L’Heidenmauer/Introduction

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 1-20).
INTRODUCTION


À


L’HEIDENMAUER.




Je vais vous demander d’abord un peu de patience, et puis je pourrai revenir tout à l’heure pour votre propre avantage
ShakspeareMesure pour mesure.



Malgré un usage depuis longtemps établi, nous avions passé un été enfermés dans les murs d’une grande ville ; mais le moment de la liberté arriva, et les oiseaux n’ont pas plus de plaisir à quitter leur cage que nous en eûmes à commander des chevaux de poste. Nous étions quatre dans une légère calèche de voyage, que de vigoureux chevaux normands transportaient gaiement vers leur province natale. Nous quittions Paris pour quelque temps, la reine des cités modernes, avec son tumulte et son ordre, ses palais et ses rues étroites, son élégance et sa saleté, ses habitants toujours en mouvement et ses politiques stationnaires, ses théories en contradiction avec sa pratique, sa richesse et sa pauvreté, sa gaieté et sa tristesse, ses rentiers et ses patriotes, ses jeunes libéraux et ses vieux ultras, ses trois états et son égalité, sa délicatesse de langage et son énergie de conduite, son gouvernement du peuple et son peuple ingouvernable, ses baïonnettes et sa force morale, sa science et son ignorance, ses plaisirs et ses révolutions, sa résistance qui recule et son mouvement qui s’arrête, ses marchandes de modes, ses philosophes, ses danseurs d’Opéra, ses poëtes, ses joueurs de violon, ses banquiers et ses cuisiniers. Bien que confinés depuis longtemps en-deçà des arrières, il ne nous était pas facile de quitter Paris tout à fait sans regrets : Paris, que tout étranger critique, et que tout étranger recherche, que les moralistes abhorrent et qu’ils imitent, qui fait secouer la tête des vieillards et battre le cœur des jeunes gens ; Paris, le centre d’excellentes choses et de choses qu’on ne peut nommer !

Cette nuit-là nous reposâmes notre tête sur de rustiques oreillers, loin de la capitale de la France. Le jour suivant nous respirâmes la brise de mer. Traversant l’Artois et la Flandre française, dans la matinée du quatrième jour nous entrâmes dans le nouveau royaume de Belgique par les villes historiques et vénérables de Douai, Tournai et Ath. À chaque pas nous rencontrions le drapeau qui flotte sur le pavillon des Tuileries, et nous reconnaissions l’air confiant et la démarche aisée des soldats français. Ils avaient été envoyés pour soutenir le trône chancelant de la maison de Saxe, et ils nous semblaient aussi à leur aise que lorsqu’ils se promenaient oisivement sur le quai d’Orsay.

On voyait encore à Bruxelles des preuves évidentes de la violence de la lutte qui avait chassé les Hollandais. Quarante-six boulets étaient encore incrustés dans les murs d’une maison qui n’était pas très-grande, tandis que quatre-vingt treize balles étaient entrées dans une de ses colonnes ! Dans nos appartements, il y avait aussi de terribles traces de guerre. Les glaces étaient brisées, les murs sillonnés par la mitraille, le bois des lits percé de balles, et les meubles endommagés. Les arbres du parc étaient mutilés en mille endroits, et le petit Cupidon que nous avions laissé riant au-dessus de la principale grille trois ans auparavant, était estropié et mélancolique, tandis que son compagnon avait pris son vol sur les ailes d’un boulet de canon. Au milieu de ces vestiges effrayants, nous évitâmes heureusement la vue du sang humain, et nous apprîmes du suisse obligeant qui présidait dans l’hôtel que ses caves, qui ont en tout temps une grande réputation, furent plus fréquentées encore pendant le siège. Nous conclûmes de toutes ces preuves que les Belges avaient livré de violents combats pour leur émancipation, ce qui prouve, du moins, qu’ils méritent d’être libres.

Notre route nous conduisit à travers Louvain, Thirlemont, Liége, Aix-la-Chapelle et Juliers, jusqu’au Rhin. La première de ces villes avait été témoin d’un combat, la semaine précédente, entre les armées ennemies. Comme les Hollandais avaient été accusés d’excès monstrueux, nous recherchâmes les preuves de leur cruauté. Combien de ces preuves avaient déjà disparu, c’est ce que nous ne pûmes découvrir ; mais celles qui restaient encore nous firent penser avec raison que les agresseurs ne méritaient pas tout l’opprobre dont on les avait accablés. Chaque jour, chaque heure de la vie me démontrent combien est capricieuse et vulgaire l’immortalité accordée par un journal !

Ce serait une injustice envers l’ancien évêché de Liége que de ne point parler de ses beaux paysages ; ce pays possède presque tout ce qui est nécessaire pour composer les points de vue les plus agréables et les plus agrestes. Des fermes isolées et innombrables, des troupeaux dans les prairies, des haies vives, des champs ondoyants, et une verdure qui ressemble à l’émeraude. Par un heureux accident de terrain, la route parcourt pendant plusieurs milles une surface élevée qui permet au voyageur de jouir de ces beautés tout à son aise.

Nous prîmes des bains à Aix-la-Chapelle. Nous visitâmes les reliques, nous examinâmes les lieux où furent couronnés tant d’empereurs plus ou moins célèbres, nous nous assîmes sur le trône de Charlemagne ; nous continuâmes ensuite notre route.

Le Rhin était une vieille connaissance. Peu d’années auparavant j’avais foulé ses sables, à Katwyck, et examiné son flux périodique dans la mer du Nord par le moyen d’écluses faites sous le règne trop court du bon roi Louis ; le même été, je l’avais franchi, ruisseau bruyant, sur la côte glacée du Saint-Gothard. Nous venions examiner ses beautés dans les parties les plus magnifiques, afin de les comparer, autant que la partialité nationale pouvait le permettre, aux beautés reconnues de l’Hudson.

En quittant Cologne, sa cathédrale exquise mais incomplète, avec la grue placée sur ses tours inachevées depuis cinq cents ans, ses souvenirs de Rubens et de sa patrone royale, nous voyageâmes sur le fleuve avec assez de loisir pour contempler tout ce qui se présentait à nos yeux, et cependant assez vite pour éviter les ennuis de la satiété. Là, nous rencontrâmes des soldats prussiens, préparés par des combats simulés aux devoirs plus sérieux de leur profession. Des lanciers galopaient en corps dans les plaines, des vedettes étaient placées, le pistolet armé en main, à toutes les meules de foin, tandis que des courriers pressaient de l’éperon leurs montures, et couraient d’un point à un autre, comme si la grande lutte qui se prépare d’une manière si menaçante, et qui tôt ou tard doit avoir lieu, était déjà commencée. Comme l’Europe est maintenant un camp, ces scènes guerrières attirent à peine un regard : nous cherchions d’autres points de vue, ceux que la nature déploie dans les plus heureux instants.

Nous apercevions des châteaux ruinés par vingtaines, des forteresses grisâtres ; des abbayes, quelques-unes désertes, d’autres encore occupées ; des villages, des villes ; les sept montagnes ; des rochers et des vignes. À chaque pas, nous sentions combien la poésie de la nature et celle de l’art sont intimement liées, entre la hauteur avec sa tourelle en ruine, et le sentiment moral qui leur prête de l’intérêt. Là, on voyait une île qui n’avait rien d’extraordinaire, mais les murs d’un couvent du moyen-âge couvraient sa surface de leurs ruines. On apercevait un roc nu, destitué de grandeur, et manquant de ces teintes que donnent des climats plus doux ; mais une baronnie féodale chancelait sur son sommet. Ici César conduisit ses légions sur le fleuve, et là Napoléon jeta son corps d’armée sur le rivage ennemi ; ce monument fut érigé à la mémoire de Hoche, et de cette terrasse le grand Gustave-Adolphe dirigea ses bataillons. Notre pays[1] est trop jeune pour présenter un grand nombre de cités historiques, et celles que nous possédons manquent encore de cette teinte indéfinissable que donne une époque reculée.

Bemplis des sentiments que peut créer la vue d’un fleuve aussi rempli de souvenirs, nous continuâmes notre chemin sur le bord méridional de cette grande artère de l’Europe centrale. Nous nous étonnâmes de la solitude du Rheinfels, nous admirâmes la rare magnificence des ruines de l’église de Baccara, et nous nous étonnâmes du précipice étourdissant sur lequel un prince de Prusse demeure encore maintenant avec la sécurité et la hardiesse d’un aigle. En apercevant Mayence le soir du second jour, nous discutâmes et nous comparâmes avec impartialité, du moins à notre avis, ce que nous venions de voir avec les scènes que nous nous rappelons si bien et avec tant d’attendrissement.

Je connaissais l’Hudson depuis mon enfance : c’est le grand passage de tous ceux qui voyagent de l’intérieur des États vers la mer ; et la nécessité m’avait fait voir de bonne heure ses détours, ses promontoires, ses îles, ses villes et ses villages. J’avais examiné attentivement jusqu’à ses ramifications les plus cachées, et il fut un temps où il n’y avait pas un point de vue sur ses rives ou un hameau qui n’eussent été visités par moi. Il y avait donc le vif souvenir d’une ancienne impression à opposer à l’influence d’objets encore visibles.

Suivant mon opinion, le Rhin, qui possède plus fréquemment que l’Hudson toute sorte de points de vue pendant un nombre de milles donnés, n’a rien de sa magnificence ; il manque de la variété, de la noble beauté et de la largeur du fleuve américain. Ce dernier, pendant la distance universellement reconnue pour réunir les plus belles vues du Rhin, est à la fois un fleuve large et étroit ; il a ses baies, ses passages rétrécis au milieu des prairies, ses gorges écumantes, et ses endroits les plus larges ressemblent aux lacs d’Italie ; ce que l’on peut dire de plus à l’avantage de son rival d’Europe, c’est que toutes ces beautés merveilleuses y sont faiblement rappelées. Dix degrés d’une latitude plus basse donnent des teintes plus riches, des transitions de lumière et d’ombre plus brillantes, des changements d’atmosphère plus avantageux, et servent à imprimer plus d’éclat aux beautés de notre climat occidental. Relativement aux îles, l’avantage est encore à l’Hudson ; celles du Rhin sont plus nombreuses, celles de notre fleuve ont plus d’étendue, sont mieux placées, et en général plus imposantes.

Lorsque la comparaison entre ces deux fleuves célèbres est poussée jusqu’aux accessoires qu’ils doivent à l’art, les résultats sont plus douteux. Les bâtiments des anciennes villes et des villages de l’Europe semblent groupés pour produire de l’effet, lorsqu’on les voit à une certaine distance, bien que leur sécurité soit le but principal de la manière dont ils sont construits, au lieu qu’il faut entrer dans les villages propres, spacieux et gais de l’Amérique pour pouvoir les apprécier. Dans l’ancien hémisphère, les masses de toits, les tours des églises, les façades irrégulières des murailles, et souvent le château qui s’élève sur le pinacle, par derrière, donnent à une ville l’apparence d’un vaste monument antique consacré à un seul objet. Peut-être les bourgs du Rhin ont-ils quelque chose de moins pittoresque que les villages de France et d’Italie, car les Allemands ménagent plus le terrain que ne le font leurs voisins ; cependant ils ont encore quelque chose de plus saillant que les riants et heureux petits villages qui encombrent les bords de l’Hudson. On doit ajouter à cet avantage celui qui naît des ruines innombrables, et d’une foule de souvenirs. Ici, la supériorité des auxiliaires du Rhin cesse, et ceux de son rival commencent à l’emporter. En fait de demeures modernes, de villes et même de maisons de plaisance, celles des princes seules exceptées, les bords de l’Hudson n’ont peut-être pas leurs égaux dans aucun pays. Il y a de plus beaux et de plus nobles édifices sur la Brenta et dans d’autres lieux favorisés, cela est certain ; mais je ne connais aucun fleuve qui ait autant de ces attraits qui charment et captivent les regards. Pour le mouvement, objet important de la comparaison, l’Hudson n’a peut-être aucun rival parmi les fleuves qui prétendent à un caractère pittoresque. Relativement au nombre des vaisseaux, à la variété de leurs agrès, à la beauté de leurs formes, à la promptitude, à l’habileté de la manœuvre, ce canal commercial prend son rang parmi les premiers fleuves du monde. Les vergues de vaisseaux aux mâts élevés se balancent parmi les rocs et les forêts des coteaux, tandis que les chaloupes, les goélettes, les élégants bateaux à vapeur, les yachts, les pirogues et les canots, effleurent les ondes par milliers. Il existe encore une preuve éloquente qui ne doit pas être négligée. Des peintures et des gravures des bords du Rhin prêtent leurs avantages ordinaires à des objets qui, vus tels qu’ils existent, n’ont rien de bien frappant ; elles les adoucissent, et souvent leur donnent une grande beauté, au lieu que toutes les tentatives de ce genre pour représenter des points de vue de l’Hudson sont toujours restées bien au-dessous de l’original.

La nature est prodigue de beaux points de vue dans tous les pays, et c’est une duperie de ne point jouir de ses dons, en avançant dans la vie, parce qu’il existe une supériorité prétendue dans telle on telle partie du monde. Nous quittâmes donc le Rhin avec regret ; car, à mesure qu’on avance sur ses bords, on est obligé de convenir qu’il est difficile de trouver des rivages plus charmants que les siens.

À Mayence, nous passâmes sur la droite du fleuve, et, traversant les duchés de Nassau et de Darmstadt, nous entrâmes dans celui de Bade à Heidelberg. Là, nous nous assîmes sur le tonneau, nous examinâmes le château, et nous nous promenâmes dans des allées de jardins fort remarquables. De ce lieu nous nous dirigeâmes sur Manheim, tournant les yeux plus d’une fois vers la capitale de la France. L’indisposition d’une personne de notre société nous força de nous arrêter quelques heures à Manheim. Cette ville présente peu de matière à réflexions ; cependant on y peut faire celle-ci, que la symétrie et la régularité qui donnent de la magnificence aux grandes villes rendent les petites mesquines.

Par un brillant jour d’automne, nous retournâmes, en suivant la rive gauche du Rhin, sur la route de Paris. Les désirs du malade lui donnaient l’apparence de la force, et nous espérions pénétrer dans les montagnes qui bordent le Palatinat du côté sud-ouest, et atteindre Kaiserslautern, sur la route du grand Napoléon, avant la nuit. Notre principal but était accompli, et, comme tous ceux qui ont effectué leurs projets, notre plus grand désir était de nous retrouver chez nous. Quelques postes nous convainquirent que le repos était encore nécessaire à notre invalide. Cette conviction, malheureusement comme je le croyais alors, vint trop tard ; car nous avions déjà traversé la plaine du Palatinat, et nous approchions de la chaîne de montagnes dont je viens de parler, qui sont une branche des Vosges, et qu’on connaît dans le pays sous le nom de Haart. Nous n’avions pas fait entrer un tel événement dans nos calculs, et une ancienne expérience nous avait appris à nous défier des auberges de cette partie isolée du royaume de Bavière. Je regrettais amèrement notre précipitation, lorsque la tour de l’église de Duerckheim perça au-dessus des vignes ; car, en approchant davantage de la base de la montagne, le terrain est légèrement ondulé et la vigne plus abondante. En avançant, le village ou le bourg nous promit peu de chose ; mais le postillon nous assura que l’auberge de la Poste était digne d’un roi, et, quant au vin, le même postillon ne crut pouvoir en faire un juste éloge que par un bruyant claquement de fouet, expression de plaisir la plus éloquente pour un Allemand de sa classe. Nous débattîmes la question d’avancer ou de nous arrêter, éprouvant une grande indécision, jusqu’au moment où nous fûmes arrivés devant l’enseigne du Bœuf. Un corpulent bourgeois vint nous recevoir ; on voyait une assurance de bonne chère dans l’ample développement de sa personne, qui n’était pas mal représentée par l’enseigne, et le caractère cordial de son hospitalité éloignait tout souvenir du quart-d’heure de Rabelais.

Si celui qui voyage acquiert une grande connaissance du cœur humain, il perd beaucoup de cette sympathie pour l’espèce humaine qui embellit la vie. De constants rapports avec des hommes qui sont dans l’habitude de voir journellement des visages étrangers, ne disposant de leurs services qu’envers des personnes qu’ils ne doivent plus rencontrer, et qui nécessairement sont absous de toutes les responsabilités et affinités d’un commerce plus durable, montrent l’égoïsme de notre nature dans tout ce qu’il y a de moins attrayant. L’adresse peut suggérer un air affable qui cache les desseins de l’aubergiste sur la bourse d’un étranger, mais il est dans la nature des choses que ce dessein existe. La passion du gain, comme toutes les autres, augmente avec les occasions ; ainsi, nous devons trouver les aubergistes qui vivent sur des routes fréquentées plus rapaces que ceux dont les désirs sont moins excités faute d’occasions.

Notre hôte de Duerckheim offrait la preuve, par son honnête physionomie, son air indépendant et ses manières franches, qu’il était supérieur aux calculs mercenaires et habituels de la plupart des hommes de sa profession, qui, habitant dans des lieux peu fréquentés, prennent leur revanche sur la fortune, en protestant qu’ils regardent toutes les voitures de poste comme une proie que Dieu leur abandonne. Il avait un jardin dans lequel il nous invita d’entrer tandis qu’on changeait de chevaux, et de manière à prouver qu’il n’avait que l’intention d’être honnête, et qu’il s’embarrassait peu si nous resterions une heure ou une semaine. Enfin ses manières étaient polies, naturelles et engageantes ; elles nous rappelèrent vivement notre pays, et elles firent naître tout à coup cette confiance qui est d’un effet moral incalculable. Bien qu’ayant trop d’expérience pour nous lier aveuglément au caractère national, son apparence de bonne foi allemande nous plut aussi, et par-dessus tout nous fûmes ravis de la propreté et du comfort qu’on apercevait partout, sans être accompagné de cette ostentation prétentieuse qui neutralise ces avantages chez des gens plus artificieux. La maison n’était point un caravansérail où l’on boit de la bière et l’on fume, comme dans la plupart des hôtelleries de cette partie de l’Europe ; mais il y avait des pavillons détachés dans les jardins, sous lesquels les voyageurs fatigués pouvaient littéralement se livrer au repos. Toutes ces considérations différentes nous déterminèrent à nous arrêter, et nous ne tardâmes pas à instruire l’honnète bourgeois de notre résolution. Cette nouvelle fut reçue avec une grande politesse, et, comme l’immortel Falstaff, je commençais à entrevoir l’espoir — de prendre mes aises dans une auberge — sans y être friponné.

On remisa promptement la voiture, et on porta nos bagages dans nos appartements. Quoique les gens de la maison parlassent avec confiance, et pourtant avec modestie, de l’état du garde manger, il s’en fallait encore de quelques heures que le moment de notre dîner fût arrivé. Nous avons souvent trouvé l’occasion de remarquer qu’en Allemagne un repas n’est jamais hors de saison. Des questions, qui semblaient plutôt dictées par la bienveillance que par l’amour du gain, nous furent adressées sur l’heure à laquelle nous nous mettions à table ; puis, comme pour changer la conversation, je demandai :

— N’ai-je pas vu quelques ruines sur la montagne, en entrant dans le village ?

— Nous appelons Duerckheim une ville, mein Herr, répondit notre hôte ; bien qu’elle ne soit pas des plus grandes, on a vu le temps où elle était une capitale !

En prononçant ces mots, le digne bourgeois quitta sa pipe et se mit à rire ; car c’était un homme qui avait entendu parler de Londres, de Paris, de Pékin, de Naples, de Saint-Petersbourg, et peut-être, par hasard, de la ville fédérale elle-même

— Une capitale ! C’était probablement la demeure d’un peut prince d’Allemagne ? De quelle famille était votre souverain, je vous prie ?

— Vous avez raison, mein Herr. Duerckheim, avant la révolution française, était une résidence (car c’est ainsi qu’on appelle en Allemagne les capitales politiques), et cette ville appartenait au prince de Leiningen, qui avait un palais de l’autre côté de la ville (ce lieu peut être environ moitié aussi grand que Hudson ou Schenectady), lequel palais fut brûlé pendant les troubles. Après ces dernières guerres, le souverain fut médiatisé, et reçut en indemnité des domaines de l’autre côté du Rhin.

Comme ce terme de médiatisé n’est pas souvent employé, il a peut-être besoin d’une explication. L’empire germanique, ainsi que presque tout le reste de l’Europe, était autrefois divisé en une multitude innombrable de petites souverainetés, constituées sur les bases du pouvoir féodal. En même temps que le hasard, le talent, les alliances ou la trahison avancèrent la fortune des plus puissants de ces princes, leurs voisins les plus faibles commencèrent à disparaître, ou à prendre une position subordonnée sur l’échelle sociale. C’est de cette manière que s’est graduellement composé le royaume, d’abord insignifiant, de France, privé qu’il était alors de la Bretagne, la Bourgogne, la Navarre, le Dauphiné, la Provence et la Normandie, et de plusieurs autres provinces. C’est de cette manière aussi que l’Angleterre fut formée de l’heptarchie. Le système confédératif de l’Allemagne a continué plus ou moins cette organisation féodale jusqu’à nos jours. La formation de l’empire d’Autriche et de la Prusse a détruit un grand nombre de ces principautés, et les changements produits par la politique de Napoléon ont donné le coup de grâce, sans distinction, à tous les petits souverains qui avoisinaient le Rhin. Parmi ces derniers étaient les princes de Leiningen, dont les possessions furent primitivement incluses dans les limites de la république française, puis dans celles de l’empire, et ont passé depuis sous la loi du roi de Bavière, qui, comme héritier légitime du duché voisin de Deux-Ponts, avait en sa possession une portion assez vaste de l’Allemagne pour engager le congrès de Vienne à ajouter à ses domaines, son but étant de former une barrière à l’agrandissement futur de la France. Comme les familles souveraines dépossédées ont la permission de garder leur titre de convention, et fournissent au besoin des femmes et des maris aux branches régnantes des diverses familles princières, le terme médiatisé a été assez heureusement appliqué à leur situation.

— Le jeune prince était ici la semaine dernière, continua notre hôte ; il logeait dans ce pavillon, et y a passé plusieurs jours. Vous savez qu’il est le fils de la duchesse de Kent, et frère utérin de la jeune princesse, qui sera probablement un jour reine d’Angleterre.

— A-t-il des domaines ici, ou est-il encore, soit d’une manière ou d’une autre, attaché à votre gouvernement ?

— Tout ce qu’on lui a donné est en argent ou de l’autre côté du Rhin. Il alla visiter les ruines du vieux château, car il éprouvait une curiosité bien naturelle de voir les restes d’un édifice que ses ancêtres avaient construit.

— Alors c’étaient les ruines du château de Leiningen que j’ai vues sur la montagne en entrant dans la ville ?

— Non, mein Herr ; vous avez vu celles de l’abbaye de Limbourg ; celles de Hartenbourg, car c’est ainsi qu’on appelait le château, sont plus loin, au milieu des montagnes.

— Quoi ! une abbaye en ruines, ainsi qu’un château ! Voilà une occupation suffisante pour le reste de la journée. Une abbaye et un château !

— Et l’Heidemnauer et le Teufelstein !

— Comment ! un Camp des Païens et une Pierre du Diable ! Vous êtes riches en curiosités !

Notre hôte continua de fumer philosophiquement.

— Avez-vous un guide pour me conduire dans ces endroits par le plus court chemin ?

— Le premier enfant peut le faire.

— Mais je désirerais quelqu’un qui parlât français ; car mon allemand est loin d’être classique.

Le digne aubergiste secoua la tête.

— Il y a ici un nommé Christian Kinzel, reprit-il après un moment de réflexion, un tailleur qui n’a pas beaucoup de pratiques, et qui a vécu quelque temps en France ; il peut vous être utile dans votre excursion.

Je répondis qu’un tailleur pourrait trouver qu’il serait bon pour sa santé de se détirer un peu les jambes.

L’aubergiste s’amusa de mon idée, et quitta sa pipe pour rire à son aise ; sa gaieté était franche comme celle d’un homme sans remords.

L’affaire fut promptement arrangée. On envoya un messager à Christian Kinzel, et prenant mon petit compagnon de voyage par la main, je marchai en avant, attendant l’arrivée du guide. Mais comme j’ai l’intention d’occuper beaucoup le lecteur du lieu que je vais décrire, il est nécessaire qu’il possède une juste connaissance de ses localités.

Duerckheim est située dans cette partie de la Bavière qu’on appelle communément le Cercle du Rhin. Le roi de ce pays n’a peut-être pas un million de sujets dans cette partie détachée de ses domaines, qui s’étend, d’un côté, depuis le fleuve jusqu’à la Prusse rhénane, et de l’autre, depuis Darmstadt jusqu’en France. Il suffit d’une bonne journée de poste pour traverser cette province dans toutes les directions ; il paraîtrait, d’après cela, que sa surface est à peu près égale aux deux tiers de celle du Connecticut. Une ligne de montagnes, ressemblant aux moins élevées des Alleghanies, connue sous différents noms, mais qui est une des branches de Vosges, passe presque à travers le centre du district au nord et au midi. Ces montagnes cessent brusquement du côté oriental, laissant entre elles et le fleuve une vaste surface unie, dans le genre de celles qu’on appelle en Amérique terrain plat, ou terres de fond. Cette plaine, qui faisait partie de l’ancien Palatinat, s’étend également de l’autre côté du Rhin, se terminant aussi brusquement à l’est qu’à l’ouest. À vol d’oiseau, entre Heidelberg et Duerckheim, villes qui sont opposées l’une à l’autre sur les deux extrémités latérales de la plaine, on peut compter un peu plus de vingt milles ; le Rhin est à une distance égale de toutes les deux.

Il existe une tradition plausible, qui assure que la plaine du Palatinat était autrefois un lac recevant les eaux du Rhin, et par conséquent les déchargeant par quelque passage inférieur, jusqu’à ce que le temps, ou une convulsion de la nature, brisa la barrière qu’offraient les montagnes à Bingen, entraînant les eaux, et laissant un bas-fond fertile. En approchant de Duerckheim, on aperçoit des montagnes de sable irrégulières, ce qui peut confirmer cette supposition, que la constance des vents du nord a jeté un plus grand nombre de ces particules légères au sud-ouest que sur la côte opposée. En ajoutant que le côté oriental des montagnes, ou celui qui suit la plaine, est assez brisé et inégal pour être pittoresque, nous en aurons dit assez sur les localités nécessaires pour l’intelligence du lecteur.

Il paraîtrait qu’un des passages qui communiquaient, de temps immémorial, entre le Rhin et le pays à l’ouest des Vosges, avait une issue sur la plaine, à travers la gorge de la montagne ; près Duerckheim. En suivant les détours des vallées, la route de poste pénètre, par une montée facile, jusqu’au plus haut sommet, et, suivant le cours de l’eau qui se jette dans la Moselle, descend presque aussi graduellement dans le duché de Deux-Ponts, de l’autre côté de la chaîne. La possession de ce passage, dans les siècles de violence où l’on ne connaissait point la loi, était donc un titre de distinction et de pouvoir, puisque tous ceux qui le traversaient étaient pour ainsi dire à la merci de celui qui en avait la propriété.

En quittant la ville, mon petit compagnon et moi nous entrâmes aussitôt dans la gorge. Le passage était étroit ; mais on apercevait bientôt une vallée de la largeur d’un mille, dans laquelle deux ou trois défilés avaient une issue, sans compter celui par lequel nous étions entrés ; mais un seul conservait son caractère pendant une certaine distance. L’étendue de cette vallée ou bassin, puisque ce devait en être un lorsque le Palatinat était un lac, est beaucoup rétrécie par une montagne, dont la base, couvrant un quart de l’espace, s’élève absolument au centre, et qui, sans aucun doute, se trouvait une île lorsque la vallée était une haie. Le sommet de cette montagne est plat et d’une forme ovale irrégulière ; il peut contenir six ou huit acres de terre. C’est là que sont situées les ruines de Limbourg, but principal de notre excursion.

La montée, de plusieurs centaines de pieds, était excessivement raide. Des pierres de taille d’une couleur rougeâtre se montraient sous une terre rare. Le soleil dardait des rayons de feu sur les rocs, et je commençais à peser les avantages et les désavantages de cette course, lorsque le tailleur arriva avec le zèle d’un homme qui n’est point encore fatigué.

— Voici Christian Kinzel ! s’écria ***** pour qui la nouveauté avait toujours un attrait, et qui dans sa jeune existence avait déjà gravi avec courage les Alpes, les Apennins, le Jura et les montagnes de Calabre, des tours, des monuments, des dômes, et tout ce qui avait pu servir à l’élever dans les airs. — Allons, grimpons !

Nous escaladâmes la montagne, et, tournant parmi des terrasses sur lesquelles croissaient la vigne et des végétaux, nous atteignîmes promptement la plate-forme naturelle. On découvrait du sommet une vue magnifique. Mais ce serait trop se presser que de la décrire ici. Toute la surface de la montagne prouvait l’ancienne étendue de l’abbaye qui avait été entièrement entourée par un mur. Mais les principaux édifices avaient été construits, et se voyaient encore, près le centre longitudinal, sur le bord du précipice qui se trouvait à l’est. Il restait assez du bâtiment pour se former une idée de son ancienne magnificence. Contrairement à presque toutes les ruines qui bordent le Rhin, la maçonnerie était de la même main-d’œuvre ; les murs étaient non seulement massifs, mais composés de pierres à sablon régulièrement taillées ; des couches immenses de ces matériaux existent dans toute cette partie de l’Allemagne. Je reconnus la chapelle, encore assez bien conservée, le réfectoire, cette consolation de la vie ascétique, plusieurs édifices qui servaient probablement de dortoirs, et quelques vestiges des cloîtres. Il existe aussi une tour élevée dont la forme monastique suffit pour donner un caractère religieux à ces ruines. Elle était fermée, pour empêcher les curieux de se hasarder sur ses marches chancelantes ; mais on peut facilement reconnaître qu’elle a servi à renfermer les cloches consacrées. Il y a aussi près d’elle les nobles restes d’une arche dont les pierres mal jointes menacent la tête de celui qui veut les examiner de trop près.

M’éloignant de la ruine, je jetai un regard sur une vallée des environs. Bien de plus doux et de plus charmant que cette vue. Plus un don est limité, plus l’homme s’y affectionne ; ce sentiment, qui est une espèce de nécessité, avait engagé les habitants de ce lieu à tirer tout le parti possible de ce bas-fond : les Alpes ne sont pas mieux tondues que les prairies qui étaient à mes pieds, et l’on avait également utilisé deux ou trois ruisseaux qui serpentaient au milieu d’elles. L’écluse d’un moulin rustique rejetait les eaux dans un lac en miniature, et quelque zélé admirateur de Neptune avait établi un cabaret sur ses bords, qui portait une ancre pour enseigne ! Mais l’effet principal du point de vue provenait des ruines d’un château qui occupaient une terrasse naturelle, ou plutôt la projection d’un roc, appuyé contre une des montagnes. La route passait immédiatement sous les murs, à une portée de flèche des créneaux, la position ayant été incontestablement choisie comme dominant la route des voyageurs. Je n’eus pas besoin des explications du guide pour savoir que ces ruines étaient le château d’Hartenbourg ; il était encore plus massif que les restes de l’abbaye, bâtie des mêmes matériaux, et, suivant toute apparence, dans différents siècles ; car, tandis qu’une partie était irrégulière et grossière comme presque toutes les constructions du moyen âge, il y avait des tours saillantes dans les embrasures pour l’usage de l’artillerie. Un de leurs canons, élevé à une hauteur convenable, aurait pu envoyer son boulet sur la plate-forme de l’abbaye, mais sans danger même pour les murailles en ruines.

Après avoir étudié pendant une heure les différents objets de cette scène charmante, je demandai au guide quelques détails sur le Camp des Païens et la Pierre du Diable. Tous les deux étaient sur une hauteur qui s’élevait de l’autre côté de l’ambitieux petit lac, à une bonne portée de mousquet de l’abbaye. Il était même possible d’apercevoir une portion du premier, et les détails confus du tailleur excitaient le désir d’en voir davantage. Nous n’avions pas entrepris notre voyage sans une ample provision de livres et de cartes géographiques. Un des premiers était heureusement dans ma poche ; bien que n’ayant espéré aucune chose extraordinaire sur cette route peu fréquentée, il n’avait point encore été ouvert. En consultant ses pages, je fus agréablement surpris de trouver que Duerckheim et ses antiquités n’avaient pas été jugées indignes de l’attention spéciale du voyageur. On y disait que le Camp des Païens indiquait le lieu où Attila passa l’hiver avant de traverser le Rhin, dans sa célèbre invasion contre la capitale du monde civilisé, quoique son origine fût attribuée à ses ennemis eux-mêmes ; bref, on croyait que c’étaient les restes d’un camp romain, un de ces ouvrages avancés de l’empire par lesquels les Barbares étaient tenus en échec, et dont les Huns s’étaient prudemment servis en avançant vers le sud. On décrivait la Pierre du Diable comme un roc naturel dans le voisinage du camp, sur laquelle les païens avaient offert des sacrifices. Les jambes de notre guide, libérées de la prison de son établi, furent mises en réquisition pour nous conduire dans un lieu contenant des curiosités si dignes de notre attention.

Tandis que nous descendions la montagne de Limbourg, Christian Kinzel nous fit un peu oublier la fatigue du chemin en nous racontant la tradition du pays sur les lieux que nous venions de quitter ; il paraîtrait, d’après cette légende, que lorsque les pieux moines projetaient d’établir leur monastère, ils firent un pacte avec le diable, afin qu’il se chargeât de tirer des carrières les pierres nécessaires pour un ouvrage aussi étendu, et de les transporter au haut de la montagne. Cette proposition convint fort à l’humeur du diable ; car, pour lui faire entreprendre un ouvrage de cette nature, on lui avait persuadé qu’il s’agissait de bâtir une taverne, dans laquelle on boirait nécessairement une bonne quantité de vin du Rhin, breuvage qui trouble la raison et laisse l’âme sans soutien, exposée à toutes les tentations. Il semblerait par les légendes du Rhin que les moines surpassèrent en finesse l’ennemi du genre humain ; mais leur plus éclatant succès fut dans l’affaire en question. Complètement trompé par les artifices des hommes de Dieu, le père du mal se prêta au projet avec tant de zèle que l’abbaye et ses dépendances furent construites avec une incroyable promptitude, circonstance qu’ils prirent soin d’exploiter à leur avantage en l’attribuant à un miracle d’une émanation plus pure. Suivant tous les rapports, l’artifice fut si bien conduit, que, malgré sa réputation de finesse, le diable ne connut la véritable destination de l’édifice que lorsque la cloche de l’abbaye sonna les prières. Alors son indignation fut sans bornes, et il se rendit sur le roc qui porte son nom, dans l’intention de l’enlever dans les airs au-dessus de la chapelle, et d’immoler par sa chute les moines et leur autel à sa vengeance. Mais la pierre était trop bien enracinée pour être déplacée même par le diable, et il fut enfin forcé par les prières des dévots qui étaient alors sur leur champ de bataille, d’après leur manière de combattre, d’abandonner ce pays, honteux, confus et furieux. On montre aux curieux certaines marques empreintes sur le roc, qui prouvent les violents efforts de Satan, et entre autres celle de sa personne, lorsqu’il s’assit sur la pierre, fatigué de ses efforts inutiles ; la plus drôle est une espèce de rainure qui montre évidemment la position qu’avait sa queue tandis qu’il ruminait son chagrin sur ce siège un peu dur.

Nous étions au pied de la seconde montagne lorsque Christian Kinzel termina son explication.

— Telles sont donc les traditions de Duerckheim concernant la Pierre du Diable, dis-je en mesurant de l’œil le chemin escarpé.

— Voilà ce qu’on dit dans le pays, mein Herr, répondit le tailleur ; mais il y a des gens qui ne le croient pas.

Mon petit compagnon se mit à rire, et ses yeux brillaient de plaisir.

— Allons, grimpons ! s’écria-t-il encore ; allons voir le Teufelstein !

Nous arrivâmes bientôt dans le Camp ; il était placé sur une partie avancée de la montagne, sorte de bastion naturel, et il était protégé de tous côtés, excepté par celui où il était joint à la masse du rocher, par des descentes trop rapides pour être tentées avec prudence. On y voyait les ruines d’une muraille circulaire d’une demi-lieue détendue, dont les pierres étaient répandues confusément en piles autour de l’extérieur, et dans l’intérieur plusieurs vestiges de fondations et de murs. Toute la surface était couverte de jeunes cèdres au feuillage mélancolique. Sur le côté qui fait face aux montagnes voisines, le Camp avait été évidemment protégé par un fossé.

Le Teufelstein était à mille pieds du Camp : c’est un roc nu, usé par le temps, et qui montre sa tête chauve, sur un point élevé, parmi les montagnes les plus avancées. Je m’assis sur le sommet le plus élevé, et pendant un moment j’oubliai ma fatigue.

On découvrait les plaines du Palatinat aussi loin que la vue pouvait s’étendre. Çà et là brillaient les eaux du Rhin et du Necker, comme des feuilles d’argent parmi la verdure des champs, puis les clochers des villes de Manheim, Spire et Worms, et d’innombrables villages ; les maisons de campagne étaient aussi nombreuses dans cette perspective que les tombes sur la voie Appienne. Quelques ruines grisâtres semblaient collées sur les montagnes de Baden et de Darmstadt ; on apercevait aussi le château d’Heidelberg, dans son romantique vallon ; il était en même temps sombre et magnifique. Ce paysage était allemand, et dans tout ce qu’il devait à l’art il était légèrement gothique. Il lui manquait la teinte ardente, le dessin capricieux et séduisant des belles vues de l’Italie, la grandeur des vallées et des glaciers de la Suisse ; mais c’était un admirable tableau de la fertilité et de l’industrie embellie par une foule d’objets utiles.

Il était tout simple qu’une personne ainsi placée se crût environnée de tous les éloquents souvenirs des progrès de la civilisation, des infirmités, de l’accroissement et de l’ambition de l’espèce humaine. Le roc me rappelait des siècles de fanatiques superstitions et de honteuse ignorance ; le temps où tout le pays était une vaste forêt que parcourait le chasseur, disputant aux animaux carnassiers la propriété de ses sauvages domaines. Cependant la noble créature portait l’image de Dieu, et quelquefois un esprit supérieur perçait les ténèbres de son siècle, saisissant quelques rayons de cette éternelle vérité qui dérive de la nature. Je me représentais aussi les Romains, avec leurs dieux, passions et vertus divinisées ; leur philosophie ingénieuse, leurs arts nombreux et empruntés à la Grèce, leur force calculée et accablante, leur amour de la magnificence si grand dans ses effets, mais si sordide et si injuste dans ses moyens, et par dessus tout cette ambition insatiable qui vit s’abîmer ses espérances sur la mer de sa propre grandeur, et prouva par sa chute la fausseté de son système. Les souvenirs qui m’entouraient me montraient les moyens par lesquels Rome conquit et perdit son pouvoir. Le barbare avait appris à l’école sévère de l’expérience à reconquérir ses droits ; et, dans l’exaltation que me causaient ces souvenirs, il ne m’était pas difficile de me représenter les Huns se précipitant dans le Camp, et calculant leur chance de succès par les vestiges qu’avaient laissés le génie et les ressources de leurs ennemis.

La confusion des images obscures qui succédèrent était un véritable emblème du siècle suivant ; sortant de cette obscurité, après le long et glorieux règne de Charlemagne, le château baronial s’éleva avec sa violence féodale et ses injustices. Puis vint l’abbaye entée sur cette religion douce et souffrante, qui parut sur la terre comme un rayon du soleil éclipsant la clarté factice d’une scène dont la lumière naturelle avait été exclue. Là éclata cette lutte égoïste et longue entre des principes antagonistes, et qui n’a point encore cessé : le combat entre le pouvoir de la science et le pouvoir de la force physique. Le premier, qui n’était ni pur ni parfait, descendait au subterfuge et à la fraude, tandis que le second hésitait entre la crainte des causes inconnues et l’amour de la domination. Le moine et le baron devinrent ennemis ; celui-ci se méfiant secrètement de la foi qu’il professait, celui-là tremblant des conséquences du coup que sa propre épée avait porté, effet de trop de science dans l’un et de trop d’ignorance dans l’autre, tandis que tous les deux étaient la proie de cette ennemie insatiable du genre humain, l’ambition.

Un éclat de rire de l’enfant attira mon attention au bas du rocher. Il venait avec Christian Kinzel, et à leur mutuelle satisfaction, de trouver la place précise qu’avait occupée la queue du diable. Cet enfant était le meilleur emblème de l’Amérique qu’on eût pu trouver sur l’immense surface de son pays. Après le sang anglais ou saxon, le sang français, suédois et hollandais coulait en proportions presque égales dans ses veines. Il n’avait pas besoin de chercher bien loin pour trouver parmi ses ancêtres le paisible compagnon de Penn, le huguenot, le cavalier, le presbytérien, le sectateur de Luther ou de Calvin. Le hasard avait encore augmenté la ressemblance ; car, voyageant depuis son enfance, il mêlait toutes les langues en commentant gaiement sa récente découverte. La suite de pensées que cette distraction m’occasionna était naturelle. Elle embrassait le long mystère dans lequel le continent si vaste de l’Amérique avait été enveloppé aux yeux de l’homme civilisé ; sa découverte, l’établissement qu’on y fit, la manière par laquelle la violence, la persécution, les guerres civiles, l’oppression, l’injustice, avaient jeté des hommes de toutes les nations sur ses rivages ; les effets de ce choc de coutumes et d’opinions dépouillées par l’habitude et les lois de leur origine égoïste ; la liberté civile et religieuse qui s’ensuit ; le principe nouveau, mais irrécusable, sur lequel son gouvernement fut basé ; les progrès silencieux de son exemple dans les deux hémisphères, l’un avant déjà imité les instructions dont l’autre essayait d’approcher, et les immenses résultats qui dérivaient de ce grand et incalculable décret de la Providence. Je ne sais en vérité si mes pensées n’auraient pas approché du sublime, si Christian Kinzel ne les eût interrompues en montrant l’endroit où le diable, dans sa colère, avait donné un coup de pied.

Descendant du sommet, nous prîmes le chemin de Duerckheim.

Tout en marchant, Kinzel fit plus d’une remarque philosophique, qui était principalement inspirée par la misérable condition d’un homme travaillant beaucoup et mangeant peu. Sous le point de vue de sa position particulière, le travail était à trop bon marché, et le vin ainsi que les pommes de terre trop chers. Jusqu’à quelle profondeur eût-il poussé des réflexions si naturelles, je l’ignore, si l’enfant n’eût pas élevé quelques doutes sur la longueur reconnue de la queue du diable. Il avait visité le Jardin des Plantes à Paris, vu le kangourou dans le jardin zoologique à Londres, et connaissait par leurs noms les habitants de diverses ménageries ambulantes qu’il avait vues à Rome, Naples, Dresde, et autres capitales ; il était presque ami avec les ours de Berne, qu’il avait souvent visités. Ayant ainsi une idée vague de l’analogie des choses, il ne pouvait se rappeler aucun animal assez amplement pourvu d’un prolongement de la colonne vertébrale, capable de remplir l’espèce de gouttière formée dans le Teufelstein. Pendant que dura la discussion sur ce point important, nous arrivâmes jusqu’à l’auberge.

L’aubergiste de Duerckheim ne nous avait trompés en rien. Son dîner fut excellent, et abondant jusqu’à la prodigalité, La bouteille de vieux vin de Duerckheim aurait pu passer pour du johannisbergh, ou pour cette liqueur plus délicieuse encore, le steinberg, à Londres ou à New-York. La politesse simple et sincère avec laquelle nous fûmes servis en augmenta l’agrément.

C’eût été un grand égoïsme de ranimer la nature épuisée sans penser au tailleur, après un violent exercice de plusieurs heures à l’air subtil des montagnes ; il eut aussi sa part du dîner ; et lorsque nous eûmes l’un et l’autre repris des forces, nous tînmes une conférence laquelle le digne aubergiste fut admis.

Les pages suivantes sont le résultat de notre conversation dans l’auberge de Duerckheim. Si quelque savant antiquaire allemand découvre quelque grossier anachronisme, un nom mal placé dans l’ordre des événements, ou un moine rappelé prématurément du purgatoire, il est invité à rejeter son indignation sur Christian Kinzel, et puisse saint Benoît de Limbourg le protéger contre tous les critiques !


  1. L’Amérique. Dans le cours de cet ouvrage, l’auteur établit différentes comparaisons entre le pays qu’il décrit et le sien.