L’Heidenmauer/Chapitre I

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 21-28).
L’HEIDENMAUER,


OU


LE CAMP DES PAÏENS.




Depuis les plus grands outrages jusqu’aux plus petites perfidies, nai-je pas vu de quoi l’espèce humaine est capable ?
Lord Byron




CHAPITRE PREMIER.


Avancez tous les deux maintenant, que vos mentons se touchent, et jurez par votre barbe que je suis un coquin.
ShakspeareComme vous voudrez.



Le lecteur doit se représenter une vallée étroite et retirée. Le jour commençait à perdre de son éclat, jetant sur les objets les plus saillants une lueur qui ressemblait aux couleurs qu’on voit au travers d’un verre légèrement terni ; cette particularité de l’atmosphère, qui se rencontre presque tous les jours dans l’été et dans l’automne, n’en est pas moins une source de plaisir pour le véritable admirateur de la nature. Ce n’est point un coloris d’un jaune fade, mais une teinte douce et mélancolique, prêtant à la colline et au taillis, à l’arbre et à la tour, au torrent et à la plaine, cette douceur et cette mélancolie qui sont les plus grands charmes d’une belle soirée. Le soleil couchant frappait de ses rayons obliques sur un pré fauché dans un vallon si profond, qu’il ne devait ce sourire de la nature qu’à la forme particulière des éminences voisines.

Il éclairait aussi le sommet éloigné d’une montagne, qu’un troupeau avait moissonné après l’avoir fertilisé ; un courant d’eau limpide qui coulait au bas, un étroit sentier, plutôt frayé par le sabot que par les roues ; et un vaste rideau de forêt, qui avançait et reculait à la vue, couvrant des lieues de pays que la tradition elle-même n’avait jamais peuplées. Ce site, bien qu’au seizième siècle, et placé au centre de l’Europe, était en apparence aussi retiré que s’il eût été dans les solitudes de l’Amérique. Mais, bien qu’il indiquât l’absence totale des habitations et de tous les autres signes qui annoncent la présence de l’homme, l’œil d’un Américain eût promptement distingué ses traits caractéristiques de ceux des déserts de sa patrie. Les arbres, quoique dans un état prospère, manquaient de cette mousse centenaire, et le sommet des rocs de cette variété et de cette solitude sauvage dont sont empreintes les forêts de l’Amérique. Aucun tronc réduit en poussière n’était couché dans le lieu où il était tombé ; point de branche arrachée par la tempête et oubliée sur le sol ; point de racines découvertes trahissant l’indifférence de l’homme pour le dépérissement de la végétation. Çà et là, une espèce de touffe de genêt, comme on en voit de temps en temps sur le haut des mâts des vaisseaux, était élevée à la cime d’un arbre dans les bois placés sur des hauteurs, marques qui divisaient les propriétés de ceux qui avaient le privilège découper et de tailler, et preuve certaine que l’homme avait depuis longtemps étendu son pouvoir sur ces sombres montagnes ; aussi, quelque solitaires qu’elles semblassent, elles étaient soumises à toutes les lois vexatoires qui dans tous les lieux peuplés accompagnent les droits de la propriété.

Pendant l’heure qui précède le commencement de notre histoire, aucun bruit, excepté le murmure d’un ruisseau, ne troublait la tranquillité de la petite vallée, si une gorge aussi étroite et aussi sauvage pouvait mériter, ce nom ; et il n’y avait pas même un oiseau gazouillant parmi les arbres, ni un hibou criant sur les hauteurs. Une fois, et pendant une minute seulement, un chevreuil s’aventura hors de la feuillée, et descendit pour se désaltérer au ruisseau. Cet animal n’avait pas les mouvements élastiques, la marche timide et irrésolue du daim d’Amérique ; mais c’était néanmoins un véritable habitant des forêts, car s’il se confiait en quelque sorte à la protection de l’homme, il fuyait son pouvoir. Aussitôt que sa soif fut apaisée, il écouta avec cette finesse d’instinct qu’aucune circonstance accidentelle ne peut détruire et remonta sur la hauteur, s’enfonçant sous la forêt d’un pas troublé. Au même instant un chien de chasse s’élança du milieu des arbres, de l’autre côté de la gorge, dans le sentier, et bondit en avant et en arrière, à la manière bien connue des chiens de cette espèce avant qu’ils soient animés par l’ardeur de la chasse. Un coup de sifflet rappela l’animal près de son maître, et ce dernier parut dans le sentier.

Une toque de velours vert sur laquelle était brodé un cor de chasse, une blouse de la même couleur, d’une étoffe commune, mais propre, sur laquelle on voyait le même ornement, enfin l’instrument lui-même suspendu sur une épaule, et les armes habituelles à un homme de cette classe, annonçaient un forestier, individu chargé du soin des chasses et d’une juridiction dans la forêt ; fonctions qui ont été bien, dégradées par l’usage de la dénomination habituelle de garde-chasse.

Le forestier était jeune, actif, et, malgré ses habits, communs, son extérieur était engageant. Appuyant son fusil contre la racine d’un arbre, il siffla de nouveau pour appeler le chien, et renouvela l’appel, en se servant d’un instrument aigu, qu’il portait dans cette intention ; il parvint promptement à faire revenir son compagnon à ses côtés. Accouplant les lévriers avec une laisse qu’il attacha autour de lui, il détacha son cor, et fit entendre des sons qui résonnèrent harmonieusement dans la vallée. Lorsque l’instrument quitta ses lèvres, le jeune homme écouta, jusqu’à ce que le dernier écho, lointain eût répété ses sons, comme s’il espérait une réponse. Il ne fut pas trompé dans son attente. Bientôt de nouveaux sons parvinrent jusqu’au sentier au milieu des bois, et y firent battre d’effroi les cœurs de leurs habitants. Les sens de l’instrument invisible étaient bien plus perçants et sauvages que ceux du cor de chasse, mais ils ne manquaient ni de mélancolie ni de douceur. Ils parurent familiers au jeune forestier, qui ne les eut pas plus tôt entendus, qu’il remit son instrument à sa place ordinaire, reprit son fusil, et se posa dans l’attitude d’un homme qui attend.

Il ne se passa pas plus d’une minute avant qu’un autre jeune homme parût dans le sentier, un peu plus haut dans le défilé, et s’avançât lentement vers le forestier. Son costume était rustique, c’était celui d’un paysan. Il portait à la main un tube long et étroit de bois de merisier, enveloppé d’écorce, ayant une ouverture et une petite sonnette au côté opposé, ressemblant à celle d’une trompette. En avançant, son visage portait une expression de mauvaise humeur, rendue plus comique que grave par un large chapeau rabattu, dont le devant lui tombait sur les yeux, et qui était retroussé prétentieusement par derrière. Ses jambes, comme celles du forestier, étaient emprisonnées dans des espèces de guêtres en peau, qui les laissaient nues et libres au dessous du genou, tandis que le vêtement supérieur était lâche de manière à ne gêner aucun de ses mouvements.

— Tu viens bien tard, Gottlob, dit le jeune forestier au paysan, et le vieil ermite ne nous en recevra pas mieux pour l’avoir dérangé de ses prières. Qu’est devenu ton troupeau ?

— Que le saint homme du Camp des Païens le lui dise lui-même, car je ne pourrais répondre à cette question, quand elle me serait faite par le seigneur Emich lui-même, et du ton dont il a l’habitude de parler à l’abbé de Limbourg : Qu’est devenu ton troupeau, Gottlob ?

— Ce n’est point une plaisanterie si tu as réellement laissé échapper les animaux ! Où les as-tu vus en dernier lieu ?

— Ici, dans la forêt d’Hartenbourg, maître Berchthold, sur l’honneur d’un humble serviteur du comte.

— Tu perdras ta place par ta négligence, Gottlob !

— Ce serait bien dommage si tu disais vrai, car, dans ce cas, lord Emich perdrait le plus honnête gardeur de vaches de toute l’Allemagne, et je serais désolé d’entrer chez les frères de Limbourg ! Mais les vaches ne peuvent être éloignées, et je vais essayer encore une fois la vertu de mon cor avant de retourner au logis recevoir des coups et me faire renvoyer. Savez-vous, maître Berchthold, que le malheur dont vous parlez n’est arrivé à aucun membre de ma famille ; et nous sommes gardeurs de bestiaux depuis plus longtemps que les Frédérics ne sont électeurs !

Le forestier fit un geste d’impatience, caressa ses chiens, et attendit l’effet de la nouvelle fanfare pour laquelle son compagnon se préparait. Gottlob semblait avoir une entière confiance dans ses talents pour appeler son troupeau, car, malgré ses paroles, ses manières n’avaient exprimé aucune crainte sur le sort des animaux qui lui étaient confiés. La vallée résonna bientôt des sons plaintifs et sauvages produits par l’instrument de merisier. Le rustre prenait soin de donner à ses sons les intonations qui, par une convention tacite, avaient, de temps immémorial, servi de signal pour rassembler un troupeau égaré. Son talent et sa confiance furent promptement récompensés, et les vaches, les unes après les autres, sortirent de la forêt et entrèrent dans le sentier, les plus jeunes bondissant lourdement le long du chemin, tandis que les plus paisibles habitants de la laiterie avançaient d’un air affairé, mais d’un pas grave, comme il convenait à leurs années et à leur réputation au hameau. En quelques minutes elles furent toutes rassemblées autour de leur gardien, qui, les ayant comptées, remit son cor sur son épaule et se disposa à se rendre à l’autre extrémité du ravin.

— Tu es heureux d’avoir rassemblé tes vaches si promptement et avec si peu de peine, Gottlob, dit le forestier en suivant le troupeau avec son compagnon.

— Dites habile, maître Berchthold, et ne craignez pas de me donner trop d’amour-propre. Il n’y a aucun danger de me faire tort en reconnaissant mon mérite. Il ne faut jamais décourager la modestie par une discrétion trop scrupuleuse. Ce serait un miracle dans le village si un troupeau nourri dans les voies de l’Église oubliait son devoir !

Le forestier sourit ; mais il tourna le visage comme un homme qui est aveugle pour ce qu’il ne désire pas voir.

— Voilà de tes tours, ami Gottlob ; tu as laissé tes vaches rôder sur les terres des frères !

— J’ai payé le denier de saint Pierre ; j’ai été à la chapelle de saint Benoît faire une prière ; je me suis confessé au père Arnolph lui-même, et tout cela pendant le mois. Qu’est-ce qu’un homme peut faire de plus pour entrer en faveur auprès des bons frères ?

— Je voudrais savoir si tu as jamais entretenu le père Arnolph de tes visites sur les pâturages du couvent, accompagné du troupeau du seigneur Emich, honnête Gottlob ?

— Pouvez-vous penser, maître Berchthold, que dans un moment où il est de toute nécessité d’avoir un esprit calme et contemplatif, j’aurais pu mettre le pieux moine en colère en détaillant toutes les folies d’une vache mal élevée, ou d’une génisse qu’on ne doit pas plus abandonner à elle-même qu’on ne peut laisser aller une jeune fille seule à la foire sans sa mère, ou tout au moins sans une vieille tante ?

— Prends garde à toi, Gottlob, car lord Emich, quoiqu’il aime fort peu les frères, te fera enfermer dans un cachot du donjon, au pain et à l’eau pendant une semaine, ou fera faire connaissance à ton dos avec les étrivières, s’il vient à apprendre qu’un de ses gens a pris des libertés avec les droits de ses voisins.

— Alors, que le seigneur Emich expulse les frères des riches pâturages près de Jaegerthal, On ne peut voir de sang-froid des animaux de noble race chercher dans la terre, avec leurs dents, quelques herbes amères, tandis que les carcasses d’un couvent roulent sur leurs langues l’herbe la plus fine et la plus douce. Ne savez-vous pas, maître Berchthold, que ces frères de Limbourg mangent la plus grasse venaison, boivent les vins les plus généreux, et disent plus courtes prières qu’aucun moine de la chrétienté ! Potz-Tausend[1] ! Il y en a qui disent qu’ils confessent les plus jolies, filles ! Quant au pain et à l’eau dans un donjon, je sais par expérience qu’aucun de ces remèdes ne convient à une constitution mélancolique ; et je défie l’empereur, ou le saint-père lui-même, de produire un miracle assez grand pour que mon dos fiasse connaissance avec les étrivières.

— Tout simplement parce que cette connaissance est faite depuis longtemps.

— Si c’est là l’interprétation que tu donnes à mes paroles, maître Berchthold, je te félicite devoir un esprit prompt ; mais nous dépassons les limites de la forêt, et nous renverrons cette question à un autre entretien. Les vaches sont bien repues ; elles ne tromperont point l’attente des filles de basse-cour, et peu importe d’où arrive la nourriture, des pâturages du seigneur Emich ou d’un miracle de l’Église. Tu n’as pas beaucoup fatigué les chiens aujourd’hui, Berchthold ?

— Je les ai conduits sur la montagne pour leur faire prendre l’air et leur donner de l’exercice. Ils ont poursuivi pendant quelques instants un chevreuil ; mais comme tout le gibier ici appartient à notre maître, je n’ai pas jugé convenable de les faire aller plus vite qu’il ne faut.

— Je suis bien aise de d’entendre parler ainsi, car je compte sur ta compagnie en grimpant la montagne, lorsque notre ouvrage sera fini. Tes jambes n’en vaudront que mieux après ce travail.

— Tu as ma parole, et je ne manquerai pas au rendez-vous. Pour ne point perdre de temps, nous allons nous séparer ici afin de nous rencontrer de nouveau dans le hameau.

Le forestier et le pâtre se dirent adieu et se séparèrent. Le premier quitta le sentier, tournant subitement à droite par un petit chemin particulier qui le conduisit à travers des prairies étroites où brillait la petite rivière dont nous avons déjà parlé, au pied, de la montagne opposée. Gottlob se dirigea vers le hameau qu’on pouvait alors apercevoir, et qui couvrait entièrement, un espace de peu de largeur dans la vallée, à un point où cette dernière faisait un coude presque à angle droit avec sa direction générale. Le vacher se rendit à une habitation bien différente de la grossière étable où se dirigeaient ses vaches. Un château massif occupait un des points les plus élevés de la montagne, suspendu sur l’amas de maisons dans le ravin, et menaçant tous ceux qui tentaient de franchir le défilé. Ce bâtiment était vaste et irrégulier. Les parties les plus modernes étaient des tours saillantes circulaires, bâties sur le bord du rocher, des créneaux desquels il n’eût pas été difficile de jeter une pierre sur la route ; dans leur construction on avait calculé tout ce qui pouvait ajouter à leur force, tandis que la beauté des formes et du travail, suivant le goût de l’époque à laquelle nous écrivons, n’avait pas été entièrement négligée. Ces tours n’étaient que des accessoires au principal bâtiment, qui, vu de la position où nous avons placé le lecteur, n’offrait qu’une masse confuse de murailles, de cheminées, de toits. Dans quelques endroits, les premiers s’élevaient d’une pelouse de verdure qui couvrait le penchant de la montagne ; tandis que dans d’autres on avait profité du roc ; et il était si fréquemment mêlé au bâtiment qu’il supportait, l’un et l’autre étant de la même pierre rougeâtre, qu’il n’était pas facile à la première vue de distinguer l’ouvrage de la nature de celui de l’art.

Le sentier que suivait le forestier, conduisait de la vallée à la montagne, par une montée facile, à une grande porte qui s’ouvrait sur une roche élevée communiquant avec l’intérieur par une cour. De ce côté du château, il n’y avait ni fossé ni pont, ni aucune autre des défenses ordinaires, à l’exception d’une herse ; car la position de la forteresse rendait en quelque sorte ces précautions inutiles. Cependant on avait pris grand soin de prévenir une surprise, et il aurait fallu avoir un pied bien sûr, une tête bien calme, et des membres bien vigoureux, pour essayer d’entrer dans cet édifice par un autre passage que par la grille.

Lorsque Berchthold eut atteint la petite terrasse qui était dans le portail, il prit son cor, et, debout sur le bord du précipice, il commença un air de chasse, suivant toute apparence, dans un accès de gaieté. Les sons furent répétés par les échos des montagnes, et plus d’une matrone du village suspendit son travail pour écouter avec admiration cette sauvage harmonie. Replaçant son instrument, le jeune homme caressa ses chiens, et passa sous la herse qui était levée à ce moment.



  1. Corbleu.