L’Encyclopédie/1re édition/ARISTOTÉLISME

Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 652-673).

ARISTOTELISME, s. m. Aristote, fils de Nicomachus, & de Phæstiade, naquit à Stagire, petite ville de Macédoine. Son pere étoit Medecin & ami d’Amintas, pere de Philippe. La mort prématurée de Nicomachus fit tomber Aristote entre les mains d’un certain Proxenus, qui se chargea de son éducation, & qui lui donna les principes de tous les arts & de toutes les sciences. Aristote en fut si reconnoissant, qu’il lui éleva des statues après sa mort, & qu’il en usa envers son fils Nicanor, qu’il instruisoit dans tous les arts libéraux, ainsi que son tuteur en avoit usé envers lui. On ne sait pas trop de quelle maniere il passa les premieres années de sa jeunesse. Si l’on en croit Epicure, Athénée & Elien, il avoit reçû de la part de son tuteur une très-mauvaise éducation ; & pour le confirmer, ils disent qu’abandonné à lui-même, il dissipa tout son patrimoine, & embrassa par libertinage le parti des armes ; ce qui ne lui ayant pas réussi, il fut obligé dans la suite pour pouvoir vivre, de faire un petit trafic de poudres de senteur, & de vendre des remedes : mais il y en a qui récusent le témoignage de ces trois philosophes, connus d’ailleurs par leur animosité & par les traits satyriques qu’ils lançoient contre tous ceux dont le mérite les blessoit ; & ils en appellent à Ammonius, lequel rapporte cet oracle d’Apollon qui lui fut adressé : Allez à Athenes, & étudiez persévéramment la Philosophie ; vous aurez plus besoin d’être retenu que d’être poussé. Il falloit que les oracles fussent alors bien oisifs, pour répondre à de pareilles interrogations.

La grande réputation que Platon s’étoit acquise, engageoit tous les étrangers à se mettre sous sa discipline. Aristote vint donc à l’Académie : mais dès les premiers jours il y parut moins en disciple qu’en génie supérieur. Il devança tous ceux qui étudioient avec lui ; on ne l’appelloit que l’esprit ou l’intelligence. Il joignoit à ses talens naturels une ardeur insatiable de tout savoir, une lecture immense, qui lui faisoit parcourir tous les livres des anciens. Sa passion pour les livres alla si loin, qu’il acheta jusqu’à trois talens les livres de Speusippe. Strabon dit de lui qu’il pensa le premier à se faire une bibliotheque. Sa vaste littérature paroît assez dans les ouvrages qui nous restent de lui. Combien d’opinions des anciens a-t-il arrachées à l’oubli dans lequel elles seroient aujourd’hui ensevelies, s’il ne les en avoit retirées, & s’il ne les avoit exposées dans ses livres avec autant de jugement que de variété. Il seroit à souhaiter que sa bonne foi dans leur exposition égalât sa grande érudition. Si nous nous en rapportons à Amnionius, il demeura pendant vingt ans sous la discipline de Platon, dont il honora la mémoire par un autel qu’il lui érigea, & sur lequel il fit graver ces deux vers :


Gratus Aristoteles struit hoc altare Platoni,
Quem turbæ injustæ vel celebrare nefas.

Il y a bien d’autres preuves de son amour envers son maître, témoin l’oraison funebre qu’il composa pour lui, & mille épigrammes dans lesquelles il a rendu justice à ses grands talens. Mais il y en a qui prétendent que tous ces témoignages de l’attachement d’Aristote sont démentis par la brouillerie qui s’éleva entre lui & Platon. En effet, le maître se faisoit souvent un plaisir de mortifier son disciple. Il lui reprochoit entr’autres choses trop d’affectation dans ses discours, & trop de magnificence dans ses habits. Aristote de son côté ne cessoit de railler son maître, & de le piquer dans toutes les occasions qui se présentoient. Ces mésintelligences allerent si loin, que Platon lui préféra Xénocrate, Speusippe, Amiclas, & d’autres qu’il affecta de mieux recevoir que lui, & pour lesquels il n’eut rien de secret. On rapporte même qu’Aristote prit le tems où Xénocrate étoit allé faire un voyage dans son pays, pour rendre visite à Platon, étant escorté d’un grand nombre de disciples ; qu’il profita de l’absence de Speusippe, qui étoit alors malade, pour provoquer à la dispute Platon à qui son grand âge avoit ôté la mémoire ; qu’il lui fit mille questions sophistiques, plus embarrassantes les unes que les autres ; qu’il l’enveloppa adroitement dans les piéges séduisans de sa subtile dialectique, & qu’il l’obligea à lui abandonner le champ de bataille. On ajoûte que Xénocrate étant revenu trois mois après de son voyage, fut fort surpris de trouver Aristote à la place de son maître ; qu’il en demanda la raison ; & sur ce qu’on lui répondit que Platon avoit été forcé de céder le lieu de la promenade, qu’il étoit allé trouver Platon, qu’il l’avoit vû environné d’un grand nombre de gens fort estimés, avec lesquels il s’entretenoit paisiblement de questions philosophiques ; qu’il l’avoit salué très-repectueusement, sans lui donner aucune marque de son étonnement : mais qu’ayant assemblé ses compagnons d’étude, il avoit fait à Speusippe de grands reproches d’avoir ainsi laissé Aristote maître du champ de bataille ; qu’il avoit attaqué Aristote, & qu’il l’avoit obligé de céder à son tour une place dont Platon étoit plus digne que lui.

D’autres disent que Platon fut vivement piqué, que de son vivant Aristote se fût fait chef de parti, & qu’il eût érigé dans le Lycée une secte entierement opposée à la sienne. Il le comparoit à ces enfans vigoureux, qui battent leurs nourrices après s’être nourris de leur lait. L’auteur de tous ces bruits si desavantageux à la réputation d’Aristote, est un certain Aristoxene, que l’esprit de vengeance anima contre lui, selon le rapport de Suidas, parce qu’il lui avoit préferé Théophraste, qu’il avoit désigné pour être son successeur. Il n’est point vraissemblable, comme le remarque fort bien Ammonius, qu’Aristote ait osé chasser Platon du lieu où il enseignoit, pour s’en rendre le maître, & qu’il ait formé de son vivant une secte contraire à la sienne. Le grand crédit de Chabrias & de Timothée, qui tous deux avoient été à la tête des armées, & qui étoient parens de Platon, auroit arrêté une entreprise si audacieuse. Bien loin qu’Aristote ait été un rébelle qui ait osé combattre la doctrine de Platon pendant qu’il vivoit, nous voyons que même depuis sa mort il a toûjours parlé de lui en termes qui marquoient combien il l’estimoit. Il est vrai que la secte Péripateticienne est bien opposée à la secte Académique : mais on ne prouvera jamais qu’elle soit née avant la mort de Platon. Et si Aristote a abandonné Platon, il n’a fait que joüir du droit des philosophes ; il a fait céder l’amitié qu’il devoit à son maître, à l’amour qu’on doit encore plus à la vérité. Il peut se faire pourtant, que dans l’ardeur de la dispute il n’ait pas assez menagé son maître : mais on le peut pardonner au feu de sa jeunesse, & à cette grande vivacité d’esprit qui l’emportoit au-delà des bornes d’une dispute modérée.

Platon en mourant laissa le gouvernement de l’académie à Speusippe son neveu. Choqué de cette préférence, Aristote prit le parti de voyager, & il parcourut les principales villes de la Grece, se familiarisant avec tous ceux de qui il pouvoit tirer quelque instruction ; ne dédaignant pas même cette sorte de gens qui font de la volupté toute leur occupation, & qui plaisent du-moins, s’ils n’instruisent.

Durant le cours de ses voyages, Philippe, roi de Macédoine & juste appréciateur du mérite des hommes, lui manda que son dessein étoit de le charger de l’éducation de son fils. « Je rends moins graces aux dieux, lui écrivoit-il, de me l’avoir donné, que de l’avoir fait naître pendant votre vie ; je compte que par vos conseils il deviendra digne de vous & de moi. » Aul. Gell. lib. IX. Quel honneur pour un philosophe, que de voir son nom lié avec celui d’un héros tel que celui d’Alexandre le Grand ! & quelle récompense plus flatteuse de ses soins, que d’entendre ce même héros répeter souvent : « Je dois le jour à mon pere, mais je dois à mon précepteur l’art de me conduire ; si je regne avec quelque gloire, je lui en ai toute l’obligation ».

Il y a apparence qu’Aristote demeura à la cour d’Alexandre, & y joüit de toutes les prérogatives qui lui étoient dûes ; jusqu’à ce que ce prince, destiné à conquérir la plus belle partie du monde, porta la guerre en Asie. Le philosophe se sentant inutile, reprit alors le chemin d’Athenes. Là il fut reçu avec une grande distinction, & on lui donna le Lycée pour y fonder une nouvelle école de philosophie. Quoique le soin de ses études l’occupât extrèmement, il ne laissoit pas d’entrer dans tous les mouvemens & dans toutes les querelles qui agitoient alors les divers Etats de la Grece. On le soupçonne même de n’avoir point ignoré la malheureuse conspiration d’Antipater, qui fit empoisonner Alexandre à la fleur de son âge, & au milieu des plus justes espérances de s’assujettir le monde entier.

Cependant Xénocrate qui avoit succédé à Speusippe, enseignoit dans l’académie la doctrine de Platon. Aristote qui avoit été son disciple pendant qu’il vivoit, en devint le rival après sa mort. Cet esprit d’émulation le porta à prendre une route différente vers la renommée, en s’emparant d’un district que personne encore n’avoit occupé. Quoiqu’il n’ait point prétendu au caractere de législateur, il écrivit cependant des livres de lois & de politique, par pure opposition à son maître. Il observa à la vérité l’ancienne méthode de la double doctrine, qui étoit si fort en vogue dans l’académie, mais avec moins de réserve & de discrétion que ceux qui l’avoient précédé. Les Pythagoriciens & les Platoniciens faisoient de cette méthode même, un secret de leurs écoles : mais il semble qu’Aristote ait eu envie de la faire connoître à tout le monde, en indiquant publiquement la distinction que l’on doit faire de ces deux genres de doctrines. Aussi s’explique-t-il sans détour & de la maniere la plus dogmatique contre les peines & les récompenses d’une autre vie. La mort, dit-il, dans son traité de la Morale, est de toutes les choses la plus terrible ; c’est la fin de notre existence ; & après elle l’homme n’a ni bien à espérer, ni mal à craindre.

Dans sa vieillesse, Aristote fut attaqué par un prêtre de Cerès qui l’accusa d’impiété & le traduisit devant les juges. Comme cette accusation pouvoit avoir des suites fâcheuses, le philosophe jugea à propos de se retirer secrettement à Chalcis. Envain ses amis voulurent-ils l’arrêter : Empêchons, leur criat-il en partant, empêchons qu’on ne fasse une seconde injure à la Philosophie. La premiere sans doute étoit le supplice de Socrate, qui pourroit être regardé comme un martyr de l’unité de Dieu dans la loi de nature, s’il n’avoit pas eu la foiblesse, pour complaire à ses concitoyens, d’ordonner en mourant qu’on sacrifiât un coq à Esculape. On raconte diversement la mort d’Aristote : les uns disent que desesperé de ne pouvoir deviner la cause du flux & reflux qui se fait sentir dans l’Euripe, il s’y précipita à la fin en disant ces mots : puisqu’Aristote n’a jamais pû comprendre l’Euripe, que l’Euripe le comprenne donc lui-même. D’autres rapportent qu’après avoir quelque tems soûtenu son infortune, & lutté pour ainsi dire contre la calomnie, il s’empoisonna pour finir comme Socrate avoit fini. D’autres enfin veulent qu’il soit mort de sa mort naturelle, exténué par les trop grandes veilles, & consumé par un travail trop opiniâtre : tel est le sentiment d’Apollodore, de Denys d’Halicarnasse, de Censorin, de Laërce : ce dernier, pour prouver son infatigable activité dans le travail, rapporte que lorsqu’il se mettoit en devoir de reposer, il tenoit dans la main une sphere d’airain appuyée sur les bords d’un bassin, afin que le bruit qu’elle feroit en tombant dans le bassin pût le réveiller. Il rendit l’ame en invoquant la cause universelle, l’Être suprème à qui il alloit se rejoindre. Les Stagiriens devoient trop à Aristote, pour ne pas rendre à sa mémoire de grands honneurs. Ils transporterent son corps à Stagire, & sur son tombeau ils éleverent un autel & une espece de temple, qu’ils appellerent de son nom, afin qu’il fut un monument éternel de la liberté & des autres priviléges qu’Aristote leur avoit obtenus, soit de Philippe, soit d’Alexandre. Si l’on en croit Origene, Lib. I. contra Cels. Aristote avoit donné lieu aux reproches d’impiété qui lui firent abandonner Athenes pour s’exiler à Chalcis. Dans les conversations particulieres il ne se ménageoit pas assez : il osoit soûtenir que les offrandes & les sacrifices sont tout-à-fait inutiles ; que les dieux font peu d’attention à la pompe extérieure qui brille dans leurs temples. C’étoit une suite de l’opinion où il étoit, que la providence ne s’étend point jusqu’aux choses sublunaires. Le principe sur lequel il s’appuyoit pour soûtenir un système si favorable à l’impiété, revient à ceci : Dieu ne voit & ne connoît que ce qu’il a toûjours vû & connu : les choses contingentes ne sont donc pas de son ressort : la terre est le pays des changemens, de la génération, & de la corruption ; Dieu n’y a donc aucun pouvoir : il se borne au pays de l’immortalité, à ce qui est de sa nature incoruptible. Aristote, pour assûrer la liberté de l’homme, croyoit ne pouvoir mieux faire que de nier la providence : en falloit-il davantage pour armer contre lui les prêtres intéressés du Paganisme ? Ils pardonnoient rarement, & sur-tout à ceux qui vouloient diminuer de leurs droits & de leurs prérogatives.

Quoique la vie d’Aristote ait toûjours été fort tumultueuse, soit au Lycée, soit à la cour de Philippe, le nombre de ses ouvrages est cependant prodigieux : on en peut voir les titres dans Diogene Laërce, & plus correctement encore dans Jérome Gémusaeus, medecin & professeur en philosophie à Bâle, qui a composé un écrit intitulé, de vita Aristotelis, & ejus operum censura ; encore ne sommes-nous pas sûrs de les avoir tous : il est même probable que nous en avons perdu plusieurs, puisque Ciceron cite dans ses entretiens des passages qui ne se trouvent point aujourd’hui dans les ouvrages qui nous restent de lui. On auroit tort d’en conclurre, comme quelques-uns l’ont fait, que dans cette foule de livres qui portent le nom d’Aristote, & qui passent communément pour être de lui, il n’y en a peut-être aucun dont la supposition ne paroisse vraissemblable. En effet, il seroit aisé de prouver, si l’on vouloit s’en donner la peine, l’authenticité des ouvrages d’Aristote, par l’autorité des auteurs profanes, en descendant de siecle en siecle depuis Cicéron jusqu’au nôtre ; contentons-nous de celle des auteurs ecclésiastiques. On ne niera pas sans doute que les ouvrages d’Aristote n’existassent du tems de Cicéron, puisque cet auteur parle de plusieurs de ces ouvrages, en nomme dans d’autres livres que ceux qu’il a écrits sur la nature des dieux, quelques-uns qui nous restent encore, ou du-moins que nous prétendons qui nous restent. Le Christianisme a commencé peu de tems après la mort de Cicéron. Suivons donc tous les Peres depuis Origene & Tertullien : consultons les auteurs ecclésiastiques les plus illustres dans tous les siecles, & voyons si les ouvrages d’Aristote leur ont été inconnus. Les écrits de ces deux premiers auteurs ecclésiastiques sont remplis de passages, de citations d’Aristote, soit pour les réfuter, soit pour les opposer à ceux de quelques autres philosophes. Ces passages se trouvent aujourd’hui, excepté quelques-uns, dans les ouvrages d’Aristote. N’est-il pas naturel d’en conclurre que ceux que nous n’y trouvons pas ont été pris dans quelques écrits qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous ? Pourquoi, si les ouvrages d’Aristote étoient supposés, y verroit-on les uns & point les autres ? Y auroit-on mis les premiers, pour empêcher qu’on ne connût la supposition ? Cette même raison y eût dû faire mettre les autres. Il est visible que c’est ce manque & ce défaut de certains passages, qui prouve que les ouvrages d’Aristote sont véritablement de lui. Si parmi le grand nombre de passages d’Aristote qu’ont rapporté les premiers Peres, quelques-uns ont été extraits de quelques ouvrages qui sont perdus, quelle impossibilité y a-t-il que ceux que Cicéron a placés dans ses entretiens sur la nature des dieux, aient été pris dans les mêmes ouvrages ? Il seroit impossible d’avoir la moindre preuve du contraire, puisque Cicéron n’a point cité les livres d’où il les tiroit. Saint Justin a écrit un ouvrage considérable sur la physique d’Aristote : on y retrouve exactement, non-seulement les principales opinions, mais même un nombre infini d’endroits des huit livres de ce philosophe. Dans presque tous les autres ouvrages de Saint Justin il est fait mention d’Aristote. Saint Ambroise & Saint Augustin nous assûrent dans vingt endroits de leurs ouvrages, qu’ils ont lû les livres d’Aristote ; ils les réfutent ; ils en rapportent des morceaux, & nous voyons que ces morceaux se trouvent dans les écrits qui nous restent, & que ces réfutations conviennent parfaitement aux opinions qu’ils contiennent. Allons maintenant plus avant, & passons au sixieme siecle : Boëce, qui vivoit au commencement, parle souvent des livres qui nous restent d’Aristote, & fait mention de ses principales opinions. Cassiodore, qui fut contemporain de Boëce, mais qui mourut beaucoup plus tard, ayant vécu jusque vers le septieme siecle, est encore un témoin irréprochable des ouvrages d’Aristote. Il nous fait connoître qu’il avoit écrit d’amples commentaires sur le livre d’Aristote de l’Interprétation, & composé un livre de la division, qu’on explique en Logique après la définition, & que son ami le Patrice Boëce, qu’il appelle homme magnifique, ce qui étoit un titre d’honneur en ce tems, avoit traduit l’introduction de Porphyre, les catégories d’Aristote, son livre de l’interprétation, & les huit livres des topiques. Si du septieme siecle, je passe au huitieme & au neuvieme, j’y trouve Photius, Patriarche de Constantinople, dont tous les savans anciens & modernes ont fait l’éloge à l’envi les uns des autres : cet homme dont l’érudition étoit profonde, & la connoissance de l’antiquité aussi vaste que sûre, ratifie le témoignage de saint Justin, & nous apprend que les livres qu’il avoit écrits sur la physique d’Aristote, existoient encore ; que ceux du philosophe s’étoient aussi conservés, & il nous en dit mot à mot le précis. On sait que saint Bernard, dans le douzieme siecle, s’éleva si fort contre la philosophie d’Aristote, qu’il fit condamner sa métaphysique par un concile : cependant, peu de tems après, elle reprit le dessus ; & Pierre Lombard, Albert le Grand, saint Thomas, la cultiverent avec soin, comme nous l’allons voir dans la suite de cet article. On la retrouve presque en entier dans leurs ouvrages. Mais quels sont ceux à qui la supposition des ouvrages d’Aristote a paru vraissemblable ? Une foule de demi-savans hardis à décider de ce qu’ils n’entendent point, & qui ne sont connus que de ceux qui sont obligés par leur genre de travail, de parler des bons ainsi que des mauvais écrivains. L’auteur le plus considérable qui ait voulu rendre suspects quelques livres qui nous restent d’Aristote, c’est Jamblique qui a prétendu rejetter les catégories : mais les auteurs, ses contemporains, & les plus habiles critiques modernes, se sont moqués de lui. Un certain Andronicus, Rhodien, qui étoit apparemment l’Hardoüin de son siecle, avoit aussi rejetté, comme supposés, les livres de l’Interprétation : voilà quels sont ces savans sur l’autorité desquels on regarde comme apocryphes les livres d’Aristote. Mais un savant qui vaut mieux qu’eux tous, & qui est un juge bien compétent dans cette matiere, c’est M. Leibnitz ; on voudra bien me permettre de le leur opposer. Voici comme il parle dans le second tome de ses Epîtres, page 115. de l’édition de Leipsic, 1738 : « Il est tems de retourner aux erreurs de Nizolius ; cet homme a prétendu que nous n’avions pas aujourd’hui les véritables ouvrages d’Aristote : mais je trouve pitoyable l’objection qu’il fonde sur les passages de Cicéron, & elle ne sauroit faire la moindre impression sur mon esprit. Est-il bien surprenant qu’un homme accablé de soins, chargé des affaires publiques, tel qu’étoit Cicéron, n’ait pas bien compris le véritable sens de certaines opinions d’un philosophe très-subtil, & qu’il ait pû se tromper en les parcourant très-légerement ? Quel est l’homme qui puisse se figurer qu’Aristote ait appellé Dieu l’ardeur du ciel ? Si l’on croit qu’Aristote a dit une pareille absurdité, on doit conclurre nécessairement qu’il étoit insensé : cependant nous voyons par les ouvrages qui nous restent, qu’Aristote étoit un grand génie ; pourquoi donc veut-on substituer par force, & contre toute raison, un Aristote fou, à l’Aristote sage ? C’est un genre de critique bien nouveau, & bien singulier, que celui de juger de la supposition des écrits d’un auteur généralement regardé de tous les grands hommes, comme un génie supérieur, par quelques absurdités qui ne s’y trouvent point ; ensorte que pour que les ouvrages d’un philosophe aussi subtil que profond, ne passent point pour supposés, il faudra desormais qu’on y trouve toutes les fautes & toutes les impertinences qu’on lui aura prêtées, soit par inadvertance, soit par malice. Il est bon d’ailleurs de remarquer que Cicéron a été le seul que nous connoissions avoir attribué ces sentimens à Aristote : quant à moi, je suis très-persuadé que tous les ouvrages que nous avons d’Aristote, sont constamment de lui ; & quoique quelques-uns ayent été regardés comme supposés, ou du moins comme suspects, par Jean-François Pic, par Pierre Ramus, par Patricius & par Naudé, je n’en suis pas moins convaincu que ces livres sont véritablement d’Aristote. Je trouve dans tous une parfaite liaison, & une harmonie qui les unit : j’y découvre la même hypothese toûjours bien suivie, & toûjours bien soûtenue : j’y vois enfin la même méthode, la même sagacité & la même habileté ». Il n’est guere surprenant que dans le nombre de quatorze ou quinze mille commentateurs qui ont travaillé sur les ouvrages d’Aristote, il ne s’en soit trouvé quelques-uns qui, pour se donner un grand air de critique, & montrer qu’ils avoient le goût plus fin que les autres, ayent crû devoir regarder comme supposé quelque livre particulier parmi ceux de ce philosophe Grec : mais que peuvent dix ou douze personnes qui auront ainsi pensé, contre plus de quatorze mille dont le sentiment sur les ouvrages d’Aristote est bien différent ? Au reste, aucun d’eux n’a jamais soûtenu qu’ils fussent tous supposés ; chacun, selon son caprice & sa fantaisie, a adopté les uns, & rejetté les autres ; preuve bien sensible que la seule fantaisie a dicté leur décision.

A la tête des ouvrages d’Aristote, sont ceux qui roulent sur l’art oratoire & sur la poëtique : il y a aparence que ce sont les premiers ouvrages qu’il ait composés ; il les destina à l’éducation du prince qui lui avoit été confiée ; on y trouve des choses excellentes, & on les regarde encore aujourd’hui comme des chefs-d’œuvre de goût & de Philosophie. Une lecture assidue des ouvrages d’Homere lui avoit formé le jugement, & donné un goût exquis de la belle Littérature : jamais personne n’a pénétré plus avant dans le cœur humain, ni mieux connu les ressorts invisibles qui le font mouvoir : il s’étoit ouvert, par la force de son génie, une route sûre jusqu’aux sources du vrai beau ; & si aujourd’hui l’on veut dire quelque chose de bon sur la Rhétorique & sur la Poëtique, on se voit obligé de le répéter. Nous ne craignons point de dire que ces deux ouvrages sont ceux qui font le plus d’honneur à sa mémoire ; voyez-en un jugement plus détaillé aux deux articles qui portent leur nom. Ses traités de morale viennent ensuite ; l’auteur y garde un caractere d’honnête-homme qui plaît infiniment : mais par malheur il attiédit au lieu d’échauffer ; on ne lui donne qu’une admiration stérile ; on ne revient point à ce qu’on a lû. La morale est seche & infructueuse quand elle n’offre que des vûes générales & des propositions métaphysiques, plus propres à orner l’esprit & à charger la mémoire, qu’à toucher le cœur & à changer la volonté. Tel est en général l’esprit qui regne dans les livres de morale de ce philosophe. Voici quelques-uns de ses préceptes, avec le tour qu’il leur donne.

1°. Le bonheur de l’homme ne consiste ni dans les plaisirs, ni dans les richesses, ni dans les honneurs, ni dans la puissance, ni dans la noblesse, ni dans les spéculations de la Philosophie ; mais bien plûtôt dans les habitudes de l’ame, qui la rendent plus ou moins parfaite. 2°. La vertu est pleine de charmes & d’attraits ; ainsi une vie où les vertus s’enchaînent les unes avec les autres, ne sauroit être que très-heureuse. 3°. Quoique la vertu se suffise à elle-même, on ne peut nier cependant qu’elle ne trouve un puissant appui dans la faveur, les richesses, les honneurs, la noblesse du sang, la beauté du corps, & que toutes ces choses ne contribuent à lui faire prendre un plus grand essor, & n’augmentent par-là le bonheur de l’homme. 4°. Toute vertu se trouve placée dans le milieu entre un acte mauvais par excès, & entre un acte mauvais par défaut : ainsi le courage tient le milieu entre la crainte & l’audace ; la libéralité, entre l’avarice & la prodigalité ; la modestie, entre l’ambition & le mépris superbe des honneurs ; la magnificence, entre le faste trop recherché & l’épargne sordide ; la douceur, entre la colere & l’insensibilité ; la popularité, entre la misantropie & la basse flaterie, &c. d’où l’on peut conclurre que le nombre des vices est double de celui des vertus, puisque toute vertu est toûjours voisine de deux vices qui lui sont contraires. 5°. Il distingue deux sortes de justice ; l’une universelle, & l’autre particuliere : la justice universelle tend à conserver la société civile par le respect qu’elle inspire pour toutes les lois : la justice particuliere, qui consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû, est de deux sortes ; la distributive & la commutative : la justice distributive dispense les charges & les récompenses, selon le mérite de chaque citoyen, & elle a pour regle la proportion géométrique : la justice commutative, qui consiste dans un échange de choses, donne à chacun ce qui lui est dû, & garde en tout une proportion arithmétique. 6°. On se lie d’amitié avec quelqu’un ou pour le plaisir qu’on retire de son commerce, ou pour l’utilité qui en revient, ou pour son mérite fondé sur la vertu ou d’excellentes qualités. La derniere est une amitié parfaite : la bienveillance n’est pas, à proprement parler, l’amitié ; mais elle y conduit, & en quelque façon elle l’ébauche.

Aristote a beaucoup mieux réussi dans sa logique que dans sa morale. Il y découvre les principales sources de l’art de raisonner ; il perce dans le fond inépuisable des pensées de l’homme ; il démêle ses pensées ; fait voir la liaison qu’elles ont entr’elles, les suit dans leurs écarts & dans leurs contrariétés, les ramene enfin à un point fixe. On peut assûrer que si l’on pouvoit atteindre le terme de l’esprit, Aristote l’auroit atteint. N’est-ce pas une chose admirable, que par différentes combinaisons qu’il a faites de toutes les formes que l’esprit peut prendre en raisonnant, il l’ait tellement enchaîné par les regles qu’il lui a tracées, qu’il ne puisse s’en écarter, qu’il ne raisonne inconséquemment ? Mais sa méthode, quoique loüée par tous les Philosophes, n’est point exempte de défauts. 1°. Il s’étend trop, & par-là il rebute : on pourroit rappeller à peu de pages tout son Livre des catégories, & celui de l’interprétation ; le sens y est noyé dans une trop grande abondance de paroles. 2°. Il est obscur & embarrassé ; il veut qu’on le devine, & que son lecteur produise avec lui ses pensées. Quelque habile que l’on soit, on ne peut guere se flater de l’avoir totalement entendu ; témoin ses analytiques, où tout l’art du syllogisme est enseigné. Tous les membres qui composent sa Logique se trouvent dispersés dans les différens articles de ce Dictionnaire ; c’est pourquoi, pour ne pas ennuyer le lecteur par une répétition inutile des mêmes choses, on a jugé à propos de l’y renvoyer afin qu’il les consulte.

Passons maintenant à la physique d’Aristote ; & dans l’examen que nous en allons faire, prenons pour guide le célebre Louis Visès, qui a disposé dans l’ordre le plus méthodique les différens ouvrages où elle est répandue. Il commence d’abord par les huit livres des principes naturels, qui paroissent plûtôt une compilation de différents mémoires, qu’un ouvrage arrangé sur un même plan ; ces huit livres traitent en général du corps étendu, ce qui fait l’objet de la Physique, & en particulier des principes, & de tout ce qui est lié à ces principes, comme le mouvement, le lieu, le tems, &c. Rien n’est plus embrouillé que tout ce long détail ; les définitions rendent moins intelligibles des choses qui par elles-mêmes auroient paru plus claires, plus évidentes. Aristote blâme d’abord les Philosophes qui l’ont précédé, & cela d’une maniere assez dure ; les uns d’avoir admis trop de principes, les autres de n’en avoir admis qu’un seul : pour lui, il en établit trois, qui sont la matiere, la forme, la privation. La matiere est, selon lui, le sujet général sur lequel la nature travaille ; sujet éternel en même tems, & qui ne cessera jamais d’exister ; c’est la mere de toutes choses qui soûpire après le mouvement, & qui souhaite avec ardeur que la forme vienne s’unir à elle. On ne sait pas trop ce qu’Aristote a entendu par cette matiere premiere qu’il définit, ce qui n’est, ni qui, ni combien grand, ni quel, ni rien de ce par quoi l’être est déterminé. N’a-t-il parlé ainsi de la matiere que parce qu’il étoit accoûtumé à mettre un certain ordre dans ses pensées, & qu’il commençoit par envisager les choses d’une vûe générale, avant de descendre au particulier ? S’il n’a voulu dire que cela, c’est-à-dire, si dans son esprit la matiere premiere n’avoit d’autre fondement que cette méthode d’arranger des idées ou de concevoir les choses, il n’a rien dit qu’on ne puisse lui accorder : mais aussi cette matiere n’est plus qu’un être d’imagination, une idée purement abstraite ; elle n’existe pas plus que la fleur en général, que l’homme en général, &c. Ce n’est pourtant pas qu’on ne voye des Philosophes aujourd’hui, qui, tenant d’Aristote la maniere de considérer les choses en général avant que de venir à leurs especes, & de passer de leurs especes à leurs individus, ne soûtiennent de sens froid, & même avec une espece d’opiniâtreté, que l’universel est dans chaque objet particulier ; que la fleur en général, par exemple, est une réalité vraiment existante dans chaque jonquille & dans chaque violette. Il paroît à d’autres que, par matiere premiere, Aristote n’a pas entendu seulement le corps en général, mais une pâte uniforme dont tout devoit être construit ; une cire obéissante qu’il regardoit comme le fond commun des corps, comme le dernier terme où revenoit chaque corps en se détruisant ; c’étoit le magnifique bloc du Statuaire de la Fontaine :

Un bloc de marbre étoit si beau,
Qu’un Statuaire en fit l’emplette :
Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

Brisez ce dieu de marbre, que vous reste-t-il en main ? des morceaux de marbre. Cassez la table ou la cuvette, c’est encore du marbre ; c’est le même fond partout ; ces choses ne different que par une forme extérieure. Il en est de même de tous les corps ; leur masse est essentiellement la même ; ils ne different que par la figure, par la quantité, par le repos, ou par le mouvement, qui sont toutes choses accidentelles. Cette idée, qu’on doit à Aristote, a paru si spécieuse à tous les Philosophes, tant anciens que modernes, qu’ils l’ont généralement adoptée : mais cette idée d’une matiere générale dans laquelle s’en retournent tous les corps en derniere décomposition, est démentie par l’expérience : si elle étoit vraie, voici ce qui en devroit arriver. Comme le mouvement fait sortir de cette cire un animal, un morceau de bois, une masse d’or ; le mouvement, en leur ôtant une forme passagere, devroit les ramener à leur cire primordiale. Empedocle, Platon, Aristote & les Scholastiques le disent : mais la chose n’arrive point. Le corps organisé se dissout en différentes masses de peaux, de poils, de chairs, d’os, & d’autres corps mêlangés. Le corps mixte se résout en eau, en sable, en sel, en terre : mais avec les dissolvans les plus forts, avec le feu le plus vif, vous n’obtiendrez point de ces corps simples de se changer. Le sable reste sable, le fer demeure fer, l’or épuré ne change plus ; la terre morte sera toûjours terre ; & après toutes les épreuves & tous les tourmens imaginables, vous les retrouverez encore les mêmes ; l’expérience ne va pas plus loin : les élémens sont chacun à part des ouvrages admirables qui ne peuvent changer, afin que le monde, qui en est composé, puisse recevoir des changemens par leurs mêlanges, & soit cependant durable comme les principes qui en sont la base. Voyez l’article Chimie.

Pour la forme, qui est le second principe d’Aristote, il la regarde comme une substance, un principe actif qui constitue les corps, & assujettit pour ainsi dire la matiere. Il suit de là qu’il doit y avoir autant de formes naturelles qui naissent & meurent tour-à-tour, qu’il y a de corps primitifs & élémentaires. Pour la privation, dit Aristote, elle n’est point une substance ; elle est même, à quelques égards, une sorte de néant. En effet, tout corps qui reçoit une telle forme, ne doit pas l’avoir auparavant ; il doit même en avoir une qui soit absolument contraire. Ainsi les morts se font des vivans, & les vivans des morts.

Ces trois principes étant établis, Aristote passe à l’explication des causes, qu’il traite d’une maniere assez distincte, mais presque sans parler de la premiere cause qui est Dieu. Quelques-uns ont pris occasion, tant de la définition qu’il donne de la nature, que du pouvoir illimité qu’il lui attribue, de dire qu’il méconnoît cette premiere cause : mais nous le justifierons d’athéisme dans la suite de cet article. Selon lui la nature est un principe effectif, une cause pléniere, qui rend tous les corps où elle réside, capables par eux-mêmes de mouvement & de repos ; ce qui ne peut point se dire des corps où elle ne réside que par accident, & qui appartiennent à l’art : ceux-là n’ont rien que par emprunt, & si j’ose ainsi parler, que de la seconde main. Continuons : tous les corps ayant en eux cette force, qui dans un sens ne peut être anéantie, & cette tendance au mouvement qui est toûjours égale, sont des substances véritablement dignes de ce nom : la nature par conséquent est un autre principe d’Aristote ; c’est elle qui produit les formes, ou plûtôt qui se divise & se subdivise en une infinité de formes, suivant que les besoins de la matiere le demandent. Ceci mérite une attention particuliere, & donne lieu à ce philosophe d’expliquer tous les changemens qui arrivent aux corps. Il n’y en a aucun qui soit parfaitement en repos, parce qu’il n’y en a aucun qui ne fasse effort pour se mouvoir. Il conclut de là que la nature inspire je ne sai quelle nécessité à la matiere. Effectivement il ne dépend point d’elle de recevoir telle ou telle forme : elle est assujettie à recevoir toutes celles qui se présentent & qui se succedent dans un certain ordre, & dans une certaine proportion. C’est là cette fameuse entéléchie qui a tant embarrassé les commentateurs, & qui a fait dire tant d’extravagances aux Scholastiques.

Après avoir expliqué quelle est la cause efficiente, quel est le principe de toute la force qui se trouve répandue dans l’univers, Aristote entre plus avant dans sa matiere, & tâche de développer ce que c’est que le mouvement. On voit bien qu’il fait là de grands efforts de génie : mais ses efforts aboutissent à une définition très-obscure, & devenue même fameuse par son obscurité. Plus Aristote s’avance, plus il embrasse de terrein : le fini & l’infini, le vuide & les atomes, l’espace & le tems, le lieu & les corps qui y sont contenus ; tout se présente devant ses yeux : il ne confond rien, une proposition le mene à l’autre ; & quoique ce soit d’une façon très-rapide. on y sent toûjours une sorte de liaison.

La doctrine qui est comprise dans les deux livres de la génération & de la corruption, tient nécessairement à ce que nous avons déjà développé de ses principes. Avant Socrate on croyoit que nul être ne périssoit, & qu’il ne s’en reproduisoit aucun ; que tous les changemens qui arrivent aux corps ne sont que de nouveaux arrangemens, qu’une distribution différente des parties de matiere qui composent ces mêmes corps ; on n’admettoit dans l’univers que des accroissemens & des diminutions, des réunions & des divisions, des mêlanges & des séparations : Aristote rejetta toutes ces idées, quoique simples, & par là assez vraissemblables ; & il établit une génération & une corruption proprement dites. Il reconnut qu’il se formoit de nouveaux êtres dans le sein de la nature, & que ces êtres périssoient à leur tour. Deux choses le conduisirent à cette pensée : l’une qu’il s’imagina que dans tous les corps le sujet ou la matiere est quelque chose d’égal & de constant ; & que ces corps, comme nous l’avons déjà observé, ne different que par la forme, qu’il regardoit comme leur essence : l’autre, qu’il prétendoit que les contraires naissent tous de leurs contraires, comme le blanc du noir ; d’où il suit que la forme du blanc doit être anéantie avant que celle du noir s’etablisse. Pour achever d’éclaircir ce système, j’y ajoûterai encore deux remarques. La premiere, c’est que la génération & la corruption n’ont aucun rapport avec les autres modifications des corps, comme l’accroissement & le décroissement, la transparence, la dureté, la liquidité, &c. dans toutes ces modifications, la premiere forme ne s’éteint point, quoiqu’elle puisse se diversifier à l’infini. L’autre remarque suit de celle-là ; comme tout le jeu de la nature consiste dans la génération & dans la corruption, il n’y a que les corps simples & primitifs qui y soient sujets, eux seuls reçoivent de nouvelles formes, & passent par des métamorphoses sans nombre ; tous les autres corps ne sont que des mêlanges, & pour ainsi dire des entrelacemens de ces premiers. Quoique rien ne soit plus chimérique que ce côté du système d’Aristote, c’est cependant ce qui a le plus frappé les Scholastiques, & ce qui a donné lieu à leurs expressions barbares & inintelligibles : de là ont pris naissance les formes substantielles, les entités, les modalités, les intentions reflexes, &c. tous termes qui ne réveillant aucune idée, perpétuent vainement les disputes & l’envie de disputer.

Aristote ne se renferme pas dans une théorie générale : mais il descend à un très-grand nombre d’explications de physique particuliere ; & l’on peut dire qu’il s’y ménage, qu’il s’y observe plus que dans tout le reste ; qu’il ne donne point tout l’essor à son imagination. Dans les quatre livres sur les météores il a, selon la réflexion judicieuse du pere Rapin, plus éclairci d’effets de la nature, que tous les philosophes modernes joints ensemble. Cette abondance lui doit tenir lieu de quelque mérite, & certainement d’excuse. En effet, au-travers de toutes les erreurs qui lui sont échappées faute d’expérience, & de quelques-unes des découvertes que le hasard a présentées aux modernes, on s’apperçoit qu’il suit assez le fil de la nature, & qu’il devine des choses qui certainement lui devoient être inconnues. Par exemple, il détaille avec beaucoup d’adresse tout ce qui regarde les météores aqueux, comme la pluie, la neige, la grêle, la rosée, &c. il donne une explication très-ingénieuse de l’arc-en-ciel, & qui au fond ne s’éloigne pas trop de celle de Descartes : il définit le vent un courant d’air, & il fait voir que sa direction dépend d’une infinité de causes étrangeres & peu connues ; ce qui empêche, dit-il, d’en donner un système général.

On peut rapporter à la physique particuliere ce que ce philosophe a publié sur l’histoire des animaux. Voici le jugement avantageux qu’en a porté M. de Buffon dans son premier discours de l’Histoire naturelle : « L’histoire des animaux d’Aristote, est peut-être encore aujourd’hui ce que nous avons de mieux fait en ce genre ; & il seroit à desirer qu’il nous eût laissé quelque chose d’aussi complet sur les végétaux & sur les minéraux : mais les deux livres de plantes que quelques-uns lui attribuent, ne ressemblent point à cet ouvrage, & ne sont pas en effet de lui. Voyez le comment. de Scaliger. Il est vrai que la Botanique n’étoit pas fort en honneur de son tems : les Grecs & les Romains mêmes ne la regardoient pas comme une science qui dût exister par elle-même, & qui dût faire un objet à part ; ils ne la considéroient que relativement à l’Agriculture, au Jardinage, à la Medecine & aux Arts. Et quoique Théophraste, disciple d’Aristote, connût plus de cinq cens genres de plantes, & que Pline en cite plus de mille, ils n’en parlent que pour nous en apprendre la culture, ou pour nous dire que les unes entrent dans la composition des drogues ; que les autres sont d’usage pour les Arts ; que d’autres servent à orner nos jardins, &c. en un mot ils ne les considerent que par l’utilité qu’on en peut tirer, & ils ne se sont pas attachés à les décrire exactement.

« L’histoire des animaux leur étoit mieux connue que celle des plantes. Alexandre donna des ordres, & fit des dépenses très-considérables pour rassembler des animaux & en faire venir de tous les pays, & il mit Aristote en état de les bien observer. Il paroît par son ouvrage, qu’il les connoissoit peut-être mieux, & sous des vûes plus générales, qu’on ne les connoît aujourd’hui. Enfin, quoique les modernes ayent ajoûté leurs découvertes à celles des anciens, je ne vois pas que nous ayons sur l’histoire naturelle beaucoup d’ouvrages modernes qu’on puisse mettre au-dessus de ceux d’Aristote & de Pline. Mais comme la prévention naturelle qu’on a pour son siecle, pourroit persuader que ce que je viens de dire est avancé témérairement, je vais faire en peu de mots l’exposition du plan de l’ouvrage d’Aristote.

« Aristote commence son histoire des animaux par établir des différences & des ressemblances générales entre les différens genres d’animaux, au lieu de les diviser par de petits caracteres particuliers, comme l’ont fait les modernes. Il rapporte historiquement tous les faits & toutes les observations qui portent sur des rapports généraux, & sur des caracteres sensibles. Il tire ces caracteres de la forme, de la couleur, de la grandeur, & de toutes les qualités extérieures de l’animal entier, & aussi du nombre & de la position de ses parties, de la grandeur, du mouvement, de la forme de ses membres ; des rapports semblables ou différens qui se trouvent dans ces mêmes parties comparées ; & il donne par tout des exemples pour se faire mieux entendre. Il considere aussi les différences des animaux par leur façon de vivre, leurs actions, leurs mœurs, leurs habitations, &c. il parle des parties qui sont communes & essentielles aux animaux, & de celles qui peuvent manquer & qui manquent en effet à plusieurs especes d’animaux. Le sens du toucher, dit-il, est la seule chose qu’on doive regarder comme nécessaire, & qui ne doit manquer à aucun animal : & comme ce sens est commun à tous les animaux, il n’est pas possible de donner un nom à la partie de leur corps, dans laquelle réside la faculté de sentir. Les parties les plus essentielles sont celles par lesquelles l’animal prend sa nourriture ; celles qui reçoivent & digerent cette nourriture, & celles par où il rend le superflu. Il examine ensuite les variétés de la génération des animaux ; celles de leurs membres, & des différentes parties qui servent à leurs fonctions naturelles. Ces observations générales & préliminaires font un tableau dont toutes les parties sont intéressantes : & ce grand philosophe dit aussi, qu’il les a présentées sous cet aspect, pour donner un avant-goût de ce qui doit suivre, & faire naître l’attention qu’exige l’histoire particuliere de chaque animal, ou plûtôt de chaque chose.

« Il commence par l’homme, & il le décrit le premier, plûtôt parce qu’il est l’animal le mieux connu, que parce qu’il est le plus parfait ; & pour rendre sa description moins seche & plus piquante, il tâche de tirer des connoissances morales en parcourant les rapports physiques du corps humain, & il indique les caracteres des hommes par les traits de leur visage. Se bien connoître en physionomie, seroit en effet une science bien utile à celui qui l’auroit acquise : mais peut-on la tirer de l’histoire naturelle ? Il décrit donc l’homme par toutes les parties extérieures & intérieures ; & cette description est la seule qui soit entiere : au lieu de décrire chaque animal en particulier, il les fait connoitre tous par les rapports que toutes les parties de leur corps ont avec celles du corps de l’homme. Lorsqu’il décrit, par exemple, la tête humaine, il compare avec elle la tête de toutes les especes d’animaux. Il en est de même de toutes les autres parties. A la description du poumon de l’homme, il rapporte historiquement tout ce qu’on savoit des poumons des animaux ; & il fait l’histoire de ceux qui en manquent. A l’occasion des parties de la génération, il rapporte toutes les variétés des animaux dans la maniere de s’accoupler, d’engendrer, de porter, & d’accoucher. A l’occasion du sang, il fait l’histoire des animaux qui en sont privés ; & suivant ainsi ce plan de comparaison dans lequel, comme l’on voit, l’homme sert de modele, & ne donnant que les différences qu’il y a des animaux à l’homme, & de chaque partie des animaux à chaque partie de l’homme, il retranche à dessein toute description particuliere ; il évite par là toute répétition ; il accumule les faits, & il n’écrit pas un mot qui soit inutile : aussi a-t-il compris dans un petit volume un nombre infini de différens faits ; & je ne crois pas qu’il soit possible de réduire à de moindres termes tout ce qu’il avoit à dire sur cette matiere, qui paroît si peu susceptible de cette précision, qu’il falloit un génie comme le sien pour y conserver en même tems de l’ordre & de la netteté. Cet ouvrage d’Aristote s’est présenté à mes yeux comme une table de matieres qu’on auroit extraites avec le plus grand soin de plusieurs milliers de volumes remplis de descriptions & d’observations de toute espece : c’est l’abrégé le plus savant qui ait jamais été fait, si la science est en effet l’histoire des faits ; & quand même on supposeroit qu’Aristote auroit tiré de tous les livres de son tems ce qu’il a mis dans le sien, le plan de l’ouvrage, sa distribution, le choix des exemples, la justesse des comparaisons, une certaine tournure dans les idées, que j’appellerois volontiers le caractere philosophique, ne laissent pas douter un instant qu’il ne fût lui-même beaucoup plus riche que ceux dont il auroit emprunté ».

Voici de nouveaux dogmes : nous avons vû que la matiere qui compose tous les corps est foncierement la même, selon Aristote, & qu’elle ne doit toutes les formes qu’elle prend successivement, qu’à la différente combinaison de ses parties. Il s’est contenté d’en tirer quatre élémens, le feu, l’air, l’eau & la terre, quoiqu’il lui fût libre d’en tirer bien davantage. Il a crû apparemment qu’ils suffisoient pour former ce que nous voyons. La beauté des cieux lui fit pourtant soupçonner qu’ils pouvoient bien être composés de quelque chose de plus beau. Il en forma une quintessence pour en construire les cieux : c’est de tout tems que les Philosophes sont en possession de croire que quand ils ont inventé un nouveau mot, ils ont découvert une nouvelle chose, & que ce qu’ils arrangent nettement dans leur pensée, doit tout de suite se trouver tel dans la nature : mais ni l’autorité d’Aristote & des autres Philosophes, ni la netteté de leurs idées, ni la prétendue évidence de leurs raisonnemens, ne nous garantissent rien de réel. La nature peut être toute différente. Quoi qu’il en soit de cette réflexion, Aristote croyoit qu’il n’y avoit dans cet univers que cinq especes de corps : les premiers qui sont la matiere qui forme tous les corps célestes, se meuvent circulairement ; & les quatre autres dont sont composés tous les corps sublunaires, ont un mouvement en ligne droite. La cinquieme essence n’a ni légereté, ni pesanteur ; elle est incorruptible & éternelle, elle suit toûjours un mouvement égal & uniforme ; au lieu que des quatre élémens les deux premiers sont pesans, & les deux autres légers. Les deux premiers descendent en-bas, & sont poussés vers le centre ; les deux autres tendent en-haut, & vont se ranger à la circonférence. Quoique leurs places soient ainsi précises & marquées de droit, ils peuvent cependant en changer, & en changent effectivement ; ce qui vient de l’extrème facilité qu’ils ont de se transformer les uns dans les autres, & de se communiquer leurs mouvemens.

Cela supposé, Aristote assûre que tout l’univers n’est point également gouverné par Dieu, quoiqu’il soit la cause générale de tout. Les corps célestes, ce qui est composé de la cinquieme essence, méritent ses soins & son attention : mais il ne se mêle point de ce qui est au-dessous de la lune, de ce qui a rapport aux quatre élémens. Toute la terre échappe à sa providence. Aristote, dit Diogene Laerce, croyoit que la puissance divine régloit les choses célestes, & que celles de la terre se gouvernoient par une espece de sympathie avec le ciel. En suivant le même raisonnement, on prouve d’après Aristote, que l’ame est mortelle. En effet, Dieu n’étant point témoin de sa conduite, ne peut ni la punir, ni la récompenser ; s’il le faisoit, ce seroit par caprice & sans aucune connoissance. D’ailleurs Dieu ne veut point se mêler des actions des hommes : s’il s’en mêloit, il les prévoiroit ; l’homme ne seroit point libre : si l’homme n’étoit point libre, tout seroit bien arrangé sur la terre. Or tout ce qui se fait ici bas est plein de changemens & de variations, de desastres & de maux ; donc l’homme se détermine par lui-même, & Dieu n’a aucun pouvoir sur lui. Une autre raison qui faisoit nier à Aristote l’immortalité de l’ame, c’est l’opinion où il étoit avec tous les autres Philosophes, que notre ame étoit une portion de la divinité, dont elle avoit été détachée, & qu’après un certain nombre de révolutions dans différens corps, elle alloit s’y réjoindre & s’y abysmer, ainsi qu’une goutte d’eau va se réunir à l’Océan, quand le vase qui la contenoit vient à se briser. Cette éternité qu’ils attribuoient à l’ame, étoit précisément ce qui détruisoit son immortalité. Voyez l’article Ame, où nous avons développé plus au long cette idée des anciens philosophes Grecs.

Les fausses idées qu’Aristote s’étoit faites sur le mouvement, l’avoient conduit à croire l’éternité du monde. Le mouvement, disoit-il, doit être éternel : ainsi le ciel ou le monde dans lequel est le mouvement, doit être éternel. En voici la preuve : s’il y a eu un premier mouvement, comme tout mouvement suppose un mobile, il faut absolument que ce mobile soit engendré, ou éternel, mais pourtant en repos, à cause de quelque empêchement. Or de quelque façon que cela soit, il s’ensuit une absurdité ; car si ce premier mobile est engendré, il l’est donc par le mouvement, lequel par conséquent sera antérieur au premier ; & s’il a été en repos éternellement, l’obstacle n’a pû être ôté sans le mouvement, lequel de rechef aura été antérieur au premier. A cette raison Aristote en ajoûte plusieurs autres pour prouver l’éternité du monde. Il soûtenoit que Dieu & la nature ne seroient pas toûjours ce qu’il y a de meilleur, si l’univers n’étoit éternel, puisque Dieu ayant jugé de tout tems que l’arrangement du monde étoit un bien, il auroit différé de le produire pendant toute l’éternité antérieure. Voici encore un de ses argumens sur le même sujet : si le monde a été créé, il peut être détruit ; car tout ce qui a eu un commencement, doit avoir une fin. Le monde est incorruptible & inaltérable ; donc il est éternel. Voici la preuve que le monde est incorruptible : si le monde peut être détruit, ce doit être naturellement par celui qui l’a créé : mais il n’en a point le pouvoir ; ce qu’Aristote prouve ainsi. Si l’on suppose que Dieu a la puissance de détruire le monde, il faut savoir alors si le monde étoit parfait : s’il ne l’étoit pas, Dieu n’avoit pû le créer, puisqu’une cause parfaite ne peut rien produire d’imparfait, & qu’il faudroit pour cela que Dieu fût defectueux ; ce qui est absurde : si le monde au contraire est parfait, Dieu ne peut le détruire, parce que la méchancheté est contraire à son essence, & que c’est le propre de celle d’un être mauvais de vouloir nuire aux bonnes choses.

On peut juger maintenant de la doctrine d’Aristote sur la divinité ; c’est à tort que quelques-uns l’ont accusé d’athéisme, pour avoir cru le monde éternel ; car autrement il faudroit faire le même reproche à presque tous les anciens Philosophes, qui étoient infectés de la même erreur. Aristote étoit si éloigné de l’athéisme, qu’il nous représente Dieu comme un être intelligent & immatériel ; le premier moteur de toutes choses, qui ne peut être mû lui-même. Il décide même en termes formels, que si dans l’univers, il n’y avoit que de la matiere, le monde se trouveroit sans cause premiere & originale, & que par conséquent il faudroit admettre un progrès de causes à l’infini ; absurdité qu’il réfute lui-même. Si l’on me demande ce que je pense de la création d’Aristote, je répondrai qu’il en a admis une, même par rapport à la matiere, qu’il croyoit avoir été produite. Il différoit de Platon son maître, en ce qu’il croyoit le monde une émanation naturelle & impétueuse de la divinité, à peu près comme la lumiere est une émanation du soleil. Au lieu que, selon Platon, le monde étoit une émanation éternelle & nécessaire, mais volontaire & réfléchie d’une cause toute sage & toute puissante : l’une & l’autre création, comme on voit, emporte avec soi l’éternité du monde, & est bien différente de celle de Moyse, où Dieu est si libre par rapport à la production du monde, qu’il auroit pû le laisser éternellement dans le néant.

Mais si Aristote n’est pas athée en ce sens qu’il attaque directement & comme de front la divinité, & qu’il n’en reconnoisse point d’autre que cet univers, on peut dire qu’il l’est dans un sens plus étendu, parce que les idées qu’il se forme de la divinité, tendent indirectement à la renverser & à la détruire. En effet, Aristote nous représente Dieu comme le premier moteur de toutes choses : mais il veut en même tems que le mouvement que Dieu imprime à la matiere, ne soit pas l’effet de sa volonté, mais qu’il coule de la nécessité de sa nature ; doctrine monstrueuse qui ôte à Dieu la liberté, & au monde sa dépendance par rapport à son créateur. Car si Dieu est lié & enchaîné dans ses opérations, il ne peut donc faire que ce qu’il fait, & de la maniere dont il le fait, le monde est donc aussi éternel & aussi nécessaire que lui. D’un autre côté, le Dieu d’Aristote ne peut être immense ni présent par tout, parce qu’il est comme cloüé au ciel le plus élevé, où commence le mouvement, pour se communiquer de-là aux cieux inférieurs. Abysmé de toute éternité dans la contemplation de ses divines perfections, il ne daigne pas s’informer de ce qui se passe dans l’univers, il le laisse rouler au gré du hasard. Il ne pense pas même aux autres intelligences qui sont occupées, comme lui, à faire tourner les spheres auxquelles elles se sont attachées. Il est dans l’univers ce qu’un premier mobile est dans une machine : il donne le mouvement à tout, & il le donne nécessairement. Un Dieu si éloigné des hommes, ne peut être honoré par leurs prieres, ni appaisé par leurs sacrifices, ni punir le vice, ni récompenser la vertu. De quoi serviroit-il aux hommes d’honorer un Dieu qui ne les connoît pas, qui ne sait pas même s’ils existent, dont la providence est bornée à faire mouvoir le premier ciel où il est attaché ? Il en est de même des autres intelligences, qui contribuent au mouvement de l’univers, ainsi que les différentes parties d’une machine, où plusieurs ressorts sont subordonnés à un premier qui leur imprime le mouvement. Ajoûtez à cela qu’il croyoit nos ames mortelles, & qu’il rejettoit le dogme des peines & des récompenses éternelles ; ce qui étoit une suite, comme nous l’avons ci-dessus observé, de l’opinion monstrueuse qui faisoit de nos ames autant de portions de la divinité. Jugez après cela si Aristote pouvoit être fort dévot envers les dieux. N’est-il pas plaisant de voir que même dans les plus beaux siecles de l’Eglise, il y ait eu des hommes assez prévenus, & non moins impies qu’insensés, les uns pour élever les livres d’Aristote à la dignité de texte divin, les autres pour faire un regard de son portrait & de celui de J. C ? Dans les siecles suivans, & même depuis la renaissance des lettres en Italie, on n’a point hésité à mettre ce philosophe au nombre des bienheureux. Nous avons deux ouvrages exprès sur cette matiere, l’un attribué aux Théologiens de Cologne, & intitulé, du salut d’Aristote : l’autre composé par Lambert Dumont professeur en Philosophie, & publié sous ce titre : Ce qu’on peut avancer de plus probable touchant le salut d’Aristote, tant par des preuves tirées de l’Ecriture-sainte, que par des témoignages empruntés de la plus saine partie des Théologiens : tandis qu’il est constant par l’exposition de son système, qu’il n’a point eu d’idée saine de la divinité, & qu’il n’a nullement connu la nature de l’ame, ni son immortalité, ni la fin pour laquelle elle est née. On suppose dans ces deux ouvrages comme un principe clair & évident, qu’il a eu une connoissance anticipée de tous les mysteres du Christianisme, & qu’il a été rempli d’une force naturelle. A combien d’excès l’envie opiniâtre de christianiser les anciens Philosophes, n’a-t-elle point donné naissance ? Ceux qui auroient l’esprit tourné de ce côté là, ne feroient pas mal de lire l’excellent traité de Jean-Baptiste Crispus Italien, qui fleurissoit au commencement du XIVe. siecle. Ce traité est plein d’une critique sûre & delicate, & où le discernement de l’auteur brille à chaque page : il est intitulé, des Précautions qu’il faut prendre en étudiant les Philosophes payens.

Si Aristote a eu des temples, il s’est trouvé bien des infideles qui se sont moqués de sa divinité : les uns l’ont regardé comme le génie de la nature, & presque comme un dieu : mais les autres ont daigné à peine lui donner le titre de physicien. Ni les panegyristes, ni les critiques, n’en ont parlé comme ils devoient, les premiers ayant trop exageré le mérite de ce philosophe, & les autres l’ayant blâmé sans aucun ménagement. Le mépris qu’on a eu pour lui dans ces derniers siecles, vient de ce qu’au lieu des originaux, que personne ne lisoit, parce qu’ils étoient en grec, on consultoit les commentateurs arabes & scholastiques, entre les mains desquels on ne peut douter que ce Philosophe n’ait beaucoup perdu de ses traits. En effet ils lui ont prêté les idées les plus monstrueuses, & lui ont fait parler un langage inintelligible. Mais quelque tort que lui ayent fait tous ces écarts & toutes ces chimeres, au fond il n’en est point responsable. Un maître doit-il souffrir de l’extravagance de ses disciples ? Ceux qui ont lû ses ouvrages dans l’original, lui ont rendu plus de justice. Ils ont admiré en lui un esprit élevé, des connoissances variées, approfondies, & des vûes générales ; & si sur la Physique il n’a pas poussé les recherches aussi loin qu’on l’a fait aujourd’hui, c’est que cette science ne peut se perfectionner que par le secours des expériences, ce qui depend, comme l’on voit, du tems. J’avouerai cependant d’après le fameux Chancelier Bacon, que le défaut essentiel de la philosophie d’Aristote, c’est qu’elle accoûtume peu à peu à se passer de l’évidence, & à mettre les mots à la place des choses. On peut lui reprocher encore cette obscurité qu’il affecte partout, & dont il envelope ses matieres. Je ne puis mieux finir, ni faire connoître ce qu’on doit penser du mérite d’Aristote, qu’en rapportant ici l’ingénieux parallele que le P. Rapin en fait avec Platon, qu’on a toûjours regardé comme un des plus grands Philosophes. Voici à peu près comme il s’exprime : les qualités de l’esprit étoient extraordinaires dans l’un & dans l’autre : ils avoient le génie élevé & propre aux grandes choses. Il est vrai que l’esprit de Platon est plus poli ; & celui d’Aristote est plus vaste & plus profond. Platon a l’imagination vive, abondante, fertile en inventions, en idées, en expressions, en figures, donnant mille tours différens, mille couleurs nouvelles, & toutes agréables à chaque chose. Mais, après tout, ce n’est souvent que de l’imagination. Aristote est dur & sec en tout ce qu’il dit : mais ce sont des raisons que ce qu’il dit, quoiqu’il le dise sechement : sa diction, toute pure qu’elle est, a je ne sai quoi d’austere ; & ses obscurités naturelles ou affectées, dégoûtent & fatiguent les lecteurs. Platon est délicat dans tout ce qu’il pense & dans tout ce qu’il dit : Aristote ne l’est point du tout, pour être plus naturel ; son style est simple & uni, mais serré & nerveux. Celui de Platon est grand & élevé, mais lâche & diffus : celui-ci dit toûjours plus qu’il n’en faut dire ; celui-là n’en dit jamais assez, & laisse à penser toûjours plus qu’il n’en dit : l’un surprend l’esprit, & l’ébloüit par un caractere éclatant & fleuri ; l’autre l’éclaire & l’instruit par une méthode juste & solide ; & comme les raisonnemens de celui-ci sont plus droits & plus simples, les raisonnemens de l’autre sont plus ingénieux & plus embarrassés. Platon donne de l’esprit par la fecondité du sien, & Aristote donne du jugement & de la raison par l’impression du bon sens qui paroît dans tout ce qu’il dit. Enfin Platon ne pense le plus souvent qu’à bien dire, & Aristote ne pense qu’à bien penser, à creuser les matieres, à en rechercher les principes, & des principes tirer des conséquences infaillibles ; au lieu que Platon, en se donnant plus de liberté, embellit son discours & plaît d’avantage : mais par la trop grande envie qu’il a de plaire, il se laisse trop emporter à son éloquence ; il est figuré en tout ce qu’il dit. Aristote se possede toûjours ; il appelle les choses tout simplement par leur nom : comme il ne s’éleve point, & qu’il ne s’égare jamais, il est aussi moins sujet à tomber dans l’erreur, que Platon, qui y fait tomber tous ceux qui s’attachent à lui ; car il séduit par sa maniere d’instruire qui est trop agréable. Mais quoique Platon ait excellé dans toutes les parties de l’éloquence, qu’il ait été un orateur parfait au sentiment de Longin, & qu’Aristote ne soit nullement éloquent, ce dernier donne pour l’ordinaire du fond & du corps au discours, pendant que l’autre n’y donne que la couleur & la grace.

Lorsque les injustes persécutions des prêtres de Cerès contraignirent Aristote de se retirer à Chalcis, il nomma Théophraste pour son successeur, & lui légua tous ses manuscrits. Ce philosophe joüit toute sa vie d’une très-grande réputation : on comparoit la douceur de son éloquence à celle du vin de Lesbos, qui étoit sa patrie. Né doux & obligeant, il parloit avantageusement de tout le monde ; & les gens de lettres, surtout, trouvoient dans sa générosité un appui aussi sûr que prévenant. Il savoit faire valoir leur mérite lors même qu’ils l’oublioient, ou plûtôt qu’ils sembloient l’ignorer par un excès de modestie. Pendant que Théophraste se distinguoit ainsi à Athènes, Sophocle fils d’Amphictide porta une loi, par laquelle il étoit défendu à tous les philosophes d’enseigner publiquement sans une permission expresse du sénat & du peuple. La peine de mort étoit même décernée contre tous ceux qui n’obéiroient point à ce reglement. Les philosophes indignés d’un procédé si violent, se retirerent tous d’Athènes, & laisserent le champ libre à leurs rivaux & à leurs ennemis, je veux dire aux rhéteurs & aux autres savans d’imagination. Tandis que ces derniers joüissoient de leur triomphe, un certain Philon qui avoit été ami d’Aristote, & qui faisoit profession d’ignorer les beaux arts, composa une apologie en faveur des philosophes retirés. Cette apologie fut attaquée par Démocharès, homme accrédité, & fils d’une sœur de Démosthene. L’amere critique n’étoit point épargnée dans sa réfutation, & il faisoit surtout un portrait odieux de tous les philosophes qui vivoient alors ; & d’autant plus odieux, qu’il étoit moins ressemblant. Ce qu’il croyoit devoir servir à sa cause, la gâta, & la perdit sans ressource : le peuple revenu de sa premiere chaleur, abolit l’indécente loi de Sophocle, & le condamna lui-même à une amende de cinq talens. Les jours tranquilles revinrent à Athenes, & avec eux la raison ; les philosophes recommencerent leurs exercices.

Le Lycée perdit beaucoup par la mort de Théophraste : mais quoique déchu de son ancienne splendeur, on continua toûjours d’y enseigner. Les professeurs furent Démétrius de Phalere, Straton surnommé le Physicien, Lycon, Ariston de l’île de Cea, Critolaüs, & Diodore qui vécut sur la fin de la cent soixantieme olympiade. Mais de tous ces professeurs, il n’y eut que Straton qui donna quelque chose de nouveau, & qui attira sur lui les regards des autres philosophes ; car pour ceux que je viens de nommer, on ne sait d’eux que leur nom, l’époque de leur naissance, celle de leur mort, & qu’ils ont été dans le Lycée les successeurs d’Aristote.

Straton ne se piqua point de suivre le pur péripatéticisme. Il y fit des innovations : il renversa le dogme de l’existence de Dieu. Il ne reconnut d’autre puissance divine que celle de la nature ; & sans trop éclaircir ce que ce pouvoit être au fond que cette nature, il la regardoit comme une force répandue par-tout & essentielle à la matiere, une espece de sympathie qui lie tous les corps & les tient dans l’équilibre ; comme une puissance, qui sans se décomposer elle-même, a le secret merveilleux de varier les êtres à l’infini ; comme un principe d’ordre & de régularité, qui produit éminemment tout ce qui peut se produire dans l’univers. Mais y a-t-il rien de plus ridicule que de dire qu’une nature qui ne sent rien, qui ne connoît rien, se conforme parfaitement à des lois éternelles ; qu’elle a une activité qui ne s’écarte jamais des routes qu’il faut tenir ; & que dans la multitude des facultés dont elle est doüée, il n’y en a point qui ne fasse ses fonctions avec la derniere régularité ? Conçoit-on des lois qui n’ont pas été établies par une cause intelligente ? en conçoit-on qui puissent être exécutées régulierement par une cause qui ne les connoît point, & qui ne sait pas même qu’elle soit au monde ? c’est-là, métaphysiquement parlant, l’endroit le plus foible du Stratonisme. C’est une objection insoluble, un écueil dont il ne peut se tirer. Tous les athées qui sont venus après Straton ébloüis par des discours dont le détail est séduisant, quoique frivole, ont embrassé son système. C’est ce système surtout que Spinosa a renouvellé de nos jours, & auquel il a donné l’apparence d’une forme géométrique, pour en imposer plus facilement à ceux qui ont l’imprudence de se laisser prendre dans les piéges qu’il leur prépare. Entre ces deux systèmes, je ne vois d’autre différence, sinon que Spinosa ne faisoit de tout l’univers qu’une seule substance, dogme qu’il avoit emprunté de Xenophanes, de Melissus, & de Parmenides ; au lieu que Straton reconnoissoit autant de substances qu’il y avoit de molécules dans la matiere. A cela près, ils pensoient précisément la même chose. Voyez l’article Spinosisme, & celui d’Hylozoisme, où le système de Straton est plus développé.

Des restaurateurs de la philosophie d’Aristote. Jamais on n’a tant cultivé la philosophie que sous les empereurs Romains : on la voyoit sur le throne comme dans les chaires des sophistes. Ce goût semble d’abord annoncer des progrès rapides : mais en lisant l’histoire de ces tems-là, on est bientôt détrompé. Sa décadence suivit celle de l’empire Romain, & les barbares ne porterent pas moins le dernier coup à celle-là qu’à celui-ci. Les peuples croupirent long-tems dans l’ignorance la plus crasse ; une dialectique dont la finesse consistoit dans l’équivoque des mots & dans des distinctions qui ne signifioient rien, étoit alors seule en honneur. Le vrai génie perce ; & les bons esprits, dès qu’ils se replient sur eux-mêmes, apperçoivent bien-tôt si on les a mis dans le vrai chemin qui conduit à la vérité. A la renaissance des lettres quelques savans instruits de la langue greque, & connoissant la force du Latin, entreprirent de donner une version exacte & correcte des ouvrages d’Aristote, dont ses disciples même disoient beaucoup de mal, n’ayant entre les mains que des traductions barbares, & qui représentoient plûtôt l’esprit tudesque des traducteurs, que le beau génie de ce philosophe. Cela ne suffisoit point pourtant pour remédier entierement au mal. Il falloit rendre communs les ouvrages d’Aristote ; c’étoit le devoir des princes, puisqu’il ne s’agissoit plus que de faire certaines dépenses. Leur empressement répondit à l’utilité : ils firent venir à grands frais de l’orient plusieurs manuscrits, & les mirent entre les mains de ceux qui étoient versés dans la langue Greque pour les traduire. Paul V. s’acquit par-là beaucoug de gloire. Personne n’ignore combien les lettres doivent à ce pontife : il aimoit les savans, & la philosophie d’Aristote surtout avoit beaucoup d’attraits pour lui. Les savans se multiplierent, & avec eux les versions : on recouroit aux interpretes sur les endroits difficiles à entendre. Jusques-là on n’avoit consulté qu’Averroès ; c’étoit-là qu’alloient se briser toutes les disputes des savans. On le trouva dans la suite barbare ; & le goût étant devenu plus pur, les gens d’esprit chercherent un interprete plus poli & plus élégant. Ils choisirent donc Alexandre, qui passoit dans le Lycée pour l’interprete le plus pur & le plus exact. Averroès & lui étoient sans difficulté les deux chefs du Péripatéticisme, & ils avoient contribué à jetter un grand éclat sur cette secte : mais leurs dogmes sur la nature de l’ame n’étoient pas orthodoxes ; car Alexandre la croyoit mortelle ; Averroès l’avoüoit à la vérité immortelle, mais il n’entendoit parler que d’une ame universelle, & à laquelle tous les hommes participent. Ces opinions étoient fort répandues du tems de S. Thomas, qui les réfuta avec force. La secte d’Averroès prit le dessus en Italie. Léon X. souverain pontife crut devoir arrêter le cours de ces deux opinions si contraires aux dogmes du christianisme. Il fit condamner comme impie la doctrine d’Averroès dans le concile de Latran, qu’il avoit assemblé. « Comme de nos jours, dit ce souverain pontife, ceux qui sement l’ivraie dans le champ du Seigneur, ont répandu beaucoup d’erreurs, & en particulier sur la nature de l’ame raisonnable, disant qu’elle est mortelle, ou qu’une seule & même ame anime les corps de tous les hommes ; ou que d’autres, retenus un peu par l’Evangile, ont osé avancer qu’on pouvoit défendre ces sentimens dans la philosophie seulement, croyant pouvoir faire un partage entre la foi & la raison : Nous avons cru qu’il étoit de notre vigilance pastorale d’arrêter le progrès de ces erreurs. Nous les condamnons, le saint concile approuvant notre censure, & nous définissons que l’ame raisonnable est immortelle ; & que chaque homme est animé par une ame qui lui est propre, distinguée individuellement des autres ; & comme la vérité ne sauroit être opposée à elle-même, nous défendons d’enseigner quelque chose de contraire aux vérités de l’Evangile. » Les docteurs crurent que les foudres de l’église ne suffisoient pas pour faire abandonner aux savans ces opinions dangereuses. Ils leur opposerent donc la philosophie de Platon, comme très-propre à remédier au mal ; d’autres pour qui la philosophie d’Aristote avoit beaucoup d’attraits, & qui pourtant respectoient l’Evangile, voulurent la concilier avec celle de Platon. D’autres enfin adoucissoient les paroles d’Aristote, & les plioient aux dogmes de la religion. Je crois qu’on ne sera pas fâché de trouver ici ceux qui se distinguerent le plus dans ces sortes de disputes.

Parmi les Grecs qui abandonnerent leur patrie, & qui vinrent, pour ainsi-dire, transplanter les lettres en Italie, Theodore Gaza fut un des plus célebres ; il étoit instruit de tous les sentimens des différentes sectes de philosophie ; il étoit grand Medecin, profond Théologien, & surtout très-versé dans les Belles-lettres. Il étoit de Thessalonique : les armes victorieuses d’Amurat qui ravageoit tout l’orient, le firent refugier en Italie. Le cardinal Bessarion le reçût avec amitié, & l’ordonna prêtre. Il traduisit l’histoire des animaux d’Aristote, & les problèmes de Theophraste sur les plantes. Ses traductions lui plaisoient tant, qu’il prétendoit avoir rendu en aussi beau Latin Aristote, que ce philosophe avoit écrit lui-même en Grec. Quoiqu’il passe pour un des meilleurs traducteurs, il faut avoüer avec Erasme, qu’on remarque dans son latin un tour grec, & qu’il se montre un peu trop imbu des opinions de son siecle. Cosme de Médicis se joignit au cardinal Bessarion, pour lui faire du bien. Comblé de leurs bienfaits, il auroit pû mener une vie agréable & commode : mais l’œconomie ne fut jamais son défaut ; l’avidité de certains petits Grecs & des Brutiens ne lui laissa jamais dequoi parer aux coups de la fortune. Il fut réduit à une extrème pauvreté ; & ce fut alors que pour soulager sa misere, il traduisit l’histoire des animaux, dont j’ai déja parlé. Il la dédia à Sixte IV. Toutes les espérances de sa fortune étoient fondées sur cette dédicace : mais il fut bien trompé ; car il n’en eut qu’un présent d’environ cent pistoles. Il en conçût une si grande indignation, & fut si outré que de si pénibles & si utiles travaux fussent aussi mal payés, qu’il en jetta l’argent dans le Tibre. Il se retira chez les Brutiens, où il seroit mort de faim, si le duc de Ferrare ne lui avoit pas donné quelques secours. Il mourut peu de tems après dévoré par le chagrin, laissant un exemple mémorable des revers de la fortune.

George de Trebizonde s’adonna, ainsi que Gaza, à la Philosophie des Péripatéticiens. Il étoit Crétois de naissance, & ne se disoit de Trebizonde que parce que c’étoit la patrie de ses ancêtres paternels. Il passa en Italie pendant la tenue du concile de Florence, & lorsqu’on traitoit de la réunion des Grecs avec les Latins. Il fut d’abord à Venise, d’où il passa à Rome, & y enseigna la Rhétorique & la Philosophie. Ce fut un des plus zélés défenseurs de la Philosophie péripatéticienne ; il ne pouvoit souffrir tout ce qui y donnoit la moindre atteinte. Il écrivit avec beaucoup d’aigreur & de fiel contre ceux de son tems qui suivoient la Philosophie de Platon. Il s’attira par-là beaucoup d’ennemis. Nicolas V. son protecteur, désapprouva sa conduite, malgré la pente qu’il avoit pour la Philosophie d’Aristote. Son plus redoutable adversaire fut le cardinal Bessarion, qui prit la plume contre lui, & le réfuta sous le nom de calomniateur de Platon. Il eut pourtant une ennemi encore plus à craindre que le cardinal Bessarion ; ce fut la misere & la pauvreté : cette dispute, malheureusement pour lui, coupa tous les canaux par où lui venoient les vivres. La plume d’un savant, si elle ne doit point être dirigée par les gens riches, doit au moins ne pas leur être desagréable : il faut d’abord assûrer sa vie avant de philosopher ; semblables en cela aux Astronomes, qui quand ils doivent extremement lever la tête pour observer les astres, assûrent auparavant leurs piés. Il mourut ainsi martyr du Péripatéticisme. La postérité lui pardonne plus aisément ses injures contre les Platoniciens de son tems, que son peu d’exactitude dans ses traductions. En effet, l’attention, l’érudition, & qui plus est, la bonne foi, manquent dans ses traductions des lois de Platon, & de l’histoire des animaux d’Aristote. Il prenoit même souvent la liberté d’ajoûter au texte, de le changer, ou d’omettre quelque chose d’intéressant, comme on peut s’en convaincre par la traduction qu’il nous a donnée d’Eusebe.

On a pû voir jusqu’ici que les savans étoient partagés à la renaissance des lettres entre Platon & Aristote. Les deux partis se firent une cruelle guerre. Les sectateurs de Platon ne pûrent souffrir que leur maître, le divin Platon, trouvât un rival dans Aristote : ils pensoient que la seule barbarie avoit pû donner l’empire à sa Philosophie, & que depuis qu’un nouveau jour luisoit sur le monde savant, le Péripatéticisme devoit disparoitre. Les Péripatéticiens de leur côté ne défendoient pas leur maître avec moins de zele : on fit des volumes de part & d’autre, où vous trouverez plus aisément des injures que de bonnes raisons ; ensorte que si dans certains vous changiez le nom des personnes, au lieu d’être contre Aristote, vous le trouveriez contre Platon ; & cela parce que les injures sont communes à toutes les sectes, & que les défenseurs & les aggresseurs ne peuvent différer entr’eux, que lorsqu’ils donnent des raisons.

Des Philosophes récens Aristotélico-scholastiques. Les disputes de ces savans atrabilaires, dont nous venons de parler, n’apprenoient rien au monde : elles paroissoient au contraire devoir le replonger dans la barbarie d’où il étoit sorti depuis quelque tems. Plusieurs savans firent tous leurs efforts pour détourner ceux qui s’adonnoient à ces misérables subtilités scholastiques, qui consistent plus dans les mots que dans les choses. Ils développerent avec beaucoup d’art la vanité de cette méthode. Leurs leçons en corrigerent quelques-uns : mais il restoit un certain levain qui se fit sentir pendant long-tems. Quelques théologiens même gâterent leurs livres, en y mêlant de ces sortes de subtilités à des bons raisonnemens, qui font d’ailleurs connoître la solidité de leur esprit. Il arriva ce qui arrive toûjours ; on passe d’une extrémité à une autre : on voulut se corriger de ne dire que des mots, & on voulut ne dire que des choses, comme si les choses pouvoient se dire clairement, sans suivre une certaine méthode. C’est l’extrémité où donna Luther ; il voulut bannir toute scholastique de la Théologie. Jérome Angeste, docteur de Paris, s’éleva contre lui, & lui démontra que ce n’étoit pas les syllogismes qui par eux-mêmes étoient mauvais, mais l’usage qu’on en faisoit. Quelqu’un dira-t-il en effet que la méthode géométrique est vicieuse, & qu’il faut la bannir du monde, parce que Spinosa s’en est servi pour attaquer l’existence du Dieu que la raison avoüe ? Faut-il, parce que quelques théologiens ont abusé de la scholastique, la bannir ? L’expérience, depuis Luther, nous a appris qu’on pouvoit s’en servir utilement ; il pouvoit lui-même s’en convaincre en lisant S. Thomas. La définition de l’Eglise a mis d’ailleurs cette question hors de dispute. Selon Bruker, cette définition de l’Eglise pour maintenir la Théologie scholastique, fit du tort à la bonne Philosophie ; il se trouva par-là que tandis que dans toutes les universités qui n’obéissoient plus à la cour de Rome, on dictoit une Philosophie raisonnable, dans celles au contraire qui n’avoient osé secoüer le joug, la barbarie y régnoit toûjours. Mais il faut être bien aveuglé par les préjugés pour penser pareille chose. Je croi que l’université de Paris a été la premiere à dicter la bonne Philosophie ; & pour remonter à la source, n’est-ce pas notre Descartes qui le premier a marqué la route qui conduit à la bonne Philosophie ? Quel changement fit donc Luther dans la Philosophie ? il n’écrivit que sur des points de Théologie. Suffit-il d’être hérétique pour être bon philosophe ? Ne trouvons-nous pas une bonne Philosophie dans les Mémoires de l’Académie ? il n’y a pourtant rien que l’Eglise Romaine ne puisse avoüer. En un mot, les grands philosophes peuvent être très-bons catholiques. Descartes, Gassendi, Varignon, Malbranche, Arnaud, & le célebre Pascal, prouvent cette vérité mieux que toutes nos raisons. Si Luther & les Protestans n’en veulent précisément qu’à la Théologie scholastique, on va voir par ceux dont nous allons parler si leur opinion a le moindre fondement.

A la tête des scholastiques, nous devrions mettre sans doute S. Thomas & Pierre Lombard ; mais nous parlons d’un tems beaucoup plus récent : nous parlons ici des scholastiques qui vivoient vers le tems de la célébration du concile de Trente.

Dominique Soto fut un des plus célebres ; il naquit en Espagne de parens pauvres ; sa pauvreté retarda le progrès de ses études ; il fut étudier à Alcala de Naris ; il eut pour maître le célebre Thomas de Villa-Nova ; de-là il vint à Paris, où il prit le bonnet de Docteur ; il repassa en Espagne & prit l’habit de S. Dominique à Burgos ; peu de tems après, il succéda à Thomas de S. Victor dans une chaire de professeur à Salamanque : il s’acquit une si grande réputation, que Charles V. le députa au concile de Trente pour y assister en qualité de Théologien. La cour & la vûe des grands le fatiguerent ; la chaire de professeur avoit beaucoup plus d’attraits pour lui ; aussi revint-il en faire les fonctions, & il mourut peu de tems après. Outre les livres de Théologie qui le rendirent si fameux, il donna des commentaires sur Aristote & sur Porphyre : il donna aussi en 7 livres un traité du Droit & de la Justice, où on trouve d’excellentes choses & des raisonnemens qui marquent un esprit très-fin ; il eut pour disciple François Folet, dont nous parlerons dans la suite.

François de S. Victor vivoit à peu près vers le tems de Dominique Soto ; il naquit au pays des Cantabres ; il fit ses études à Paris, où il prit aussi l’habit de S. Dominique ; on l’envoya professer la Théologie à Salamanque, où il se rendit très-célebre ; il y composa entre autres ouvrages, ses livres sur la puissance civile & ecclésiastique : plusieurs assûrent qu’ils ont beaucoup servi à Grotius pour faire son droit de la guerre & de la paix ; le vengeur de Grotius paroît lui-même en convenir. On trouve en effet beaucoup de vûes dans ce traité, & beaucoup d’idées qui sont si analogues à certaines de Grotius, qu’il seroit difficile qu’elles ne les eussent point occasionnées.

Bannés fut encore un des plus célebres Théologiens de l’université de Salamanque ; il étoit subtil, & ne trouvoit pour l’ordinaire dans les peres de l’Eglise, que ce qu’il avoit pensé auparavant ; desorte que tout paroissoit se plier à ses sentimens. Il soûtenoit de nouvelles opinions, croyant n’avoir d’autre mérite que de les avoir découvertes dans les Peres : presque tout le monde le regarde comme le premier inventeur de la prémotion physique, excepté l’école de S. Thomas qui l’attribue à S. Thomas même : mais en vérité, je voudrois bien savoir pourquoi les Dominiquains s’obstinent à refuser à Bannés le mérite de les exercer depuis long-tems. Si S. Thomas est le premier inventeur de la prémotion physique, elle n’en acquerra pas plus de certitude que si c’étoit Bannés : ce ne sont pas les hommes qui rendent les opinions bonnes. mais les raisons dont ils les défendent ; & quoi qu’en disent toutes les différentes écoles, les opinions qu’elles défendent ne doivent leur origine ni à la tradition écrite ni à la tradition orale ; il n’y en a pas une qui ne porte le nom de son auteur, & par consequent le caractere de nouveauté ; tous pourtant vont chercher des preuves dans l’Ecriture & dans les Peres, qui n’ont jamais eu la premiere idée de leurs sentimens. Ce n’est pas que je trouve mauvais qu’on parle de l’Ecriture dans ces questions théologiques ; mais je voudrois seulement qu’on s’attachât à faire voir que ce qui est dans l’Ecriture & dans les Peres ne s’oppose nullement à la nouvelle opinion qu’on veut défendre. Il est juste que ce qu’on défend ne contredise point l’Ecriture & les Peres ; & quand je dis les Peres, je parle d’eux entant qu’ils constatent la tradition, & non quant à leurs opinions particulieres ; parce qu’enfin je ne suis pas obligé d’être platonicien avec les premiers peres de l’Eglise. Toutes les écoles devroient dire : voici une nouvelle opinion qui peut être défendue, parce qu’elle ne contredit point l’Ecriture & les Peres ; & non perdre le tems à faire dire aux passages ce qu’ils ne peuvent pas dire. Il seroit trop long de nommer ici tous les théologiens que l’ordre de S. Dominique a produits : tout le monde sait que de tout tems cet ordre a fait de la Théologie sa principale étude ; & en cela ils suivent l’esprit de leur institution : car il est certain que S. Dommique leur fondateur, étoit plus prédicateur controversiste, que prédicateur de morale ; & il ne s’associa des compagnons que dans cette vûe. L’ordre de S. François a eu des scholastiques fort célebres ; le premier de tous est le fameux Scot, surnommé le docteur subtil. Il faisoit consister son mérite à contredire en tout S. Thomas : on ne trouve chez lui que de vaines subtilités, & une métaphysique que tout homme de bon sens rejette ; il est pourtant à la tête de l’école de S. François : Scot chez les Cordeliers est une autorité respectable. Il y a plus : il n’est pas permis de penser autrement que lui ; & j’ose dire qu’un homme qui sauroit parfaitement tout ce qu’il a fait, ne sauroit rien. Qu’il me soit permis de faire quelque réflexion ici sur cette manie qu’ont les différens ordres de defendre les systèmes que quelqu’un de leur ordre a trouvés. Il faut être Thomiste chez les Jacobins, Scotiste dans l’ordre de S. François, Moliniste chez les Jésuites. Il est d’abord évident que non-seulement cela retarde les progrès de la Théologie, mais même les arrête ; il n’est pas possible de penser mieux que Molina chez les Jésuites, puisqu’il faut penser comme lui. Quoi ! des gens qui se moquent aujourd’hui de ce respect qu’on avoit autrefois pour les raisonnemens d’Aristote, n’osent pas parler autrement que Scot chez les uns, & que Molina chez les autres ? Mais homme pour homme, philosophe pour philosophe, Aristote les valoit bien. Des gens qui se piquent un peu de raisonner, ne devroient respecter que la foi, & ce que l’Eglise ordonne de respecter, & du reste se livrer à leur génie. Croit-on que si chez les Jésuites on n’avoit point été gêné, quelqu’un n’eût pas trouvé un sentiment plus aisé à défendre que les sentimens de Molina ? Si les chefs des vieilles sectes de Philosophie dont on rit aujourd’hui, avoient été de quelque ordre, nous verrions encore leurs sentimens défendus. Graces à Dieu, ce qui regarde l’hydrostatique, l’hydraulique, & les autres sciences, n’a point été livré à l’esprit de corps & de société ; car on attribueroit encore les effets de l’air à l’horreur du vuide. Il est bien singulier que depuis plus de cent-cinquante ans, il soit défendu dans des corps très-nombreux de penser, & qu’il ne soit permis que de savoir les pensées d’un seul homme. Est-il possible que Scot ait assez pensé pour meubler la tête de tous les Franciscains qui existeront à jamais ? Je suis bien éloigné de ce sentiment, moi qui crois que Scot n’a point pensé du tout : Scot gâta donc l’esprit de tous ceux de son ordre. Jean Ponsius professa la Théologie à Paris selon les sentimens de son maître Scot. Il est inutile de peindre ceux qui se sont distingués parmi les Franciscains, parce qu’ils sont tous jettés an même moule ; ce sont tous des Scotistes.

L’ordre de Cîteaux a eu aussi ses Théologiens : Manriqués est le plus illustre que je leur connoisse ; ce qui le distingue de la plûpart des Théologiens purement scholastiques, c’est qu’il avoit beaucoup d’esprit, une éloquence qui charmoit tous ceux qui l’entendoient. Philippe IV. l’appella auprès de lui ; il fit beaucoup d’honneur à l’université de Salamanque dont il étoit membre ; aussi l’en nommoit-on l’Atlas : c’est de lui que sont les annales de Cîteaux, & plusieurs ouvrages de Philosophie & de scholastique.

L’ordre de Cîteaux a produit aussi Jean Caramuel Lobkowitz, un des esprits les plus singuliers qui ayent jamais paru. Il naquit à Madrid en 1607 ; dans sa plus tendre jeunesse son esprit se trahit ; on découvrit ce qu’il étoit, & on put juger dès-lors ce que Caramuel seroit un jour. Dans un âge où rien ne peut nous fixer, il s’adonna entierement aux Mathématiques ; les problèmes les plus difficiles ne le rebutoient point ; & lorsque ses camarades étoient occupés à joüer, il méditoit, il étudioit une planete pour calculer ses révolutions. Ce qu’on dit de lui est presque incroyable. Après sa Théologie il quitta l’Espagne, & passa dans les Pays-Bas ; il y étonna tout le monde par son savoir. Son esprit actif s’occupoit toûjours, & toûjours de choses nouvelles ; car la nouveauté avoit beaucoup de charmes pour lui. Son rare mérite le fit entrer dans le conseil aulique ; mais l’éclat de la cour ne l’ébloüit pas. Il aimoit l’étude non précisément pour s’avancer, mais pour le plaisir de savoir : aussi abandonna-t-il la cour ; il se retira à Bruges, & fit bientôt après ses vœux dans l’ordre de Cîteaux. Il alla ensuite à Louvain, où il passa Maître-ès-arts, & en 1630 il y prit le bonnet de docteur. Les études ordinaires ne suffisoient pas à un homme comme Caramuel ; il apprit les langues orientales, & sur-tout celle des Chinois ; son desir de savoir s’étendoit beaucoup plus que tout ce qu’on peut apprendre ; en un mot, il avoit résolu de devenir une encyclopédie vivante. Il donna un ouvrage qui avoit pour titre la Théologie douteuse ; il y mit toutes les objections des athées & des impies ; ce livre rendit sa foi suspecte ; il alla à Rome pour se justifier ; il parla si éloquemment, & fit paroître une si vaste érudition devant le pape & tout le sacré collége, que tout le monde en fut comme interdit. Il auroit peut-être été honoré du chapeau de cardinal, s’il n’avoit pas parlé un peu trop librement des vices qui régnoient à la cour de Rome : on le fit pourtant évêque. Son desir immodéré de savoir fit tort à son jugement ; & comme sur toutes les sciences il vouloit se frayer de nouvelles routes, il donna dans beaucoup de travers ; son imagination forte l’égaroit souvent : il a écrit sur toutes sortes de matieres ; & ce qui arrive ordinairement, nous n’avons pas un seul bon ouvrage de lui : que ne faisoit-il deux petits volumes, & sa réputation auroit été plus assûrée ?

La société des Jésuites s’est extrèmement distinguée sur la Théologie scholastique ; elle peut se vanter d’avoir eu les plus grands théologiens. Nous ne nous arrêterons pas long-tems sur eux, parce que s’ils ont eu de grands hommes, il y en a parmi eux qui ont été occupés à les loüer. Cette société étend ses vûes sur tout, & jamais Jésuite de mérite n’a demeuré inconnu.

Vasqués est un des plus subtils qu’ils ayent jamais eu : à l’âge de vingt-cinq ans il enseigna la Philosophie & la Théologie. Il se fit admirer à Rome & partout où il fit connoître la facilité de son esprit ; les grands talens dont la nature l’avoit doüé paroissoient malgré lui : sa modestie naturelle & celle de son état n’empêcherent point qu’on ne le reconnût pour un grand homme : sa réputation étoit telle, qu’il n’osoit point se nommer de peur qu’on ne lui rendît trop d’honneurs ; & on ne connoissoit jamais son nom & son mérite que par le frere qui l’accompagnoit partout.

Suarez a mérité à juste titre la réputation du plus grand scholastique qui ait jamais écrit. On trouve dans ses ouvrages une grande pénétration, beaucoup de justesse, un profond savoir : quel dommage que ce génie ait été captivé par le système adopté par la Société ! il a voulu en faire un, parce que son esprit ne demandoit qu’à créer : mais ne pouvant s’éloigner du Molinisme, il n’a fait, pour ainsi dire, que donner un tour ingénieux à l’ancien système.

Arriaga, plus estimé de son tems qu’il ne méritoit de l’être, fut successivement professeur & chancelier de l’université de Prague. Il fut député trois fois vers Urbain VIII. & Innocent X. il avoit plûtôt l’esprit de chicane que de métaphysique : on ne trouve chez lui que des vétilles, presque toûjours difficiles parce qu’on ne les entend point ; peu de difficultés réelles : il a gâté beaucoup de jeunes gens auxquels il a donné cet esprit minutieux : plusieurs perdent leur tems à le lire. On ne peut pas dire de lui ce qu’on dit de beaucoup d’ouvrages, qu’on n’a rien appris en les lisant ; vous apprenez quelque chose dans Arriaga, qui seroit capable de rendre gauche l’esprit le mieux fait & qui paroît avoir le plus de justesse.

La Théologie scholastique est si liée avec la Philosophie, qu’on croit d’ordinaire qu’elle a beaucoup contribué aux progrès de la Métaphysique : surtout la bonne Morale a paru dans un nouveau jour ; nos livres les plus communs sur la Morale, valent mieux que ceux du divin Platon ; & Bayle a eu raion de reprocher aux Protestans, de ce qu’ils blâmoient tant la Théologie scholastique. L’apologie de Bayle en faveur de la Théologie scholastique, est le meilleur trait qu’on puisse lancer contre les hérétiques qui l’attaquent. Bayle, dira-t-on, a parlé ailleurs contre cette méthode, & il a ri de la barbarie qui regne dans les écoles des Catholiques. On se trompe : il est permis de se moquer de la barbarie de certains scholastiques, sans blâmer pour cela la Scholastique en général. Je n’estime point Arriaga, je ne le lirai pas ; & je lirai Suarez avec plaisir dans certains endroits, & avec fruit presque partout. On ne doit point faire retomber sur la méthode, ce qui ne doit être dit que de quelques particuliers qui s’en sont servis.

Des Philosophes qui ont suivi la véritable philosophie d’Aristote. On a déjà vû le Péripatétisme avoir un rival dans le Platonisme ; il étoit même vraissemblable que l’école de Platon grossiroit tous les jours des déserteurs de celle d’Aristote, parce que les sentimens du premier s’accordent beaucoup mieux avec le Christianisme. Il y avoit encore quelque chose de plus en sa faveur, c’est que presque tous les Peres sont Platoniciens. Cette raison n’est pas bonne aujourd’hui, & je sai qu’en Philosophie les Peres ne doivent avoir aucune autorité : mais dans un tems où l’on traitoit la Philosophie comme la Théologie, c’est-à-dire dans un tems où toutes les dsputes se vuidoient par une autorité, il est certain que les Peres auroient dû beaucoup influer sur le choix qu’il y avoit à faire entre Platon & Aristote. Ce dernier prévalut pourtant ; & dans le siecle où Descartes parut, on avoit une si grande vénération pour les sentimens d’Aristote, que l’évidence de toutes les raisons de Descartes eurent beaucoup de peine à lui faire des partisans. Par la méthode qu’on suivoit alors, il étoit impossible qu’on sortît de la barbarie ; on ne raisonnoit pas pour découvrir de nouvelles vérités ; on se contentoit de savoir ce qu’Aristote avoit pensé. On recherchoit le sens de ses livres aussi scrupuleusement que les Chrétiens cherchent à connoître le sens des Ecritures. Les Catholiques ne furent pas les seuls qui suivirent Aristote ; il eut beaucoup de partisans parmi les Protestans, malgré les déclamations de Luther ; c’est qu’on aimoit mieux suivre les sentimens d’Aristote, que de n’en avoir aucun. Si Luther au lieu de déclamer contre Aristote avoit donné une bonne philosophie, & qu’il eût ouvert une nouvelle route comme Descartes, il auroit réussi à faire abandonner Aristote, parce qu’on ne sauroit détruire une opinion, sans lui en substituer une autre ; l’esprit ne veut rien perdre.

Pierre Pomponace fut un des plus célebres Péripatéticiens du seizieme siecle ; Mantoue étoit sa patrie. Il étoit si petit, qu’il tenoit plus du nain que d’un homme ordinaire : il fit ses études à Padoue : ses progrès dans la Philosophie furent si grands, qu’en peu de tems il se trouva en état de l’enseigner aux autres. Il ouvrit donc une école à Padoue ; il expliquoit aux jeunes gens la véritable philosophie d’Aristote, & la comparoit avec celle d’Averroès. Il s’acquit une grande réputation, qui lui devint à charge par les ennemis qu’elle lui attira. Achillinus, professeur alors à Padoue, ne pût tenir contre tant d’éloges : sa bile savante & orgueilleuse s’alluma : il attaqua Pomponace, mais en pédant, & celui-ci lui répondit en homme poli : la douceur de son caractere rangea tout le monde de son parti ; car on ne marche pas volontiers sous les drapeaux d’un pédant. La victoire lui resta donc, & Achillinus n’en remporta que la honte d’avoir voulu étouffer de grands talens dans leur naissance. Il faut avoüer pourtant, que quoique les écrits de Pomponace fussent élégans, eu égard aux écrits d’Achillinus, ils se ressentent pourtant de la barbarie où l’on étoit encore. La guerre le força de quitter Padoue, & de se retirer à Bologne. Comme il professoit précisément la même doctrine qu’Aristote, & que ce philosophe paroît s’éloigner en quelques endroits de ce que la foi nous apprend, il s’attira la haine des zélés de son tems. Tous les frélons froqués chercherent à le piquoter, dit un auteur contemporain : mais il se mit à l’abri de leur aiguillon, en protestant qu’il se soûmettoit au jugement de l’Eglise, & qu’il n’entendoit parler de la philosophie d’Aristote que comme d’une chose problématique. Il devint fort riche, les uns disent par un triple mariage qu’il fit, & les autres, par son seul savoir. Il mourut d’une rétention d’urine, âgé de soixante & trois ans. Pomponace fut un vrai Pyrrhonien, & on peut dire qu’il n’eut d’autre dieu qu’Aristote : il rioit de tout ce qu’il voyoit dans l’Evangile & dans les Ecrivains sacrés : il tâchoit de répandre une certaine obscurité sur tous les dogmes de la Religion chrétienne. Selon lui l’homme n’est pas libre, ou Dieu ne connoît point les choses futures, & n’entre en rien dans le cours des évenemens ; c’est-à-dire que, selon lui, la Providence détruit la liberté, ou que si l’on veut conserver la liberté, il faut nier la Providence. Je ne comprens pas comment ses apologistes ont prétendu qu’il ne soûtenoit cela qu’en philosophe, & qu’en qualité de Chrétien il croyoit tous les dogmes de notre religion. Qui ne voit la frivolité d’une pareille distinction ? On sent dans tous ses écrits le libertinage de son esprit ; il n’y a presque point de vérité dans notre religion qu’il n’ait attaquée. L’opinion des Stoïciens sur un destin aveugle lui paroît plus philosophique que la Providence des Chrétiens ; en un mot son impiété se montre partout. Il oppose les Stoïciens aux Chrétiens, & il s’en faut bien qu’il fasse raisonner ces derniers aussi fortement que les premiers. Il n’admettoit pas comme les Stoïciens une nécessité intrinseque ; ce n’est pas, selon lui, par notre nature que nous sommes nécessités, mais par un certain arrangement des choses qui nous est totalement étranger : il est difficile pourtant de savoir précisément son opinion là-dessus. Il trouve dans le sentiment des Péripatéticiens, des Stoïciens, & des Chrétiens, sur la prédestination, des difficultés insurmontables : il conclut pourtant à nier la Providence. On trouve toutes ces impiétes dans son livre sur le destin : il n’est ni plus sage ni plus raisonnable dans son livre sur les enchantemens. L’amour extravagant qu’il avoit pour la philosophie d’Aristote le faisoit donner dans des travers extraordinaires. Dans ce livre on trouve des rêveries qui ne marquent pas une tête bien assûrée ; nous allons en faire un extrait assez détaillé. Cet ouvrage est très-rare, & peut-être ne sera-t-on pas fâché de trouver ici sous ses yeux ce qu’on ne pourroit se procurer que très difficilement. Voici donc les propositions de ce philosophe.

1o. Les démons ne connoissent les choses, ni par leur essence, ni par celle des choses connues, ni par rien qui soit distingué des démons.

2o. Il n’y a que les sots qui attribuent à Dieu ou aux démons, les effets dont ils ne connoissent pas les causes.

3o. L’homme tient le milieu entre les choses éternelles & les choses créées & corruptibles, d’où vient que les vertus & les vices ne se trouvent point dans notre nature ; il s’y trouve seulement la semence des vertus & des vices.

4o. L’ame humaine est toutes choses, puisqu’elle renferme & la sensation & la perception.

5o. Quoique le sentiment & ce qui est sensible soient par l’acte même dans l’ame seulement, selon leur être spirituel, & non selon leur être réel : rien n’empêche pourtant que les especes spirituelles ne produisent elles-mêmes réellement les choses dont elles sont les especes, si l’agent en est capable & si le patient est bien disposé. Pomponace traite cet article fort au long, parce qu’il prétend démontrer par-là que la force de l’imagination est telle qu’on peut lui attribuer les effets extraordinaires qu’on raconte ; tous les mouvemens des corps qui produisent des phénomenes extraordinaires, il les attribue à l’imagination ; il en donne pour exemple les illusions, & ce qui arrive aux femmes enceintes.

6°. Quoique par les especes qui sont reçûes dans l’ame & par les passions, il arrive des effets surprenans ; rien n’empêche qu’il n’arrive des effets semblables dans des corps étrangers ; car il est certain qu’un patient étant disposé au-dehors comme intérieurement, l’agent a assez d’empire sur lui, pour produire les mêmes effets.

7°. Les démons meuvent immédiatement les corps d’un mouvement local : mais ils ne peuvent causer immédiatement une altération dans les corps ; car l’altération se fait par les corps naturels qui sont appliqués par les démons aux corps qu’ils veulent altérer ; & cela en secret ou ouvertement. Avec ces seuls principes, Pomponace fait sa démonstration.

8°. Il suit de-là qu’il est arrivé beaucoup de choses selon le cours ordinaire, par des causes inconnues, & qu’on a regardées comme miracles, ou comme les œuvres des démons, tandis qu’il n’en étoit rien.

9°. Il suit de-là encore, que s’il est vrai, comme disent des gens dignes de foi, qu’il y a des herbes, des pierres ou d’autres choses propres à éloigner la grêle, la pluie & les vents, & qu’on puisse s’en servir ; comme les hommes peuvent trouver cela naturellement, puisque cela est dans la nature, ils pourront donc faire cesser la grêle, arrêter la pluie sans miracle.

10°. De-là il conclut que plusieurs personnes ont passé pour magiciennes, & pour avoir un commerce avec le diable, tandis qu’elles croyoient peut-être avec Aristote, qu’il n’y avoit pas de démons ; & que par la même raison, plusieurs ont passé pour saints, à cause des choses qu’ils opéroient, & n’étoient pourtant que des scélérats. Que si l’on objecte qu’il y en a qui font des signes saints par eux-mêmes, comme le signe de la croix, & que d’autres font le contraire ; il répond que c’est pour amuser le peuple, ne pouvant croire que des personnes savantes ayent tant étudié pour augmenter le mal qui se trouve dans le monde. Avec de tels principes, ce philosophe incrédule renverse aisément tous les miracles, même ceux de Jesus-Christ : mais pour ne pas paroître sans religion, & éviter par-là les poursuites dangereuses (car il étoit en Italie) il dit que s’il se trouve dans l’ancien & dans le nouveau Testament des miracles de Jesus-Christ ou de Moyse, qu’on puisse attribuer à des causes naturelles, mais qu’il y soit dit que ce sont des miracles, il faut le croire, à cause de l’autorité de l’Eglise. Il s’objecte qu’il y a plusieurs effets qu’on ne sauroit attribuer à des causes naturelles, comme la résurrection des morts, la vûe rendue aux aveugles : mais il répond que les histoires des payens nous apprennent que les démons ont fait des choses semblables, & qu’ils ont fait sortir des morts de l’enfer, & les ont reproduits sur la terre, & qu’on a guéri des aveugles par la vertu de certaines herbes. Il veut détruire en chrétien ces réponses : mais il le fait d’une maniere à faire connoître davantage son incrédulité ; car il dit que ces réponses sont mauvaises, parce que les Théologiens l’assûrent ; & dans la suite il marque un grand mépris pour les Théologiens.

Il est surprenant, dit Pomponace, qu’un aussi grand philosophe qu’Aristote n’eût pas reconnu l’opération de Dieu ou des démons dans les faits qu’on cite, si cela avoit été réel. Cela jette un doute sur cette question ; on sent que Pomponace grossit la difficulté le plus qu’il peut. Il en fait un monstre, & sa réponse ne sert qu’à confirmer de plus en plus l’impiété de ce philosophe : il apporte la raison pourquoi Aristote a nié l’existence des démons ; parce que, dit-il, on ne trouve aucune preuve de ces folies dans les choses sensibles ; & que d’ailleurs, elles sont opposées aux choses naturelles. Et comme on allegue une infinité d’exemples de choses opérées par les démons ; après avoir protesté que ce n’est que selon le sentiment d’Aristote, qu’il va parler, & non selon le sien, il dit premierement, que Dieu est la cause universelle des choses matérielles & immatérielles, non-seulement efficiente, mais encore finale, exemplaire & formelle ; en un mot, l’archetype du monde. 2°. De toutes les choses corporelles créées & corruptibles, l’homme est la plus noble. 3°. Dans la nature il y a des hommes qui dépendent les uns des autres, afin de s’aider. 4°. Cela se pratique différemment, selon le degré de dépendance. 5°. Quoique Dieu soit la cause de tout, selon Aristote, il ne peut pourtant rien opérer sur la terre & sur ce qui l’environne, que par la médiation des corps célestes ; ils sont ses instrumens nécessaires : d’où Pomponace conclut qu’on peut trouver dans le ciel l’explication de tout ce qui arrive sur la terre. Il y a des hommes qui connoissent mieux ces choses que d’autres, soit par l’étude, soit par l’expérience ; & ces hommes-là sont regardés par le vulgaire, ou comme des saints, ou comme des magiciens. Avec cela Pomponace entreprend de répondre à tout ce qu’on lui oppose de surnaturel ; cette suite de propositions fait assez connoître que ce n’est pas sans fondement que Pomponace est accusé de l’impiété des Peripatéticiens : voici encore comme il s’explique dans les propositions suivantes.

Dieu connoît toutes choses, soi-même dans son essence, & les créatures dans sa toute-puissance.

Dieu & les esprits ne peuvent agir sur les corps, parce qu’un nouveau mouvement ne sauroit provenir d’une cause immobile que par la médiation de l’ancien mouvement.

Dieu & les esprits meuvent donc l’entendement & la volonté comme premiers moteurs, mais non sans l’intervention des corps célestes.

La volonté est en partie matérielle, parce qu’elle ne peut agir sans les corps ; & en partie immatérielle, parce qu’elle produit quelque chose qui est au-dessus des corps ; car elle peut choisir, elle est libre.

Les prophetes sont disposés par leur nature & les principes de leur génération, quoique d’une façon éloignée, à recevoir les impressions de l’esprit divin : mais la cause formelle de la connoissance des choses futures leur vient des corps célestes. Tels furent Elisée, Daniel, Joseph, & tous les devins des Gentils.

Dieu est la cause de tout : voilà pourquoi il est la source des prophéties. Mais il s’accommode à la disposition de celui qu’il inspire, & à l’arrangement des corps célestes : or l’ordre des cieux varie perpétuellement.

La santé rendue à un malade miraculeusement, vient de l’imagination du malade ; c’est pourquoi si des os réputés être d’un saint, étoient ceux d’un chien, le malade n’en seroit pas moins guéri : il arrive même souvent que les reliques qui operent le plus de prodiges, ne sont que les tristes débris d’un homme dont l’ame brûle en enfer. La guérison vient aussi quelquefois d’une disposition particuliere du malade.

Les prieres faites avec ardeur pour demander la pluie ont eu souvent leur effet, par la force de l’imagination de ceux qui la demandoient ; car les vents & les élémens ont une certaine analogie, une certaine sympathie avec un tel degré d’imagination, & ils lui obéissent. Voilà pourquoi les prieres n’operent point, qu’elles ne partent du fond du cœur, & qu’elles ne soient ferventes.

Suivant ce sentiment, il n’est pas incroyable qu’un homme né sous une telle constellation, puisse commander aux vents & à la mer, chasser les démons, & opérer en un mot toutes sortes de prodiges.

Nier que Dieu & les esprits soient cause de tous les maux physiques qui arrivent, c’est renverser l’ordre qui consiste dans la diversité.

Comme Dieu ni les corps célestes ne peuvent forcer la volonté à se porter vers un objet ; aussi ne peuvent-ils pas être la cause du mal moral.

Certaines dispositions des corps influent pourtant sur le mal moral : mais alors il cesse d’être mal moral, & devient vice de nature.

Les Astrologues disent toûjours des choses conformes à la raison & au bon sens : l’homme par la force de ce qu’il renferme, peut être changé en loup, en pourceau, prendre en un mot toutes sortes de formes.

Tout ce qui commence doit avoir une fin ; il n’est donc pas surprenant que les oracles ayent cessé.

L’ancienne loi, selon l’ordre, demandoit des oracles : la nouvelle n’en veut point, parce que c’est un autre arrangement ; il falloit faire contracter d’autres habitudes.

Comme il est fort difficile de quitter une ancienne habitude pour en prendre une nouvelle, il s’ensuit que les miracles étoient nécessaires pour faire adopter la nouvelle loi, & abandonner l’ancienne.

Lorsque l’ordre des cieux commencera à changer, tout changera ici bas : nous voyons que les miracles furent d’abord foibles, & la religion aussi ; les miracles devinrent plus surprenans, la religion s’accrut ; les miracles ont cessé, la religion diminue : tel est l’ordre des cieux ; il varie & il variera si fort, que cette religion cessera de convenir aux hommes.

Moyse a fait des miracles, les payens aussi, avec eux Mahomet & Jesus-Christ. Cela est nécessaire, parce qu’il ne sauroit y avoir de changement considérable dans le monde, sans le secours des miracles.

La nature du miracle ne consiste pas en ce qu’il est hors de la sphere des choses ordinaires, mais en ce que c’est un effet rare, dont on ne connoît pas la cause, quoiqu’elle se trouve réellement dans la nature.

Voilà l’impiété de Pomponace dans son entier, il croit l’adoucir, en disant que Jesus-Christ doit être préferé à Aristote & à Platon. « Et quoique, dit-il, tous les miracles qui sont arrivés puissent s’expliquer naturellement, il faut pourtant croire qu’ils ont été faits surnaturellement en faveur de la religion, parce que l’Eglise veut qu’on le croye ». Il avoit pour maxime de parler comme le vulgaire, & de penser comme un philosophe ; c’est-à-dire, qu’il étoit chrétien de bouche, & impie dans le cœur. « Je parle, dit-il, en un endroit pour des philosophes qui sont les seuls hommes qui soient sur la terre ; car pour les autres, je les regarde comme de simples figures propres à remplir les vuides qui se trouvent dans l’univers ». Qu’est-il besoin de réfuter ce qu’on vient de lire ? ne suffit-il point de l’avoir mis sous les yeux ? Pomponace eut plusieurs disciples, parmi lesquels se trouve Hercule de Gonzague, qui fut cardinal dans la suite, & qui eut tant d’estime pour son maître, qu’il le fit inhumer dans le tombeau de ses ancêtres. Il paroît par une lettre de Jules Scaliger, qu’il a été disciple de Pomponace.

Augustin Niphus fut l’adversaire le plus redoutable de Pomponace : ce fut un des plus célebres Péripatéticiens de son siecle. Il naquit dans la Calabre, quoique plusieurs l’ayent cru Suisse. Il est vrai que Niphus lui-même donne occasion à cette erreur ; car il se disoit Suisse, parce qu’il avoit vécu long-tems dans ce pays-là, & qu’il s’y étoit marié. Son pere se remaria après avoir perdu la mere de Niphus : sa marâtre étoit cruelle & injuste ; elle poussa sa haine si loin, que Niphus, quoique fort jeune, fut obligé d’abandonner la maison de son pere. Il s’enfuit à Naples, où il eut le bonheur de rencontrer un Suisse à qui il plut : il le regarda comme un de ses enfans, & lui donna la même éducation. On l’envoya faire ses études à Padoue ; il y étudia la Philosophie des Péripatéticiens, & s’adonna à la Medecine. Selon la coûtume de ce tems-là dans l’Italie, ceux qui n’embrassoient pas l’état ecclésiastique, joignoient l’étude de la Medecine à l’étude de la Philosophie : c’est pourquoi Niphus fut dans son siecle aussi bon Medecin que célebre Philosophe. Il avoit eu pour maître un Péripatéticien fort attaché aux opinions d’Averroès, sur-tout à celle de l’existence d’une seule ame : il avoit apporté tant d’argumens pour prouver ce sentiment, que le peuple & les petits philosophes l’adopterent avec lui ; de sorte que cette opinion se répandit dans toute l’Italie. Il avoit encore enchéri sur Averroès ; il soûtenoit entr’autres choses, qu’il n’y avoit d’autres substances immatérielles que celles qui faisoient mouvoir les spheres célestes. Niphus n’examina point dans la suite si ce que son maître lui avoit appris étoit bien fondé ; il ne chercha que les moyens les plus propres à bien défendre les opinions de ce maître. Il écrivit dans ce dessein son livre de l’entendement & des démons. Cet ouvrage fit beaucoup de bruit : les moines se récrierent hautement sur les erreurs qu’il contenoit : ils exciterent contre lui une si violente tempête, qu’il eut toutes les peines du monde à ne pas faire naufrage. Cela le rendit plus sage & plus prudent dans la suite. Il enseigna la Philosophie dans les plus célebres Académies de l’Italie, & où Achillinus & Pomponace étoient en grande réputation ; comme à Pise, Bologne, Salerne, Padoue, & enfin à Rome, dans le collége de la Sapience. Niphus nous assûre que la ville de Bologne & celle de Venise lui avoient offert mille écus d’or par an pour professer la Philosophie dans leur ville. La maison de Medicis le protégea beaucoup, & en particulier Léon X. qui le combla de biens & d’honneurs. Il lui ordonna de réfuter le livre de Pomponace sur l’immortalité de l’ame, & de lui prouver que l’immortalité de l’ame n’étoit pas contraire aux sentimens d’Aristote ; ce que Pomponace prétendoit. C’est ainsi que la barbarie du siecle rendoit mauvaises les meilleures causes. Par la façon ridicule de réfuter Pomponace, ce philosophe se trouvoit avoir raison : car il est certain qu’Aristote ne croyoit pas l’immortalité de l’ame. Si Niphus s’étoit attaché à prouver que l’ame étoit immortelle, il auroit fait voir que Pomponace avoit tort, avec Aristote, son maître & son guide. Niphus eut beaucoup d’adversaires, parce que Pomponace avoit beaucoup de disciples. Tous ces écrits contre lui n’empêcherent pas qu’il ne fût fort agréable à Charles V. & même aux femmes de sa cour ; car ce philosophe, quoiqu’assez laid, savoit pourtant si bien dépouiller la rudesse philosophique, & prendre les airs de la cour, qu’il étoit regardé comme un des hommes les plus aimables. Il contoit agréablement, & avoit une imagination qui le servoit bien dans la conversation. Sa voix étoit sonore ; il aimoit les femmes, & beaucoup plus qu’il ne convenoit à un philosophe : il poussa quelquefois les aventures si loin, qu’il s’en fit mépriser, & risqua quelque chose de plus. Bayle, comme on sent bien, s’étend beaucoup sur cet article ; il le suit dans toutes ses aventures, où nous croyons devoir le laisser. Nous ne saurions trop nous élever contre ses mœurs, & contre sa fureur de railler indistinctement tout le monde, sur quelque matiere que ce fût. Il y a beaucoup de traits obscenes dans ses ouvrages. Le public se vange ordinairement : il y a fort peu de personnes sur qui on fasse des contes aussi plaisans que sur Niphus. Dans certains écrits on dit qu’il devint fou : mais nous ne devons pas faire plus de cas de ces historiettes que des siennes. On peut assûrer seulement que c’étoit un homme de beaucoup d’esprit ; on le voit aisément dans ses ouvrages. Il a fait des commentaires sur presque tous les livres d’Aristote qui regardent la Philosophie : c’est même ce qu’il a fait de mieux ; car ce qu’il a écrit sur la Morale n’est pas, à beaucoup près, si bon. Son grand défaut étoit la diffusion ; lorsqu’il a une idée, il ne la quitte pas qu’il ne vous l’ait présentée de toutes les façons.

Parmi les derniers philosophes qui ont suivi le pur Péripatétisme, Jacques Zaborella a été un des plus fameux. Il naquit à Padoue en 1533, d’une famille illustre. L’esprit de ceux qui doivent faire un jour du bruit se developpe de bonne heure. Au milieu des fautes & des mauvaises choses que fait un jeune homme, on découvre quelques traits de génie, s’il est destiné un jour à éclairer le monde. Tel fut Zaborella : il joignoit à une grande facilité un desir insatiable de savoir. Il auroit voulu posséder toutes les sciences, & les épuiser toutes. Il s’escrima de bonne heure dans le Péripatétisme ; car c’étoit alors le nec plus ultra des philosophes. Il s’appliqua sur-tout aux Mathématiques & à l’Astrologie, dans laquelle il fit de grands progrès. Le senat de Venise l’estima si fort, qu’il le fit succéder à Bernard Tomitanus. Sa réputation ne fut point concentrée dans l’Italie seulement. Sigismond, alors roi de Pologne, lui offrit des avantages si considérables pour aller professer en Pologne, qu’il se détermina à quitter sa patrie, & à satisfaire aux desirs de Sigismond. Il a écrit plusieurs ouvrages qui lui donneroient une grande réputation, si nous étions encore dans la barbarie de ce tems-là : mais le nouveau jour qui luit sur le monde littéraire, obscurcit l’éclat que jettoient alors ces sortes de livres.

Les Piccolominis ne doivent point être oubliés ici. Cette maison est aussi illustre par les savans qu’elle a produits, que par son ancienneté. Les parens d’Alexandre Piccolomini ayant hérité de leurs ancêtres l’amour des sciences, voulurent le transmettre à leur fils : pour cela ils lui donnerent toute sorte de maîtres, & les plus habiles. Ils ne pensoient pas comme on pense aujourd’hui : la vanité fait donner des précepteurs & des gouverneurs aux enfans ; il suffit qu’on en ait un, on ne s’embarrasse guere s’il est propre à donner l’éducation convenable ; on ne demande point s’il sait ce qu’il doit apprendre à son éleve ; on veut seulement qu’il ne soit pas cher. Je suis persuadé que cette façon de penser a causé la chûte de plusieurs grandes maisons. Un jeune homme mal élevé donne dans toute sorte de travers, & se ruine ; & s’il ne donne pas dans des travers, il ne fait pas pour s’avancer ce qu’il auroit pû faire s’il avoit eu une meilleure éducation. On dit que les inclinations du Duc de Bourgogne n’étoient pas tournées naturellement au bien : que ne fit donc pas l’éducation que lui donna le grand Fenelon, puisqu’il en fit un prince que la France pleurera toûjours ? Pour revenir à Alexandre Piccolomini, il fit avec de tels maîtres des progrès extraordinaires. Je croi que ce qu’on dit de lui tient un peu de l’exagération, & que la flatterie y a eu un peu de part : il est pourtant vrai qu’il fut un des plus habiles hommes de son tems : la douceur de ses mœurs, & son urbanité, digne du tems d’Auguste, lui firent autant d’amis, que son savoir lui avoit attiré d’admirateurs. Il n’eut pas seulement le mérite philosophique, on lui trouva le mérite épiscopal ; il fut élevé à cette dignité, & fut ensuite fait co-adjuteur de l’Archevêque de Sienne. Il vieillit estimé & respecté de tout le monde. Il mourut en 1578, regretté de tous les savans & de tous ses diocesains, dont il avoit été le pere. On ne sauroit comprendre l’amour qu’il avoit pour les ouvrages d’Aristote ; il les lisoit nuit & jour, & y trouvoit toûjours un nouveau plaisir. On a raison de dire qu’il faut que la passion & le préjugés s’en mêlent ; car il est certain que dans quelques ouvrages d’Aristote, les plaisirs qu’un homme d’esprit peut goûter sont bientôt épuisés. Alexandre Piccolomini a été le premier qui ait écrit la Philosophie en langue vulgaire : cela lui attira les reproches de plusieurs savans, qui crurent la Philosophie d’Aristote prophanée. A peine ces superstitieux osoient-il l’écrire en Latin ; à les entendre, le Grec seul étoit digne de renfermer de si grandes beautés. Que diroient-ils aujourd’hui s’ils revenoient ? Notre Philosophie les surprendroit bien ; ils verroient que les plus petits écoliers se moquent des opinions qu’ils ont tant respectées. Comment se peut-il faire que les hommes, qui aiment naturellement l’indépendance, aient fléchi le genou si long-tems devant Aristote ? C’est un problème qui mériteroit la plume d’un homme d’esprit pour le résoudre : cela me surprend d’autant plus, qu’on écrivoit déjà contre la religion. La révélation gênoit ; on ne vouloit pas captiver son esprit sous les Prophetes, sous les Evangelistes, sous saint Paul : ses Epitres pourtant contiennent une meilleure Philosophie que celle d’Aristote. Je ne suis pas surpris de voir aujourd’hui des incrédules : Descartes a appris à n’admettre rien qui ne soit prouvé très-clairement. Ce philosophe, qui connoissoit le prix de la soûmission, la refusa à tous les philosophes anciens. L’intérêt ne le guidoit pas ; car, par ses principes, on a cru ne devoir le suivre que lorsque ses raisons étoient bonnes. Je conçois comment on a étendu cet examen à toutes choses, même jusqu’à la religion : mais que dans un tems où tout en Philosophie se jugeoit par autorité, on examinât la religion, voilà ce qui est extraordinaire.

François Piccolomini fut encore un de ceux qui firent honneur à la Philosophie péripatéticienne. Il semble que son esprit vouloit sortir des entraves où il étoit. L’autorité d’Aristote ne lui suffisoit pas : il osa aussi penser comme Platon ; ce qui lui attira sur les bras le fougueux Zaborella. Leur dispute fut singuliere ; ce n’étoit point sur les principes de la Morale qu’ils disputoient, mais sur la façon de la traiter. Pic colomini vouloit qu’on la traitât synthétiquement ; c’est-à-dire, qu’on partît des principes pour arriver aux conclusions. Zaborella disoit qu’à la vérité dans l’ordre de la nature on procédoit ainsi, mais qu’il n’en étoit pas de même de nos connoissances ; qu’il falloit commencer par les effets pour arriver aux causes ; & toute son attention étoit à démontrer qu’Aristote avoit pensé ainsi ; croyant bien avoir terminé la dispute s’il venoit à bout de le démontrer : mais il se trompoit. Lorsque Piccolomini étoit battu par Aristote, il se réfugioit chez Platon. Zaborella ne daignoit pas même l’y attaquer ; il auroit crû manquer au respect dû à son maître, en lui donnant un rival. Piccolomini voulut accorder ces deux philosophes ensemble ; il croyoit que leurs principes étoient les mêmes, & que par conséquent ils devoient s’accorder dans les conclusions. Les zélateurs d’Aristote improuverent cette conduite ; ils vouloient que leur maître fût le seul de l’antiquité qui eût bien pensé. Il mourut âgé de quatre-vingts-quatre ans. Les larmes qui furent versées à sa sépulture, sont l’oraison funebre la plus éloquente qu’on puisse faire de lui ; car les hommes n’en aiment pas un autre précisément pour ses talens ; si le cœur lui manque, ils se bornent à estimer l’esprit. François Piccolomini mérita l’estime & l’amitié de tous ses citoyens. Nous avons de lui un commentaire sur les livres d’Aristote qui traitent du ciel, & sur ceux qui traitent de l’origine & de la mort de l’ame ; un système de Philosophie naturelle & morale, qui parut sous ce titre : la Science parfaite & philosophique de toute la nature, distribuée en cinq parties.

Les grands étudioient alors la Philosophie, quoiqu’elle ne fût pas, à beaucoup près, si agréable qu’aujourd’hui. Cyriaque Strozzi fut du nombre : il étoit de l’illustre maison de ce nom chez les Florentins. Après une éducation digne de sa haute naissance, il crut nécessaire pour sa perfection, de voyager dans les différentes parties de l’Europe. Il ne le fit point en homme qui voyage précisément pour s’amuser. Toute l’Europe devint un cabinet pour lui, où il travailloit autant & avec plus de fruit que certains savans qui croiroient perdre leur tems s’ils voyoient quelquefois le jour. De retour dans sa patrie, on le nomma professeur ; car les grands ne se croyoient pas alors deshonorés en prouvant qu’ils en savoient plus que les autres. Il fut ensuite professeur à Bologne, d’où il fut transféré à Pise ; par-tout il soûtint sa réputation qui étoit fort grande. Il entreprit de donner au public le neuvieme & le dixieme livre de la politique d’Aristote qui sont perdus. Ils ne sont peut-être pas de la force de ceux qui sont sortis de la plume d’Aristote : mais on peut dire qu’il y a de la finesse dans ses réflexions, de la profondeur dans ses vûes, & de l’esprit semé dans tout son livre. Or dans ce tems-là l’esprit étoit beaucoup plus rare que le savoir ; & je suis persuadé que tels qui brilloient alors, ne pourroient pas écrire deux lignes aujourd’hui ; il faut allier la science avec l’esprit.

André Cæsalpin & César Crémonin se rendirent fort illustres dans leur siecle. Il est aisé de fixer les yeux de tout le monde sur soi même, en écrivant contre la religion, & sur-tout lorsqu’on écrit avec esprit ; on voit que tout le monde s’empresse à acheter ces livres ; on diroit que les hommes veulent se vanger de la gêne où les tient la religion, & qu’on est bien-aise de voir attaquer des préceptes qui sont les ennemis de toutes les passions de l’homme. Cæsalpin passa pour impie, & non sans raison : jamais personne n’a fait moins de case des vérités révélées. Après les études ordinaires, il prit la résolution de devenir habile dans la Medecine & dans la philosophie d’Aristote. Son génie perçant & facile lui fit faire des progrès rapides dans ces deux sciences. Sa vaste érudition couvrit un peu la tache d’impiété dont il étoit accusé ; car le pape Clément VIII. le fit son premier Medecin, & lui donna une chaire de Medecine au collége de Sapience : ce fut là qu’il fit connoître toute sa sagacité. Il se fit un grand nom par les différens ouvrages qu’il donna, & sur-tout par la découverte de la circulation du sang ; car il paroît en cela avoir prévenu Harvei. La justice demande que nous rapportions sur quoi l’on se fonde pour disputer à Harvei la gloire de cette découverte. Voici comme parle Cæsalpin : Ideirco pulmo per venam arteriis similem ex dextro cordis ventriculo fervidum hauriens sanguinem, eumque per anastomosim arteriæ venali reddens quæ in sinistrum cordis ventriculum tendit, transmisso interim aere frigido per asperæ arteriæ canales, qui juxia arteriam venalem protenduntur, non tamen osculis communicantes, ut putavit Galenus, solo tactu temperat. Huic sanguinis circulationi ex dextro cordis ventriculo per pulmones in sinistrum ejusdem ventriculum, optime respondent ea quæ in dissectione apparent : nam duo sunt vasa in dextrum ventriculum desinentia, duo etiam in sinistrum ; duorum autem unum intromittit tantùm, alterum educit, membranis eo ingenio constitutis. Je laisse aux Medecins à juger si ces paroles ne prouvent pas que Cæsalpin a connu la circulation du sang. La philosophie est ce qui nous intéresse le plus dans la personne de Cæsalpin ; puisque c’est ici de la philosophie seulement qu’il s’agit. Il s’étoit proposé de suivre Aristote à la rigueur ; aucun commentateur n’étoit une autorité suffisante pour lui. Heureux s’il avoit pû secoüer celle d’Aristote même ! mais il étoit donné à la France de produire ce génie, qui devoit tirer d’esclavage tous les esprits du monde. Lorsqu’il trouvoit quelque chose dans Aristote qui lui paroissoit contraire aux dogmes de la Religion chrétienne, cela ne l’arrêtoit point : il poursuivoit toûjours son chemin, & laissoit aux Théologiens à se tirer de ce mauvais pas. Il paroît même qu’il a prévenu Spinosa dans plusieurs de ses principes impies : c’est ce qu’on peut voir dans ses questions péripatéticiennes sur les premiers principes de la Philosophie naturelle. Non-seulement il a suivi les impiétés d’Aristote ; mais on peut dire de plus qu’il a beaucoup enchéri sur ce philosophe. Voilà pourquoi plusieurs personnes distinguées dans leur siecle par leur mérite, l’ont accusé d’athéisme. Nous allons dire en peu de mots ce qui doit être repris dans Cæsalpin. Il faut auparavant se rappeller ce que nous avons dit sur le système de la physiologie d’Aristote ; car sans cela il seroit difficile de nous suivre. Pour mieux faire avaler le poison, il prenoit un passage d’Aristote, & l’interprétoit à sa façon, lui faisant dire ce qu’il vouloit ; de sorte qu’il prêtoit souvent à ce philosophe ce qu’il n’avoit jamais pensé. On ne peut lire sans horreur ce qu’il dit de Dieu & de l’ame humaine ; car il a surpassé en cela les impiétés & les folies d’Averroès. Selon Cæsalpin il n’y a qu’une ame dans le monde, qui anime tous les corps & Dieu même ; il paroît même qu’il n’admettoit qu’une seule substance : cette ame, selon lui, est le Dieu que nous adorons ; & si on lui demande ce que sont les hommes, il vous dira qu’ils entrent dans la composition de cette ame. Comme Dieu est un & simple (car tout cela se trouve réuni dans cette doctrine) il ne se comprend que lui-même ; il n’a aucune relation avec les choses extérieures, & par conséquent point de Providence. Voila les fruits de la philosophie d’Aristote, en partie, il est vrai, mal entendue, & en partie non corrigée. Car Aristote ayant enseigné que toutes choses partoient de la matiere, Cæsalpin en conclut qu’il n’y avoit qu’une substance spirituelle. Et comme il voyoit qu’il y avoit plusieurs corps animés, il prétendit que c’étoit une partie de cette ame qui animoit chaque corps en particulier. Il se servoit de cet axiome d’Aristote, quod in se optimum, id se ipsum intelligere, pour nier la providence. Dans la Physique il est encore rempli d’erreurs. Selon lui, il n’y a aucune différence entre la modification & la substance : & ce qu’il y a de singulier, il veut qu’on définisse la matiere & les différens corps, par les différens accidens & les qualités qui les affectent. Il est sans doute dans tout cela plein de contradictions : mais on ne sauroit lui refuser d’avoir défendu quelques-unes de ses propositions avec beaucoup de subtilité & fort ingénieusement. On ne sauroit trop déplorer qu’un tel génie se soit occupé toute sa vie à des choses si inutiles. S’il avoit entrevû le vrai, quels progrès n’auroit-il point fait ? Presque tous les savans, comme j’ai déjà remarqué, reprochent le Spinosisme à Cæsalpin : il faut pourtant avoüer qu’il y a quelque différence essentielle entre lui & ce célebre impie. La substance unique dans les principes de Cæsalpin, ne regardoit que l’ame ; & dans les principes de Spinosa, elle comprend aussi la matiere : mais qu’importe ? l’opinion de Cæsalpin ne détruit pas moins la nature de Dieu, que celle de Spinosa. Selon Cæsalpin, Dieu est la substance du monde, c’est lui qui le constitue, & il n’est pas dans le monde. Quelle absurdité ! il considéroit Dieu par rapport au monde, comme une poule qui couve des œufs. Il n’y a pas plus d’action du côté de Dieu pour faire aller le monde, qu’il y en a du côté de cette poule pour faire éclorre ces œufs : comme il est impossible, dit-il ailleurs, qu’une puissance soit sans sujet, aussi est-il impossible de trouver un esprit sans corps. Il est rempli de pareilles absurdités qu’il seroit superflu de rapporter.

Crémonin fut un impie dans le goût de Cæsalpin ; leur impiété étoit formée sur le même modele, c’est-à-dire sur Aristote. Ces especes de philosophes ne pouvoient pas s’imaginer qu’il fût possible qu’Aristote se fût trompé en quelque chose ; tout ce que ce philosophe leur maître avoit prononcé, leur paroissoit irréfragable : voilà pourquoi tous ceux qui faisoient profession de le suivre à la rigueur, nioient l’immortalité de l’ame & la Providence ; ils ne croyoient pas devoir profiter des lumieres que la Religion chrétienne avoit répandues sur ces deux points. Aristote ne l’avoit point pensé ; pouvoit-on mieux penser après lui ? S’ils avoient un peu refléchi sur leur conduite, ils se seroient apperçûs qu’Aristote n’étoit point leur maître, mais leur dieu ; car il n’est pas d’un homme de découvrir tout ce qu’on peut savoir, & de ne se tromper jamais. Avec une telle vénération pour Aristote, on doit s’imaginer aisément avec quelle fureur ils dévoroient ses ouvrages. Crémonin a été un de ceux qui les ont le mieux entendus. Il se fit une grande réputation qui lui attira l’amitié & l’estime des princes ; & voilà ce que je ne comprens pas : car cette espece de philosophie n’avoit rien d’attrayant. Je ne serois pas surpris si les philosophes de ce tems-là avoient été tous renvoyés dans leur école ; car je sens qu’ils devoient être fort ennuyeux : mais qu’aujourd’hui ce qu’on appelle un grand Philosophe ne soit pas bien accueilli chez les rois, qu’ils n’en fassent pas leurs amis, voilà ce qui me surprend ; car qui dit un grand philosophe aujourd’hui, dit un homme rempli d’une infinité de connoissances utiles & agréables, un homme qui est rempli de grandes vûes. On nous dira que ces philosophes n’entendent rien à la politique : ne sait-on point que le train des affaires est une espece de routine, & qu’il faut nécessairement y être entré pour les entendre ? Mais croit-on qu’un homme qui par ses ouvrages est reconnu pour avoir un génie vaste & étendu, pour avoir une pénétration surprenante ; croit-on, dis-je, qu’un tel homme ne seroit pas un grand ministre si on l’employoit ? Un grand esprit est toûjours actif & se porte toûjours vers quelque objet ; il feroit donc quelque chose ; nous verrions certains systèmes redressés, certaines coûtumes abolies, parce qu’elles sont mauvaises ; on verroit de nouvelles idées éclorre & rendre meilleure la condition des citoyens ; la société en un mot se perfectionneroit, comme la Philosophie se perfectionne tous les jours. Dans certains états on est aujourd’hui, eu égard au système du bien général de la société, comme étoient ces philosophes dont je parle, par rapport aux idées d’Aristote ; il faut espérer que la nature donnera à la société ce qu’elle a déjà donné à la Philosophie ; la société aura son Descartes qui renversera une infinité de préjugés, & fera rire nos derniers neveux de toutes les sotises que nous avons adoptées. Pour revenir à Crémonin, le fond de son système est le même que celui de Cæsalpin. Tous ces philosophes sentoient leur impiété, parce qu’il ne faut avoir que des yeux pour voir que ce qu’ils soûtenoient est contraire aux dogmes du Christianisme : mais ils croyoient rendre un hommage suffisant à la religion, en lui donnant la foi, & réservant la raison pour Aristote, partage très-désavantageux : comment ne sentoient-ils point que ce qui est contraire à la raison, ce que la raison prouve faux, ne sauroit être vrai dans la religion ? La vérité est la même dans Dieu que dans les hommes ; c’est la même source. Je ne suis plus surpris qu’ils ne rencontrassent pas la vérité ; ils ne savoient ce que c’étoit : manquant par les premiers principes, il étoit bien difficile qu’ils sortissent de l’erreur qui les subjuguoit.

Les Philosophes dont j’ai parlé jusqu’ici sont sortis du sein de l’église Romaine : il y en a eu beaucoup d’autres, sans doute : mais nous avons crû devoir nous arrêter seulement à ceux qui se sont le plus distingués. Les Protestans ont eu les leurs ainsi que les Catholiques. Il sembloit que Luther eût porté dans ce parti le dernier coup à la philosophie péripatéticienne en l’enveloppant dans les malédictions qu’il donnoit à la Théologie scholastique : mais Luther lui-même sentit qu’il avoit été trop loin. La secte des Anabaptistes lui fit connoître qu’il avoit ouvert la porte aux enthousiastes & aux illuminés. Les armes pour les réfuter manquoient aux Luthériens, & il fallut qu’ils empruntassent celles qu’ils maudissoient dans la main des Catholiques. Mélancthon fut un de ceux qui contribua le plus au rétablissement de la Philosophie parmi les Protestans. On ne savoit être dans ce tems-là que Péripatéticien. Mélancthon étoit trop éclairé pour donner dans les erreurs grossieres de cette secte ; il crut donc devoir réformer la Philosophie dans quelques-unes de ses parties, & en conserver le fond qu’il jugea nécessaire pour repousser les traits que lançoient les Catholiques, & en même tems pour arrêter les progrès de certaines sectes qui alloient beaucoup plus loin que les Protestans. Cet homme célebre naquit à Schwarzerd, d’une famille honnête ; il reçut une fort bonne éducation. Dès ses premieres années on découvrit en lui un desir insatiable d’apprendre ; les plaisirs ordinaires ne l’amusoient point ; son application continuelle le rendoit grave & sérieux : mais cela n’altéra jamais la douceur de son caractere. A l’âge de douze ans, il alla continuer ses études à Heidelberg ; il s’attira bientôt l’estime & l’amitié de tout le monde ; le comte Louis de Lowenstein le choisit pour être précepteur de ses enfans. C’est avec raison que Baillet l’a mis au nombre des enfans qui se sont distingués dans un âge peu avancé, où l’on possede rarement ce qui est nécessaire pour être savant. Mélancthon étoit naturellement eloquent, comme on le voit par ses écrits ; il cultiva avec grand soin les talens naturels qu’il avoit en ce genre. Il étudia la Philosophie comme les autres, car on n’étoit rien si on ne savoit Aristote. Il se distingua beaucoup dans les solutions qu’il donna aux difficultés sur les propositions modales. Il parut un aigle sur les universaux. On sera sans doute surpris de voir que je loue Mélancthon par ces endroits ; on s’en moque aujourd’hui, & avec raison : mais on doit loüer un homme d’avoir été plus loin que tout son siecle. C’étoient alors les questions à la mode, on ne pouvoit donc se dispenser de les étudier ; & lorsqu’on excelloit par-dessus les autres, on ne pouvoit manquer d’avoir beaucoup d’esprit ; car les premiers hommes de tous les siecles sont toûjours de grands hommes, quelques absurdités qu’ils ayent dites. Il faut voir, dit M. de Fontenelle, d’où ils sont partis : un homme qui grimpe sur une montagne escarpée pourra bien être aussi léger qu’un homme qui dans la plaine fera six fois plus de chemin que lui. Mélancthon avoit pourtant trop d’esprit pour ne pas sentir que la philosophie d’Aristote étendoit trop loin ses droits ; il desaprouva ces questions épineuses, difficiles & inutiles, dont tout le monde se tourmentoit l’esprit ; il s’apperçut qu’une infinité de folies étoient cachées sous de grands mots, & qu’il n’y avoit que leur habit philosophique qui pût les faire respecter. Il est très-évident qu’à force de mettre des mots dans la tête, on en chasse toutes les idées ; on se trouve fort savant, & on ne sait rien ; on croit avoir la tête pleine, & on n’y a rien. Ce fut un moine qui acheva de le convaincre du mauvais goût qui tyrannisoit tous les hommes : ce moine un jour ne sachant pas un sermon qu’il devoit prêcher, ou ne l’ayant pas fait, pour y suppléer imagina d’expliquer quelques questions de la morale d’Aristote ; il se servoit de tous les termes de l’art : on sent aisément combien cette exhortation fut utile, & quelle onction il y mit. Mélancthon fut indigné de voir que la barbarie alloit jusque-là : heureux si dans la suite, il n’avoit pas fait un crime à l’Eglise entiere de la folie d’un particulier, qu’elle a desavoüée dans tous les tems, comme elle desavoue tous les jours les extravagances que font des zélés ! Il finit ses études à l’âge de dix-sept ans, & se mit à expliquer, en particulier aux enfans, Térence & Virgile : quelque tems après on le chargea d’une harangue, ce qui lui fit lire attentivement Cicéron & Tite-Live ; il s’en acquitta en homme de beaucoup d’esprit, & qui s’étoit nourri des meilleurs auteurs. Mais ce qui surprit le plus Mélancthon, qui étoit, comme je l’ai déjà dit, d’un caractere fort doux, c’est lorsqu’il vit pour la premiere fois les disputes des différentes sectes ; alors celles des Nominaux & des Réels fermentoient beaucoup : après plusieurs mauvaises raisons de part & d’autre, & cela parce qu’on n’en sauroit avoir de bonnes là-dessus, les meilleurs poignets restoient victorieux ; tous d’un commun accord dépouilloient la gravité philosophique, & se battoient indécemment : heureux si dans le tumulte quelque coup bien appliqué avoit pû faire un changement dans leur tête ; car si, comme le remarque un homme d’esprit, un coup de doigt d’une nourrice pouvoit faire de Pascal un sot, pourquoi un sot trépané ne pourroit-il pas devenir un homme d’esprit ? Les Accoucheurs de ce tems-là n’étoient pas sans doute si habiles qu’à présent, & je crois que le long triomphe d’Aristote leur est dû. Mélancthon fut appellé par l’électeur de Saxe, pour être professeur en Grec. L’erreur de Luther faisoit alors beaucoup de progrès ; Mélancthon connut ce dangereux hérésiarque ; & comme il cherchoit quelque chose de nouveau, parce qu’il sentoit bien que ce qu’on lui avoit appris n’étoit pas ce qu’il falloit savoir, il avala le poison que lui présenta Luther ; il s’égara. C’est avec raison qu’il cherchoit quelque chose de nouveau : mais ce ne devoit être qu’en Philosophie ; ce n’étoit pas la religion qui demandoit un changement ; on ne fait point une nouvelle religion comme on fait un nouveau système. Il ne peut même y avoir une réforme sur la religion ; elle présente des choses si extraordinaires à croire, que si Luther avoit eu droit de la réformer, je la réformerois encore, parce que je me persuaderois aisément qu’il a oublié bien des choses : ce n’est que parce que je sai qu’on ne peut y toucher, que je m’en tiens à ce qu’on me propose. Mélancthon, depuis sa connoissance avec Luther, devint sectaire & un sectaire ardent, & par conséquent son esprit sut enveloppé du voile de l’erreur ; ses vûes ne pûrent plus s’étendre comme elles auroient fait s’il ne s’étoit pas livré à un parti : il prêchoit, il catéchisoit, il s’intriguoit, & enfin il n’abandonna Aristote en quelque chose, que pour suivre Luther, qui lui étoit d’autant moins préférable qu’il attaquoit plus formellement la religion. Luther répandit quelques nuages sur l’esprit de Mélancthon, à l’occasion d’Aristote ; car il ne rougit pas après les leçons de Luther, d’appeller Aristote un vain sophiste : mais il se réconcilia bientôt ; & malgré les apologies qu’il fit du sentiment de Luther, il contribua beaucoup à rétablir la Philosophie parmi les Protestans. Il s’apperçût que Luther condamnoit plûtôt la Scholastique que la Philosophie ; ce n’étoit pas en effet aux Philosophes que cet hérésiarque avoit à faire, mais aux Théologiens ; & il faut avoüer qu’il s’y étoit bien pris en commençant par rendre leurs armes odieuses & méprisables. Mélancthon détestoit toutes les autres sectes des philosophes, le seul Péripatétisme lui paroissoit soûtenable ; il rejettoit également le Stoïcisme, le Scepticisme & l’Epicuréisme. Il recommandoit à tout le monde la lecture de Platon, à cause de l’abondance qui s’y trouve, à cause de ce qu’il dit sur la nature de Dieu, & de sa belle diction : mais il préféroit Aristote pour l’ordre & pour la méthode. Il écrivit la vie de Platon & celle d’Aristote ; on pourra voir aisément son sentiment en les lisant : je crois qu’on ne sera pas fâché que je transcrive ici quelques traits tirés de ses harangues, elles sont rares ; & d’ailleurs on verra de quelle façon s’exprimoit cet homme si fameux, & dont les discours ont fait tant d’impression : Cum eam, dit-il, quam toties Plato proedicat methodum, non sæpè adhibeat, & evagetur aliquando liberius in disputando, quædam etiam figuvis involvat, ac volens occultet, denique cum rarò pronuntiet quid sit sentiendum ; assentior adolescentibus potius proponendum esse Aristotelem, qui artes, quas tradit, explicat integras, & methodum simpliciorem, seu filum ad regendum lectorem adhibet, & quid sit sentiendum plerumque pronuntiat : hoecin docentibus ut requirantur multæ causæ graves sunt ; ut enim satis dentibus draconis à Cadmo seges exorta est armatorum, qui inter se ipsi dimicarunt ; ita, si quis serat ambiguas opiniones, exoriuntur inde variæ ac perniciosæ dissensiones. Et un peu après, il dit qu’en se servant de la méthode d’Aristote, il est facile de réduire ce qui dans Platon seroit extrèmement long. Aristote, nous dit-il ailleurs, a d’autres avantages sur Platon ; il nous a donné un cours entier ; ce qu’il commence, il l’acheve. Il reprend les choses d’aussi haut qu’on puisse aller, & vous mene fort loin. Aimons, conclut-il, Platon & Aristote ; le premier à cause de ce qu’il dit sur la politique, & à cause de son élégance ; le second, à cause de sa méthode : il faut pourtant les lire tous les deux avec précaution, & bien distinguer ce qui est contraire à la doctrine que nous lisons dans l’Evangile, Nous ne saurions nous passer d’Aristote dans l’Eglise, dit encore Mélancthon, parce que c’est le seul qui nous apprenne à définir, à diviser & à juger ; lui seul nous apprend même à raisonner ; or dans l’Eglise tout cela n’est-il pas nécessaire ? Pour les choses de la vie, n’avons-nous pas besoin de bien des choses que la Physique seule nous apprend ? Platon en parle, à la vérité : mais on diroit que c’est un prophete qui annonce l’avenir, & non un maître qui veut instruire ; au lieu que dans Aristote, vous trouvez les principes, & il en tire lui-même les conséquences. Je demande seulement, dit Mélancthon, qu’on s’attache aux choses que dit Aristote, & non aux mots, qu’on abandonne ces vaines subtilités, & qu’on ne se serve de distinctions que lorsqu’elles seront nécessaires pour faire sentir que la difficulté ne regarde point ce que vous defendez ; au lieu que communément on distingue afin de vous faire perdre de vûe ce qu’on soûtient : est-ce le moyen d’éclaircir les matieres ? Nous en avons, je crois, assez dit pour démontrer que ce n’est pas sans raison que nous avons compris Mélancthon au nombre de ceux qui ont rétabli la philosophie d’Aristote. Nous n’avons pas prétendu donner sa vie ; elle renferme beaucoup plus de circonstances intéressantes que celles que nous avons rapportées : c’est un grand homme, & qui a joüé un très-grand rôle dans le monde : mais sa vie est très-connue, & ce n’étoit pas ici le lieu de l’écrire.

Nicolas Taureill a été un des plus célebres philosophes parmi les Protestans, il naquit de parens dont la fortune ne faisoit pas espérer à Taureill une éducation telle que son esprit la demandoit : mais la facilité & la pénétration qu’on apperçût en lui, fit qu’on engagea le duc de Virtemberg à fournir aux frais. Il fit des progrès extraordinaires, & jamais personne n’a moins trompé ses bienfaiteurs que lui. Les différends des Catholiques avec les Protestans l’empêcherent d’embrasser l’état ecclésiastique. Il se fit Medecin, & c’est ce qui arrêta sa fortune à la cour de Virtemberg. Le duc de Virtemberg desiroit l’avoir auprès de lui, pour lui faire défendre le parti de la réforme qu’il avoit embrassé, & c’est en partie pour cela qu’il avoit fourni aux frais de son éducation : mais on le soupçonna de pencher pour la confession d’Ausbourg ; peut-être n’étoit-il pour aucun parti : de quelque religion qu’il fût, cela ne fait rien à la Philosophie. Voilà pourquoi nous ne discutons pas cet article exactement. Après avoir professé long-tems la Medecine à Bâle, il passa à Strasbourg ; & de cette ville, il revint à Bâle pour y être professeur de Morale. De-là il repassa en Allemagne où il s’acquit une grande réputation : son école étoit remplie de Barons & de Comtes, qui venoient l’entendre. Il étoit si desintéressé, qu’avec toute cette réputation & ce concours pour l’écouter, il ne devint pas riche. Il mourut de la peste, âgé de cinquante-neuf ans. Ce fut un des premiers hommes de son tems ; car il osa penser seul, & il ne se laissa jamais gouverner par l’autorité : on découvre par tous ses écrits une certaine hardiesse dans ses pensées & dans ses opinions. Jamais personne n’a mieux saisi une difficulté, & ne s’en est mieux servi contre ses adversaires, qui communément ne pouvoient pas tenir contre lui. Il fut grand ennemi de la philosophie de Cæsalpin : on découvre dans tous ses écrits qu’il étoit fort content de ce qu’il faisoit ; l’amour propre s’y montre un peu trop à découvert, & on y apperçoit quelquefois une présomption insupportable. Il regardoit du haut de son esprit tous les philosophes qui l’avoient précédé, si on en excepte Aristote & quelques anciens. Il examina la philosophie d’Aristote, & il y apperçut plusieurs erreurs ; il eut le courage de les rejetter, & assez d’esprit pour le faire avec succès. Il est beau de lui entendre dire dans la préface de la méthode de la Medecine de prédiction, car tel est le titre du livre : « Je m’attache à venger la doctrine de Jesus-Christ, & je n’accorde à Aristote rien de ce que Jesus-Christ paroît lui refuser : je n’examine pas même ce qui est contraire à l’Evangile, parce qu’avant tout examen, je suis assûré que cela est faux ». Tous les philosophes devroient avoir dans l’esprit que leur philosophie ne doit point être opposée à la religion ; toute leur raison doit s’y briser, parce que c’est un édifice appuyé sur l’immuable vérité. Il faut avoüer qu’il est difficile de saisir son système philosophique. Je sai seulement qu’il méprisoit beaucoup tous les commentateurs d’Aristote, & qu’il avoue que la philosophie péripatéticienne lui plaisoit beaucoup, mais corrigée & rendue conforme à l’Evangile ; c’est pourquoi je ne crois pas qu’on doive l’effacer du catalogue des Péripatéticiens, quoiqu’il l’ait réformée en plusieurs endroits. Un esprit aussi hardi que le sien ne pouvoit manquer de laisser échapper quelques paradoxes : ses adversaires s’en sont servis pour prouver qu’il étoit athée : mais en vérité, le respect qu’il témoigne par-tout à la religion, & qui certainement n’étoit point simulé, doit le mettre à l’abri d’une pareille accusation. Il ne prévoyoit pas qu’on pût tirer de pareilles conséquences des principes qu’il avançoit ; car je suis persuadé qu’il les auroit retractés, ou les auroit expliqués de façon à satisfaire tout le monde. Je crois qu’on doit être fort reservé sur l’accusation d’athéïsme ; & on ne doit jamais conclurre sur quelques propositions hasardées, qu’un homme est athée : il faut consulter tous ses ouvrages ; & l’on peut assûrer que s’il l’est réellement, son impiété se fera sentir par tout.

Michel Piccart brilloit vers le tems de Nicolas Taureill ; il professa de bonne heure la Logique, & s’y distingua beaucoup ; il suivit le torrent, & fut péripatéticien. On lui confia après ses premiers essais, la chaire de Méthaphysique & de Poësie, cela paroit assez disparat, & je n’augure guere bien d’un tems où on donne une chaire pour la poësie à un Péripatéticien : mais enfin il étoit peut-être le meilleur dans ce tems-là, & il n’y a rien à dire, lorsqu’on vaut mieux que tous ceux de son tems. Je ne comprends pas comment dans un siecle où on payoit si bien les savans, Piccart fût si pauvre ; car il luta toute sa vie contre la pauvreté ; & il fit bien connoître par sa conduite que la philosophie de son cœur & de son esprit valoit mieux que celle qu’il dictoit dans les écoles. Il fit un grand nombre d’ouvrages, & tous fort estimés de son vivant. Nous avons de lui cinquante & une dissertations, où il fait connoître qu’il possédoit Aristote supérieurement. Il fit aussi le manuel de la philosophie d’Aristote, qui eut beaucoup de cours : la réputation de Piccart subsiste encore ; &, ce qui ne peut guere se dire des ouvrages de ce tems-là, on trouve à profiter dans les siens.

Corneille Martini naquit à Anvers ; il y fit ses études, & avec tant de distinction, qu’on l’attira immédiatement après à Amsterdam, pour y professer la Philosophie. Il étoit subtil, capable d’embarrasser un homme d’esprit, & se tiroit aisément de tout en bon Péripatéticien. Le duc de Brunswic jetta les yeux sur lui, pour l’envoyer au colloque de Ratisbone. Gretzer qui étoit aussi député à ce colloque pour le parti des Protestans, trouva mauvais qu’on lui associât un professeur de Philosophie, dans une dispute où on ne devoit agiter que des questions de Théologie ; c’est ce qui lui fit dire lorsqu’il vit Martini dans l’assemblée, quid Saül inter prophetas quærit ? A quoi Martini répondit, asinam patris sui. Dans la suite Martini fit bien connoître que Gretzer avoit eu tort de se plaindre d’un tel second. Il fut très-zélé pour la philosophie d’Aristote ; il travailla toute sa vie à la défendre contre les assauts qu’on commençoit déjà à lui livrer. C’est ce qui lui fit prendre les armes contre les partisans de Ramus ; & on peut dire que ce n’est que par des efforts redoublés que le Péripatétisme se soûtint. Il étoit prêt à disputer contre tout le monde : jamais de sa vie il n’a refusé un cartel philosophique. Il mourut âgé de cinquante-quatre ans, un peu martyr du Péripatétisme ; car il avoit altéré sa santé, soit par le travail opiniâtre pour défendre son cher maître, soit par ses disputes de vive voix, qui infailliblement userent sa poitrine. Nous avons de lui l’Analyse logique, & le commentaire logique contre les Ramistes, un système de Philosophie morale & de Méthaphysique. Je ne fais point ici mention de ses différens écrits sur la Théologie, parce que je ne parle que de ce qui regarde la Philosophie.

Hermannus Corringius est un des plus savans hommes que l’Allemagne ait produits. On pourroit le loüer par plusieurs endroits : mais je m’en tiendrai à ce qui regarde la Philosophie ; il s’y distingua si fort, qu’on ne peut se dispenser d’en faire mention avec éloge dans cette histoire. Le duc Ulric de Brunswic le fit professeur dans son université ; il vint dans un mauvais tems, les guerres désoloient toute l’Europe : ce fléau affligeoit toutes les différentes nations ; il est difficile avec de tels troubles de donner à l’étude le tems qui est nécessaire pour devenir savant. Il trouva pourtant le moyen de devenir un des plus savans hommes qui ayent jamais paru. Le plus grand éloge que j’en puisse faire, c’est de dire qu’il fut écrit par M. Colbert sur le catalogue des savans que Louis le Grand récompensa. Ce grand Roi lui témoigna par ses largesses au fond de l’Allemagne le cas qu’il faisoit de son mérite. Il fut Péripatéticien, & se plaint lui-même que le respect qu’il avoit pour ce que ses maîtres lui avoient appris, alloit un peu trop loin. Ce n’est pas qu’il n’osât examiner les opinions d’Aristote : mais le préjugé se mettant toûjours de la partie, ces sortes d’examens ne le conduisoient pas à de nouvelles découvertes. Il pensoit sur Aristote, & sur la façon dont il falloit l’étudier, comme Mélancthon. Voici comme il parle des ouvrages d’Aristote : « Il manque beaucoup de choses dans la Philosophie morale d’Aristote que j’y desirerois ; par exemple, tout ce qui regarde le droit naturel, & que je crois devoir être traité dans la Morale, puisque c’est sur le droit naturel que toute la Morale est appuyée. Sa méthode me paroît mauvaise, & ses argumens foibles. » Il étoit difficile en effet qu’il pût donner une bonne morale, puisqu’il nioit la Providence, l’immortalité de l’ame, & par conséquent un état à venir où on punit le vice & où on récompense la vertu. Quelles vertus veut-on admettre en niant les premieres vérités ? Pourquoi donc ne chercherois-je pas à être heureux dans ce monde-ci, puisqu’il n’y a rien à espérer pour moi dans l’autre ? Dans les principes d’Aristote, un homme qui se sacrifie pour la patrie, est fou. L’amour de soi-même est avant l’amour de la patrie ; & on ne place ordinairement l’amour de la patrie avant l’amour de soi-même, que parce qu’on est persuadé que la préférence qu’on donne à l’intérêt de la patrie sur le sien est récompensée. Si je meurs pour la patrie, & que tout meure avec moi, n’est-ce pas la plus grande de toutes les folies ? Quiconque pensera autrement, sera plus attention aux grands mots de patrie, qu’à la réalité des choses. Corringius s’éleva pourtant un peu trop contre Descartes : il ne voyoit rien dans la Physique de raisonnable, & celle d’Aristote le satisfaisoit. Que ne peut pas le préjugé sur l’esprit ? Il n’approuvoit Descartes qu’en ce qu’il rejettoit les formes substantielles. Les Allemands ne pouvoient pas encore s’accoutumer aux nouvelles idées de Descartes ; ils ressembloient à des gens qui ont eu les yeux bandés pendant long-tems, & auxquels on ôte le bandeau : leurs premieres démarches sont timides ; ils refusent de s’appuyer sur la terre qu’ils découvrent ; & tel aveugle qui dans une heure traverse tout Paris, seroit peut-être plus d’un jour à faire le même chemin si on lui rendoit la vûe tout-d’un-coup. Corringius mourut, & le Péripatétisme expira presque avec lui. Depuis il ne fit que languir, parce que ceux qui vinrent après, & qui le défendirent, ne pouvoient être de grands hommes : il y avoit alors trop de lumiere pour qu’un homme d’esprit pût s’égarer. Voilà à peu-près le commencement, les progrès & la fin du Péripatétisme. Je ne pense pas qu’on s’imagine que j’aye prétendu nommer tous ceux qui se sont distingués dans cette secte : il faudroit des volumes immenses pour cela ; parce qu’autrefois, pour être un homme distingué dans son siecle, il falloit se signaler dans quelque secte de Philosophie ; & tout le monde sait que le Péripatétisme a long-tems dominé. Si un homme passoit pour avoir du mérite, on commençoit par lui proposer quelqu’argument, in barocho très-souvent, afin de juger si sa réputation étoit bien fondée. Si Racine & Corneille étoient venus dans ce tems-là, comme on n’auroit trouvé aucun ergo dans leurs tragédies, ils auroient passé pour des ignorans, & par conséquent pour des hommes de peu d’esprit. Heureux notre siecle de penser autrement ![1]


  1. Voir erratum, Tome II, p. iv.