L’Heidenmauer/Chapitre II

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 28-41).

CHAPITRE II.


Que dis-tu d’un lièvre ou d’une bécasse mélancolique ?
ShakspeareHenry IV.



La lumière avait presque entièrement disparu du ravin où est situé Hartenbourg, lorsque Berchthold descendit du château par un sentier différent de celui par lequel il y était arrivé une heure auparavant ; et, traversant la rivière sur un pont de pierre, il gagna le rivage opposé jusque dans la rue, ou plutôt sur la route. Le jeune forestier ayant enfermé les chiens, avait mis de côté sa laisse et son fusil, mais son cor était toujours attaché à son épaule. Il portait aussi à son côté un couteau de chasse, arme défensive fort utile dans ce siècle et dans ce pays, et qu’il avait le droit de porter en vertu de sa charge chez le comte de Leiningen-Hartenbourg, maître de la forteresse qu’il venait de quitter, seigneur féodal de la plupart des montagnes voisines, aussi bien que de nombreux villages dans la plaine du Palatinat. Il semblait que le gardeur de vaches attendît l’arrivée de son compagnon ; nous pourrions peut-être même dire son ami, par la manière familière avec laquelle ils s’abordèrent. Gottlob se tenait près de la chaumière de sa mère, et lorsque les deux jeunes gens se rencontrèrent, ils se firent signe mutuellement, et avancèrent à pas rapides, laissant le village derrière eux.

Lorsqu’on quittait le hameau, la vallée s’agrandissait, et prenait cet aspect de fertilité et de culture que nous avons décrit au lecteur dans l’Introduction ; car ceux qui ont parcouru cette préface, nécessaire à notre ouvrage, reconnaîtront que les deux jeunes gens avec lesquels nous venons de leur faire faire connaissance étaient dans le bassin de la montagne qui contenait l’abbaye de Limbourg. Mais si trois siècles ont peu altéré le caractère de ces lieux, ils ont produit un changement bien grand dans les objets plus périssables.

Tandis que les jeunes gens marchaient rapidement, les premiers rayons de la lune touchaient le sommet des montagnes, et avant qu’ils eussent fait un mille, en suivant toujours la direction du sentier qui communiquait avec la vallée du Rhin, les toits et les tours de l’abbaye elle-même en furent éclairés. Les bâtiments du couvent étaient semblables, par leur nombre et leur confusion, au groupe de maisons que forme un village, tandis qu’un mur massif entourait tout le sommet de la montagne isolée. Cette demeure ressemblait à celle de ces princes ecclésiastiques du moyen-âge, qui portaient l’armure sous l’étole ; car en même temps que les tours et les vitraux coloriés, les croix et les ex-voto, annonçaient le caractère de cet établissement, des précautions attestaient que les saints pères plaçaient autant de confiance dans les moyens humains que dans les secours célestes pour la protection de ceux qui composaient la congrégation.

— Il y a une lune pour un moine comme pour un gardeur de vaches, il me semble, observa Gottlob en parlant à voix basse ; voilà la lumière qui éclaire la tour la plus élevée de l’abbaye, et elle brillera bientôt sur la tête pelée de chaque paresseux du couvent, qui est dehors, goûtant le vin nouveau en se mêlant des affaires de quelques bourgeois de Duerckheim

— Tu n’as pas beaucoup de respect pour les saints pères, honnête Gottlob ; car il est rare que tu perdes l’occasion de leur jouer un mauvais tour soit avec ta langue, soit par l’intermédiaire d’une bête affamée.

— Écoute, Berchthold, nous autres vassaux, nous ressemblons à une eau limpide, dans le cristal de laquelle notre maître doit voir son visage et même jusqu’à son humeur. Lorsque le seigneur Emich professe une haine sincère pour un homme, ou pour un cheval, un chien ou un chat, une ville ou un village, un moine ou un comte, je ne sais pas pourquoi il en est ainsi, mais je sens que ma propre colère se soulève, et je suis tout prêt à frapper quand il frappe, à maudire quand il maudit, et même à tuer s’il tue.

— C’est un caractère heureux pour un serviteur. Mais il faut espérer, pour l’honneur de la chrétienté, que la sympathie ne finît pas là, et que les affections sont aussi prononcées que les antipathies.

— Plus encore, sur ma foi ! le comte Emich est un grand amateur de pâté de venaison le matin, et moi je l’aime pendant toute la journée. Le comte Emich vide une bouteille de vin en une heure, tandis que deux ne suffisent pas pour prouver mon zèle à imiter ses goûts ; et quant aux autres mortifications de cette nature, je ne suis point homme à abandonner la cause de mon maître faute de zèle.

— Je te crois, Gottlob, dit Berochthold en riant, et j’en crois plus encore que tu n’en peux dire sur de semblables sujets. Mais, après tout, les Bénédictins sont des hommes d’église, et attachés à leur foi et à leur devoir aussi bien qu’aucun évêque d’Allemagne, et je ne vois pas la cause de toute cette antipathie, soit de la part du seigneur, soit de celle du vassal.

— Oh ! oh ! tu es en faveur auprès de quelque bon frère, et il est rare qu’une semaine se passe sans que tu agenouilles devant un de leurs autels ; quant à moi, le cas est différent, car depuis la pénitence ordonnée pour cette affaire dans laquelle j’ai agi trop librement avec un de leurs troupeaux, je n’ai pas grand-peine à digérer leur nourriture spirituelle.

— Et cependant tu as payé le denier de saint Pierre, dit tes prières et confessé tes péchés au père Arnolph, et tout cela dans le mois !

— Que voulais-tu que fît un pécheur ? je donnai l’argent sur la promesse que je reçus qu’il me serait rendu avec usure ; je prie Dieu pour cette maudite dent qui me tourmente parfois plus qu’une âme en enfer ; et quant à la confession, depuis que mon extrême candeur, relativement à ce troupeau, m’a fait avoir une si bonne pénitence, je garde sur mes péchés une convenable discrétion. Pour te dire la vérité, maître Berchthold, l’Église ressemble à une jeune femme, assez aimable lorsqu’on fait toutes ses volontés, mais véritable mégère dès qu’on la contrarie.

Le jeune forestier était pensif et silencieux, et comme ils arrivaient alors dans le voisinage du hameau qui appartenait aux frères de Limbourg, son facétieux compagnon trouva prudent d’imiter sa réserve. Le petit lac artificiel dont nous avons parlé dans l’introduction existait alors ; mais l’auberge, avec son ambitieuse enseigne, est le fruit d’une civilisation plus moderne. Lorsque les jeunes gens atteignirent un ravin qui avait une entrée dans la montagne, ils quittèrent la grande route, ayant bien soin auparavant de se convaincre qu’aucun œil curieux ne surveillait leurs mouvements.

Il y avait dans cet endroit une montée longue et rapide, par un petit chemin rocailleux, et que la lune éclairait en partie. Les jambes vigoureuses du forestier et du gardeur de vaches les eurent bientôt transportés au sommet d’une des montagnes voisines, et ils se trouvèrent au milieu d’une plaine de bruyère. Bien qu’ils n’eussent pas cessé de causer le long de la route, c’était d’une voix plus basse encore que lorsqu’ils se trouvaient sous les murs de Limbourg. Plus Gottlob montait, plus il semblait perdre de son audace.

— Voilà un horrible lieu, qui tue le courage, Berchthold, murmura le vacher au moment où son pied toucha le plateau de la montagne, et il est encore plus désagréable d’y entrer à la clarté de la lune que dans les ténèbres. As-tu jamais été plus près que cela du Teufelstein à cette heure ?

— J’y vins un jour à minuit, car ce fut là que je fis la connaissance de celui que nous venons voir ; t’ai-je jamais raconté de quelle manière nous nous rencontrâmes ?

— Quelle habitude tu as d’en appeler toujours à la mémoire ! Peut-être, si tu me le répétais, je pourrais me rappeler les faits à mesure ; et, pour dire la vérité, j’aime assez à entendre le son de ta voix dans ce pays des fantômes.

Le jeune forestier sourit, mais sans dérision, car il vit que son compagnon, en dépit de son indifférence pour tous les sujets graves, était, comme c’est l’ordinaire, le plus affecté des deux lorsqu’il était mis à l’épreuve, et il se rappelait peut-être aussi la différence que l’éducation avait mise dans leur manière de penser.

Il ne traitait pas cependant avec légèreté la visite qu’ils étaient sur le point de faire, on pouvait s’en apercevoir à la manière prudente et posée dont il fit le récit suivant :

— J’étais sur les chasses de lord Emich depuis le lever du soleil, dit Berchthold, car on avait besoin de plus de vigilance qu’à l’ordinaire pour surveiller les paysans du voisinage. Les recherches m’avaient conduit loin dans les montagnes, et la nuit vint, non pas comme aujourd’hui, mais si noire, que, tout accoutumé que je fusse depuis mon enfance à la forêt, il ne m’était pas possible de trouver la direction d’une étoile, moins encore celle du château. J’errai pendant des heures entières, espérant à chaque moment atteindre l’entrée du vallon, lorsque je me trouvai subitement dans un champ qui me paraissait sans fin et inhabité.

— Oh ! oh ! c’était cette salle de bal du diable, et tu veux dire qu’elle était inhabitée par les hommes.

— As-tu jamais connu le désespoir d’être égaré dans la forêt, Gottlob ?

— Jamais dans ma propre personne, maître Berchthold, mais dans celle de mon troupeau : c’est un malheur qui m’arrive souvent, pécheur que je suis !

— Je ne sais pas si la sympathie que tu as pour tes vaches peut t’inspirer cette humiliation, ce chagrin, qui accablent l’esprit, lorsqu’on se trouve séparé de toute communication avec ses semblables dans un désert quoique entouré d’êtres vivants, privé des sens de la vue et de l’ouïe, avec toutes les preuves de la bonté de Dieu sous les yeux, et cependant n’ayant aucun des moyens ordinaires de jouir de ses bienfaits, ayant perdu la clef de ses intentions.

— De cette manière les dents se trouvent dans la nécessité de rester oisives et le gosier sec, maître forestier, lorsqu’on ne peut retrouver son chemin.

— Dans un semblable moment l’appétit est bien calme, tant est grand le désir de nous retrouver avec nos semblables ; c’est comme si l’on était rendu à l’impuissance de l’enfance, avec tous les besoins, toutes les habitudes de l’homme.

— Si tu appelles cela être rendu, ami Berchthold, je prierai saint Benoît de me garder où je suis jusqu’à la fin de mes jours.

— Je ne pèse pas le sens de toutes les paroles que je prononce, tant le souvenir de ce moment pénible m’est présent. Mais ce fut au moment de mon plus grand désespoir que je sortis de la forêt et que j’arrivai sur cette montagne. Alors il parut devant mes yeux quelque chose qui me sembla être une maison, et, grâce à une lumière brillante que je m’imaginai voir au travers d’une fenêtre, je me crus de nouveau rendu au commerce de mes semblables.

— Tu te sers de ce terme avec plus de discernement maintenant, dit le gardeur de bestiaux, poussant un profond soupir, comme quelqu’un qui est satisfait de voir une difficulté terminée. J’espère que c’était la demeure de quelque vassal du seigneur Emich, en chair et en os, et qui avait les moyens de consoler une âme en peine.

— Gottlob, l’habitation n’était autre que le Teufelstein, et la lumière était celle d’une étoile brillante qui jetait ses rayons sur le roc.

— Je parie à coup sûr, maître Berchthold, que vous n’avez pas frappé deux fois à cette porte.

— Je n’attache pas trop d’importance à de vulgaires légendes, ni aux superstitions des femmes de nos montagnes ; cependant…

— Doucement, doucement, ami forestier ; ce que tu appelles par des noms si irrévérencieux sont les opinions de tous ceux qui demeurent à Duerckheim ou dans les environs : chevalier ou moine, bourgeois ou comte, ont un égal respect pour nos vénérables traditions. Tausend sechs und swanzigen ! que deviendrions-nous si nous n’avions pas quelque glorieuse histoire ou quelque spectacle alarmant de cette sorte à opposer aux pénitences, aux prières et aux messes des frères de Limbourg ! Ayez autant de sagesse et de philosophie que vous voudrez, mon frère de lait, mais laissez-nous notre diable, quand ce ne serait que pour se battre contre l’abbé.

— Malgré tous tes grands mots, je sais que personne, parmi nous, n’a au fond du cœur une plus grande crainte de cette montagne que toi, Gottlob ! J’ai vu ton front couvert d’une sueur froide lorsque tu traversais cette lande après la nuit tombée.

— Es-tu bien sûr que ce n’étaient pas des gouttes de rosée ? Il en tombe beaucoup dans ces montagnes lorsque la terre est sèche ;

— Ce sera donc la rosée, si tu le désires.

— Pour t’obliger, Berchthold, j’irais jusqu’à jurer que c’était une trombe. Mais que devinrent le roc et l’étoile ?

— Je ne pouvais changer la nature de l’un ni de l’autre ; je ne prétends point à ton indifférence sur le pouvoir mystérieux qui gouverne la terre, mais tu sais que jamais la crainte ne m’a tenu éloigné de cette montagne. Lorsqu’en approchant je reconnus mon erreur, j’allais m’en retourner, non sans faire le signe de la croix et répéter un Ave, je suis tout prêt à le reconnaître ; mais un regard me convainquit que la pierre était occupée.

— Occupée ! J’ai toujours su que la pierre était possédée, mais je n’avais jamais pensé qu’elle fût occupée.

— Il y avait quelqu’un assis sur la partie la plus saillante, et aussi facile à distinguer que le roc lui-même !

— Et sans doute tu fis preuve de cette célérité qui t’a valu la faveur du comte et ta place de forestier ?

— J’espère que mon zèle à remplir les devoirs de ma place est de quelque poids auprès de lord Emch, répondit Berchthold avec un peu de vivacité. Je ne courus pas, Gottlob, mais je parlai à l’être qui avait choisi un siège si étrange à une heure aussi indue.

En dépit de son insouciance affectée, le pâtre s’approcha davantage de son compagnon, jetant en même temps un regard oblique dans la direction du roc.

— Tu as l’air troublé, Gottlob ?

— Crois-tu que je sois sans entrailles ? Quoi ! un de mes amis s’est trouvé dans cette terrible position, et je ne serais pas troublé ! Que Dieu te bénisse, Berchthold ! je viendrais de voir périr la meilleure vache de mon troupeau, que je n’éprouverais pas un plus grand chagrin. Te fit-on une réponse ?

— Oui ; et les résultats m’ont prouvé, reprit le forestier en réfléchissant tandis qu’il parlait comme un homme qui aperçoit les lueurs d’une vérité longtemps cachée, que nos craintes nous empêchent souvent de voir les choses comme elles sont, et ne servent qu’à nourrir nos erreurs. J’eus une réponse, et, en dépit de ce que tous les habitants de Duerckheim peuvent croire, elle me fut donnée par une voix humaine.

— C’était encourageant, quoiqu’elle fût sans doute plus bruyante que le mugissement d’un taureau !

— On me parla d’une voix douce, et tu me croiras facilement, Gottlob, lorsque tu sauras que la personne assise n’était autre que l’anachorète des Cèdres. Notre connaissance commença alors dans ce lieu, et tu sais que depuis ce jour-là cette liaison n’a pas été détruite faute de visites de ma part à sa demeure.

Le gardeur de bestiaux fit quelques pas en silence ; puis, s’arrêtant tout à coup, il dit brusquement à son compagnon :

— C’était là ton secret, Berchthold, sur la manière dont s’est formée cette nouvelle amitié ?

— Il n’y en a pas d’autre. Je savais que tu étais esclave des préjugés du pays, et j’avais peur de perdre ta compagnie dans ces visites, si je t’avais, sans précaution, raconté toutes les circonstances de notre entrevue ; mais maintenant que tu connais l’anachorète, je ne crains pas ta désertion.

— Ne compte jamais sur de trop grands sacrifices de la part de tes amis, maître Berchthold ! L’esprit de l’homme est sujet à tant de caprices, il est si souvent guidé par la folie et tourmenté par tant de doutes lorsqu’il est question de la sûreté du corps, pour ne rien dire de celle de l’âme, qu’il n’est rien de plus téméraire que de compter avec trop de sécurité sur les sacrifices d’un ami.

— Tu connais le sentier, et tu peux retourner seul au hameau, si tu veux, dit le forestier sèchement et non sans sévérité.

— Il y a des situations où il est aussi difficile de reculer que d’avancer, fit observer Gottlob ; sans cela, Berchthold, je pourrais te prendre au mot, retourner auprès de ma vigilante mère, retrouver un bon souper et un lit qui est placé sous une image de la Vierge, une de saint Benoît, et une autre représentant monseigneur notre comte. Mais, par intérêt pour toi, je ne voudrais pas faire un pas en arrière.

— Comme tu voudras, dit le forestier, qui savait à quoi s’en tenir sur la crainte qu’éprouvait le vacher de rester seul dans ce lieu solitaire et redouté, et qui profitait de son avantage en doublant le pas avec une telle vitesse que Gottlob fût bientôt resté en arrière s’il n’eût imité la célérité de son compagnon.

— Tu pourras dire aux gens de lord Emich que tu m’as abandonné sur la montagne.

— Non, reprit Gottlob, faisant de nécessité vertu ; si j’agis ainsi, ou si je dis une pareille chose, qu’on fasse de moi un bénédictin, ou un abbé de Limbourg par-dessus le marché.

Tandis que le vacher, qui ressentait toutes les antipathies de son maître contre les religieux ses voisins, exprimait cette détermination d’une voix aussi ferme que son courage, la confiance renaquit entre les deux amis, qui continuèrent leur route d’un pas rapide. Ce lieu était à la vérité bien propre à réveiller tous les germes de superstition que l’éducation, la tradition ou les opinions du pays peuvent semer dans le cœur humain.

Pendant ce temps, nos aventuriers s’étaient approchés d’un bois de petits cèdres, entouré d’un mur circulaire composé de piles de pierres tombées, et qui croissait sur un des points les plus saillants de la montagne. Derrière le bois, on voyait la plaine de bruyère, tandis que le roc nu, que les rayons de la lune venaient d’éclairer, élevant sa tête chauve, ressemblait à quelque monument funèbre placé au centre de ce désert, pour désigner et rendre sensible par la comparaison la solitude aride des champs. Sur le dernier plan, on voyait la pente sombre et le sommet de la forêt des montagnes du Haart. À leur droite était le vallon que les deux amis venaient de quitter, et en face, en tirant du bosquet une ligne un peu oblique, la plaine du Palatinat, couverte d’une profonde obscurité, et dont, malgré les ténèbres, on distinguait la culture, à cent pieds au-dessous d’eux.

Il était rare qu’aucun des serviteurs du comte Emich, et plus particulièrement ceux qui logeaient dans son château ou dans les environs, et qui pouvaient être appelés pour leur service à tout moment, se hasardassent aussi loin de la forteresse, et dans la direction de l’hostile abbaye, sans se pourvoir de moyens d’attaque et de défense. Berchthold portait, comme à l’ordinaire, son couteau de chasse, ou cette épée courte qui, de nos jours, est encore portée par cette espèce de domestiques appelés chasseurs, dégradés jusqu’à l’office de laquais, et qu’on voit derrière les voitures des ambassadeurs de princes, pour rappeler au passant observateur la décadence régulière et certaine des usages des temps féodaux. Gottlob n’avait pas négligé non plus sa sûreté personnelle relativement aux ennemis humains. Lorsqu’il s’agissait de résister à de semblables attaques, son courage était sans reproche ; il l’avait prouvé dans plus d’une des sanglantes querelles qui, dans ce siècle, avaient lieu fréquemment entre les vassaux et les petits princes d’Allemagne. Le gardeur de bestiaux s’était muni d’une arme pesante que son père avait souvent portée dans les combats, ut qui exigeait toute la vigueur du bras musculeux du fils, pour être brandie dans toutes les positions et attitudes observées alors. Les armes à feu étaient de trop de valeur et d’un usage trop imparfait pour qu’on s’en servît dans les occasions peu importantes comme celle qui attirait les deux frères de lait (car c’était là, ainsi qu’une longue habitude, le secret de l’intimité qui existait entre le forestier et le vacher) du hameau à la montagne de Duerckheim. Berchthold détacha son couteau de chasse lorsqu’il tourna par une ancienne porte dont la position n’était connue que par l’interruption du fossé ayant protégé autrefois ce côté de la muraille, et une ouverture du mur lui-même, pour entrer dans l’enclos que le lecteur reconnaîtra pour le Camp des Païens de l’Introduction. Dans le même moment, Gottlob dérangea l’arme pesante qui était appuyée sur son épaule, et en saisit la poignée avec une nouvelle énergie. Il n’y avait, à la vérité, aucun ennemi visible pour justifier ces précautions ; mais cette solitude toujours croissante, et cette impression qui s’empare de nos facultés lorsque nous nous trouvons dans un lieu qui semble favorable à des actes de violence, occasionna sans doute ce redoublement de prudence. La lueur de la lune, qui n’était pas encore dans son plein, n’avait pas assez de force pour pénétrer les branches touffues des cèdres ; et lorsque les jeunes gens furent entrés sous le feuillage, l’obscurité n’était pas complète comme par une nuit chargée de nuages ; mais les objets étaient revêtus de cette lueur douteuse qui les rend incertains, bien que visibles, et qui ôte tout courage à un esprit troublé. Il y avait peu de vent ; cependant, tandis que les deux jeunes gens avançaient au milieu des ruines, l’air de la nuit, ressemblant à des soupirs plaintifs, agitait tristement le feuillage.

On a déjà dit que le Heidenmauer était dans l’origine un camp des Romains. Le peuple guerrier qui avait élevé ces constructions sur la frontière la plus éloignée de son vaste empire, n’avait négligé aucun des moyens qui étaient nécessaires dans les circonstances où il se trouvait, soit pour sa sûreté, soit pour sa commodité : sa sécurité était suffisamment garantie par la position presque isolée de la montagne, protégée comme elle l’était par des murailles aussi hautes et aussi massives que doivent avoir été celles qui ont exigé une aussi grande quantité de matériaux que ceux qui sont encore visibles dans ce large circuit ; tandis que l’intérieur fournissait des preuves abondantes que la commodité n’avait pas non plus été négligée. Plus d’une fois Gottlob en acquit la preuve en trébuchant. Ça et là une habitation en ruines, plus ou moins dégradée, était encore debout, fournissant, comme les mémorables restes de Pompéi et d’Herculanum, un témoignage aussi intéressant qu’infaillible des usages de ceux qui sont depuis longtemps livrés à un repos éternel. Il semblerait par les réparations grossières qui gâtent plutôt qu’elles n’embellissent ce monument simple, mais expressif, qui montre ce qu’était l’intérieur du camp dans des jours de pouvoir et de gloire, que des aventuriers modernes ont essayé d’en convertir les huttes dégradées en des habitations appropriées à leurs besoins temporaires. Elles paraissent néanmoins être depuis longtemps abandonnées, car ces murailles sans toit et les pierres amoncelées annoncent que les réparations n’étaient plus possibles. Enfin, les jeunes gens s’arrêtèrent et dirigèrent leurs regards dans la même direction, comme s’ils eussent atteint le but de leur expédition.

Dans la partie du bocage où le feuillage des cèdres croissait avec plus d’abondance que sur le sol rocailleux des ruines, il existait un petit bâtiment qui seul paraissait être encore habitable. Comme les autres, il semblait avoir été primitivement construit par les maîtres du monde, ou restauré sur les fondations de quelques constructions romaines par les guerriers d’Attila, qui, on doit se le rappeler, avaient passé un hiver dans ce camp, qui plus tard avait servi d’abri à de pauvres paysans industrieux. Il y avait une seule fenêtre, une porte, et une cheminée grossière, que le climat et la situation élevée de ce lieu rendait presque indispensable. La lueur d’une torche se voyait au travers de la croisée, seul signe qui apprît que la hutte était habitée ; car, à l’extérieur, à l’exception des grossières réparations dont nous venons de parler, cette scène était empreinte de la tranquillité éloquente des ruines. Cette description ne rappellera pas au lecteur la grandeur imposante qui s’attache à la plupart des objets liés avec le nom romain ; car, quoiqu’il soit dans la nature des choses que les plus importants travaux de ce peuple soient ceux qui doivent être parvenus jusqu’à nos jours, le voyageur rencontre souvent des souvenirs de leur puissance, qui sont si fragiles et si périssables dans leur construction, qu’ils ne doivent leur conservation, en grande partie, qu’à des combinaisons de circonstances accidentelles. Cependant les Romains se montraient ordinairement aussi grands dans les petites choses qui se liaient à un objet d’intérêt public que dans celles qui avaient un but plus important, et dans lesquelles ils ont surpassé tous les peuples venus après eux. Le Ringmauer ou Heidenmauer est une preuve de ce que nous avançons. Il n’y a pas une arcade, pas une tombe, pas une porte, pas une route pavée dans les environs de Duerckheim, qui prouve que ce poste ait été autre chose qu’une position militaire momentanée, et cependant la présence des Romains est établie par plus de preuves qu’on n’en trouverait probablement au bout de cent ans, si la moitié des villes de la chrétienté étaient subitement abandonnées. Mais ces monuments sont grossiers, et en harmonie avec le but qui les a fait construire.

Le forestier et le vacher restèrent quelque temps à regarder la hutte, comme des hommes qui hésitent à avancer.

— J’aimais mieux la société de l’honnête anachorète, maître Berchthold, dit Gottlob, avant que vous ne m’eussiez instruit du plaisir qu’il goûtait à prendre l’air sur le Teufelstein.

— Tu ne peux avoir peur, Gottlob, toi qui es renommé pour ton courage parmi nos jeunes gens !

— Je serai le dernier à m’accuser de poltronnerie, ou de quelque autre défaut, ami forestier. Mais la prudence est une vertu dans la jeunesse, comme le dirait l’abbé de Limbourg lui-même s’il était ici.

— Il n’y est pas présent en personne, dit une voix si près de l’oreille de Gottlob, que le jeune pâtre sauta lestement de côté ; mais un religieux qui peut représenter en quelque sorte Sa Révérence est là pour affirmer la vérité de ce que tu viens de dire, mon fils.

Les deux jeunes gens, effrayés, reconnurent qu’un des moines de la montagne opposée venait inopinément de paraître devant eux. Ils étaient sur les terres de l’abbaye, ou plutôt sur un terrain que se disputaient les bourgeois de Duerckheim et le couvent, qui en était alors en possession, et ils sentaient la difficulté de leur position, comme vassaux du comte d’Hartenbourg. Ils ne répondirent ni l’un ni l’autre, car ils cherchaient tous les deux un prétexte plausible pour leur présence dans un lieu si peu fréquenté et qui avait généralement une si mauvaise réputation parmi les paysans.

— Vous êtes des jeunes gens de Duerckheim ? demanda le moine, essayant d’observer les traits des deux amis à la lueur imparfaite qui pénétrait sous l’ombrage touffu des cèdres. Gottlob, dont le plus grand défaut était de donner trop de liberté à sa langue, prit sur lui de répondre à cette demande.

— Nous sommes des jeunes gens, révérend père, comme ta sagacité et ta bonne vue l’ont découvert. Je ne cacherai pas mon âge, et si je le voulais, le diable, qui assiége tous les jeunes gens de quinze à vingt-cinq ans sous la forme de quelque passion, prendrait soin de trahir l’imposture.

— De Duerckheim, mon fils ?

— Comme il y a contestation entre l’abbaye et cette ville, relativement à ces montagnes, nous ne serions pas en plus grande faveur auprès de toi, révérend bénédictin, si nous disions oui.

— Ces soupçons font injure à l’abbaye, mon fils. Nous pouvons défendre les droits de l’Église, confiés qu’ils sont dans leur temporel à une confrérie pécheresse, indigne, sans éprouver aucun sentiment peu charitable envers ceux qui pensent que leurs droits sont meilleurs que les nôtres. L’amour de Mammon est faible dans le cœur de ceux qui se sont voués au repentir et à la pénitence. Dites donc hardiment si vous êtes de Duerckheim, et ne craignez pas de me déplaire.

— Puisque c’est votre bon plaisir, bienveillant moine, je dirai hardiment que nous sommes de Duerckheim.

— Et vous venez consulter le saint anachorète des Cèdres ?

— Il n’est pas nécessaire de dire à un homme qui a une aussi grande connaissance du cœur humain, révérend bénédictin, que le penchant de tous les habitants des petites villes est de chercher à pénétrer les affaires de leurs voisins. Himmel[1] ! si nos dignes bourgmestres voulaient se mêler un peu moins des affaires des autres et un peu plus de leurs propres affaires, nous y gagnerions tous, eux dans leurs biens, nous dans notre tranquillité !

Le bénédictin se mit à rire, et il fit signe aux jeunes gens de continuer leur chemin, se dirigeant lui-même vers la hutte.

— Puisque vous vous êtes donné la peine de gravir la montagne, il n’y a pas de doute que ce soit dans une digne et pieuse intention, mes fils, dit-il : que le respect que vous inspire ma présence ne change point votre détermination. Nous nous rendrons en compagnie dans la cellule du vénérable ermite ; et si l’on peut trouver quelque avantage à sa bénédiction ou à ses discours, croyez-moi, je ne serai pas jaloux de la part que vous y aurez.

— La générosité avec laquelle les frères de Limbourg se refusent tout avantage pour en gratifier les autres, est un sujet de louanges au près et au loin ; et cette abnégation de ta part, révérend moine, est tout à fait en rapport avec la réputation bien acquise de la confrérie.

Comme Gottlob parlait d’un air grave et s’inclinait avec une apparence de respect, le bénédictin fut en quelque sorte sa dupe, quoiqu’en passant sous la porte basse de la hutte il ne pût s’empêcher de soupçonner la vérité.



  1. Ciel !