L’Encyclopédie/1re édition/SARRASIN

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SARRASIN, voyez Blé noir.

Sarrasins, ou Sarasins, & Sarazins, (Hist. mod.) peuples de l’Arabie, qui descendoient des Saraceni. Ils faisoient la principale force de l’armée de Mahomet, & ses successeurs acheverent par leur bravoure, les conquêtes que ce fondateur de la religion musulmane avoit commencées, & qu’il se proposoit de poursuivre quand il mourut en 633.

Les califes unissant comme lui l’autorité souveraine à la puissance pontificale, joignirent à l’Arabie déja conquise, le reste de la Palestine, la Syrie, l’Egypte, & la Perse.

Cet empire se démembra, & s’étendit dans la suite sous la puissance de divers conquérans. Les Turcs, peuple venu du Turkestan en Asie, après avoir embrassé la religion musulmane des Sarrasins, leur enleverent avec le tems de vastes pays, qui joints aux débris de Trébisonde & de Constantinople, ont formé l’empire ottoman : l’Egypte eut pour gouverneurs ses soudans particuliers.

Les Sarrasins qui avoient soumis les côtes de l’Afrique le long de la Méditerranée, furent appellés en Espagne par le comte Julien. On les nomme également Sarrasins à cause de leur origine, & Maures, parce qu’ils étoient établis dans les trois Mauritanies.

Le comte Julien étoit chez eux en ambassade, lorsque sa fille fut deshonorée par Rodrigue roi d’Espagne. Le comte outragé s’adressa à eux pour le venger, & commandés par un émir, ils conquirent toute l’Espagne, après avoir gagné en 714 la célebre bataille où Rodrigue perdit la vie. L’archevêque Opas prêta serment de fidélité aux Sarrasins, & conserva sous eux beaucoup d’autorité sur les églises chrétiennes que les vainqueurs tolérerent.

L’Espagne, à la réserve des cavernes & des roches de l’Asturie, fut soumise en 14 mois à l’empire des califes. Ensuite, sous Abdérame, vers l’an 734, d’autres Sarrasins subjuguerent la moitié de la France ; & quoique dans la suite ils furent affoiblis par les victoires de Charles Martel, & par leurs divisions, ils ne laisserent pas de conserver des places dans la Provence.

« En 828, les mêmes Sarrasins qui avoient subjugué l’Espagne, firent des incursions en Sicile, & désolerent cette île, sans que les empereurs grecs, ni ceux d’occident, pussent alors les en chasser. Ces conquérans alloient se rendre maîtres de l’Italie, s’ils avoient été unis ; mais leurs fautes sauverent Rome, comme celles des Carthaginois la sauverent autrefois.

» Ils partent de Sicile en 846 avec une flotte nombreuse : ils entrent par l’embouchure du Tibre ; & ne trouvant qu’un pays presque desert, ils vont assiéger Rome. Ils prirent les dehors, & ayant pillé la riche église de saint Pierre hors des murs, ils leverent le siége pour aller combattre une armée de François qui venoit secourir Rome, sous un général de l’empereur Lothaire. L’armée françoise fut battue ; mais la ville rafraîchie fut manquée ; & cette expédition qui devoit être une conquête, ne devint par leur mesintelligence, qu’une simple incursion ».

Cependant ils étoient alors redoutables à-la-fois à Rome & à Constantinople ; maîtres de la Perse, de la Syrie, de l’Arabie, de toutes les côtes d’Afrique jusqu’au mont Atlas, & des trois quarts de l’Espagne. Il faut lire l’histoire de ces peuples & de leurs conquêtes par M. Ockléy ; elle a été imprimée à Paris, en 1748, 2. vol. in-4°.

Ce que je ne puis m’empêcher de remarquer, c’est que cette nation ne songea pas plutôt à devenir la maîtresse du monde, qu’à l’exemple des autres, qui avant elle en avoient fait la conquête, elle se déclara d’une maniere particuliere en faveur des Sciences ; elle donna retraite aux Lettres chassées de Rome & d’Athènes. On cultiva la Philosophie dans les académies du Caire, de Constantine, de Sigilsmèse, de Basora, d’Hubbede, de Fez, de Maroc, de Tunis, de Tripoli, d’Alexandrie, & de Coufah.

Malheureusement les Sarrasins l’avoient reçue fort altérée des mains des derniers interpretes, & ils n’étoient point en état de la rétablir dans son véritable sens. Ils y trouvoient trop d’obstacles, & dans leur langue, qui leur rendoit le tour des langues étrangeres difficile à entendre, & dans le caractere de leur génie, plus propre à courir après le merveilleux, ou à approfondir des subtilités, qu’à s’arrêter à des vérités solides.

Leur théologie rouloit sur des idées abstraites ; ils se perdoient dans leurs recherches profondes sur les noms de Dieu & des anges : ils tournoient en astrologie judiciaire, la connoissance qu’ils avoient du ciel : enfin, attachant des mysteres & des secrets à de simples symboles, ils croyoient posséder l’art de venir à bout de leurs desseins, par un usage arbitraire de lettres ou de nombres.

Les juifs jouirent en orient de la plus grande tolérance, sous la domination des Sarrasins. Persécutés par-tout ailleurs, ils avoient une ressource dans la bonté des califes, soit que les Mahométans usassent de cette indulgence, en considération de ce que leur prophete s’étoit servi d’un juif pour rédiger l’alcoran ; soit que ce fût un effet de la douceur qu’inspire naturellement l’amour des Lettres. Les juifs eurent la permission d’établir leurs académies de Frora & de Piendébita, au voisinage de Coufah & de Bagdat, où les princes Sarrasins tenoient successivement le siége de leur empire.

Ils emprunterent de leurs nouveaux maîtres l’usage de la Grammaire, & employerent alors la massore à l’exemple des Sarrasins, qui avoient ajouté des points à l’alcoran du tems d’Omar : ils firent aussi des traductions de livres arabes.

Enfin, comme les Sarrasins aimoient sur-tout l’Astronomie & la Médecine, les juifs s’appliquerent avec succès à ces deux sciences, qui ont été souvent depuis une source de gloire & de richesses pour plusieurs particuliers de cette nation. (Le chevalier de Jaucourt).

Sarrasins ou Arabes, philosophie des, (Hist. de la Philosophie.) voyez ce que nous en avons déja dit à l’article Arabes, où nous avons conduit l’histoire philosophique de ces peuples depuis sa premiere origine, jusqu’au tems de l’islamisme. C’est à ce moment que nous allons la reprendre. Les sciences s’éteignoient par-tout ; une longue suite de conquérans divers avoient bouleversé les empires subsistans, & laissé après eux l’ignorance & la misere ; les Chrétiens même s’étoient abrutis, lorsque les Sarrasins feuilleterent les livres d’Aristote, & releverent la Philosophie défaillante.

Les Arabes n’ont connu l’écriture que peu de tems avant la fondation de l’égire. Antérieurement à cette époque on peut les regarder comme des idolâtres grossiers, sur lesquels un homme qui avoit quelque éloquence naturelle pouvoit tout. Tels furent Sahan, Wayei, & sur-tout Kossus : ceux qu’ils désignerent par le titre de chated, étoient pâtres, astrologues, musiciens, médecins, poëtes, législateurs & prêtres ; caracteres qu’on ne trouve jamais réunis dans une même personne, que chez les peuples barbares & sauvages. Ouvrez les fastes des nations ; & lorsqu’ils vous entretiendront d’un homme chargé d’interpreter la volonté des dieux, de les invoquer dans les tems de calamités générales, de chanter les faits mémorables, d’ordonner des entreprises, d’infliger des châtimens, de décerner des récompenses, de prescrire des lois ecclésiastiques, politiques & civiles, de marquer des jours de repos & de travail, de lier ou d’absoudre, d’assembler ou de disperser, d’armer ou de desarmer, d’imposer les mains pour guérir ou pour exterminer ; concluez que c’est le tems de la profonde ignorance. A mesure que la lumiere s’accroîtra, vous verrez ces fonctions importantes se séparer ; un homme commandera ; un autre sacrifiera ; un troisieme guérira ; un quatrieme plus sacré les immortalisera par ses chants.

Les Arabes avoient peut-être avant l’islamisme quelques teintures de poésie & d’astrologie, telles qu’on peut les supposer à un peuple qui parle une langue fixée, mais qui ignore l’art d’écrire.

Ce fut un habitant d’Ambare, appellé Moramere, qui inventa les caracteres arabes peu de tems avant la naissance de Mahomet, & cette découverte demeura si secrette entre les mains des coraishites, qu’à peine se trouvoit-il quelqu’un qui sût lire l’alcoran lorsque les exemplaires commencerent à s’en multiplier. Alors la nation étoit partagée en deux classes, l’une d’érudits, qui savoient lire, & l’autre d’idiots. Les premiers résidoient à Médine, les seconds à la Mecque. Le saint prophete ne savoit ni lire ni écrire : de-là la haine des premiers musulmans contre toute espece de connoissance ; le mépris qui s’en est perpétué chez leurs successeurs ; & la plus longue durée garantie aux mensonges religieux dont ils sont entêtés.

Voyez à l’article Arabes ce qui concerne les Nomades & les Zabiens.

Mahomet fut si convaincu de l’incompatibilité de la Philosophie & de la Religion, qu’il décerna peine de mort contre celui qui s’appliqueroit aux arts libéraux : c’est le même pressentiment dans tous les tems & chez tous les peuples, qui a fait hasarder de décrier la raison.

Il étoit environné d’idolâtres, de zabiens, de juifs & de chrétiens. Les idolâtres ne tenoient à rien ; les zabiens étoient divisés ; les juifs misérables & méprisés ; & les chrétiens partagés en monophysites ou jacobites & orthodoxes, se déchiroient. Mahomet sut profiter de ces circonstances pour les amener tous à un culte qui ne leur laissoit que l’alternative de choisir de belles femmes, ou d’être exterminés.

Le peu de lumiere qui restoit s’affoiblit au milieu du tumulte des armes, & s’éteignit au sein de la volupté ; l’alcoran fut le seul livre ; on brûla les autres, ou parce qu’ils étoient superflus s’ils ne contenoient que ce qui est dans l’alcoran, ou parce qu’ils étoient pernicieux, s’ils contenoient quelque chose qui n’y fût pas. Ce fut le raisonnement d’après lequel un des généraux sarrazins fit chauffer pendant six mois les bains publics avec les précieux manuscrits de la bibliotheque d’Alexandrie. On peut regarder Mahomet comme le plus grand ennemi que la raison humaine ait eu. Il y avoit un siecle que sa religion étoit établie, & que ce furieux imposteur n’étoit plus, lorsqu’on entendoit des hommes remplis de son esprit s’écrier que Dieu puniroit le calife Almamon, pour avoir appellé les sciences dans ses états, au détriment de la sainte ignorance des fideles croyans ; & que si quelqu’un l’imitoit, il falloit l’empaler, & le porter ainsi de tribu en tribu, précédé d’un héraut qui diroit, voilà quelle a été & quelle sera la récompense de l’impie qui préférera la Philosophie à la tradition & au divin alcoran.

Les Ommeades qui gouvernerent jusqu’au milieu du second siecle de l’hégire, furent des défenseurs rigoureux de la loi de l’ignorance, & de la politique du saint prophete. L’aversion pour les Sciences & pour les Arts se ralentit un peu sous les Abassides. Au commencement du jx. siecle, Abul-Abbas Al-Mamon & ses successeurs, instituerent les pélerinages, éleverent des temples, prescrivirent des prieres publiques, & se montrerent si religieux, qu’ils purent accueillir la science & les savans sans s’exposer.

Le calife Walid défendit aux chrétiens l’usage de la langue greque ; & cet ordre singulier donna lieu à quelques traductions d’auteurs étrangers en arabe.

Abug-Jaafar Al-mansor, son successeur, osa attacher auprés de lui un astrologue & deux médecins chrétiens, & étudier les Mathématiques & la Philosophie : on vit paroître sans scandale deux livres d’Homere traduits en syriaque, & quelques autres ouvrages.

Abug-Jaafar Haron Raschid marcha sur les traces d’Al-mansor, aima la poésie, proposa des récompenses aux hommes de lettres, & leur accorda une protection ouverte.

Ces souverains sont des exemples frappans de ce qu’un prince aimé de ses peuples peut entreprendre & exécuter. Il faut qu’on sache qu’il n’y a point de religion que les mahométans haïssent autant que la chrétienne ; que les savans que ces califes abassides rassemblerent autour d’eux, étoient presque tous chrétiens ; & que le peuple heureux sous leur gouvernement, ne songea pas à s’en offenser.

Mais le regne d’Al-Mamon, ou Abug Jaafar Abdallah, fut celui des Sciences, des Arts, & de la Philosophie ; il donna l’exemple, il s’instruisit. Ceux qui prétendoient à sa faveur, cultiverent les sciences. Il encouragea les Sarrasins à étudier ; il appella à sa cour ceux qui passoient pour versés dans la littérature grecque, juifs, chrétiens, arabes ou autres, sans aucune distinction de religion.

On sera peut-être surpris de voir un prince musulman fouler aux piés si fierement un des points les plus importans de la religion dominante ; mais il faut considérer que la plûpart des habitans de l’Arabie étoient chrétiens ; qu’ils exerçoient la Médecine, connoissance également utile au prince & au prêtre, au sujet hérétique & au sujet orthodoxe ; que le commerce qu’ils faisoient les rendoit importans ; & que malgré qu’ils en eussent, par une supériorité nécessaire des lumieres sur l’ignorance, les Sarrasins leur accordoient de l’estime & de la vénération. Philopone, philosophe aristotélicien, se fit respecter d’Amram, genéral d’Omar, au milieu du sac d’Alexandrie.

Jean Mesué fut versé dans la Philosophie, les Lettres & la Médecine ; il eut une école publique à Bagdat ; il fut protégé des califes, depuis Al-Rashide Al-Mamom, jusqu’à Al-Motawaccille ; il forma des disciples, parmi lesquels on nomme Honam Ebn Isaac, qui étoit arabe d’origine, chrétien de religion, & médecin de profession.

Honam traduisit les Grecs en arabe, commenta Euclide, expliqua l’almageste de Ptolomée, publia les livres d’Eginete, & la somme philosophique aristotélique de Nicolas, en syriaque, & fit connoître par extraits Hippocrate & Galien.

Les souverains font de l’esprit des peuples tout ce qu’il leur plaît ; au tems de Mesué, ces superstitieux musulmans, ces féroces contempteurs de la raison, voyoient sans chagrin une école publique de philosophie s’ouvrir à côté d’une mosquée.

Cependant les imprudens chrétiens attaquoient l’alcoran, les juifs s’en mocquoient, les philosophes le négligeoient, & les fideles croyans sentoient la nécessité de jour en jour plus urgente de recourir à quelques hommes instruits & persuadés, qui défendissent leur culte, & qui repoussassent les attaques de l’impiété. Cette nécessité les réconcilia encore avec l’érudition ; mais bientôt on attacha une foule de sens divers aux passages obscurs de l’alcoran ; l’un y vit une chose, un autre y vit une autre chose ; on disputa, & l’on se divisa en sectes qui se damnerent réciproquement. Cependant l’Arabie, la Syrie, la Perse, l’Egypte, se peuplerent de philosophes, & la lumiere échappée de ces contrées commença à poindre en Europe.

Les contemporains & les successeurs d’Al-mamon se conformerent à son goût pour les sciences ; elles furent cultivées jusqu’au moment où effrayées, elles s’enfuirent dans la Perse, dans la Scythie & la Tartarie, devant Tamerlan. Un second fléau succéda à ce premier ; les Turcs renverserent l’empire des Sarrasins, & la barbarie se renouvella avec ses ténebres.

Ces événemens qui abrutissoient des peuples, en civilisoient d’autres, les transmigrations forcées conduisirent quelques savans en Afrique & dans l’Espagne, & ces contrées s’éclairerent.

Après avoir suivi d’un coup-d’œil rapide les révolutions de la science chez les Sarrasins, nous allons nous arrêter sur quelques détails.

Le mahométisme est divisé en plus de soixante & dix sectes : la diversité des opinions tombe particulierement sur l’unité de Dieu & ses attributs, ses decrets & son jugement, ses promesses & ses châtimens, la prophétie & les fonctions du sacerdoce : de-là les Hanifites, les Melkites, les Schafites, les Henbalites, les Mutazalites, &c.... & toutes ces distinctions extravagantes qui sont nées, qui naissent & qui naîtront dans tous les tems & chez tous les peuples où l’on appliquera les notions de la Philosophie aux dogmes de la Théologie. La fureur de concilier Aristote avec Mahomet, produisit parmi les musulmans les mêmes folies que la même fureur de concilier le même philosophe avec Jesus-Christ avoit produites ou produisit parmi les chrétiens ; ils eurent leur al-calam ou théosophie.

Dans les commencemens les musulmans prouvoient la divinité de l’alcoran avec un glaive bien tranchant : dans la suite, ils crurent devoir employer aussi la raison ; & ils eurent une philosophie & une théologie scholastique, & des molinistes & des jansénistes, & des déistes & des pyrrhoniens, & des athées & des sceptiques.

Alkinde naquit à Basra de parens illustres ; il fut chéri de Al-Mamon, de Al-Mosateme & de Ahmede ; il s’appliqua particulierement aux Mathématiques & à la Philosophie : Aristote étoit destiné à étouffer ce que la nature produiroit de génie chez presque tous les peuples ; Alkindi fut une de ses victimes parmi les Sarrasins. Après avoir perdu son tems aux cathégories, aux prédicamens, à l’art sophistique, il se tourna du côté de la Médecine avec le plus grand succès ; il ne négligea pas la philosophie naturelle ; ses découvertes le firent soupçonner de magie. Il avoit appliqué les Mathématiques à la Philosophie ; il appliqua la Philosophie à la Médecine ; il ne vit pas que les Mathématiques détruisoient les systèmes en Philosophie, & que la Philosophie les introduisoit en Médecine. Il fut ecclectique en religion ; il montra bien à un interprete de la loi qui le déchiroit publiquement, & qui avoit même attenté à sa vie, la différence de la Philosophie & de la superstition ; il auroit pu le châtier, ou employer la faveur dont il jouissoit à la cour, & le perdre ; il se contenta de le reprimander doucement, & de lui dire : « ta religion te commande de m’ôter la vie, la mienne de te rendre meilleur si je puis : viens que je t’instruise, & tu me tueras après si tu veux ». Que pense-t-on qu’il apprit à ce prêtre fanatique ? l’Arithmétique & la Géométrie. Il n’en fallut pas davantage pour l’adoucir & le réformer ; c’est peut-être ainsi qu’il en faudroit user avec les peuples féroces, superstitieux & barbares. Faites précéder le missionnaire par un géométre ; qu’ils sachent combiner des vérités, & puis vous leur ferez combiner ensuite des idées plus difficiles.

Thabit suivit la méthode d’Alkindi ; il fut géométre, philosophe, théologien & medecin sous le calife Mootade. Il naquit l’an de l’hégire 221, & mourut l’an de la même époque 288.

Al-Farabe méprisa les dignités & la richesse, s’enfuit de la maison paternelle, & s’en alla entendre Mesué à Bagdad ; il s’occupa de la Dialectique, de la Physique, de la Méthaphysique, & de la Politique ; il joignit à ces études celles de la Géométrie, de la Médecine, & de l’Astronomie, sans lesquelles on ne se distinguoit pas dans l’école de Mesué. Sa réputation parvint jusqu’à l’oreille des califes ; on l’appella ; on lui proposa des récompenses, mais rien ne lui parut préférable aux douceurs de la solitude & de la méditation ; il abandonna la cour au crime, à la volupté, à la fausseté, à l’ambition, au mensonge & à l’intrigue : celui-ci ne fut pas seulement de la philosophie, il fut philosophe ; une seule chose l’affligeoit, c’est la briéveté de la vie, l’infirmité de l’homme, ses besoins naturels, la difficulté de la science, & l’étendue de la nature. Il disoit, du pain d’orge, de l’eau d’un puits, un habit de laine ; & loin de moi ces joies trompeuses, qui finissent par des larmes. Il s’étoit attaché à Aristote ; il embrassa les mêmes objets. Ses ouvrages furent estimés des Arabes & des Juifs ceux ci les traduisirent dans leur langue. Il mourut l’an 339 de l’hégire, à l’âge de 80 ans.

Eschiari ou al-Asshari appliqua les principes de la philosophie péripatéticienne aux dogmes relevés de l’Islamisme, fit une théologie nouvelle, & devint chef de la secte appellée de son nom des Assharites ; c’est un syncretisme théosophique. Il avoit été d’abord motazalite, & il étoit dans le sentiment que Dieu est nécessité de faire ce qu’il y a de mieux pour chaque être ; mais il quitta cette opinion.

Asshari, suivant à toute outrance les abstractions, distinctions, précisions aristotéliques, en vint à soutenir que l’existence de Dieu différoit de ses attributs.

Il ne vouloit pas qu’on instituât de comparaison entre le créateur & la créature. Maimonide qui vivoit au milieu de tous ces hérésiarques musulmans, dit qu’Aristote attribuoit la diversité des individus à l’accident, Asaria à la volonté, Mutazali à la sagesse ; & il ajoute pour nous autres Juifs, c’est une suite du mérite de chacun & de la raison générale des choses.

La doctrine d’Alshari fit les progrès les plus rapides. Elle trouva des sectateurs en Asie, en Afrique, & en Espagne. Ce fut le docteur orthodoxe par excellence. Le nom d’hérésiarque demeura aux autres théologiens. Si quelqu’un osoit accuser de fausseté le dogme d’Asshari, il encouroit peine de mort. Cependant il ne se soutint pas avec le même crédit en Asie & en Egypte. Il s’éteignit dans la plupart des contrées au tems de la grande révolution ; mais il ne tarda pas à se renouveller, & c’est aujourd’hui la religion dominante ; on l’explique dans les écoles ; on l’enseigne aux enfans ; on l’a mise en vers, & je me souviens bien, dit Léon, qu’on me faisoit apprendre ces vers par cœur quand j’étois jeune.

Abul Hussein Enophi succéda à al-Asshari. Il naquit à Bagdad ; il y fut élevé ; il y apprit la philosophie & les mathématiques, deux sciences qu’on faisoit marcher ensemble & qu’il ne faudroit jamais séparer. Il posséda l’astronomie au point qu’on dit de lui, que la terre ne fut pas aussi-bien connue de Ptolomée que le ciel d’Essophi. Il imagina le premier un planisphere, où le mouvement des planetes étoit rapporté aux étoiles fixes. Il mourut l’an 383 de l’hégire.

Qui est-ce qui a parcouru l’histoire de la Médecine & qui ignore le nom de Rases, ou al-Rase, ou Abubecre ? Il naquit à Rac, ville de Perse, d’où son pere l’emmena à Bagdad pour l’initier au commerce ; mais l’autorité ne subjugue pas le génie. Rasès étoit appellé par la nature à autre chose qu’à vendre ou acheter. Il prit quelque teinture de Médecine, & s’établit dans un hôpital. Il crut que c’étoit là le grand livre du médecin, & il crut bien. Il ne négligea pas l’érudition de la philosophie, ni celle de son art ; ce fut le Galien des Arabes. Il voyagea : il parcourut différens climats. Il conversa avec des hommes de toutes sortes de professions ; il écouta sans distinction quiconque pouvoit l’instruire ou des médicamens, ou des plantes, ou des métaux, ou des animaux, ou de la philosophie, ou de la chirurgie, ou de l’histoire naturelle, ou de la physique, ou de la chimie. Arnauld de Villeneuve disoit de lui : cet homme fut profond dans l’expérience, sur dans le jugement, hardi dans la pratique, clair dans la spéculation. Son mérite fut connu d’Almansor qui l’appella en Espagne, où Rasès acquit des richesses immenses. Il devint aveugle à quatre-vingt ans, & mourut à Cordoue âgé de quatre-vingt-dix, l’an de l’hégire 101. Il laissa une multitude incroyable d’opuscules ; il nous en reste plusieurs.

Avicenne naquit à Bochara l’an 370 de l’hégire, d’un pere qui connut de bonne heure l’esprit excellent de son fils & le cultiva. Avicenne, à l’âge où les enfans bégayent encore, parloit distinctement d’arithmétique, de géométrie, & d’astronomie. Il fut instruit de l’islamisme dans la maison ; il alla à Bagdad étudier la médecine & la philosophie rationelle & expérimentale. J’ai pitié de la maniere dont nous employons le tems, quand je parcours la vie d’Avicenne. Les jours & les nuits ne lui suffisoient pas, il en trouvoit la durée trop courte. Il faut convenir que la nature leur avoit été bien ingrate, à lui & à ses contemporains, ou qu’elle nous a bien favorisés, si nous devenons plus savans au milieu du tumulte & des distractions, qu’ils ne l’ont été après leurs veilles, leurs peines, & leur assiduité. Son mérite le conduisit à la cour ; il y jouit de la plus grande considération, mais il ignoroit le sort qui l’attendoit. Il tomba tout-à-coup du faîte des honneurs & de la richesse au fond d’un cachot. Le sultan Jasochbagh avoit conféré le gouvernement de la contrée natale d’Avicenne à son neveu. Celui-ci s’étoit attaché notre philosophe en qualité de médecin, lorsque le sultan allarmé sur la conduite de son neveu, résolut de s’en défaire par le poison, & par la main d’Avicenne. Avicenne ne voulut ni manquer au maître qui l’avoit élevé, ni à celui qu’il servoit. Il garda le silence & ne commit point le crime ; mais le neveu de Josochbagh instruit avec le tems du projet atroce de son oncle, punit son médecin du secret qu’il lui en avoit fait. Sa prison dura deux ans. Sa conscience ne lui reprochoit rien, mais le peuple qui juge, comme on sait, le regardoit comme un monstre d’ingratitude. Il ne voyoit pas qu’un mot indiscret auroit armé les deux princes, & fait répandre des fleuves de sang. Avicenne fut un homme voluptueux ; il écouta le penchant qu’il avoit au plaisir, & ses excès furent suivis d’une dyssenterie qui l’emporta, l’an 428 de l’hégire. Lorsqu’il étoit entre la mort & la vie, les inhumains qui l’environnoient lui disoient : eh bien, grand médecin, que ne te guéris-tu ? Avicenne indigné se fit apporter un verre d’eau, y jetta un peu d’une poudre qui la glaça sur-le-champ, dicta son testament, prit son verre de glace, & mourut. Il laissa à son fils unique, Hali, homme qui s’est fait un nom dans l’histoire de la Médecine, une succession immense. Freind a dit d’Avicenne, qu’il avoit été louche en médecine & aveugle en philosophie ; ce jugement est sévere. D’autres prétendent que son Canon medicinæ, prouve avec tous ses défauts, que ce fut un homme divin ; c’est aux gens de l’art à l’apprécier.

Sortis de l’Asie, nous allons entrer en Afrique & dans l’Europe, & passer chez les Maures. Essereph-Essachalli, le premier qui se présente, naquit en Sicile ; ce fut un homme instruit & éloquent. Il eut les connoissances communes aux savans de son tems, mais il les surpassa dans la cosmographie. Il fut connu & protégé du comte Roger, qui préféroit la lecture du spatiatorium locorum d’Essachalli à celle de l’almageste de Ptolomée, parce que Ptolomée n’avoit traité que d’une partie de l’univers, & qu’Essachalli avoit embrassé l’univers entier. Ce philosophe se défit des biens qu’il tenoit de son souverain, renonça aux espérances qu’il pouvoit encore fonder sur sa libéralité, quitta la cour & la Sicile, & se retira dans la Mauritanie.

Thograi naquit à Ispahan. Il fut poëte, historien, orateur, philosophe, médecin & chimiste. Cet homme né malheureusement pour son bonheur, accablé des bienfaits de son maître, élevé à la seconde dignité de l’empire, toujours plus riche, plus considéré, & plus mécontent, n’ouvroit la bouche, ne prenoit la plume que pour se plaindre de la perversité du sort & de l’injustice des hommes ; c’étoit le sujet d’un poëme qu’il composoit lorsque le sultan son maître entra dans sa tente. Celui-ci, après en avoir lû quelques vers, lui dit : « Thograi, je vois que tu es mal avec toi-même ; écoute, & ressouviens-toi de ma prédiction. Je commande à la moitié de l’Asie ; tu es le premier d’un grand empire après moi ; le ciel a versé sur nous sa faveur, il ne dépend que de nous d’en jouir. Craignons qu’il ne punisse un jour notre ambition par quelques revers ; nous sommes des hommes, ne veuillons pas être des dieux ». Peu de tems après, le sultan, plus sage dans la spéculation que dans la pratique, fut jetté dans un cachot avec son ministre. Thograi fut mis à la question & dépouillé de ses trésors, peu de tems après, & fut condamné de périr attaché à un arbre & percé de flèches. Ce supplice ne l’abattit point. Il montra plus de courage qu’on n’en devoit attendre d’une ame que l’avarice avoit avilie. Il chanta des vers qu’il avoit composés ; brava la mort ; il insulta à ses ennemis, & s’offrit sans pâlir à leurs coups. On exerça la férocité jusque sur son cadavre, qui fut abandonné aux flammes. Il a écrit des commentaires historiques sur les choses d’Asie & de Perse, & il nous a laissé un ouvrage d’alchimie intitulé défloratio naturæ. Il paroit s’être soustrait au joug de l’aristotélisme, pour s’attacher à la doctrine de Platon. Il avoit médité sa république. D’un grand nombre de poëmes dans lesquels il avoit célébré les hommes illustres de son tems, il ne nous en reste qu’un dont l’argument est moral.

L’histoire de la philosophie & de la médecine des Sarrasins d’Espagne nous offre d’abord les noms d’Avenzoar & d’Avenpas.

Avenzoar naquit à Séville ; il professa la Philosophie, & exerça la médecine avec un désintéressement digne d’éloge. Il soulageoit les malades indigens du salaire qu’il recevoit des riches. Il eut pour disciples Avenpas, Averroës & Rasis. Il bannit les hypotheses de la Médecine, & la ramena à l’expérience & à la raison. Il mourut l’an de l’égire 1064.

Le médecin Avenpas fut une espece de théosophe. Sa philosophie le rendit suspect ; il fut emprisonné à Cordoue comme impie ou comme hérétique. Il y avoit alors un assez grand nombre d’hommes qui s’imaginant perfectionner la religion par la Philosophie, corrompoient l’une & l’autre. Cette manie qui se décéloit dans l’islamisme, devoit un jour se manifester avec une force bien autre dans le Christianisme. Elle prend son origine dans une sorte de pusillanimité religieuse très-naturelle. Avenpas mourut l’an 1025 de l’égire.

Algazel s’illustra par son apologie du mahométisme contre le judaïsme & le Christianisme. Il professa la philosophie, la théologie & le droit islamitique à Bagdad. Jamais école ne fut plus nombreuse que la sienne. Riches, pauvres, magistrats, nobles, artisans, tous accoururent pour l’entendre. Mais un jour qu’on s’y attendoit le moins, notre professeur disparut. Il prit l’habit de pélerin ; il alla à la Meque ; il parcourut l’Arabie, la Syrie & l’Egypte : il s’arrêta quelque tems au Caire pour y entendre Etartose, célebre théologien islamite. Du Caire, il revint à Bagdad ou il mourut, âgé de 55 ans, l’an 1005 de l’hégire. Il étoit de la secte de Al-Asshari. Il écrivit de l’unité de Dieu contre les Chrétiens. Sa foi ne fut pas si aveugle qu’il n’eut le courage & la témérité de reprendre quelque chose dans l’alcoran, ni si pure, qu’elle n’ait excité la calomnie des zélés de son tems. On loue l’élégance & la facilité de ses poëmes ; ils sont tous moraux. Après avoir exposé les systèmes des philosophes dans un premier ouvrage, intitulé, de opinionibus philosophorum, il travailla à les réfuter dans un second qu’il intitula, de destructione philosophorum.

Thophail, né à Séville, chercha à sortir des ruines de sa famille par ses talens. Il étudia la Médecine & la Philosophie ; il s’attacha à l’aristotélisme : il eut un tour poëtique dans l’esprit. Averroës fait grand cas de l’ouvrage où il introduit un homme abandonné dans un fort & nourri par une biche, s’élevant par les seules forces de la raison à la connoissance des choses naturelles & surnaturelles, à l’existence de Dieu, à l’immortalité de l’ame, & à la béatitude intuitive de Dieu après la mort. Cette fable s’est conservée jusqu’à nos jours ; elle n’a point été comprise dans la perte des livres qui a suivi l’expulsion des Maures hors de l’Espagne. Leibnitz l’a connue & admirée. Thophail mourut dans sa patrie l’an 1071 de l’égire.

Averroës fut disciple de Thophail. Cordoue fut sa patrie. Il eut des parens connus par leurs talens, & respectés par leurs postes. On dit que son aïeul entendit particulierement le droit mahométan, selon l’opinion de Malichi.

Pour se faire une idée de ce que c’est que le droit mahométan, il faut savoir 1°. que les disputes de religion chez les Musulmans, ont pour objet, ou les mots, ou les choses, & que les choses se divisent en articles de foi fondamentaux, & en articles de foi non fondamentaux ; 2°. que leurs lieux théologiques, sont la divine Ecriture ou l’alcoran ; l’assonnah ou la tradition ; le consentement & la raison. S’éleve-t-il un doute sur le licite ou l’illicite, on ouvre d’abord l’alcoran ; s’il ne s’y trouve aucun passage formel sur la question, on a recours à la tradition ; la tradition est-elle muette, on assemble des savans, & l’on compte les voix ; les sentimens sont-ils partagés, on consulte la raison. Le témoignage de la raison est le dernier auquel on s’en rapporte. Il y a plus ; les uns rejettent absolument l’autorité de la raison, tels sont les asphahanites ; d’autres la préferent aux opinions des docteurs, tels sont les hanifites ; il y en a qui balancent les motifs ; il y en a au contraire au jugement desquels rien ne prévaut sur un passage précis. Au reste, quelque parti que l’on prenne, on n’est accusé ni d’erreur, ni d’incrédulité. Entre ces casuistes, Malichi fut un des plus célebres. Son souverain s’adressa quelquefois à lui, mais la crainte ne le porta jamais à interpreter la loi au gré de la passion de l’homme puissant qui le consultoit. Le calife Rashid l’ayant invité à venir dans son palais instruire ses enfans, il lui répondit : « La science ne vient point à nous, mais allons à elle » ; & le sultan ordonna que ses enfans fussent conduits au temple avec les autres. L’approche de la mort, & des jugemens de Dieu lui rappella la multitude de ses décisions : il sentit alors tout le danger de la profession de casuiste ; il versa des larmes ameres en disant : « Eh, que ne m’a-t-on donné autant de coups de verges, que j’ai décidé des cas de conscience ? Dieu va donc comparer mes jugemens avec sa justice : je suis perdu ». Cependant ce docteur s’étoit montré en toute circonstance d’une équité & d’une circonspection peu commune.

Averroës embrassa l’assharisme. Il étudia la théologie & la philosophie scholastique, les mathématiques & la médecine. Il succéda à son pere dans les fonctions de juge & de grand-prêtre à Cordoue. Il fut appellé à la cour du calife Jacque Al-Mansor, qui le chargea de réformer les lois & la jurisprudence. Il s’acquitta dignement de cette commission importante. Al-Mansor, à qui il avoit présenté ses enfans, les chérit ; il demanda le plus jeune au pere, qui le lui refusa. Ce jeune homme aimoit le cherif & la cour. La maison paternelle lui devint odieuse ; il se détermina à la quitter, contre le sentiment de son pere, qui le maudit, & lui souhaita la mort.

Averroës jouissoit de la faveur du prince, & de la plus grande considération, lorsque l’envie & la calomnie s’attacherent à lui. Ses ennemis n’ignoroient pas combien il étoit aristotélicien, & l’incompatibilité de l’aristotélisme & de l’islamisme. Ils envoyerent leurs domestiques, leurs parens, leurs amis dans l’école d’Averroës. Ils se servirent ensuite de leur témoignage pour l’accuser d’impiété. On dressa une liste de différens articles mal-sonans, & on l’envoya, souscrite d’une multitude de noms, au prince Al-Mansor, qui dépouilla Averroës de ses biens, & le relégua parmi les Juifs. La persécution fut si violente qu’elle compromit ses amis. Averroës, à qui elle devint insupportable à la longue, chercha à s’y soustraire par la fuite ; mais il fut arrêté & jetté dans une prison. On assembla un concile pour le juger, & il fut condamné à paroître les vendredis à la porte du temple, la tête nue, & à souffrir toutes les ignominies qu’il plairoit au peuple de lui faire. Ceux qui entroient lui crachoient au visage, & les prêtres lui demandoient doucement : ne vous repentez-vous pas de vos hérésies ?

Après cette petite correction charitable & théologique, il fut renvoyé dans sa maison, où il vécut long-tems dans la misere & dans le mépris. Cependant un cri général s’éleva contre son successeur dans les fonctions de juge & de prêtre, homme dur, ignorant, injuste & violent. On redemanda Averroës. Al-Mansor consulta là-dessus les théologiens, qui répondirent que le souverain qui reprimoit un sujet, quand il lut plaisoit, pouvoit aussi le relever à son gré ; & Averroës retourna à Maroc, où il vécut assez tranquille & assez heureux.

Ce fut un homme sobre, laborieux & juste. Il ne prononça jamais la peine de mort contre aucun criminel. Il abandonna à son subalterne le jugement des affaires capitales. Il montra de la modestie dans ses fonctions, de la patience & de la fermeté dans ses peines. Il exerça la bienfaisance même envers ses ennemis. Ses amis s’offenserent quelquefois de cette préférence, & il leur répondoit : « C’est avec ses ennemis & non avec ses amis qu’on est bienfaisant : avec ses amis c’est un devoir qu’on remplit ; avec ses ennemis c’est une vertu qu’on exerce. Je dépense ma fortune comme mes parens l’ont acquise : je rends à la vertu ce qu’ils ont obtenu d’elle. La préférence dont mes amis se plaignent ne m’ôtera pas ceux qui m’aiment vraiment ; elle peut me ramener ceux qui me haïssent ». La faveur de la cour ne le corrompit point : il se conserva libre & honnête au milieu des grandeurs. Il fut d’un commerce facile & doux. Il souffrit moins dans sa disgrace de la perte de sa fortune, que des calomnies de l’injustice. Il s’attacha à la philosophie d’Aristote, mais il ne négligea pas Platon. Il défendit la cause de la raison contre Al-Gazel. Il étoit pieux ; & on n’entend pas trop comment il concilioit avec la religion sa doctrine de l’éternité du monde. Il a écrit de la Logique, de la Physique, de la Métaphysique, de la Morale, de la Politique, de l’Astronomie, de la Théologie, de la Rhétorique & de la Musique. Il croyoit à la possibilité de l’union de l’ame avec la Divinité dans ce monde. Personne ne fut aussi violemment attaqué de l’aristotélomanie, fanatisme qu’on ne conçoit pas dans un homme qui ne savoit pas un mot de grec, & qui ne jugeoit de cet auteur que sur de mauvaises traductions. Il professa la Medecine. A l’exemple de tous les philosophes de sa nation, il s’étoit fait un système particulier de religion. Il disoit que le Christianisme ne convenoit qu’à des fous, le judaïsme qu’à des enfans, & le mahométisme qu’à des pourceaux. Il admettoit, avec Aristote, une ame universelle, dont la nôtre étoit une particule. A cette particule éternelle, immortelle, divine, il associoit un esprit sensitif, périssable & passager. Il accordoit aux animaux une puissance estimatrice qui les guidoit aveuglément à l’utile, que l’homme connoît par la raison. Il eut quelqu’idée du sensorium commun. Il a pu dire, sans s’entendre, mais sans se contredire, que l’ame de l’homme étoit mortelle & qu’elle étoit immortelle. Averroës mourut l’an de l’égire 1103.

Le philosophe Noimoddin obtint des Romains quelques marques de distinction, après la conquête de la Grece ; mais il sentit bientôt l’embarras & le dégout des affaires publiques : il se renferma seul dans une petite maison, où il attendit en philosophe que son ame délogeât de son corps pour passer dans un autre ; car il paroît avoir eu quelque foi à la métempsycose.

Ibrin Al-Chatil Raisi, l’orateur de son siecle, fut théologien, philosophe, jurisconsulte & médecin. Ceux qui professoient à Bagdad l’accuserent d’hérésie, & le conduisirent dans une prison qui dura. Il y a long-tems qu’un hérétique est un homme qu’on veut perdre. Le prince, mieux instruit, lui rendit justice ; mais Raisi qui connoissoit apparemment l’opiniâtreté de la haine théologique, se réfugia au Caire, d’où la réputation d’Averroës l’appella en Espagne. Il partit précisément au moment où l’on exerçoit contre Averroës la même persécution qu’il avoit soufferte. La frayeur le saisit, & il s’en revint à Bagdad. Il suivit Abu-Habdilla dans ses disgraces. Il prononça à Fez un poëme si touchant sur les malheurs d’Habdilla, que le souverain & le peuple se déterminerent à le secourir. On passa en Espagne. On ramena les villes à l’autorité de leur maître. Hasis ennemi d’Habdilla fut renfermé dans la Castille, & celui-ci regna sur le reste de la contrée. Habdilla, tranquille sur le trône de Grenade, ne l’oublia pas ; mais Rasis préféra l’obscurité du séjour de Fez à celui de la cour d’Espagne. Le plus léger mécontentement efface auprès des grands la mémoire des plus grands services. Habdilla, qui lui devoit sa couronne, devint son ennemi. La conduite de ce prince envers notre philosophe est un tissu de faussetés & de cruautés, auxquelles on ne conçoit pas qu’un roi, qu’un homme puisse s’abaisser. Il employa l’artifice & les promesses pour l’attirer ; il médita de le faire périr dans une prison. Rasis lui échappa : il le fit redemander mort ou vif au souverain de Fez ; celui-ci le livra, à condition qu’on ne disposeroit point de sa vie. On manqua à cette promesse. On accusa Rasis de vol & d’hérésie : il fut mis à la question ; la violence des tourmens en arracherent l’aveu de crimes qu’il n’avoit point commis. Après l’avoir brisé, disloqué, on l’étouffa. On le poursuivit au-delà du tombeau : il fut exhumé, & l’on exerça contre son cadavre toutes sortes d’indignités. Tel fut le sort de cet homme à qui la nature avoit accordé l’art de peindre & d’émouvoir, talens qui devoient un jour servir si puissamment ses ennemis, & lui être si inutiles auprès d’eux. Il mourut l’an 1278 de l’égire.

Etosi, ainsi nommé de Tos sa patrie, fut ruiné dans le sac de cette ville par le tartare Holac. Il ne lui resta qu’un bien qu’on ne pouvoit lui enlever, la science & la sagesse. Holac le protégea dans la suite, se l’attacha, & l’envoya même, en qualité d’ambassadeur, au souverain de Bagdad, qui paya chérement le mépris qu’il fit de notre philosophe. Etosi fut aristotélicien. Il commenta la Logique de Rasis, & la Métaphysique d’Avicenne. Il mourut à Samrahand, en Asie, l’an 1179 de l’égire. On exige d’un philosophe ce qu’on pardonneroit à un homme ordinaire. Les Mahométans lui reprochent encore aujourd’hui de n’avoir point arrêté la vengeance terrible qu’Holac tira du calife de Bagdad. Falloit-il pour une petite insulte qu’un souverain & ses amis fussent foulés aux piés des chevaux, & que la terre bût le sang de quatre-vingt mille hommes ? Il est d’autant plus difficile d’écarter cette tache de la mémoire d’Etosi, qu’Holac fut un homme doux, ami de la science & des savans, & qui ne dédaigna pas de s’instruire sous Etosi.

Nasiroddin de Tus naquit l’an de l’égire 1097. Il étudia la Philosophie, & se livra de préférence aux Mathématiques & aux arts qui en dépendent. Il présida sur toutes les écoles du Mogol : il commenta Euclide & Ptolomée. Il observa le ciel : il dressa des tables astronomiques. Il s’appliqua à la Morale. Il écrivit un abrégé de l’Ethique de Platon & d’Aristote. Ses ouvrages furent également estimés des Turcs, des Arabes & des Tartares. Il inspira à ces derniers le goût de la science, qu’ils reçurent & qu’ils conserverent même au milieu du tumulte des armes. Holac, Ilechan, Kublat, Kanm & Tamerlan aimerent à conférer avec les hommes instruits.

Mais nous ne finirions point si nous nous étendions sur l’histoire des philosophes qui, moins célebres que les précedens, n’ont pas été sans nom dans les siecles qui ont suivi la fondation du mahométisme : tels sont parmi les Arabes, Matthieu-ebn-Junis, Afrihi, Al-Bazrani, Bachillani, Abulsaric, Abul-Chars, Ebn Malca, Ebno’l Hosan, Abu’l Helme, Mogrebin, Ibnu-el-Baitar, qui a écrit des animaux, des plantes, des venins & des métaux ; Abdessalame qui fut soupçonné d’hérésie, & dont les ouvrages furent brûlés ; Said-ebn-Hebatolla, Muhammed Tusius, Masisii, Joseph, Hasnum, Dacxub, Phacroddin, Noimoddin, Ettphtheseni, qui fut premier ministre de Tamerlan, philosophe & factieux ; Abul Hasan, Abu-Bahar, parmi les Maures ; Abumasar, astronome célebre ; Albatigne, Alfragan, Alchabit, Geber, un des peres de la Chimie ; Isaac-ben-Erram, qui disoit à Zaid son maître, qui lui avoit associé un autre médecin avec lequel il ne s’accordoit pas, que la contradiction de deux médecins étoit pire que la fievre tierce ; Esseram de Tolede, Abraham-ibnu-Sahel de Séville, qui s’amusa à composer des vers licencieux ; Aaron-ben-Senton, qui mécontenta les habitans de Fez, auxquels il commandoit pour Abdalla, & excita par sa sévérité leur révolte, dans laquelle il fut égorgé lui & le reste des Juifs.

Il suit de ce qui précede, qu’à proprement parler, les Arabes ou Sarrasins n’ont point eu de philosophe avant l’établissement de l’islamisme.

Que le Zabianisme, mélange confus de différentes opinions empruntées des Perses, des Grecs, des Egyptiens, ne fut point un système de Théologie.

Que Mahomet fut un fanatique ennemi de la raison, qui ajusta comme il put ses sublimes rêveries, à quelques lambeaux arrachés des livres des juifs & des chrétiens, & qui mit le coûteau sur la gorge de ceux qui balancerent à regarder ses chapitres comme des ouvrages inspirés. Ses idées ne s’éleverent point au-dessus de l’Antropomorphisme.

Que le tems de la Philosophie ne commença que sous les Ommiades.

Qu’elle fit quelques progrès sous les Abassides.

Qu’alors on s’en servit pour pallier le ridicule de l’islamisme.

Que l’application de la Philosophie à la révélation engendra parmi les Musulmans une espece de théosophisme le plus détestable de tous les systèmes.

Que les esprits aux yeux desquels la Théologie & la Philosophie s’étoient dégradées par une association ridicule, inclinerent à l’Athéisme : tels furent les Zendekéens & les Dararianéens.

Qu’on en vit éclore une foule de fanatiques, de sectaires & d’imposteurs.

Que bientôt on ne sut ni ce qui étoit vrai, ni ce qui étoit faux, & qu’on se jetta dans le Scepticisme.

Les Motasalites disoient : Dieu est juste & sage ; il n’est point l’auteur du mal : l’homme se rend lui-même bon ou méchant.

Les Al-Iobariens disoient : l’homme n’est pas libre, Dieu produit en lui tout ce qu’il fait : il est le seul être qui agisse. Nous ne sommes pas moins nécessités que la pierre qui tombe & que l’eau qui coule.

Les Al-Naiarianens disoient que Dieu à la vérité faisoit le bien & le mal, l’honnête & le deshonnête ; mais que l’homme libre s’approprioit ce qui lui convenoit.

Les Al-Assharites rapportoient tout à l’idée de l’harmonie universelle.

Que l’attachement servil à la philosophie d’Aristote, étouffa tout ce qu’il y eut de bons esprits parmi les Sarrasins.

Qu’avec cela ils ne posséderent en aucun tems quelque traduction fidele de ce philosophe.

Et que la Philosophie qui passa des écoles arabes dans celles de chrétiens, ne pouvoit que retarder le progrès de la connoissance parmi ces derniers.

De la théologie naturelle des Sarrasins. Ces peuples suivirent la philosophie d’Aristote ; ils perdirent des siecles à disputer des catégories, du syllogisme, de l’analytique, des topiques, de l’art sophistique. Or nous n’avons que trop parlé des sentimens de ces anciens. Voyez les articles Aristotélisme & Péripatéticiens. Nous allons donc exposer les principaux axiomes de la théologie naturelle des Sarrasins.

Dieu a tout fait & réparé ; il est assis sur un trône de force & de gloire : rien ne résiste à sa volonté.

Dieu, quant à son essence, est un, il n’a point de collegue ; singulier, il n’a point de pareil ; uniforme, il n’a point de contraire ; séparé, il n’a point d’intime ; ancien, il n’a rien d’antérieur ; éternel, il n’a point eu de commencement ; perdurable, il n’aura point de fin ; constant, il ne cesse point d’être, il sera dans tous les siecles des siecles orné de ses glorieux attributs.

Dieu n’est soumis à aucun decret qui lui donne des limites, ou qui lui prescrive une fin ; il est le premier & le dernier terme ; il est au-dehors & en-dedans.

Dieu, élevé au-dessus de tout, n’est point un corps ; il n’a pas de forme, & n’est pas une substance circonscrite, une mesure déterminée ; les corps peuvent se mesurer & se diviser. Dieu ne ressemble point aux corps. Il semble, d’après ce principe, que les Musulmans ne sont ni antropomorphites, ni matérialistes : mais il y a des sectes qui s’attachant plus littéralement à l’alcoran, donnent à Dieu des yeux, des piés, des mains, des membres, une tête, un corps. Reste à savoir s’il n’en est pas d’elles, comme des juifs & de nous : celui qui voudroit juger de nos sentimens sur Dieu par les expressions de nos livres, & par les nôtres, se tromperoit grossierement. Il n’y a aucun de nos théologiens qui s’en tiennent assez ouvertement à la lettre, pour rendre Dieu corporel ; & s’il reste encore parmi les fideles quelques personnes qui, accoutumées à s’en faire une image, voient l’éternel sous la forme d’un vieillard vénérable avec une longue barbe, elles ont été mal instruites, elles n’ont point entendu leur catéchisme ; elles imaginent Dieu comme il est représenté dans les morceaux de peinture qui décorent nos temples, & qui peut-être sont le premier germe de cette espece de corruption.

Dieu n’est point une substance, & il n’y a point de substance en lui ; ce n’est point un accident, & il n’y a point en lui d’accident ; il ne ressemble à rien de ce qui existe, ni rien de ce qui existe ne lui resemble.

Il n’y a en Dieu ni quantité, ni termes, ni limites, ni position différente ; les cieux ne l’environnent point ; s’il est dit qu’il est assis sur un trône, c’est d’une maniere & sous une acception qui ne marque ni contact, ni forme, ni situation, ni existence en un lieu déterminé, ni mouvement local. Son trône ne le soutient point ; mais il est soutenu avec tout ce qui l’environne par la bonté de sa puissance. Son trône est par-tout, parce qu’il regne par-tout. Sa main est par-tout, parce qu’il commande en tous lieux. Il n’est ni plus éloigné, ni plus voisin du ciel que de la terre.

Il est en tout ; il est plus proche de l’homme que ses veines jugulaires ; il est présent à tout ; il est témoin de tout ce qui se passe ; sa proximité des choses n’a rien de commun avec la proximité des choses entr’elles ; ce sont deux essences, deux existences, deux présences différentes.

Il n’existe en quoi que ce soit, ni quoi que ce soit en lui ; il n’est le sujet de rien.

Il est immense, & l’espace ne le comprend pas ; il est très-saint, & le tems ne le limite pas. Il étoit avant le tems & l’espace, & il est à présent comme il a été de toute éternité.

Dieu est distingué de la créature par ses attributs ; il n’y a dans son essence que lui ; il n’y a dans les autres choses que son essence.

Sa sainteté ou perfection exclut de sa nature toute idée de changement & de translation ; il n’y a point en lui d’accident ; il n’est point sujet à la contingence ; il est lui dans tous les siecles ; exempt de dissolution, quant aux attributs de sa gloire ; exempt d’accroissement, quant aux attributs de sa perfection.

Il est de foi que Dieu existe présent à l’entendement & aux yeux pour les saints & les bienheureux, dont il fait ainsi le bonheur dans la demeure éternelle, où il leur accorde de contempler sa face glorieuse.

Dieu est vivant, fort, puissant, supérieur à tout ; il n’est sujet ni à excès, ni à impuissance, ni au sommeil, ni à la veille, ni à la vieillesse, ni à la mort.

C’est lui qui commande & qui regne, qui veut & qui peut ; c’est de lui qu’est la souveraineté & la victoire, l’ordre & la création.

Il tient les cieux dans sa droite ; les créatures sont dans la paume de sa main ; il a notifié son excellence & son unité par l’œuvre de la création.

Les hommes & leurs œuvres sont de lui ; il a marqué leurs limites.

Le possible est en sa main ; ce qu’il peut ne se compte pas ; ce qu’il sait ne se comprend pas.

Il sait tout ce qui peut être su ; il comprend, il voit tout ce qui se fait des extrémités de la terre jusqu’au haut des cieux ; il suit la trace d’un atome dans le vuide ; il est présent au mouvement délié de la pensée ; le mouvement le plus secret du cœur ne lui est pas caché ; il sait d’une science antique qui fut son attribut de toute éternité, & non d’une science nouvelle qu’il ait acquise dans le tems. La charge de l’univers est moins par rapport à lui, que celle d’une fourmi par rapport à l’étendue & à la masse de l’univers.

Dieu veut ce qui est ; il a disposé à l’événement ce qui se fera ; il n’y a par rapport à sa puissance ni peu ni beaucoup, ni petitesse ni grandeur, ni bien ni mal, ni foi ni incrédulité, ni science ni ignorance, ni bonheur ni malheur, ni jouissance ni privation, ni accroissement ni diminution, ni obéissance ni révolte, si ce n’est par un jugement déterminé, un décret, une sentence, un acte de sa volonté.

Ce fatalisme est l’opinion dominante des Musulmans. Ils accordent tout à la puissance de Dieu, rien à la liberté de l’homme.

Ce que Dieu veut, est ; ce qu’il ne veut pas, n’est pas ; le clin de l’œil, l’essor de la pensée sont par sa volonté.

C’est lui par qui les choses ont commencé, qui les a ordonnées, qui les réordonnera ; c’est lui qui fait ce qu’il lui plaît, dont la sentence est irrévocable, dont rien ne retarde ou n’avance le decret, à la puissance duquel rien ne se soustrait, qui ne souffre point de rebelles, qui n’en trouve point, qui les empêche par sa miséricorde, ou qui les permet par sa puissance ; c’est de son amour & de sa volonté que l’homme tient la faculté de lui obéir, de le servir. Que les hommes, les démons & les anges se rassemblent, qu’ils combinent toutes leurs forces ; s’ils ont mis un atome en mouvement, ou arrêté un atome mû, c’est qu’il l’aura voulu.

Entre les attributs qui constituent l’essence de Dieu, il faut sur-tout considérer la volonté ; il a voulu de toute éternité que ce qui est fût ; il en a vu le moment, & les existences n’ont ni précédé ce moment, ni suivi ; elles se sont conformé à sa science, à son decret, sans délai, sans précipitation, sans desordre.

Il voit, il entend : rien n’est loin de son oreille, quelque foible qu’il soit ; rien n’est loin de sa vûe, quelque petit qu’il soit. Il n’y a point de distance pour son ouïe, ni de ténebres pour ses yeux. Il est sans organes, cependant il a toutes sensations ; comme il connoît sans cœur, il exécute sans membres, il crée sans instrument ; il n’y a rien d’analogue à lui dans la créature.

Il parle, il ordonne, il défend, il promet, il menace d’une voix éternelle, antique, partie de son essence. Mais son idiome n’a rien de commun avec les langues humaines. Sa voix ne ressemble point à la nôtre : il n’y a ni ondulation d’air, ni collission de corps, ni mouvement de levres, ni lettres, ni caracteres ; c’est la loi, c’est l’alcoran, c’est l’Evangile, c’est le pseautier, c’est son esprit qui est descendu sur ses apôtres, qui ont été les interpretes entre lui & nous.

Tout ce qui existe hors de Dieu est son œuvre, émané de sa justice de la maniere la plus parfaite & la meilleure.

Il est sage dans ses œuvres, juste dans ses decrets, comment pourroit-il être accusé d’injustice ? Ce ne pourroit être que par un autre être qui auroit quelque droit de juger de l’administration des choses, & cet être n’est pas.

D’où l’on voit que les Musulmans n’établissent aucune liaison entre le créateur & la créature ; que tout se rapporte à lui seul ; qu’il est juste, parce qu’il est tout-puissant ; que l’idée de son équité n’a peut-être rien de commun avec la nôtre ; & que nous ne savons précisément par quels principes nous serons jugés à son tribunal bons ou méchans. Qu’est-ce qu’un être passager d’un moment, d’un point, devant un être éternel, immense, infini, tout-puissant ? moins que la fourmi devant nous. Qu’on imagine ce que les hommes seroient pour un de leurs semblables, si l’existence éternelle étoit seulement assûrée à cet être ? Croit-on qu’il eût quelque scrupule d’immoler à sa félicité tout ce qui pourroit s’y opposer ? Croit-on qu’il balançât de dire à celui qui deviendroit sa victime : qu’êtes-vous par rapport à moi ? Dans un moment il ne s’agira plus de vous, vous ne souffrirez plus, vous ne serez plus : moi, je suis, & je serai toujours. Quel rapport de votre bien-être au mien ! Je ne vous dois qu’à proportion de votre durée comparée à la mienne. Il s’agit d’une éternité pour moi, d’un instant pour vous. Je me dois en raison de ce que vous êtes, & de ce que je suis : voilà la base de toute justice. Souffrez donc, mourez, périssez, sans vous plaindre. Or quelle distance encore plus grande d’un Dieu qui auroit accordé l’éternité à sa créature, à cette créature éternelle, que de cette créature éternelle à nous ? Combien ne lui resteroit-il pas d’infirmités qui rapprocheroient sa condition de la nôtre, tandis qu’il n’auroit qu’un seul attribut qui rendroit sa condition comparable à celle de Dieu. Un seul attribut divin, supposé dans un homme, suffit donc pour anéantir entre cet homme & ses pareils toute notion de justice. Rien par rapport à cet homme hypothétique, que sommes nous donc par rapport à Dieu ? Il n’y a que le brachmane qui a craint d’écraser la fourmi qui puisse lui dire ; ô Dieu, pardonne-moi ; si j’ai fait descendre l’idée de ma justice jusqu’à la fourmi, j’ai pu la faire aussi remonter jusqu’à toi. Traite-moi comme j’ai traité le plus foible de mes inférieurs.

Les génies, les hommes, les démons, les anges, le ciel, la terre, les animaux, les plantes, la substance, l’accident, l’intelligible, le sensible, tout a commencé, excepté Dieu. Il a tiré tout du néant, ou de la pure privation : rien n’étoit ; lui seul a toujours été.

Il n’avoit besoin de rien. S’il a créé, ce n’est pas qu’il ne pût se passer des créatures. Il a voulu qu’elles fussent pour que sa volonté se fît, sa puissance se manifestât, la vérité de sa parole s’accomplît. Il ne remplit point un devoir ; il ne céda point à une nécessité ; il ne satisfit point à un sentiment de justice ; il n’étoit obligé à rien envers quelqu’être que ce fût. S’il a fait aux êtres la condition dont ils jouissent, c’est qu’il l’a voulu. Il pourroit accabler l’homme de souffrances, sans qu’il pût en être accusé. S’il en a usé autrement, c’est bienveillance, c’est bonté, c’est grace. O homme, remercie-le donc du bien qu’il t’a départi gratuitement, & soumets-toi sans murmurer à la peine.

S’il récompense un jour ceux qui l’auront aimé & imité, cette récompense ne sera point le prix du mérite, une indemnité, une compensation, une reconnoissance nécessaire. Ce sera l’accomplissement de sa parole, la suite de son pacte qui fut libre. Il pouvoit créer, ne se point obliger, disposer de nous à son gré, & cela sans cesser d’être juste. Qu’y a-t-il de commun entre nous & lui ?

Il faut avouer que les Musulmans ont de hautes idées de la nature de Dieu ; & que Leibnitz avoit raison de dire, que le Christianisme ne s’étoit élevé à rien de plus sublime.

De la doctrine des musulmans sur les anges & sur l’ame de l’homme. Ils disent :

Les anges sont les ministres de Dieu ; ils n’ont point péché ; ils sont proches de leur souverain ; il commande, & ils lui obéissent.

Ce sont des corps subtils, saints, formés de lumieres ; ils ne courent point ; ils ne mangent point ; ils ne dorment point ; ils n’ont point de sexe ; ils n’ont ni pere, ni mere, ni appétit charnel.

Ils ont différentes formes, selon les fonctions auxquelles ils sont destinés. Il y en a qui sont debout ; d’autres sont inclinés ; d’autres assis ; d’autres prosternés ; les uns prient, les autres chantent ; les uns célebrent Dieu par des louanges ; les autres implorent sa miséricorde pour les pêcheurs ; tous l’adorent.

Il faut croire aux anges, quoiqu’on en ignore & les noms & les ordres. Il faut les aimer. La foi l’ordonne. Celui qui les néglige est un infidele.

Celui qui n’y croit pas, qui ne les aime pas, qui ne les revere pas, qui les suppose de différens sexes, est un infidele.

L’ame de l’homme est immortelle. La mort est la dissolution du corps & le sommeil de l’ame. Ce sommeil cessera.

Ce sentiment n’est pas général. Les Al-sharestans & les Al-assharites regardent l’ame comme un accident périssable.

Lorsque l’homme est déposé dans le tombeau, deux anges terribles le visitent ; ils s’appellent Moncar & Nacir. Ils l’interrogent sur sa croyance & sur ses œuvres. S’il répond bien, ils lui permettent de reposer mollement ; s’il répond mal, ils le tourmentent en le frappant à grands coups de masses de fer.

Ce jugement du sépulcre n’est pas dans l’alcoran ; mais c’est un point de tradition pieuse.

La main de l’ange de mort, qui s’appelle Azariel, reçoit l’ame au sortir du corps ; & si elle a été fidele, il la confie à deux anges qui la conduisent au ciel, où son mérite désigne sa place, ou entre les prophetes, ou entre les martyrs, ou parmi le commun des fideles.

Les ames au sortir du corps descendent dans l’albazach. C’est un lieu placé entre ce monde & le monde futur, où elles attendent la résurrection.

L’ame ne ressuscite pas seule. Le corps ressuscite aussi. L’alcoran dit, qui est-ce qui pourra ressusciter les os dissous ? qui est-ce qui rassemblera leurs particules éparses ? Celui qui les a formés, lorsqu’ils n’étoient rien.

Au jour du jugement, Dieu rassemblera & les hommes & les génies qui ont été. Il les examinera, il accordera le ciel aux bons. Les méchans seront envoyés à la gêne.

Entre les méchans ceux qui auront reconnu l’unité de Dieu, sortiront du feu, après avoir expié leurs fautes.

Il n’y a point de damnation éternelle pour celui qui a cru en un seul Dieu.

De la physique & de la métaphysique des Sarrasins. C’est l’aristotélisme ajouté aux préjugés religieux, une théosophie islamitique ; Thophail admet les quatre qualités des Péripatéticiens, l’humide & le sec, le froid & le chaud. C’est de leur combinaison qu’il déduit l’origine des choses ; l’ame a, selon lui, trois facultés ; la végétative, la sensitive & la naturelle ; il y a trois principes, la matiere, la forme & la privation ; les deux premiers sont de l’essence ; la puissance & la raison des existences ; le mouvement est l’acte de la puissance, en tant que puissance. Le progrès du mouvement n’est point infini ; il se résout à un premier moteur immobile, un, éternel, invisible, sans quantité & sans matiere. Il y a des corps simples ; il y en a de composés ; ils sont mus en ligne droite ou circulaire. Il n’y a que quatre élemens. Le ciel est un, il est simple, exempt de génération & de corruption. Il se meut circulairement. Il n’y a point de corps infini. Le monde est fini, cependant éternel. Les corps célestes ont un cinquieme élement particulier. Plus une sphere est voisine du premier moteur, plus elle est parfaite, plus son mouvement est rapide. Les élemens sont des corps simples, dans lesquels les composés se résolvent. Il y en a de légers qui tendent en haut, & de graves qui tendent en bas. C’est leur tendance opposée qui cause l’altération & le changement des corps. L’ame végétative préside à la végétation, la sensitive aux sens, la rationelle à la raison. L’entendement est ou actif ou passif. L’entendement actif est éternel, immortel, loin de tout commerce avec le corps ; le passif est ou théorétique ou pratique. La mort est l’extinction de la chaleur naturelle. La vie est l’équilibre de la chaleur naturelle & de l’humide vital. Tous les êtres sont par la matiere & par la forme. On ne peut définir que les composés ; la matiere & la forme ne s’engendrent point. Il y a des puissances douées de la raison ; il y en a qui en sont privées. Personne ne juge mal de ce qui ne change point. L’unité est l’opposé de la multitude. Il y a trois sortes de substances, les unes qui périssent, comme les plantes & les animaux ; d’autres qui ne périssent point, comme le ciel ; de troisiemes qui sont éternelles & immobiles. Il y a un mouvement éternel. Il y a donc des substances éternelles. Elles sont immatérielles. Elles se meuvent de toute éternité d’un mouvement actuel. Le premier moteur meut toutes les autres intelligences. Cette cause premiere du mouvement ne change point. Elle est par elle-même. C’est Dieu, être éternel, immobile, insensible, indivisible, infiniment puissant, infiniment heureux dans sa propre contemplation. Il y a sous Dieu des substances motrices des spheres. Ce sont des esprits. Elles ont leurs fonctions particulieres, &c....

De la physique & de la métaphysique de Tophail. Il peut y avoir dans quelque contrée saine & tempérée placée sous la ligne équinoxiale ou ailleurs des hommes vraiment autochtones, naissant de la terre, sans pere & sans mere, par la seule influence de la lumiere & du ciel.

Cette génération spontanée sera l’effet d’une fermentation du limon, continuée pendant des siecles, jusqu’au moment où il s’établit un équilibre fécond entre le froid & le chaud, l’humide & le sec.

Dans une masse considérable de ce limon ainsi fécondé, il y aura des parties où l’équilibre des qualités ou la température sera plus parfaite, où la disposition à la formation du mixte sera plus grande. Ces parties appartiendront à la nature animale ou humaine.

La matiere s’agitera ; il s’y formera des bulles ; elle deviendra visqueuse ; les bulles seront partagées au-dedans d’elles-mêmes en deux capacités séparées par un voile leger ; un air subtil y circulera ; une température égale s’y établira ; l’esprit envoyé par Dieu s’y insinuera & s’y unira, & le tout sera vivant.

L’union de l’esprit avec la matiere prédisposée à le recevoir sera si intime qu’on ne pourra le séparer.

L’esprit vivifiant émane incessamment de Dieu. La lumiere qui s’élance continuellement du soleil, sans l’épuiser, en est une image.

Il descend également sur toute la création ; mais il ne se manifeste pas également en tout lieu. Toutes les parties de l’univers ne sont pas également disposées à le faire valoir. De-là les êtres inanimés qui n’ont pas de vie ; les plantes où l’on apperçoit quelques symptomes de sa présence ; les animaux où il a un caractere plus évident.

Entre les animaux, il y en a qui ont avec lui une affinité particuliere ; une organisation plus analogue à sa forme ; dont le corps est, pour ainsi dire, une image de l’esprit qui doit l’animer. Tel est l’homme.

Si cette analogie de l’esprit & de la forme prédomine dans un homme, ce sera un prophete.

Aussitôt que l’esprit s’est uni à sa demeure, il se soumet toutes les facultés ; elles lui obéissent ; Dieu a voulu qu’il en disposât.

Alors il se forme une autre bulle divisée en trois capacités séparées chacune par des cloisons, des fibres, des canaux déliés. Un air subtil, assez semblable à celui qui remplissoit les capacités de la premiere bulle, remplit les capacités de celle-ci.

Chacune de ces capacités contient des qualités qui lui sont propres ; elles s’y exercent, & ce qu’elles produisent de grand ou de petit est transmis à l’esprit vivifiant qui a son ventricule particulier.

Aux environs de ce ventricule, il naît une troisieme bulle. Cette bulle est aussi remplie d’une substance aérienne, mais plus grossiere. Elle a ses capacités. Ce sont des réservoirs des facultés subalternes.

Ces réservoirs communiquent entr’eux & s’entretiennent. Mais ils sont tous subordonnés au premier, à celui de l’esprit, excepté dans les fonctions des membre, qui se formeront, & auxquels ils présideront avec souveraineté.

Le premier des membres c’est le cœur. Sa figure est conique ; c’est l’effet de celle que l’esprit ou la flamme affecte. C’est par la même raison que la membrane forte qui l’environne suit la même configuration. Sa chair est solide. Il est conservé par une enveloppe épaisse.

La chaleur dissout les humeurs & les dissipe. Il falloit que quelques organes les réparassent. Il falloit que ces organes sentissent ce qui leur étoit propre, & l’attirassent, ce qui leur étoit contraire, & le repoussassent.

Deux membres ont été formés à cette fin, avec les facultés convenables. L’un préside aux sensations, c’est le cerveau ; l’autre à la nutrition, c’est le foie.

Il étoit nécessaire qu’ils communiquassent entr’eux & avec le cœur. De-là les arteres, les veines & la multitude de canaux, les uns étroits, les autres larges, qui s’y rendent & qui s’en distribuent.

C’est ainsi que le germe se forme, que l’embryon s’accroît, & qu’il se perfectionne jusqu’au moment de la naissance.

Lorsque l’homme est parfait, les tégumens du limon se déchirent, comme dans les douleurs de l’enfantement ; la terre aride environnante s’entr’ouvre, & la génération spontanée s’acheve.

La nature a refusé à l’homme ce qu’elle a accordé aux bêtes ; elle lui a fait des besoins particuliers. De-là l’invention des vêtemens & d’autres arts.

Ses mains ont été les sources les plus fécondes de ses connoissances. C’est de-là que lui est venue la connoissance de sa force & de sa supériorité sur les animaux.

L’exercice des sens ne se fait pas sans obstacle. Il a fallu les lever.

Lorsque l’action des sens est suspendue, & que le mouvement cesse dans l’animal, sans qu’il y ait aucun obstacle extérieur, aucun vice interne, l’animal continue de vivre. Il faut donc chercher en lui quelque organe sans le secours duquel les autres ne puissent vaquer à leurs fonctions. Cet organe est le cœur.

Lorsque l’animal est mort, lorsque la vie n’y est plus, sans qu’on remarque dans sa configuration & dans ses organes aucun dérangement qui en anéantisse les opérations, il faut en conclure qu’il y a un principe particulier & antérieur dont toute l’économie dépendoit.

Lorsque ce principe s’est retiré, l’animal restant entier ; quelle apparence qu’il revienne, l’animal étant détruit ?

Il y a donc deux choses dans l’animal, le principe par lequel il vit, & le corps qui sert d’instrument au principe. La partie noble c’est le principe ; le corps est la partie vile.

Il faut le déposer dans le tems, lorsque le principe vivifiant s’en est retiré. Un être vraiment étonnant, prétieux & digne d’admiration, c’est le feu.

Sa force est surprenante ; ses effets prodigieux ; la chaleur du cœur ne permet pas de douter que le feu n’anime cet organe, & ne soit le principe de son action.

La chaleur subsiste dans l’animal, tant qu’il vit ; elle n’est dans aucune partie aussi grande qu’au cœur. A la mort, elle cesse. L’animal est froid.

Cette vapeur humide & chaude du cœur qui fait le mouvement dans l’animal, est sa vie.

Malgré la multitude & la diversité des parties dont l’animal est composé ; il est un relativement à l’esprit. L’esprit y occupe un point central d’où il commande à toute l’organisation.

L’esprit est un. Il communique avec les membres par des fibres & des canaux. Coupez, anéantissez, embarrassez la communication de l’esprit à un membre & ce membre sera paralysé.

Le cœur envoie l’esprit au cerveau ; le cerveau le distribue dans les arteres. Le cerveau abonde en esprit. Il en est un réservoir.

Si par quelque cause que ce soit, un organe est privé d’esprit, son action cesse. C’est un instrument inutile & abject.

Si l’esprit s’échappe de tout le corps ; s’il se consume en entier, ou s’il se dissout, le corps reste sans mouvement ; il est dans l’état de mort.

De la comparaison de l’homme avec les autres êtres, il suit qu’elles ont des qualités communes & des qualités différentes. Qu’ils sont uns dans les convenances ; variés & plusieurs, dans les disconvenances.

Le premier coup d’œil que nous jettons sur les propriétés des choses, nous instruit de toute la richesse de la nature.

Si l’esprit est un. Le corps est un relativement à la continuité & à son économie. C’est un même organe qui a différentes fonctions sur sa longueur, selon le plus ou le moins d’énergie de l’esprit.

Il y a aussi une sorte d’unité sous laquelle on peut considerer tous les animaux ; même organisation, même sens, même mouvement, même fonction, même vie, même esprit.

L’esprit est un, les cœurs sont différens. La différence est dans les vaisseaux & non dans la liqueur.

L’espece est une. Les individus différens ; mais cette différence est semblable à celles des membres, qui n’empêche point la personne d’être une.

Il y a dans toute espece d’animaux la sensation, la nutrition & le mouvement spontané. Ces fonctions communes sont propres à l’esprit ; les autres fonctions diverses dans les différentes especes d’animaux lui appartiennent moins spécialement.

L’esprit est un dans tout le genre animal, quoiqu’il y ait quelque différence légere dans ses fonctions, d’une espece d’animaux à une autre. Le genre animal est un.

Quelque diversité que nous remarquions dans le port, la tige, les branches, les fleurs, les feuilles, les fruits, les semences des plantes, elles vivent, elles croissent, elles se nourrissent de même. Le genre en est un.

Le genre animal & le genre végétal ont des qualités communes, telles que l’accroissement & la nutrition. Les animaux sentent, conçoivent ; les plantes ne sont pas tout-à-fait privées de ces qualités. On peut donc renfermer par la pensée ces deux genres & n’en faire qu’un.

Les pierres, la terre, l’eau, l’air, le feu, en un mot tous les corps qui n’ont ni sentiment, ni accroissement, ni nutrition, ne different entr’eux que comme les colorés & les non-colorés, les chauds & les froids, les ronds & les quarrés. Mais ce qui est chaud peut se refroidir, ce qui est froid se rechauffer, ce qui est coloré s’obscurcir, ce qui est obscur se colorer ; les eaux se changent en vapeurs, les vapeurs se remettent en eau ; ainsi, malgré l’apparence de la diversité il y a unité.

Mais c’est la diversité des organes qui fait la diversité des actions ; les actions ne sont point essentielles ; appliquez le principe de l’action de la même maniere, & vous aurez les mêmes actions ; appliquez-le diversement vous aurez des actions différentes ; mais tous les êtres étant convertibles les uns dans les autres, il n’y a que le principe de l’action qui soit un. Il est commun à tous les êtres, animés ou inanimés, vivans ou brutes, mus ou en repos.

Toute cette variété répandue dans l’univers disparoit donc aux yeux de l’homme attentif. Tout se reduit à l’unité.

Entre les qualités des corps naturels, les premieres qu’on remarque ce sont la tendance en haut dans les uns, tels que l’air, le feu, la fumée, la flamme ; & la tendance en bas dans les autres, tels que l’eau, la terre, les pierres.

Il n’y en a point qui soit absolument privé de l’un & de l’autre de ses mouvemens, ou parfaitement en repos, à moins qu’un obstacle ne l’arrête.

La pesanteur & la légereté ne sont pas des qualités des corps comme tels ; sans quoi il n’y auroit point de grave qui n’eût quelque légereté, ni de léger qui n’eût quelque pesanteur. La pesanteur & la légereté sont donc de quelque chose surajoutée à la notion de corporéité.

L’essence des graves & des légers est donc composée de deux notions ; l’une commune, c’est la corporéité ; l’autre différente, c’est ce qui constitue grave le corps grave, & léger le corps léger.

Mais cela n’est pas vrai seulement des graves & des légers, mais de tout en général. L’essence est une notion composée de la corporéité & de quelque chose sur-ajoutée à cette qualité.

L’esprit animal qui réside dans le cœur, a nécessairement quelque chose de sur-ajouté à sa corporéité, qui le rend propre à ses fonctions admirables : c’est la notion de ce quelque chose qui constitue sa forme & sa différence : c’est par elle qu’il est ame animale ou sensitive.

Ce qui opere dans les plantes les effets de la chaleur radicale dans les animaux, s’appelle ame végétative.

Ces qualités sur-ajoutées ou formes se distinguent par leurs effets.

Elles ne tombent pas toujours sous le sens. La raison les soupçonne.

La nature d’un corps animé, c’est le principe particulier de ce qu’il est, & de ce qui s’y opere.

L’essence même de l’esprit consiste dans quelque chose de sur ajouté à la notion de corporéité.

Il y a une forme générale & commune à tous les êtres dans laquelle ils conviennent, & d’où émanent une ou plusieurs actions ; outre cette forme commune & générale, un grand nombre ont une forme commune particuliere sur-ajoutée, d’où émanent une ou plusieurs actions particulieres à cette forme surajoutée. Outre cette premiere forme sur-ajoutée, un grand nombre de ceux auxquels elle est commune, en ont une seconde sur-ajoutée particuliere d’où émanent une ou plusieurs actions particulieres à cette seconde forme sur-ajoutée. Outre cette seconde forme sur-ajoutée, un grand nombre de ceux à qui elle est commune, en ont une troisieme particuliere sur-ajoutée d’où émane une ou plusieurs actions particulieres à cette troisieme forme sur-ajoutée, & ainsi de suite.

Ainsi les corps terrestres sont graves, & tombent. Entre les corps graves & qui tombent, il y en a qui se nourrissent & s’accroissent. Entre les corps graves & qui tombent, & qui se nourrissent & s’accroissent, il y en a qui sentent & se meuvent. Entre les corps graves & qui tombent, & qui se nourrissent & s’accroissent, & qui sentent & se meuvent, il y en a qui pensent.

Ainsi toute espece particuliere d’animaux a une propriété commune avec d’autres especes, & une propriété sur-ajoutée qui la distingue.

Les corps sensibles qui remplissent dans ce monde le lien de la génération & de la corruption, ont plus ou moins de qualités sur-ajoutées à celle de la corporéité, & la notion en est plus ou moins composée.

Plus les actions sont variées, plus la notion est composée, & plus il y a de qualités sur-ajoutées à la corporéité.

L’eau a peu d’actions propres à sa forme d’eau. Ainsi la notion ni la composition ne supposent pas beaucoup de qualités sur-ajoutées.

Il en est de même de la terre & du feu.

Il y a dans la terre des parties plus simples que d’autres.

L’air, l’eau, la terre, & le feu se convertissant les uns dans les autres, il faut qu’il y ait une qualité commune. C’est la corporéité.

Il faut que la corporéité n’ait par elle-même rien de ce qui caractérise chaque élement. Ainsi elle ne suppose ni pesanteur ni légéreté, ni chaleur ni froid, ni humidité ni sécheresse. Il n’y a aucune de ces qualités qui soit commune à tous les corps. Il n’y en a aucune qui soit du corps en tant que corps.

Si l’on cherche la forme sur-ajoutée à la corporéité qui soit commune à tous les êtres animés ou inanimés, on n’en trouvera point d’autre que l’étendue conçue sous les trois dimensions. Cette notion est donc du corps comme corps.

Il n’y a aucun corps dont l’existence se manifeste aux sens par la seule qualité d’étendue surajoutée à celle de corporéité ; il y en a une troisieme sur-ajoutée.

La notion de l’étendue suppose la notion d’un sujet de l’étendue : ainsi l’étendue & le corps different.

La notion du corps est composée de la notion de la corporéité & de la notion de l’étendue. La corporéité est de la matiere ; l’étendue est de la forme. La corporéité est constante ; l’étendue est variable à l’infini.

Lorsque l’eau est dans l’état que sa forme exige, on y remarque un froid sensible, un penchant à descendre d’elle-même ; deux qualités qu’on ne peut lui ôter sans détruire le principe de sa forme, sans en séparer la cause de sa maniere d’être aqueuse ; autrement, des propriétés essentielles à une forme pourroient émaner d’une autre.

Tout ce qui est produit, suppose un produisant ; ainsi d’un effet existant, il existe une cause efficiente.

Qu’est-ce que l’essence d’un corps ? C’est une disposition d’où procedent ses actions, ou une aptitude à y produire ses mouvemens.

Les actions des corps ne sont pas d’elles-mêmes, mais de la cause efficiente qui a produit dans les corps les attributs qu’ils ont, & d’où ces actions émanent.

Le ciel & toutes les étoiles sont des corps qui ont longueur, largeur & profondeur. Ces corps ne peuvent être infinis ; car la notion d’un corps infini est absurde.

Les corps célestes sont finis par le côté qu’ils nous présentent ; nous avons là-dessus le témoignage de nos sens. Il est impossible que par le côté opposé, ils s’étendent à l’infini. Car soient deux lignes paralleles tirées des extrémités du corps, & s’enfonçant ou le suivant dans toute son extension à l’infini ; qu’on ôte à l’une de ces lignes une portion finie ; qu’on applique cette ligne moins cette portion coupée à la parallele qui est entiere, il arrivera de deux choses l’une ; ou qu’elles seront égales, ce qui est absurde, ou qu’elles seront inégales, ce qui est encore absurde ; à-moins qu’elles ne soient l’une & l’autre finies, & par conséquent le corps dont elles formoient deux côtés.

Les cieux se meuvent circulairement ; donc le ciel est sphérique.

La sphéricité du ciel est encore démontrée par l’égalité des dimensions des astres à leur lever, à leur midi & à leur coucher. Sans cette égalité, les astres seroient plus éloignés ou plus voisins dans un moment que dans un autre.

Les mouvemens célestes s’exécutent en plusieurs spheres contenues dans une sphere suprème qui les emporte toutes d’orient en occident dans l’intervalle d’un jour & d’une nuit.

Il faut considérer l’orbe céleste & tout ce qu’il contient, comme un système composé de parties unies les unes aux autres, de maniere que la terre, l’eau, l’air, les plantes, les animaux & le reste des corps renfermé sous la limite de cet orbe, forment une espece d’animal dont les astres sont les organes de la sensation, dont les spheres particulieres sont les membres, dont les excrémens sont cause de la génération & de la corruption dans ce grand animal, comme on le remarque quelquefois, que les excrémens des petits produisent d’autres animaux.

Le monde est-il éternel, ou ne l’est-il pas ? C’est une question qui a ses preuves également fortes pour & contre.

Mais, quel que soit le sentiment qu’on suive, on dira : si le monde n’est pas éternel, il a une cause efficiente : cette cause efficiente ne peut tomber sous le sens, être matérielle ; autrement elle seroit partie du monde. Elle n’a donc ni l’étendue & les autres propriétés du corps ; elle ne peut donc agir sur le monde. Si le monde est éternel, le mouvement est éternel ; il n’y a jamais eu de repos. Mais tout mouvement suppose une cause motrice hors de lui : donc la cause motrice du monde seroit hors de lui ; il y auroit donc quelque chose d’abstrait, d’antérieur au monde, d’incomparable, & d’anomal à toutes les parties qui le composent.

L’essence de ce monde, relativement au moteur dont il reçoit son action, qui n’est point matériel, qui est un abstrait qui ne peut tomber sous le sens, qu’on ne peut s’imaginer, qui produit les mouvemens célestes sans différence, sans altération, sans relâche, est quelque chose d’analogue à ce moteur.

Toute substance corporelle a une forme, sans laquelle le corps ne peut ni être conçu ni être. Cette forme a une cause ; cette cause est Dieu : c’est par elle que les choses sont, subsistent, durent : sa puissance est infinie, quoique ce qui en dépend soit fini.

Il y a donc eu création. Il y a priorité d’origine, mais non de tems, entre le monde & la cause efficiente du monde. Au moment qu’on la conçoit, on peut la concevoir, disant que tout soit, & tout étant.

Sa puissance & sa sagesse, si évidentes dans son œuvre, ne nous laissent aucun doute sur sa liberté, sa prévoyance & ses autres attributs : le poids de l’atome le plus petit lui est connu.

Les membres qu’il a donnés à l’animal, avec la faculté d’en user, annoncent sa munificence & sa miséricorde.

L’être le plus parfait de cet univers n’est rien en comparaison de son auteur. N’établissons point de rapports entre le créateur & la créature.

Le créateur est un être simple. Il n’y a en lui ni privation ni défaut. Son existence est nécessaire ; c’est la source de toutes les autres existences. Lui, lui ; tout périt excepté lui.

Le Dieu des choses est le seul digne objet de notre contemplation. Tout ce qui nous environne, nous ramene à cet être, & nous transporte du monde sensible dans le monde intelligible.

Les sens n’ont de rapport qu’au corps ; l’être qui est en nous, & par lequel nous atteignons à l’existence de la cause incorporelle, n’est donc pas corps.

Tout corps se dissout & se corrompt ; tout ce qui se corrompt & dissout, est corps. L’ame incorporelle est donc indissoluble, incorruptible, immortelle.

Les facultés intelligentes le sont, ou en puissance ou en action.

Si une faculté intelligente conçoit un objet, elle en jouit à sa maniere ; & sa jouissance est d’autant plus exquise, que l’objet est plus parfait ; & lorsqu’elle en est privée, sa douleur est d’autant plus grande.

La somme des facultés intelligentes, l’essence de l’homme ou l’ame, c’est la même chose.

Si l’ame unie au corps n’a pas connu Dieu ; au sortir du corps, elle n’en peut jouir : elle est étrangere au bonheur de posséder ou à la douleur d’être privée de la contemplation de l’être éternel ; que devient-elle donc ? Elle descend à l’état des brutes. Si l’ame unie au corps a connu Dieu ; quand elle en sera séparée ; devenue propre à la jouissance de cet astre par l’usage qu’elle auroit fait de ses sens & de ses facultés, lorsqu’elle les commandoit, elle sera ou tourmentée éternellement par la privation d’un bien infini qui lui est familier, ou éternellement heureuse par sa possession : c’est selon les œuvres de l’homme en ce monde.

La vie de la brute se passe à satisfaire à ses besoins & à ses appétits. La brute ne connoît point Dieu ; après sa mort elle ne sera ni tourmentée par le desir d’en jouir, ni heureuse par sa jouissance.

L’incorruptibilité, la permanence, l’éclat, la durée, la constance du mouvement des astres, nous portent à croire qu’ils ont des ames, ou essences capables de s’élever à la connoissance de l’être nécessaire.

Entre les corps de ce monde corruptible, les uns ont la raison de leur essence dans certain nombre de qualités surajoutées à la corporéité, & ce nombre est plus ou moins grand ; les autres dans une seule qualité surajoutée à la corporéité, tels sont les élémens. Plus le nombre des qualités surajoutées à la corporéité est grand, plus le corps a d’action ; plus il a de vie. Le corps considéré sans aucune qualité surajoutée à la corporéité, c’est la matiere nue ; elle est morte. Ainsi voici donc l’ordre des vies, la matiere morte, les élémens, les plantes, les animaux. Les animaux ont plus d’actions, & conséquemment vivent plus qu’aucun autre être.

Entre les composés, il y en a où la coordination des élémens est si égale, que la force ou qualité d’aucun ne prédomine point sur la force ou qualité d’un autre. La vie de ces composés en est d’autant meilleure & plus parfaite.

L’esprit animal qui est dans le cœur est un composé de terre & d’eau très-subtile ; il est plus grossier que l’air & le feu ; sa température est très-égale ; sa forme est celle qui convient à l’animal. C’est un être moyen qui n’a rien de contraire à aucun élément : de tout ce qui existe dans ce monde corruptible, rien n’est mieux disposé à une vie parfaite. Sa nature est analogue à celle des corps célestes.

L’homme est donc un animal doué d’un esprit, d’une température égale & uniforme, semblable à celle des corps célestes, & supérieure à celle des autres animaux. Aussi est-il destiné à une autre fin. Son ame est sa portion la plus noble ; c’est par elle qu’il connoît l’être nécessaire. C’est quelque chose de divin, d’incorporel, d’inaltérable, d’incorruptible.

L’homme étant de la nature des corps célestes, il faut qu’il s’assimile à eux, qu’il prenne leurs qualités, & qu’il imite leurs actions.

L’homme est un de la nature de l’être nécessaire, il faut qu’il s’assimile à lui, qu’il prenne ses qualités, & qu’il imite ses actions.

Il représente toute l’espece animale par sa partie abjecte. Il subit dans ce monde corruptible le même sort que les animaux. Il faut qu’il boive, qu’il mange, qu’il s’accouple.

La nature ne lui a pas donné un corps sans dessein ; il faut qu’il le soigne & le conserve. Ce soin & cette conservation exigent de lui certaines actions correspondantes à celles des animaux.

Les actions de l’homme peuvent donc être considérées, ou comme imitatives de celles des brutes, ou comme imitatives de celles des corps célestes, ou comme imitatives de celles de l’être éternel. Elles sont toutes également nécessaires : les premieres, parce qu’il a un corps ; les secondes, parce qu’il a un esprit animal ; les troisiemes, parce qu’il a une ame ou essence propre.

La jouissance ou contemplation ininterrompue de l’être nécessaire, est la souveraine félicité de l’homme.

Les actions imitatives de la brute ou propres au corps, l’éloignent de ce bonheur ; cependant elles ne sont pas à négliger ; elles concourent à l’entretien & à la conservation de l’esprit animal.

Les actions imitatives des corps célestes ou propres à l’esprit animal, l’approchent de la vision béatifique.

Les actions imitatives de l’être nécessaire, ou propres à l’ame ou à l’essence de l’homme, lui acquierent vraiment ce bonheur.

D’où il s’ensuit qu’il ne faut vaquer aux premieres, qu’autant que le besoin ou la conservation de l’esprit animal l’exige. Il faut se nourrir, il faut se vêtir ; mais il y a des limites à ces soins.

Préférez entre ces alimens ceux qui vous distrairont le moins des actions imitatives de l’être nécessaire. Mangez la pulpe des fruits, & jettez-en les pepins dans un endroit où ils puissent germer. Ne reprenez des alimens qu’au moment où la défaillance des autres actions vous en avertira.

Vous n’imiterez bien les actions des corps célestes, qu’après les avoir étudiés & connus.

Les corps célestes sont lumineux, transparens, purs, mûs autour d’un centre ; ils ont de la chaleur ; ils obéissent à l’être nécessaire ; ils s’en occupent.

En vous conformant à leur bonté, vous ne blesserez ni les plantes, ni les animaux ; vous ne détruirez rien sans nécessité ; vous entretiendrez tout dans son état d’intégrité ; vous vous attacherez à écarter de vous toute souillure extérieure. Vous tournerez sur vous-même, d’un mouvement circulaire & rapide ; vous poursuivrez ce mouvement jusqu’à ce que le saint vertige vous saisisse : vous vous éleverez par la contemplation au-dessus des choses de la terre. Vous vous séparerez de vos sens ; vous fermerez vos yeux & vos oreilles aux objets extérieurs ; vous enchaînerez votre imagination ; vous tenterez tout pour vous aliéner & vous unir à l’être nécessaire. Le mouvement sur vous-même, en vous étourdissant, vous facilitera beaucoup cette pratique. Tournez donc sur vous-même, étourdissez-vous, procurez-vous le saint vertige.

Le saint vertige suspendra toutes les fonctions du corps & de l’esprit animal, vous réduira à votre essence, vous fera toucher à l’être éternel, vous assimilera à lui.

Dans l’assimilation à l’être divin, il faut considérer ses attributs. Il y en a de positifs ; il y en a de négatifs.

Les positifs constituent son essence ; les privatifs sa perfection.

Vos actions seront imitatives de celles de l’être nécessaire, si vous travaillez à acquérir les premiers, & à éloigner de vous toutes les qualités dont les seconds supposent la privation.

Occupez-vous à séparer de vous toutes les qualités surajoutées à la corporéité. Enfoncez-vous dans une caverne, demeurez-y en repos, la tête penchée, les yeux fixés en terre ; perdez, s’il se peut, tout mouvement, tout sentiment ; ne pensez point, ne réfléchissez point, n’imaginez point ; jeunez, conduisez par degrés toute votre existence, jusqu’à l’état simple de votre essence ou de votre ame ; alors un, constant, pur, permanent, vous entendrez la voix de l’être nécessaire : il s’intimera à vous ; vous le saisirez ; il vous parlera, & vous jouirez d’un bonheur que celui qui ne l’a point éprouvé n’a jamais conçu, & ne concevra jamais.

C’est alors que vous connoîtrez que votre essence differe peu de l’essence divine ; que vous subsistez ou qu’il y a quelque chose en vous qui subsiste par soi-même, puisque tout est détruit, & que ce quelque chose reste & agit ; qu’il n’y a qu’une essence, & que cette essence est comme la lumiere de notre monde, une & commune à tous les êtres éclairés.

Celui qui a la connoissance de cette essence, a aussi cette essence. C’est en lui la particule de contact avec l’essence universelle.

La multitude, le nombre, la divisibilité, la collection, sont des attributs de la corporéité.

Il n’y a rien de cela dans l’essence simple.

La sphere suprème, au-delà de laquelle il n’y a point de corps, a une essence propre. Cette essence est incorporelle. Ce n’est point la même que celle de Dieu. Ce n’est point non plus quelque chose qui en differe ; l’une est à l’autre comme le soleil est à son image représentée dans une glace.

Chaque sphere céleste a son essence immatérielle, qui n’est point ni la même que l’essence divine, ni la même que l’essence d’une autre sphere, & qui n’en est cependant pas différente.

Il y a différens ordres d’essences.

Il y a des essences pures ; il y en a de libres ; il y en a d’enchaînées à des corps ; il y en a de souillées ; il y en a d’heureuses ; il y en a de malheureuses.

Les essences divines & les ames héroïques sont libres. Si elles sont unies ou liées à quelque chose, c’est à l’essence éternelle & divine, leur principe, leur cause, leur perfection, leur incorruptibilité, leur éternité, toute leur perfection.

Elles n’ont point de corps & n’en ont pas besoin.

Le monde sensible est comme l’ombre du monde divin ; quoique celui-ci n’ait nulle dépendance, nul besoin du premier, il seroit absurde de supposer l’un existant, & l’autre non existant.

Il y a corruption, vicissitude, génération, changement dans le monde sensible ; mais rien ne s’y résout en privation absolue.

Plus on s’exercera à la vision intuitive de l’essence premiere, plus on l’acquerra facilement. Il en est du voyage du monde sensible dans le monde divin, comme de tout autre.

Cette vision ne sera parfaite qu’après la mort. L’ame ou l’essence de l’homme sera libre alors de tous les obstacles du corps.

Toute cette science mystique est contenue dans le livre du saint prophete ; je ne suis que l’interprete. Je n’invente aucune vérité nouvelle. La raison étoit avant moi ; la tradition étoit avant moi ; l’alcoran étoit avant moi. Je rapproche ces trois sources de lumiere.

Pourquoi le saint prophete ne l’a-t-il pas fait lui-même ? c’est un châtiment qu’il a tiré de l’opiniâtreté, de la desobéissance & de l’imbécillité de ceux qui l’écoutoient. Il a laissé à leurs descendans le soin de s’élever par eux-mêmes à la connoissance de l’unité vraie.

L’imitateur du saint prophete, qui travaillera comme lui à éclairer ses semblables, trouvera les mêmes hommes, les mêmes obstacles, les mêmes passions, les mêmes jalousies, les mêmes inimitiés, & il exercera la même vengeance. Il se taira ; il se contentera de leur prescrire les principes de cette vie, afin qu’ils s’abstiennent de l’offenser.

Peu sont destinés à la félicité de la vie ; les seuls vrais croyans l’obtiendront.

Quand on voit un derviche tourner sur lui-même jusqu’à tomber à terre, sans connoissance, sans sentiment ; yvre, abruti, étourdi, presque dans un état de mort, qui croiroit qu’il a été conduit à cette pratique extravagante par un enchaînement incroyable de conséquences déliées, & de vérités très-sublimes ?

Qui croiroit que celui qui est assis immobile au fond d’une caverne, les coudes appuyés sur ses genoux, la tête penchée sur ses mains, les yeux fixément attachés au bout de son nez, où il attend des journées entieres l’apparition béatifique de la flamme bleue, est un aussi grand philosophe que celui qui le regarde comme un fou, & qui se promene tout fier d’avoir découvert qu’on voit tout en Dieu ?

Mais après avoir exposé les principaux axiomes de la philosophie naturelle des Arabes & des Sarrasins, nous allons passer à leur philosophie morale.

Après avoir remarqué que c’est vraissemblablement par une suite de ces idées que les musulmans réverent les idiots : ils les regardent sans doute comme des hommes étourdis de naissance, qui sont naturellement dans l’état de vertige, & dont la stupidité innée suspendant toutes les fonctions animales & vitales ; l’essence de leur être est sans habitude, sans exercice ; mais par une faveur particuliere du ciel, intimement unie à l’essence éternelle.

Mahomet ramena les idolâtres à la connoissance de l’unité de Dieu, il assura les fondemens de la science morale, la distinction du juste & de l’injuste, l’immortalité de l’ame, les recompenses & les chatimens à venir ; il pressentit que la passion des femmes étoit trop naturelle, trop générale & trop violente, pour tenter avec quelque succès à la refrener ; il aima mieux y conformer sa législation, que d’en multiplier à l’infini les infractions, en opposant son autorité à l’impulsion si utile & si douce de la nature ; il défendit le vin, & il permit les femmes ; en encourageant les hommes à la vertu, par l’espérance future des voluptés corporelles, ils les entretint d’une sorte de bonheur dont ils avoient un avant-goût.

Voici les cinq préceptes de l’islamisme ; vous direz : il n’y a qu’un Dieu, & Mahomet est l’apôtre de Dieu ; vous prierez ; vous ferez l’aumône ; vous irez en pélerinage ; & vous jeunerez le ramadan.

Ajoutez à cela des ablutions légales, quelques pratiques particulieres, un petit nombre de cérémonies extérieures, & de ces autres choses dont le peuple ne sauroit se passer, qui sont absolument arbitraires, & qui ne signifient rien pour les gens sensés, de quelque religion que ce soit, comme de tourner le dos au soleil pour pisser chez les mahométans.

Il précha le dogme de la fatalité, parce qu’il n’y a point de doctrine qui donne tant d’audace & de mépris de la mort, que la persuasion que le danger est égal pour celui qui combat, & pour celui qui dort ; que l’heure, l’instant, le lieu de notre sortie de ce monde est fixé, & que toute notre prudence est vaine devant celui qui a enchainé les choses de toute éternité, d’un lien que sa volonté même ne peut relâcher.

Il proscrivit les jeux de hasard, dont les Arabes avoient la fureur.

Il fit un culte pour la multitude, parce que le culte qui seroit fait pour un petit nombre, marqueroit l’imbécillité du législateur.

La morale de l’islamisme s’étendit & se perfectionna dans les siecles qui suivirent sa fondation. Parmi ceux qui s’occuperent de ce travail, & dont nous avons fait mention, on peut compter encore Scheich Muslas, Eddin, Sadi, l’auteur du jardin des roses persiques.

Sadi parut vers le milieu du treizieme siecle ; il cultiva par l’étude le bon esprit que la nature lui avoit donné ; il fréquenta l’école de Bagdad, & voyagea en Syrie où il tomba entre les mains des chrétiens qui le jetterent dans les chaînes, & le condamnerent aux travaux publics. La douceur de ses mœurs & la beauté de son génie, lui firent un protecteur zélé, qui le racheta, & qui lui donna sa fille ; Après avoir beaucoup vu les hommes, il écrivit son rosarium, dont voici l’exorde.

Quadam nocte præteriti temporis memoriam revocavi ;
Vitæque male transactæ dispendium cum indignatione devoravi,
Saxumque habitaculo cordis lacrymarum adamante perforavi,
Hosque versus conditioni meæ convenientes essudi.
Quovis momento unus vitæ abit spiritus,
Illud dum inspicio, non multum restitit.
O te cujus jam quinquaginta sunt elapsi somno etiamnum gravem !
Utinam istos quinque supremos vitæ dies probe intelligens !
Pudor illi qui absit, opusque non perfecit.
Discussus tympanum percusserunt, sarcinam non composuit,
Suavis sumnus in discessus aurora,
Retinet peditem ex itinere.
Quicumque venit novam fabricam struxit ;
Abit ille ; fabricamque alteri construxit ;
Alter illa similia huic vanitatis molimina agitavit ;
Illam vero fabricam ad finem perduxit nemo.
Sodalem instabilem, amicum ne adscisse.
Amicitiâ indignus est fallacissimus hic mundus.
Cum bonis malisque pariter sit moriendum,
Beatus ille qui bonitatis palmam reportavit.
Viaticum vitæ in sepulcrum tuum præmitte ;

Mortuo enim te, nemo feret, tute ipse præmitte.
Vita ut nix est, solque augusti.
Pauxillum reliquit, tibi tamen domino etiamnum sacordia & inertia blanditur !
Heus tu qui manu vacuâ forum adiisti ?
Metuo ut plenum referas strophiolum.
Quicumque segetem suam comederit, dum adhuc in herbâ est,
Messis tempore, spicilegio contentus esse cogitur.
Consilium Saadi, attentis animi auribus percipe.
Vita ita se habet : tu te virum præsta, & vade.

Le poëte ajoute : j’ai murement pesé ces choses, j’ai vu que c’étoit la vérité, & je me suis retiré dans un lieu solitaire ; j’ai abandonné la societé des hommes ; j’ai effacé de mon esprit tous les discours frivoles que j’avois entendus ; je me suis bien proposé de ne plus rien dire de mal, & ce dessein étoit formé au-dedans de moi, lorsqu’un de mes anciens amis, qui alloit à la Meque à la suite d’une caravane, avec sa provision & son chameau, entra dans mon hermitage ; c’étoit un homme dont l’entretien étoit plein d’agrémens & de saillies ; il chercha à m’engager de conversation inutilement, je ne proférai pas un mot ; dans les momens qui suivirent, si j’ouvris la bouche, ce fut pour lui révéler mon dessein de passer ici, loin des hommes, obscur & ignoré, le reste de ma vie ; d’adorer Dieu dans le silence, & d’ordonner toutes mes actions à ce but ; mais l’ami séduisant me peignit avec tant de charme la douceur & les avantages d’ouvrir son cœur à un homme de bien, lorsqu’on l’avoit rencontré, que je me laissai vaincre ; je descendis avec lui dans mon jardin, c’étoit au printems, il étoit couvert de roses écloses, l’air étoit embaumé de l’odeur délicieuse qu’elles exhalent sur le soir. Le jour suivant, nous passames une partie de la nuit à nous promener & à converser, dans un autre jardin aussi planté & embaumé de roses ; au point du jour, mon hôte & mon ami se mit à cueillir une grande quantité de ces roses, & il en remplissoit son sein ; l’amusement qu’il prenoit, me donnoit des pensées sérieuses ; je me disois : voilà le monde : voilà ses plaisirs : voilà l’homme : voilà la vie ; & je méditois d’écrire un ouvrage que j’appellerois le jardin des roses, & je confiai ce dessein à mon ami, & mon dessein lui plut, & il m’encouragea, & je pris la plume, & je commençai mon ouvrage qui fut achevé avant que les roses dont il avoit rempli son sein, ne fussent fanées. La belle ame qu’on voit dans ce recit ! qu’il est simple, délicat, & élevé ! qu’il est touchant !

Le rosarium de Saddi n’est pas un traité complet de morale ; ce n’est pas non plus un amas informe & décousu de préceptes moraux ; il s’attache à certains points capitaux, sous lesquels il rassemble ses idées ; ces points capitaux sont les mœurs des rois, les mœurs des hommes religieux, les avantages de la continence, les avantages du silence, l’amour & la jeunesse, la vieillesse & l’imbécillité, l’étude des sciences, la douceur & l’utilité de la conversation.

Voici quelques maximes générales de la morale des Sarrasins, qui serviront de préliminaire à l’abregé que nous donnerons du rosarium de Saddi, le monument le plus célebre de la sagesse de ses compatriotes.

L’impie est mort au milieu des vivans ; l’homme pieux vit dans le séjour même de la mort.

La religion, la pieté, le culte religieux, sont autant de glaives de la concupiscence.

La crainte de Dieu est la vraie richesse du cœur.

Les prieres de la nuit font la sérénité du jour.

La pieté est la sagesse la plus sage, & l’impiété est la folie la plus folle.

Si l’on gagne à servir Dieu, on perd à servir son ennemi.

Celui qui dissipe sa fortune en folies, a tort de se plaindre, lorsque Dieu l’abandonne à la pauvreté.

L’humilité est le havre de la foi ; la présomption est son écueil.

Humilie-toi dans ta jeunesse, afin que tu sois grand dans ta vieillesse.

L’humilité est le fard de la noblesse, c’est le complement de la grace, elle éleve devant le monde & devant Dieu.

L’insensé aux yeux des hommes & de Dieu, c’est celui qui se croit sage.

Plus tu seras éclatant, plus tu seras prudent si tu te caches ; les ténebres dérobent à l’envie, & ajoutent de la splendeur à la lumiere ; ne monte point au haut de la montagne d’où l’on t’appercevroit de loin ; enfonce-toi dans la caverne que la nature a creusée à ses piés, où l’on t’ira chercher ; si tu te montres, tu seras haï ou flatté, tu souffriras, ou tu deviendras vain ; marche, ne court pas.

Trois choses tourmentent sur-tout, l’avarice, le faste & la concupiscence.

Moins l’homme vaut, plus il est amoureux de lui.

Plus il est amoureux de lui, plus il aime à contredire un autre.

Entre les vices difficiles à corriger, c’est l’amour de soi, c’est le penchant à contredire.

Lorsque les lumieres sont allumées, ferme les fenêtres.

Sois distrait, lorsqu’on tient un discours obscène.

S’il reste en toi une seule passion qui te domine, tu n’es pas encore sage.

Malheur au siecle de l’homme qui sera sage dans la passion.

On s’enrichit en appauvrissant ses desirs.

Si la passion enchaîne le jugement, il faut que l’homme périsse.

Une femme sans pudeur est un mets fade & sans sel.

Si l’homme voyoit sans distraction la nécessité de sa fin & la briéveté de son jour, il mépriseroit le travail & la fraude.

Le monde n’est éternel pour personne, laisse-le passer, & t’attache à celui qui l’a fait.

Le monde est doux à l’insensé, il est amer au sage.

Chacun a sa peine, celui qui n’en a point n’est pas à compter parmi les enfans des hommes.

Le monde est un mensonge, un séjour de larmes.

Le monde est la route qui te conduit dans ta patrie.

Donne celui-ci pour l’autre, & tu gagneras au change.

Reçois de lui selon ton besoin, & songes que la mort est le dernier de ses dons.

Quand as-tu résolu de le quitter ? quand as-tu résolu de le haïr ? quand, dis-moi, quand ? il passe, & il n’y a que la sagesse qui reste. C’est le rocher & l’amas de poussiere.

Songe à ton entrée dans le monde, songe à ta sortie, & tu te diras, j’ai été fait homme de rien, & je serai dans un instant comme quand je n’étois pas.

Le monde & sa richesse passent, ce sont les bonnes œuvres qui durent.

Vois-tu ce cadavre infect, sur lequel ces chiens affamés sont acharnés ; c’est le monde, ce sont les hommes.

Que le nombre ne te séduise point, tu seras seul un jour, un jour tu répondras seul.

Suppléer à une folie par une folie, c’est vouloir éteindre un incendie avec du bois & de la paille.

L’homme religieux ne s’accoude point sur la terre.

Dis-toi souvent d’où suis-je venu ; qui suis-je ; où vais-je ; où m’arrêterai-je ?

Tu marches sans cesse au tombeau.

C’est la victime grasse qu’on immole, c’est la maigre qu’on épargne.

Tu sommeilles à présent, mais tu t’éveilleras.

Entre la mort & la vie, tu n’es qu’une ombre qui passe.

Ce monde est aujourd’hui pour toi, demain c’en sera un autre.

C’est l’huile qui soutient la lampe qui luit, c’est la patience qui retient l’homme qui souffre.

Sois pieux en présence des dieux, prudent parmi les hommes, patient à côté des méchans.

La joie viendra si tu sais l’attendre, le répentir si tu te hâtes.

Le mal se multiplie pour le pusillanime, il n’y en a qu’un pour celui qui sait souffrir.

Laisse l’action dont tu ne pourras supporter le châtiment, fais celle dont la recompense t’est assurée.

Tout chemin qui écarte de Dieu, égare.

L’aumône dit en passant de la main de celui qui donne, dans la main de celui qui reçoit, je n’étois rien, & tu m’as fait quelque chose ; j’étois petite, & tu m’as fait grande ; j’étois haïe, & tu m’as fait aimer ; j’étois passagere, & tu m’as fait éternelle ; tu me gardois, & tu m’as fait ta gardienne.

La justice est la premiere vertu de celui qui commande.

N’écoute pas ta volonté qui peut être mauvaise, écoute la justice.

Le bienfaisant touche l’homme, il est à côté de Dieu, il est proche du ciel.

L’avare est un arbre stérile.

Si le pauvre est abject, le riche est envié.

Sans le contentement, qu’est-ce que la richesse ? qu’est-ce que la pauvreté sans l’abjection ?

Le juge n’écoutera point une partie, sans son adverse.

Ton ami est un rayon de miel qu’il ne faut pas dévorer.

Mon frere est celui qui m’avertit du péril ; mon frere est celui qui me secourt.

La sincérité est le sacrement de l’amitié.

Bannissez la concorde du monde, & dites-moi ce qu’il devient.

Le ciel est dans l’angle où les sages sont assemblés.

La présence d’un homme sage donne du poids à l’entretien.

Embarque-toi sur la mer, ou fais societé avec les méchans.

Obéis à ton pere afin que tu vives.

Imite la fourmi.

Celui-là possede son ame, qui peut garder un secret avec son ami.

Le secret est ton esclave si tu le gardes, tu deviens le sien s’il t’échappe.

La taciturnité est sœur de la concorde.

L’indiscret fait en un moment des querelles d’un siecle.

On connoit l’homme savant à son discours, l’homme prudent à son action.

Celui qui ne sait pas obéir, ne sait pas commander.

Le souverain est l’ombre de Dieu.

L’homme capable qui ne fait rien, est une nuë qui passe & qui n’arrose point.

Le plus méchant des hommes, est l’homme inutile qui sait.

Le savant sans jugement, est un enfant.

L’ignorant est un orphelin.

Regarde derriere toi, & tu verras l’infirmité & la vieillesse qui te suivent, or tu concevras que la sagesse est meilleure que l’épée, la connoissance meilleure que le sceptre.

Il n’y a point d’indigence pour celui qui sait.

La vie de l’ignorant ne pese pas une heure de l’homme qui sait.

La douceur accomplit l’homme qui sait.

Fais le bien, si tu veux qu’il te soit fait.

Qu’as-tu, riche ? si la vie est nulle pour toi.

Celui qui t’entretient des défauts d’autrui, entretient les autres des tiens.

Les rois n’ont point de freres ; les envieux point de repos ; les menteurs point de crédit.

Le visage du mensonge est toujours hideux.

Dis la vérité, & que ton discours éclaire ta vie.

Que la haine même ne t’approche point du parjure.

L’avare qui a est plus indigent que le libéral qui manque.

La soif la plus ardente est celle de la richesse.

Il y a deux hommes qu’on ne rassasie point, celui qui court après la science, & celui qui court après la richesse.

La paresse & le sommeil éloignent de la vérité, & conduisent à l’indigence.

Le bienfait périt par le silence de l’ingrat.

Celui que tu vois marcher la tête panchée & les yeux baissés, est souvent un méchant.

Oublie l’envieux, il est assez puni par son vice.

C’est trop d’un crime.

Le malheureux, c’est l’homme coupable qui meurt avant le repentir.

Le repentir après la faute, ramene à l’état d’innocence.

La petitesse de la faute est ce qu’il y a de mieux dans le repentir.

Il est tems de se repentir tant que le soleil se leve.

Songe à toi, car il y a une recompense & un châtiment.

La recompense attend l’homme de bien dans l’éternité.

Outre cette sagesse dont l’expression est simple, ils en ont une parabolique. Les Sarrasins sont même plus riches en ce fond, que le reste des nations ; ils disent :

Ne nage point dans l’eau froide ; émousse l’épine avec l’épine ; ferme ta porte au voleur ; ne lâche point ton troupeau, sans parc ; chacun a son pié ; ne fais point de société avec le lion ; ne marche point nud dans les rues ; ne parle point où il y a des oiseaux de nuit ; ne te livre point aux singes ; mets le verrou à ta porte ; j’entens le bruit du moulin, mais je ne vois point de farine ; si tu crains de monter à l’échelle, tu n’arriveras point sur le toît ; celui qui a le poing serré, a le cœur étroit ; ne brise point la saliere de ton hôte ; ne crache point dans le puits d’où tu bois ; ne t’habille pas de blanc dans les ténebres ; ne bois point dans une coupe de chair ; si un ange passe, ferme ta fenêtre ; lave-toi avant le coucher ; allume ta lampe avant la nuit ; toute brebis sera suspendue par le pié.

Ils ont aussi des fables : en voici une. Au tems d’Isa, trois hommes voyageoient ensemble : chemin faisant, ils trouverent un trésor, ils étoient bien contens ; ils continuerent de marcher, mais ils sentirent la fatigue & la faim, & l’un d’eux dit aux autres, il faudroit avoir à manger, qui est-ce qui ira en chercher ? Moi, répondit l’un d’entr’eux ; il part, il achete des mets ; mais après les avoir achetés, il pensa que s’il les empoisonnoit, ses compagnons de voyage en mourroient, & que le trésor lui resteroit, & il les empoisonna. Cependant les deux autres avoient résolu, pendant son absence, de le tuer, & de partager le trésor entr’eux. Il arriva, ils le tuerent ; ils mangerent des mets qu’il avoit apportés, ils moururent tous les trois, & le trésor n’appartint à personne.