui encombrait la porte ; les artisans tournèrent tous en même temps la tête, et se regardèrent l’un l’autre, mais sans plus de succès.

— Il y a de jeunes vauriens qui troublent continuellement la ville par leurs désordres et leurs débauches, dit la voix tremblotante du vieux Wolfgang ; — peut-être que s’ils passaient par les verges de l’Église…

— Et croyez-vous que saint Benoît se contente de pareils répondants ? repartit le bourgmestre ; non, il faut des hommes qui aient de la consistance, et qui jouissent de quelque considération, ou bien nous n’arriverons jamais à un heureux dénouement. Qu’en pensez-vous, honnête Dietrich, brave et excellent patriote ? Vous avez un tempérament de fer, vous !

Potz-Tausend[1] ! répondit le forgeron ; vous connaissez peu toutes mes souffrances, mes très-vénérés maîtres ! J’ai la respiration très-courte, et je ne me trouve un peu bien qu’auprès du feu de ma forge ; la moindre marche me met tout de suite hors de moi ; — et puis une femme et des enfants qui pleureraient mon absence ! — et puis je ne suis pas un savant, moi, et je ne saurais pas répéter une prière plus de six à sept fois par jour.

Ces excuses ne parurent pas satisfaire les membres du conseil, qui, cédant à une impulsion assez ordinaire, semblaient regarder les anciens services du forgeron que comme un motif suffisant pour en exiger de lui de nouveaux.

— Ah ! pour un homme qui s’est toujours mis de si bonne grâce à la disposition de Duerckheim, voilà une excuse qui a droit de nous surprendre, dit Heinrich, pendant que les autres bourgeois laissaient éclater en même temps un murmure de mécontentement assez expressif ; — nous nous attendions à une tout autre réponse.

— Eh bien ! puisque le respectable conseil s’attendait… Mais c’est que, voyez-vous, cette pauvre femme, avec ses marmots, n’aura personne pour prendre soin du ménage.

— Voyons, c’est une difficulté qu’il est facile de lever. Tu as, je crois, six enfants ?

— Dix, mon bourgmestre, dix tout au juste, tous forts et vigoureux, et d’un âge à demander beaucoup de nourriture.

— À merveille ! voilà justement ce qu’il nous faut, ajouta promptement le bourgmestre. À deux près, voilà notre douzaine toute trouvée, noble Emich, et de la qualité qui convient le mieux, puisqu’on nous dit que les prières de l’innocence sont les plus agréables au Seigneur. Merci, honnête forgeron, et mille fois merci. Jamais coups de discipline n’ont laissé de traces aussi profondes que celles que tu conserveras de notre reconnaissance. Il nous sera facile de compléter le nombre parmi les fainéants et les désœuvrés de la ville.

— Voilà nos affaires réglées, mes amis, dit le comte. Quant à la question d’indemnité, je m’en charge ; occupez-vous des pénitences, et veillez à ce qu’elles soient faites convenablement. Vous pouvez vous retirer à présent, dit-il à la foule qui encombrait la porte. Quant à l’appui qu’on pourrait trouver à Heidelberg et à Madrid, continua le comte, dès que les artisans dociles se furent retirés, je m’en suis occupé ; et si cette affaire fait à Rome plus de bruit qu’elle ne mérite, nous avons toujours le frère Luther pour allié. Boniface ne manque pas d’intelligence, et quand il considérera plus mûrement nos moyens de défense, ainsi que l’esprit du temps, — je le connais, — il sera très-disposé à arrêter le mal avant qu’il ne devienne irrémédiable. Les têtes tonsurées, maître Heinrich, ne sont pas comme nous autres pères de famille ; ils songent peu à l’avenir, car ils ne laissent après eux ni nom ni enfants. Si nous pouvons satisfaire leurs désirs du moment, la trêve est plus qu’à moitié conclue. Pour dépouiller un homme d’église de ses possessions, il ne faut avoir que du courage au cœur, un appât à la main, et de la force au bras !

Tout le conseil témoigna par un murmure d’approbation que ce raisonnement était tout à fait de son goût, et la discussion n’eut plus d’autre objet que de régler quelques détails de pure forme.

Emich devenait de plus en plus gracieux, et les bourgeois de plus en plus intrépides. Quelques-uns allaient même jusqu’à rire ouvertement de leurs appréhensions imaginaires, et presque tous regardaient cette grave et importante question comme entièrement résolue. Le prieur, qui était occupé à faire quelques visites de charité dans la ville, fut averti qu’on l’attendait, et le comte se chargea de lui communiquer la réponse commune.

L’entrevue entre Emich et le père Arnolph fut caractéristique ; elle eut lieu dans la grande salle d’audience, en présence des principaux bourgeois. Le comte voulut d’abord prendre un ton de hauteur et de dédain ; mais le moine montra toujours le même calme et la même douceur. L’ascendant de son caractère ne tarda pas à l’emporter, et le ton de la conversation se modifia graduellement. Emich, quand il n’était pas excité par ses passions, ou égaré par cet esprit de cupidité qui était la plaie de ce siècle, éprouvait l’influence des sentiments ordinaires aux personnes de son rang. Arnolph, de son côté, ne perdait jamais de vue ses devoirs, et au premier rang il mettait la charité.

— Vous êtes porteur de la branche d’olivier, saint prieur, dit le comte lorsqu’ils se furent assis, après avoir échangé quelques phrases insignifiantes ; et il est fâcheux que tous vos frères ne comprennent pas aussi bien que vous les devoirs les plus sacrés et en même temps les plus doux de leur ministère. Il y aurait moins de querelles dans ce monde, et nous autres qui restons dans la cour du temple, nous ne serions point dévorés de doutes relativement à ceux qui en soulèvent le voile.

— Quand mon supérieur m’a envoyé en mission auprès des habitants de Duerckheim, je ne m’attendais pas à discuter avec vous sur les devoirs de notre profession, seigneur comte, répondit le moine avec douceur sans se laisser émouvoir par les compliments astucieux d’Emich. Dois-je donc regarder la ville et le château comme ne faisant qu’un ?

— Oui, sans doute, de cœur et d’intérêt ; — je pourrais même ajouter, pour les droits et pour la souveraineté ; car maintenant que la question est décidée par rapport à l’abbaye, l’ancienne domination temporelle se trouve rétablie naturellement. — N’est-il pas vrai, mes amis ?

Heinrich murmura quelques mots inintelligibles ; les autres inclinèrent la tête, mais comme des gens qui étaient évidemment pris au dépourvu. Toutefois Emich parut complètement satisfait.

— Il m’importe peu de savoir qui gouverne ici, reprit Arnolph, puisque l’outrage fait à Dieu et à notre communauté doit être réparé par celui qui l’a commis. Avez-vous lu la missive, digne bourgmestre, et votre réponse est-elle prête ?

— Ce devoir a été rempli, révérend Arnolph, et voici notre réponse. Quant à la lettre, nous avons reconnu qu’elle était écrite en très-beaux caractères et en excellent latin, digne en un mot à tous égards de la communauté célèbre qui l’envoie ; ce qui nous semble d’autant plus remarquable que la bibliothèque du couvent a considérablement souffert, et que celui qui l’a rédigée n’a pu s’aider des matériaux qui lui étaient familiers. Tout ce qu’elle contient sous la forme de compliments et de bénédictions mérite de notre part les plus vifs remerciements, et nous y avons reconnu, saint prieur, votre bienveillance personnelle. En mon particulier, je dois remercier, le couvent de la manière honorable dont mon nom se trouve introduit dans ce passage ; quoique peut-être il eût mieux valu que l’estimable écrivain eût supprimé ces personnalités, attendu que ces fréquentes allusions, dans des affaires d’un intérêt général, sont de nature à exciter l’envie et d’autres passions haineuses. Quant aux pèlerinages et aux pénitences particulières que je devrais accomplir personnellement, je vous avouerai que je n’en sens nullement le besoin, ce qui autrement ne manquerait pas d’arriver, puisque la plupart des hommes sont excités à ces mortifications par la voix de leur propre conscience.

— Il ne s’agit pas ici de consolation particulière pour le pécheur, ni de baume à verser sur les blessures du couvent, mais d’une humble et indispensable expiation envers Dieu. C’est dans cette vue que nous avons cru important de choisir les personnes les plus considérées, puisque c’est devant les hommes que l’expiation doit être faite. Je suis porteur de propositions semblables pour le château, et je suis chargé, par les plus hautes autorités de l’Église, de demander que le noble comte accomplisse lui-même ces saintes cérémonies. Le sacrifice du riche et de l’innocent a plus de saveur que celui de l’être vil et pervers.

Potz-Tausend ! murmura Heinrich ; c’est bien la peine de mener une vie exemplaire, avec de pareilles doctrines !

Mais Emich entendit cette proposition sans s’émouvoir. Fier et plein d’audace, profondément astucieux, il était plus superstitieux encore ; depuis nombre d’années son esprit grossier était tourmenté par deux passions contraires, la cupidité et la superstition. La première étant satisfaite, il avait commencé à réfléchir sérieusement aux moyens d’apaiser d’une manière efficace ses scrupules religieux. Déjà divers projets d’offrandes expiatoires s’étaient présentés à son esprit, et loin de s’offenser de la déclaration du bénédictin, il parut l’entendre avec plaisir. C’était le genre de satisfaction le plus simple et le moins dispendieux qu’on pût lui demander ; car il savait que, dans l’état actuel de l’esprit public en Allemagne, il ne pouvait être question du rétablissement du couvent sur la montagne de Limbourg. Ce fut dans ce sens qu’il répondit. La conférence continua avec une parfaite harmonie, et dura plusieurs heures. Mais comme les résultats en seront développés dans le cours régulier de notre récit, nous n’anticiperons pas sur les événements.



  1. Mille pestes !