L’Encyclopédie/1re édition/RELIGION

RELIGION, s. f. (Théolog.) religio, est la connoissance de la divinité, & celle du culte qui lui est dû. Voyez Dieu & Culte.

Le fondement de toute religion est qu’il y a un Dieu, qui a des rapports à ses créatures, & qui exige d’elles quelque culte. Les différentes manieres par lesquelles nous arrivons, soit à la connoissance de Dieu, soit à celle de son culte, ont fait diviser la religion en naturelle & en revélée.

La religion naturelle est le culte que la raison, laissée à elle-même, & à ses propres lumieres, apprend qu’il faut rendre à l’Etre suprême, auteur & conservateur de tous les êtres qui composent le monde sensible, comme de l’aimer, de l’adorer, de ne point abuser de ses créatures, &c. On l’appelle aussi morale ou éthique, parce qu’elle concerne immédiatement les mœurs & les devoirs des hommes les uns envers les autres, & envers eux-mêmes considérés comme créatures de l’Etre suprême. Voyez Raison, Déïste, Morale, Éthique. Voyez l’article qui suit Religion naturelle.

La religion revélée est celle qui nous instruit de nos devoirs envers Dieu, envers les autres hommes, & envers nous-mêmes, par quelques moyens surnaturels, comme par une déclaration expresse de Dieu même, qui s’explique par la bouche de ses envoyés & de ses prophetes, pour découvrir aux hommes des choses qu’ils n’auroient jamais connu, ni pu connoître par les lumieres naturelles. Voyez Révélation. C’est cette derniere qu’on nomme par distinction religion. Voyez l’article Christianisme.

L’une & l’autre supposent un Dieu, une providence, une vie future, des récompenses & des punitions ; mais la derniere suppose de plus une mission immédiate de Dieu lui-même, attestée par des miracles ou des prophéties. Voyez Miracle & Prophétie.

Les Déistes prétendent que la religion naturelle est suffisante pour nous éclairer sur la nature de Dieu, & pour régler nos mœurs d’une maniere agréable à ses yeux. Les auteurs qui ont écrit sur cette matiere, & qui jugent la religion naturelle insuffisante, appuient la nécessité de la révélation sur ces quatre points. 1o. Sur la foiblesse de l’esprit humain, sensible par la chûte du premier homme, & par les égaremens des philosophes, 2o. Sur la difficulté où sont la plupart des hommes de se former une juste idée de la divinité, & des devoirs qui lui sont dûs. 3o. Sur l’aveu des instituteurs des religions, qui ont tous donné pour marque de la vérité de leur doctrine des colloques prétendus ou réels avec la divinité, quoique d’ailleurs ils ayent appuyé leur religion sur la force du raisonnement. 4o. Sur la sagesse de l’Etre suprême qui ayant établi une religion pour le salut des hommes, n’a pu la réparer après sa décadence par un moyen plus sûr que celui de la révélation. Mais quelque plausibles que soient ces raisons, la voie la plus courte à cet égard, est de démontrer aux déistes l’existence & la vérité de cette révélation. Il faut alors qu’ils conviennent que Dieu l’a jugée nécessaire pour éclairer les hommes ; puisque d’une part ils reconnoissent l’existence de Dieu, & que de l’autre ils conviennent que Dieu ne fait rien d’inutile.

La religion revélée, considérée dans son véritable point de vûe, est la connoissance du vrai Dieu comme créateur, conservateur & redempteur du monde, du culte que nous lui devons en ces qualités, & des devoirs que sa loi nous prescrit, tant par rapport aux autres hommes, que par rapport à nous-mêmes.

Les principales religions qui ont régné, ou regnent encore dans le monde, sont le Judaïsme, le Christianisme, le Paganisme & le Mahométisme. Voyez tous ces mots sous leurs titres particuliers.

Le terme religion, se prend en l’Ecriture de trois manieres. 1o. Pour le culte extérieur & cérémoniel de la religion judaïque, comme dans ces passages : hæc est religio phase, voici quelle est la cérémonie de la pâque. Quæ est ista religio ? que signifie cette cérémonie ? Exod. xij. 43.

2o. Pour la vraie religion, la meilleure maniere de servir & d’honorer Dieu. C’est en ce sens que S. Paul dit qu’il a vécu dans la secte des Pharisiens, qui passe pour la plus parfaite religion des Juifs. Actes xxvij. 5.

3o. Enfin, religion dans l’Ecriture, de même que dans les auteurs profanes, se prend quelquefois pour marquer la superstition. Ainsi le même apôtre dit : N’imitez pas ceux qui affectent de s’humilier devant les anges, & qui leur rendent un culte superstitieux : Nemo vos seducat volens in humilitate & religione angelorum, &c. Epist. ad Colos. xj. 18.

Religion naturelle, (Morale.) la religion naturelle consiste dans l’accomplissement des devoirs qui nous lient à la divinité. Je les réduis à trois, à l’amour, à la reconnoissance & aux hommages. Pour sa bonté je lui dois de l’amour, pour ses bienfaits de la reconnoissance, & pour sa majesté des hommages.

Il n’est point d’amour désintéressé. Quiconque a supposé qu’on puisse aimer quelqu’un pour lui-même, ne se connoissoit guere en affection. L’amour ne naît que du rapport entre deux objets, dont l’un contribue au bonheur de l’autre. Laissons le quiétiste aimer son dieu, à l’instant même que sa justice inexorable le livre pour toujours à la fureur des flammes, c’est pousser trop loin le rafinement de l’amour divin. Toutes les perfections de Dieu, dont il ne résulte rien pour notre avantage peuvent bien nous causer de l’admiration, & nous imprimer du respect, mais elles ne peuvent pas nous inspirer de l’amour. Ce n’est pas précisément parce qu’il est tout-puissant, parce qu’il est grand, parce qu’il est sage que je l’aime, c’est parce qu’il est bon, parce qu’il m’aime lui-même, & m’en donne des témoignages à chaque instant. S’il ne m’aimoit pas, que me serviroit sa toute-puissance, sa grandeur, sa sagesse ? Tout lui seroit possible, mais il ne seroit rien pour moi. Sa souveraine majesté ne serviroit qu’à me rendre vil à ses yeux, il se plairoit à écraser ma petitesse du poids de sa grandeur ; il sauroit les moyens de me rendre heureux, mais il les négligeroit. Qu’il m’aime au-contraire, tous ses attributs me deviennent précieux, sa sagesse prend des mesures pour mon bonheur, sa toute-puissance les exécute sans obstacles, sa majesté suprème me rend son amour d’un prix infini.

Mais est-il bien constant que Dieu aime les hommes ? Les faveurs sans nombre qu’il leur prodigue ne permettent pas d’en douter, mais cette preuve trouvera sa place plus bas. Employons ici d’autres argumens. Demander si Dieu aime les hommes, c’est demander s’il est bon, c’est mettre en question s’il existe, car comment concevoir un Dieu qui ne soit pas bon ? Un bon prince aime ses sujets, un bon pere aime ses enfans, & Dieu pourroit ne pas aimer les hommes ? Dans quel esprit un pareil soupçon peut-il naître, si ce n’est dans ceux qui font de Dieu un être capricieux & barbare, qui se joue impitoyablement du sort des humains ? Un tel Dieu mériteroit notre haine & non notre amour.

Dieu, dites-vous, ne doit rien aux hommes. Soit. Mais il se doit à lui-même ; il faut indispensablement qu’il soit juste & bienfaisant. Ses perfections ne sont point de son choix, il est nécessairement tout ce qu’il est, il est le plus parfait de tous les êtres, ou il n’est rien. Mais je connois qu’il m’aime, par l’amour que je sens pour lui, c’est parce qu’il m’aime qu’il a gravé dans mon cœur ce sentiment, le plus précieux de ses dons. Son amour est le principe d’union, comme il en doit être le motif.

Dans le commerce des hommes l’amour & la reconnoissance sont deux sentimens distincts. On peut aimer quelqu’un sans en avoir reçu des bienfaits, on peut en recevoir des bienfaits sans l’aimer, sans être ingrat ; il n’en est pas de même par rapport à Dieu. Notre reconnoissance ne sauroit aller sans amour, ni notre amour sans reconnoissance, parce que Dieu est tout-à-la fois un être aimable & bienfaisant. Vous savez gré à votre mere de vous avoir donné le jour, à votre pere de pourvoir à vos besoins, à vos bienfaiteurs de leurs secours généreux, à vos amis de leur attachement ; or dieu seul est véritablement votre mere, votre pere, votre maître, votre bienfaiteur & votre ami ; & ceux que vous honorez de ces noms ne sont, à proprement parler, que les instrumens de ses bontés sur vous. Pour vous en convaincre, considerez-le sous ces différens rapports.

Que fait une mere pour l’enfant qui naît d’elle ? C’est Dieu qui fait tout. Lorsqu’il posoit la terre & les cieux sur leurs fondemens ; il avoit dès-lors cet enfant en vue, & le disposoit déjà à la longue chaîne d’évenemens qui devoit se terminer à sa naissance. Il faisoit plus, il le créoit en paitrissant le limon dont il forma son premier pere. L’instant est venu de faire éclore ce germe. C’est dans le sein d’une telle mere qu’il lui a plu de le placer, lui-même a pris soin de le fomenter & de le développer.

Dieu est le pere de tous les hommes, bien plus que chaque homme en particulier ne l’est de ses enfans. Choisissons le plus tendre & le plus parfait de tous les peres. Mais qu’est-il auprès de Dieu ? Lorsqu’un pere veille à la conservation de son fils, c’est Dieu qui le conserve ; lorsqu’il s’applique à l’instruire, c’est Dieu qui lui ouvre l’intelligence ; lorsqu’il l’entretient des charmes de sa vertu, c’est Dieu qui la lui fait aimer.

Si nous mettons en comparaison avec la vérité éternelle d’où procédent toutes nos connoissances, les maîtres qui nous guident & qui nous instruisent, soutiendront-ils mieux le parallele ? Ce n’est ni au travail de ceux qui nous enseignent, ni à nos propres travaux que nous devons la découverte des vérités ; Dieu les a rendues communes à tous les hommes : chacun les possede & peut se les rendre présentes : il n’est besoin pour cet effet que d’y réfléchir. S’il en est quelques-unes de plus abstraites, ce sont des trésors que Dieu a cachés plus avant que les autres, mais qui ne viennent pas moins de lui, puisqu’en creusant nous les trouvons au fond de notre ame, & que notre ame est son ouvrage. L’ouvrier fouille la mine, le physicien dirige ses opérations, mais ni l’un ni l’autre n’ont fourni l’or qu’elle enferme.

S’il est quelqu’un qui ait disputé à Dieu le titre de bienfaiteur, il ne faut pas se mettre en devoir de le combattre. La lumiere dont il jouit, l’air qu’il respire, tout ce qui contribue à sa conservation & à ses plaisirs, les cieux, la terre, la nature entiere destinés à son usage, déposent contre lui & le confondent assez. Il ne pense lui-même, ne parle, & n’agit que parce que Dieu lui a donné la faculté ; & sans cette providence contre laquelle il s’éleve, il seroit encore dans le néant, & la terre ne seroit pas chargée du poids importun d’un ingrat.

Tout ce que fait un ami pour la personne sur qui s’est fixée son affection, c’est de l’aimer, de lui vouloir du bien & de lui en faire. Or, c’est ce que nous venons de prouver de Dieu par rapport à nous. Mais que cette qualité d’ami si tendre & si flateuse pour nous, ne diminue rien du respect infini que nous doit inspirer l’idée de sa grandeur suprème. Moins dédaigneux que les monarques de la terre, ami de ses sujets, il veut que ses sujets soient les siens, mais il ne leur permet pas d’oublier qu’il est leur souverain-maître, & c’est à ce titre qu’il exige leurs hommages.

Ce n’est pas précisément parce que Dieu est grand que nous lui devons des hommages, c’est parce que nous sommes ses vassaux, & qu’il est notre souverain maître. Dieu seul possede sur le monde entier un domaine universel, dont celui des rois de la terre, n’est tout-au-plus que l’ombre. Ceux-ci tiennent leur pouvoir au-moins dans l’origine de la volonté des peuples. Dieu ne tient sa puissance que de lui-même. Il a dit, que le monde soit fait, & le monde a été fait. Voilà le titre primordial de sa royauté. Nos rois sont maîtres des corps, mais Dieu commande aux cœurs. Ils font agir, mais il fait vouloir : autant son empire sur nous est supérieur à celui de nos souverains, autant lui devons-nous rendre de plus profonds hommages. Ces hommages dûs à Dieu, sont ce qu’on appelle autrement culte ou religion. On en distingue de deux sortes, l’un intérieur, & l’autre extérieur. L’un & l’autre est d’obligation. L’intérieur est invariable ; l’extérieur dépend des mœurs, des tems & de la religion.

Le culte intérieur réside dans l’ame, & c’est le seul qui honore Dieu. Il est fondé sur l’admiration qu’excite en nous l’idée de sa grandeur infinie, sur le ressentiment de ses bienfaits & l’aveu de sa souveraineté. Le cœur pénétré de ces sentimens les lui exprime par des extases d’admiration, des saillies d’amour, & des protestations de reconnoissance & de soumission. Voilà le langage du cœur, voilà ses hymnes, ses prieres, ses sacrifices. Voilà ce culte dont il est capable, & le seul digne de la divine majesté. C’est aussi celui que J. C. est venu substituer aux cérémonies judaïques, comme il paroît par cette belle réponse qu’il fit à une femme samaritaine, lorsqu’elle lui demanda, si c’étoit sur la montagne de Sion ou sur celle de Sémeron qu’il falloit adorer : « le tems vient, lui dit-il, que les vrais adorateurs adoreront en esprit & en vérité ».

On objecte que Dieu est infiniment au-dessus de l’homme, qu’il n’y a aucune proportion entre eux, que Dieu n’a pas besoin de notre culte, qu’enfin ce culte d’une volonté bornée est indigne de l’Etre infini & parfait. Qui sommes-nous, disent ces téméraires raisonneurs, qui fondent leur respect pour la divinité sur l’anéantissement de son culte ? Qui sommes-nous pour oser croire que Dieu descende jusqu’à nous faire part de ses secrets, & penser qu’il s’intéresse à nos vaines opinions ? Vils atomes que nous sommes en sa présence, que lui font nos hommages ? Quel besoin a-t-il de notre culte ? Que lui importe de notre ignorance, & même de nos mœurs ? Peuvent-elles troubler son répos inaltérable, ou rien diminuer de sa grandeur & de sa gloire ? S’il nous a faits, ce n’a été que pour exercer l’énergie de ses attributs, l’immensité de son pouvoir, & non pour être l’objet de nos connoissances. Quiconque juge autrement est séduit par ses préjugés, & connoît aussi peu la nature de son être propre, que celle de l’Etre suprème. Ainsi, la religion qui se flatte d’être le lien du commerce entre deux êtres si infiniment disproportionnés, n’est à le bien prendre qu’une production de l’orgueil & de l’amour effréné de soi-même. Voici la réponse.

Il y a un Dieu, c’est-à-dire, un être infiniment parfait ; cet Etre connoît l’étendue sans bornes de ses perfections. A part qu’il est juste, car la justice entre dans la perfection infinie, il doit un amour infini à l’infinité de ses perfections infinies, son amour ne peut même avoir d’autre objet qu’elles. J’en conclus d’abord que s’il a fait quelque ouvrage hors de lui, il ne l’a fait que pour l’amour de lui, car telle est sa grandeur qu’il ne sauroit agir que pour lui seul, & comme tout vient de lui, il faut que tout se termine & retombe à lui, autrement l’ordre seroit violé. J’en conclus en second lieu, que l’Etre infiniment parfait, puisqu’il a tiré les hommes du néant, ne les a créés que pour lui, car s’il agissoit sans se proposer de fin, comme il agiroit d’une façon aveugle, sa sagesse en seroit blessée ; & s’il agissoit pour une fin moins noble, moins haute que lui, il s’aviliroit par son action même & se dégraderoit. Je vais plus loin. Cet Etre suprême, à qui nous devons l’existence, nous a faits intelligens & capables d’aimer. Il est donc vrai encore qu’il veut, & qu’il ne peut ne pas vouloir, d’une part, que nous employions notre intelligence à le connoître & à l’admirer ; de l’autre, que nous employions notre volonté & à l’aimer, & à lui obéir. L’ordre demande que notre intelligence soit reglée, & que notre amour soit juste. Par conséquent il est nécessaire que Dieu, ordre essentiel & justice suprème, veuille que nous aimions sa perfection infinie plus que notre perfection finie. Nous ne devons nous aimer qu’en nous rapportant à lui, & ne réserver pour nous qu’un amour, foible ruisseau de celui dont la source doit principalement & inépuisablement ne couler que pour lui. Telle est la justice éternelle que rien ne peut obscurcir, la proportion inviolable que rien ne peut altérer ni déranger. Dieu se doit tout à lui-même, je me doit tout à lui, & tout n’est pas trop pour lui. Ces conséquences ne sont ni arbitraires, ni forcées, ni tirées de loin. Mais aussi prenez garde, ces fondemens une fois posés, l’édifice de la religion s’éleve tout seul, & demeure inébranlable. Car dès que l’Etre infini doit seul épuiser notre adoration & nos hommages, dès qu’il doit d’abord avoir tout notre amour, & qu’ensuite cet amour ne doit se répandre sur les créatures qu’à proportion & selon les degrés de perfection qu’il a mis en eux, dès que nous devons une soumission sans réserve à celui qui nous a faits, tout d’un coup la religion s’enfante dans nos cœurs ; car elle n’est essentiellement & dans son fond qu’adoration, amour & obéissance.

Présentons le même raisonnement sous une autre forme. Quels sont les devoirs les plus généraux de la religion ? C’est la louange, c’est l’amour, c’est l’action de graces, c’est la confiance & la priere. Or, je dis que l’existence de Dieu supposée, il seroit contradictoire de lui refuser le culte renfermé dans ces devoirs. Si Dieu existe, il est le souverain maître de la nature, & la perfection suprème. Il nous a faits ce que nous sommes, il nous a donné ce que nous possédons, donc nous devons & nos hommages à sa grandeur, & notre amour à ses perfections, & notre confiance à sa bonté, & nos prieres à sa puissance, & notre action de graces à ses bienfaits. Voilà le culte intérieur évidemment prouvé.

Dieu n’a besoin, ajoutez-vous, ni de nos adorations, ni de notre amour. De quel prix notre hommage peut-il être à ses yeux ? Et que lui importe le culte imparfait & toujours borné des créatures ? En est-il plus heureux ? en est-il plus grand ? Non sans doute, il n’en a pas besoin, & nous ne le disons pas non plus. Ce mot besoin ne doit jamais être employé à l’égard de Dieu. Mais pour m’en servir à votre exemple, Dieu avoit-il besoin de nous créer ? A-t-il besoin de nous conserver ? notre existence le rend-elle plus heureux, le rend-elle plus parfait ? Si donc il nous a fait exister, s’il nous conserve, quoiqu’il n’ait besoin ni de notre existence, ni de notre conservation, ne mesurez plus ce qu’il exige de nous sur ce qui lui sera utile. Il se suffit à lui-même, il se connoît & il s’aime. Voilà sa gloire & son bonheur. Mais réglez ce qu’il veut de vous sur ce qu’il doit à sa sagesse & à l’ordre immuable. Notre culte est imparfait en lui-même, je n’en disconviens point, & cependant je dis qu’il n’est pas indigne de Dieu ; j’ajoute même qu’il est impossible qu’il nous ait donné l’être pour une autre fin que pour ce culte tout borné qu’il est. Afin de le mieux comprendre, distinguons ce que la créature peut faire, d’avec la complaisance que Dieu en tire. Ne vous effarouchez pas d’une telle expression. Je n’entends par ce mot, en l’expliquant à Dieu, que cet acte intérieur de son intelligence par lequel il approuve ce qu’elle voit de conforme à l’ordre. Cela passé, je viens à ma preuve.

D’une part l’action de la créature qui connoît Dieu, qui lui obéit & qui l’aime, est toujours nécessairement imparfaite ; mais d’une autre part cette opération de la créature est la plus noble, la plus élevée qu’il soit possible de produire, & que Dieu puisse tirer d’elle. Donc les limites naturelles ne comportent rien de plus haut. Cette opération n’est donc plus indigne de Dieu. Etablissez en effet qu’il lui soit impossible de produire une substance intelligente, si ce n’est à condition d’en obtenir quelque opération aussi parfaite que lui, vous le reduisez à l’impuissance de rien créer. Or nous existons, & nous sommes l’ouvrage de ses mains. En nous donnant l’être, il s’est donc proposé de tirer de nous l’opération la plus haute que notre nature imparfaite puisse produire. Mais cette opération la plus parfaite de l’homme, qu’est-elle sinon la connoissance & l’amour de cet auteur ? Que cette connoissance, que cet amour, ne soient pas portés au plus haut degré concevable, n’importe. Dieu a tiré de l’homme ce que l’homme peut produire de plus grand, de plus achevé, dans les bornes où sa nature le renferme. C’en est assez pour l’accomplissement de l’ordre. Dieu est content de son ouvrage, sa sagesse est d’accord avec sa puissance, & il se complaît dans sa créature. Cette complaisance est son unique terme, & comme elle n’est pas distinguée de son être, elle le rend lui-même sa propre fin. Allons jusqu’où nous mene une suite de conséquences si lumineuses quoique simples.

Quand je demande pourquoi Dieu nous a donné des yeux, tout aussi-tôt on me répond, c’est qu’il a voulu que nous puissions voir la lumiere du jour, & par elle tous les autres objets. Mais si je demande d’où vient qu’il nous a donné le pouvoir de le connoître & de l’aimer, ne faudra-t-il pas me répondre aussi que ce don le plus précieux de tous, il nous l’accorde afin que nous puissions connoître son éternelle vérité, & que nous puissions aimer ses perfections infinies ? S’il avoit voulu qu’une profonde nuit regnât sur nous, l’organe de la vue seroit une superfluité dans son ouvrage. Tout de même s’il avoit voulu que nous l’ignorassions à jamais, & que nos cœurs fussent incapables de s’élever jusqu’à lui, cette notion vive & distincte qu’il nous a donnée de l’infini, cet amour insatiable du bien, dont il a fait l’essence de notre volonté, seroient des presens inutiles, contraires même à sa sagesse ; & cette idée ineffaçable de l’Etre divin, & cet amour du parfait & du beau que rien ici ne peut satisfaire ni éteindre en nous, tout donne les traits par lesquels Dieu a gravé son image au milieu de nous. Mais cette ressemblance imparfaite que nous avons avec l’Etre suprème, & qui nous avertit de notre destination, est au même tems l’invincible preuve de la nécessité d’un culte du moins intérieur.

Si après tant de preuves, on persiste à dire que la Divinité est trop au-dessus de nous pour descendre jusqu’à nous, nous répondrons qu’en exagérant ainsi sa grandeur & notre néant, on ne veut que secouer son joug, se mettre à sa place & renverser toute subordination ; nous répondrons que par cette humilité trompeuse & hypocrite, on n’imagine un Dieu si éloigné de nous, si fier, si indifférent dans sa hauteur, si indolent sur le bien & sur le mal, si insensible à l’ordre & au desordre, que pour s’autoriser dans la licence de ses desirs, pour se flatter d’une impunité générale, & pour se mettre, s’il est possible, autant au-dessus des plaintes de sa conscience, que des lumieres de la raison.

Mais le culte extérieur, pourquoi supposer que Dieu le demande ? Hé ! vous-mêmes, comment ne voyez-vous pas que celui-ci coule inévitablement de l’autre ? Si-tôt que chacun de nous est dans l’étroite obligation de remplir les devoirs que je viens d’exposer, ne deviennent-ils pas des lois pour la société entiere ? Les hommes, convaincus séparément de ce qu’ils doivent à l’Etre infini, se réuniront dès-là pour lui donner des marques publiques de leurs sentimens. Tous ensemble, ainsi qu’une grande famille, ils aimeront le pere commun ; ils chanteront ses merveilles ; ils béniront ses bienfaits ; ils publieront ses louanges, ils l’annonceront à tous les peuples, & brûleront de le faire connoître aux nations égarées qui ne connoissent pas encore, ou qui ont oublié ses miséricordes & sa grandeur. Le concert d’amour, de vœux & d’hommages dans l’union des cœurs, n’est-il pas évidemment ce culte extérieur, dont vous êtes si en peine ? Dieu feroit alors toutes choses en tous. Il seroit le roi, le pere, l’ami des humains ; il seroit la loi vivante des cœurs, on ne parleroit que de lui & pour lui. Il seroit consulté, cru, obéi. Hélas ! un roi mortel, ou un vil pere de famille s’attire par sa sagesse, l’estime & la confiance de tous ses enfans, on ne voit à toute heure que les honneurs qui lui sont rendus ; & l’on demande qu’est-ce que le culte divin, & si l’on en doit un ? Tout ce qu’on fait pour honorer un pere, pour lui obéir, & pour reconnoître ses graces, est un culte continuel qui saute aux yeux. Que seroit-ce donc, si les hommes étoient possedés de l’amour de Dieu ? Leur société seroit un culte solemnel, tel que celui qu’on nous dépeint des bienheureux dans le ciel.

A ces raisonnemens, pour démontrer la nécessité d’un culte extérieur, j’en ajouterai deux autres. Le premier est fondé sur l’obligation indispensable où nous sommes de nous édifier mutuellement les uns les autres ; le second est fondé sur la nature de l’homme.

1°. Si la piété est une vertu, il est utile qu’elle regne dans tous les cœurs : or il n’est rien qui contribue plus efficacement au regne de la vertu, que l’exemple. Les leçons y feroient beaucoup moins ; c’est donc un bien pour chacun de nous, d’avoir sous les yeux des modeles attrayans de piété. Or, ces modeles ne peuvent être tracés, que par des actes extérieurs de religion. Inutilement par rapport à moi, un de mes concitoyens est-il pénétré d’amour, de respect & de soumission pour Dieu, s’il ne le fait pas connoître par quelque démonstration sensible qui m’en avertisse. Qu’il me donne des marques non suspectes de son goût pour la vérité, de sa résignation aux ordres de la Providence, d’un amour affectueux pour son Dieu, qu’il l’adore, le loue, le glorifie en public ; son exemple opere sur moi, je me sens piqué d’une sainte émulation, que les plus beaux morceaux de morale n’auroient pas été capables de produire. Il est donc essentiel à l’exercice de la religion, que la profession s’en fasse d’une maniere publique & visible ; car les mêmes raisons qui nous apprennent qu’il est de notre devoir de reconnoître les relations où nous sommes à l’égard de Dieu, nous apprennent également, qu’il est de notre devoir d’en rendre l’aveu public. D’ailleurs parmi les faveurs dont la Providence nous comble, il y en a de personnelles, il y en a de générales. Or, par rapport à ces dernieres, la raison nous dit que ceux qui les ont reçues en commun doivent se joindre pour en rendre graces à l’Etre suprème en commun, autant que la nature des assemblées religieuses peut le permettre.

2°. Une religion purement mentale pourroit convenir à des esprits purs & immatériels, dont il y a sans doute un nombre infini de différentes especes dans les vastes limites de la création ; mais l’homme étant composé de deux natures réunies, c’est-à-dire de corps & d’ame, sa religion ici bas doit naturellement être relative & proportionnée à son état & à son caractere, & par conséquent consiste également en méditations intérieures, & en actes de pratique extérieure. Ce qui n’est d’abord qu’une présomption devient une preuve, lorsqu’on examine plus particuliérement la nature de l’homme, & celle des circonstances où elle est placée. Pour rendre l’homme propre au poste & aux fonctions qui lui ont été assignées, l’expérience prouve qu’il est nécessaire que le tempérament du corps influe sur les passions de l’esprit, & que les facultés spirituelles soient tellement enveloppées dans la matiere que nos plus grands efforts ne puissent les émanciper de cet assujettissement, tant que nous devons vivre & agir dans ce monde matériel. Or, il est évident que des êtres de cette nature sont peu propres à une religion purement mentale, & l’expérience le confirme ; car toutes les fois que par le faux desir d’une perfection chimérique, des hommes ont tâché dans les exercices de religion de se dépouiller de la grossiereté des sens, & de s’élever dans la région des idées imaginaires, le caractere de leur tempérament a toujours décidé de l’issue de leur entreprise. La religion des caracteres froids & flegmatiques a dégénéré dans l’indifférence & le dégoût, & celle des hommes bilieux & sanguins a dégénéré dans le fanatisme & l’enthousiasme. Les circonstances de l’homme & des choses qui l’environnent, contribuent de plus en plus à rendre invincible cette incapacité naturelle pour une religion mentale. La nécessité & le desir de satisfaire aux besoins & aux aisances de la vie, nous assujettissent à un commerce perpétuel & constant, avec les objets les plus sensibles & les plus matériels. Le commerce fait naître en nous des habitudes, dont la force s’obstine d’autant plus, que nous nous efforçons de nous en délivrer. Ces habitudes portent continuellement l’esprit vers la matiere, & elles sont si incompatibles avec les contemplations mentales, elles nous en rendent si incapables, que nous sommes même obligés pour remplir ce que l’essence de la religion nous prescrit à cet égard, de nous servir contre les sens & contre la matiere de leur propre secours, afin de nous aider & de nous soutenir dans les actes spirituels du culte religieux. Si à ces raisons l’on ajoute que le commun du peuple qui compose la plus grande partie du genre humain, & dont tous les membres en particulier sont personnellement intéressés dans la religion, est par état, par emploi, par nature, plongé dans la matiere ; on n’a pas besoin d’autre argument, pour prouver qu’une religion mentale consistant en une philosophie divine qui résideroit dans l’esprit, n’est nullement propre à une créature telle que l’homme dans le poste qu’il occupe sur la terre.

Dieu en unissant la matiere à l’esprit, l’a associé à la religion & d’une maniere si admirable, que lorsque l’ame n’a pas la liberté de satisfaire son zele, en se servant de la parole, des mains, des prosternemens, elle se sent comme privée d’une partie du culte qu’elle vouloit rendre, & de celle même qui lui donneroit le plus de consolation ; mais si elle est libre, & que ce qu’elle éprouve au-dedans la touche vivement & la pénetre, alors ses regards vers le ciel, ses mains étendues, ses cantiques, ses prosternemens, ses adorations diversifiées en cent manieres, ses larmes que l’amour & la pénitence font également couler, soulagent son cœur en suppléant à son impuissance, & il semble que c’est moins l’ame qui associe le corps à sa piété & à sa religion, que ce n’est le corps même qui se hâte de venir à son secours & de suppléer à ce que l’esprit ne sauroit faire ; ensorte que dans la fonction non-seulement la plus spirituelle, mais aussi la plus divine, c’est le corps qui tient lieu de ministre public & de prêtre, comme dans le martyre, c’est le corps qui est le témoin visible & le défenseur de la vérité contre tout ce qui l’attaque.

Aussi voyons-nous que tous les peuples qui ont adoré quelque divinité, ont fixé leur culte à quelques démonstrations extérieures qu’on nomme des cérémonies. Dès que l’intérieur y est, il faut que l’extérieur s’exprime & le communique dans toute la société. Le genre humain jusqu’à Moïse, faisoit des offrandes & des sacrifices. Moïse en a institué dans l’église judaïque : la chrétienne en a reçu de J. C. Jusqu’au tems de Moïse, c’est-à-dire pendant tout le tems de la loi de nature, les hommes n’avoient pour se gouverner que la raison naturelle & les traditions de leurs ancêtres. On n’avoit point encore érigé le temple au vrai Dieu, le culte alors n’avoit point de forme fixe & déterminée ; chacun choisissoit les cérémonies qu’il croyoit les plus significatives pour exprimer au dehors sa religion. Enfin le culte fut fixé par Moïse, & tous ceux qui voulurent avoir part aux faveurs plus marquées que Dieu répandoit sur le peuple juif, étoient obligés de le révérer & de s’y soumettre. Sur les débris de cette religion, qui n’étoit que l’ombre & l’ébauche d’une religion plus parfaite, s’est élevée la religion Chrétienne, au culte de laquelle tout homme est obligé de se soumettre, parce que c’est la seule véritable, qu’elle a été marquée au sceau de la Divinité, & que la réunion de tous les peuples dans ce culte uniforme, est fondée sur l’œconomie des decrets de Dieu. Voyez l’article de la .

Religion, se dit plus particulierement du système particulier de créance & de culte qui a lieu dans tel ou tel pays, dans telle ou telle secte, dans tel ou tel tems, &c.

Dans ce sens, on dit la religion romaine, la religion réformée, la religion des Grecs, celle des Turcs, des sauvages d’Amérique, des Siamois, &c.

Ceux-ci, dit le ministre Claude, soutiennent que la diversité des religions, c’est-à-dire les différentes manieres d’honorer Dieu lui sont agréables, parce que toutes ont le même objet, toutes tendent à la même fin, quoique par des moyens différens.

Principe faux, si Dieu a déclaré qu’il rejettoit tel ou tel culte, comme insuffisant ou imparfait, & qu’il en adoptoit tel ou tel autre, comme plus pur & plus raisonnable ; si d’ailleurs il a établi dans le monde quelqu’autorité visible qui dût avec pleine puissance, régler la maniere & les cérémonies du culte qu’il a approuvé ; or c’est ce qu’il a fait par la révélation & par l’établissement de son Eglise.

C’est donc à tort, que le même ministre prétend que le sentiment de ces idolâtres est beaucoup plus équitable, que celui de ces zélateurs qui croyent qu’il n’y a que leur culte qui soit agréable à Dieu ; & l’on sent que par ces zélateurs, il a voulu désigner les Catholiques Car ceux-ci ne condamnent pas les autres cultes précisément par leurs propres lumieres, mais parce que Dieu les a rejettés, parce qu’ils ne sont pas conformes à celui qu’il a établi, & parce qu’enfin ils ne sont point autorisés par la puissance à qui il a confié l’interprétation de ses lois.

La religion d’une assez grande partie du monde, est celle dont on peut trouver une description exacte dans un des chœurs de la troade de Séneque, à la fin du second acte qui commence ainsi :

Verum est, an timidos fabula decipit ?
Umbras corporibus vivere conditis, &c.

C’est suivant Guy Patin, la religion des princes, des grands, des magistrats, & même de quelques médecins & philosophes, & il ajoute que le duc de Mayenne, chef de la ligue en France, avoit coutume de dire que les princes ne commençoient à avoir de la religion, qu’après avoir passé quarante ans, cum numina nobis mors instans majora facit. Patin, lettres choisies. Lettre 106. pensée fausse & démentie par l’expérience de tous les siecles.

Religion des Grecs & des Romains, (Théologie payenne.) c’est la même religion ; la greque est la mere, & la romaine est la fille. On se tromperoit si l’on regardoit Romulus comme le pere de la religion des Romains. Il l’avoit apportée d’Albe, & Albe l’avoit reçue des Grecs. Les critiques qui contestent la venue d’Enée en Italie, ne nient pas qu’avant même la guerre de Troie, les Arcadiens sous Oénotrus, les Palantiens sous Evandre, les Pélages, ne soient venus avec leurs dieux en Italie. Ainsi sans recourir à Enée, la religion greque se trouve à la naissance de Rome. Rémus & Romulus un peu avant que de poser la premiere pierre, célebrent les Lupercales selon la coutume d’Arcadie, & l’institution d’Evandre ; & lorsque la ville reçoit ses citoyens, Romulus commençant par le culte des dieux, consacre des temples, éleve des autels, établit des fêtes & des sacrifices, en prenant dans la religion greque tout ce qu’il y a de mieux.

Il y a plus, les monumens l’attesterent long-tems à Rome & dans les autres villes d’Italie, témoin un autel érigé à Evandre sur le mont Aventin ; un autre à Carmenta sa mere près du capitole ; des sacrifices à Saturne selon le rit grec ; le temple de Junon à Fatères, modelé sur celui d’Argos, & le culte qui se ressembloit. Ces monumens & tant d’autres, que Dénis d’Halicarnasse avoit vûs en partie, lui font dire que Rome étoit une ville greque.

On prétend communément, que Numa donna la religion à Rome ; c’est confondre les ornemens d’un édifice avec la construction. A peine la foule de particuliers qui se jetta dans cette capitale fut réduite en corps politique, que Romulus y ouvrit, si je puis parler ainsi, un asyle aux dieux comme aux hommes.

Il est vrai cependant que Numa donna de l’ordre & de l’étendue aux cérémonies, aux fêtes, aux sacrifices, & au mystere sacré. Sous le regne de ce prince, la religion prit une forme stable ; soit qu’appellé à la couronne par sa piété, il n’eût d’autre objet que l’honneur des dieux ; ou que prévenu des principes de Pythagore, il voulût donner à sa politique tous les dehors de la religion ; soit qu’élevé dans la doctrine des anciens Sabins, comme plus pure & plus austere, & non point dans celle de ce philosophe, que Tite-Live nous assure n’avoir paru que sous le regne de Servius Tulsius, & encore aux extrémités de l’Italie, il crut pouvoir ne rien faire de plus avantageux pour l’établissement de l’empire romain, que d’y introduire les rits de son pays, & d’adoucir par les principes & les impressions de la religion, un peuple sauvage & belliqueux, qui ne connoissoit presque d’autres lois que celle de la supériorité, ni d’autres vertus que la valeur. Numa forma donc beaucoup d’établissemens utiles en ce genre ; mais ni lui, ni ses successeurs, ne toucherent point aux institutions de la religion greque fondée par Romulus.

La religion romaine étoit donc fille de la religion greque. On n’est pas surpris qu’une fille ressemble à sa mere, comme on ne l’est pas qu’elle en differe en quelque chose. Mais quelle fut la différence de l’une à l’autre ? qu’est-ce que les Romains ajouterent à la religion greque ? & qu’est-ce qu’ils en retrancherent ? C’est une recherche fort curieuse que je n’ai trouvé discutée que par M. l’abbé Coyer, dans une charmante dissertation dont nous allons donner le précis avec un peu d’étendue.

Ces additions & les retranchemens que les Romains firent à la religion greque, peuvent, dit-il, se présenter sous quatre faces : 1°. Rome en adoptant la religion greque, voulut des dieux plus respectables : 2°. des dogmes plus sensés : 3°. un merveilleux moins fanatique : 4°. un culte plus sage. Etablissons ces quatre points que M. l’abbé Goyer a si bien développés, & nous aurons le système & la différence des deux religions.

Nous écartons d’abord de notre point de vue la religion des philosophes grecs ou romains ; quelques-uns nioient l’existence des dieux, les autres doutoient ; les plus sages n’en adoroient qu’un. Tous les autres dieux n’étoient pour Platon, Séneque, & leurs semblables, que les attributs de la divinité. Toutes les fables qu’on en débitoit, tout le merveilleux dont on les chargeoit, tout le culte qu’on leur rendoit, les philosophes savoient ce qu’il falloit en penser. Mais le peuple, mais la religion publique prenoit les choses à la lettre ; & c’est la religion publique qui fait ici notre objet. Or je dis 1°. que les Romains en adoptant la religion greque, voulurent des dieux plus respectables.

Quels furent les dieux de la Grece ? c’est dans Homere ; c’est dans Hésiode qu’il faut les chercher. Les Grecs n’avoient alors que des poëtes pour historiens & pour théologiens. Homere n’imagina pas les dieux, il les prit tels qu’il les trouva pour les mettre en action. L’Iliade en fut le théatre aussi-bien que l’Odyssée. Hésiode, si la théogonie est de lui, sans donner aux dieux autant d’action, en trace la généalogie d’un style simple & historique. Voilà les anciennes archives de la théogonie greque, & voici les dieux qu’elles nous montrent. Des dieux corporels, des dieux foibles, des dieux vicieux, & des dieux inutiles.

Romulus en adopta une partie pour Rome, mais en rejettant les fables qui les deshonoroient, la corporalité en étoit une. Les dieux d’Homere & d’Hésiode, sans excepter les douze grands dieux que la Grece portoit en pompe dans ses fêtes solemnelles, naquirent comme les hommes naissent : Apollon de Jupiter, Jupiter de Saturne, & Saturne avoit Cælus pour pere. Rome les adoroit sans demander comment ils avoient pris naissance. Elle ne connoissoit ni la fécondité des déesses, ni l’enfance, ni l’adolescence, ni la maturité des dieux ; elle n’imaginoit pas ces piés argentés de Thétis, ces cheveux dorés d’Apollon, ces bras de Junon blancs comme la neige, ces beaux yeux de Vénus, ces festins, ce soleil dans l’Olympe. Les Grecs vouloient tout peindre ; les Romains se contentoient d’entrevoir dans un nuage respectable. Cotta prouve fort bien contre l’épicurien Velleius, que les dieux ne peuvent avoir de figure sensible ; & quand il disoit cela, il exposoit les sentimens de Rome dès sa naissance.

Romulus vantoit la puissance & la bonté des dieux, non leur figure ou leurs sensations ; il ne souffroit pas qu’on leur attribuât rien qui ne fût conforme à l’excellence de leur être ; Numa eut le même soin d’écarter de la nature divine toute idée de corps : Gardez-vous, dit-il, d’imaginer que les dieux puissent avoir la forme d’un homme ou d’une bête ; ils sont invisibles, incorruptibles, & ne peuvent s’appercevoir que par l’esprit. Aussi pendant les 160 premieres années de Rome, on ne vit ni statues, ni images dans les temples ; le palladium même n’étoit pas exposé aux regards publics.

La religion greque, après avoir mis les dieux dans des corps, poussa l’erreur encore plus loin ; & de purs hommes elle en fit des dieux. Les Romains penserent-ils de même ? est-il permis de hasarder des conjectures ? S’ils l’avoient pensé n’auroient-ils pas divinisé Numa, Brutus, Camille & Scipion, ces hommes qui avoient tant ressemblé aux dieux ? S’ils mirent au rang de leurs dieux Castor, Pollux, Esculape, Hercule, ces héros que la Grece avoit divinisés ; ils se desabuserent, & ne regarderent plus ces héros que comme les amis des dieux.

Le Bacchus fils de Sémélé, que la Grece adoroit, n’étoit pas celui que les Romains avoient consacré, & qui n’ayoit point de mere. Virgile nous montre dans l’élysée tous les héros de Rome ; il n’en fait pas des dieux. Homere voit les choses autrement ; l’ame d’Hercule ne s’y trouve pas, mais seulement son simulacre ; car pour lui, il est assis à la table des dieux, il est devenu dieu. Les publicains de Rome lui auroient disputé sa divinité, comme ils la disputerent à Trophonius & à Amphiaraüs ; ils ne sont pas dieux, dirent-ils, puisqu’ils ont été hommes ; & nous leverons le tribut sur les terres qu’il vous a plû de leur consacrer comme à des dieux. Objectera-t-on l’apothéose des empereurs romains ? Ce ne fut jamais qu’une basse flatterie que l’esclavage avoit introduite. Domitien dieu ! & Caton seroit resté homme ! Les Romains n’étoient pas si dupes. Ils vouloient des dieux de nature vraiment divine, des dieux dégagés de la matiere.

Ils les vouloient aussi sans foiblesse. Les Grecs disoient que Mars avoit gémi treize mois dans les fers d’Otus & d’Ephialte ; que Vénus avoit été blessée par Diomede, Junon par Hercule ; que Jupiter lui-même avoit tremblé sous la fureur des géans. La religion romaine ne citoit ni guerres ni blessures, ni chaînes ni esclavage pour les dieux. Aristophane à Rome n’auroit pas osé mettre sur la scene Mercure cherchant condition parmi les hommes, portier, cabaretier, homme d’affaires, intendant des jeux, pour se soustraire à la misere ; il n’y auroit pas mis cette ambassade ridicule, où les dieux députent Hercule vers les oiseaux, pour un traité d’accommodement ; la salle d’audience est une cuisine bien fournie, où l’ambassadeur demande à établir sa demeure.

Les Romains ne vouloient pas rire aux dépens de leurs dieux : si Plaute les fit rire dans son Amphitrion, c’étoit une fable étrangere qu’il leur présentoit, fable qu’on ne croyoit point à Rome, mais qu’Athènes adoptoit, lorsqu’Euripide & Archippus l’avoient traitée. Le Jupiter grec & le Jupiter romain, quoiqu’ils portassent le même nom, ne se ressembloient guere. Les dieux grecs étoient devenus pour Rome des dieux de théatre, parce que la crainte, l’espérance, les succès, les revers, les rendoient tout propres aux intrigues. Rome croyoit ses dieux au-dessus de la crainte, de la misere & de la foiblesse, suivant la doctrine de Numa. Elle ne connoissoit que des dieux forts.

Mais si elle rejettoit les dieux foibles, à plus forte raison les dieux vicieux. On n’entendoit pas dire à Rome comme dans la Grece, que Cælus eût été mutilé par ses enfans, que Saturne dévoroit les siens dans la crainte d’être détrôné, que Jupiter tenoit son pere enfermé dans le tartare. Ce Jupiter grec, comme le plus grand des dieux, étoit aussi le plus vicieux ; il s’étoit transformé en cygne, en taureau, en pluie d’or, pour séduire des femmes mortelles. Parmi les autres divinités, pas une qui ne se fût signalée par la licence, la jalousie, le parjure, la cruauté, la violence.

Si Homere, si Hésiode, eussent chanté à Rome les forfaits des dieux, en admirant leur génie, on les auroit peut-être lapidés. Pythagore, sous le regne de Servius Tullius, crioit à toute l’Italie, qu’il les avoit vû tourmentés dans les enfers, pour toutes les faussetés qu’ils avoient mises sur le compte des dieux. On prenoit alors la religion bien sérieusement à Rome. Les esprits étoient simples, les mœurs étoient pures ; on se souvenoit des institutions de Romulus, qui avoit accoutumé les citoyens à bien penser, à bien parler des immortels, à ne leur prêter aucune inclination indigne d’eux. On n’avoit pas oublié les maximes de Numa, dont la premiere étoit le respect pour les dieux. On refuse le respect à ce qu’on méprise.

On seroit tenté de croire qu’on cessa de bien penser des dieux, lorsque les lettres ayant passé en Italie, les poëtes mirent en œuvre la théologie greque. Elle n’étoit pour eux & pour les Romains, qu’un tissu de fables pour orner la Poésie. Ovide n’en imposa à personne par ses métamorphoses. Horace & Virgile en habillant les dieux à la greque, ne détruisirent pas les anciennes traditions. La théologie romaine subsistoit dans son entier. Denys d’Halicarnasse, qui étoit témoin du fait, dit qu’il la préféroit à la théologie greque, parce que celle-ci répandoit parmi le peuple le mépris des dieux, & l’imitation des crimes dont ils étoient coupables. Rome vouloit des dieux sages.

Elle se fit des dieux aussi-bien que la Grece, mais des dieux utiles. Palès fut invoquée pour les troupeaux, Vertume & Pomone pour les fruits, les dieux Lares pour les maisons, le dieu Terme pour les bornes des processions. L’Hébé greque devint la déesse tutélaire de la jeunesse. Si les dieux nuptiaux dans les mariages, les Nixii dans les accouchemens, la déesse Horta dans les actions honnêtes, Strenna dans les actions de force ; si ces divinités, & tant d’autres inconnues aux Grecs, partagerent l’encens des Romains, ce fut à titre d’utilité. Il semble que dès les premiers tems, les Romains se conduisirent par cette maxime de Cicéron, qu’il est de la nature des dieux de faire du bien aux hommes.

C’est sur ce principe, qu’ils diviniserent la concorde, la paix, le salut, la liberté. Les vertus ne furent pas oubliées, la prudence, la piété, le courage, la foi, autant d’êtres moraux qui furent personnifiés, autant de temples ; & Cicéron trouve cela fort bien, parce qu’il faut, dit-il, que les hommes regardent les vertus comme des divinités qui habitent dans leurs ames. Les Grecs furent plus sobres dans cet ordre de divinités. Pausanias ne fait mention que d’un temple qu’ils éleverent à la miséricorde.

Mais on est peut-être surpris de voir les Romains sacrifier à la Peur, à la Fievre, à la Tempête, & aux dieux des enfers ; ils ne s’écartoient pourtant pas de leur système. Ils invoquoient ces divinités nuisibles pour les empêcher de nuire. On ne finiroit pas si on vouloit faire le dénombrement de tous les dieux que Rome associa aux dieux de la Grece ; jamais aucune ville greque ou barbare n’en eut tant. La Quartille de Pétrone s’en plaignoit en disant, qu’on y trouvoit plus facilement un dieu qu’un homme. La capitale du monde se regardoit comme le sanctuaire de tous les dieux. Mais malgré ce polythéisme si excessif, on lui doit cette justice, qu’elle écarta de la nature divine l’inutilité, le vice, la foiblesse, la corporalité. Des dieux utiles, des dieux sages, des dieux sorts, des dieux dégagés de la matiere, furent des dieux plus respectables. Rome ne s’en tint pas là : les dogmes qu’elle adopta furent plus sensés. C’est ce que nous allons prouver.

Dans toute religion, les dogmes vraiment intéressans sont ceux qui tiennent aux mœurs, au bonheur ou au malheur. L’homme est libre sous l’action des dieux ? Sera-t-il heureux en quittant cette terre, & s’il est malheureux, le sera-t-il éternellement ? Voilà les questions qu’ont agité les hommes dans tous les tems, & qui les inquiéteront toujours, s’ils n’ont recours à la vraie religion.

Les Grecs étoient fatalistes, fatalistes de la plus mauvaise espece ; car selon eux, les dieux enchaînoient les événemens : ce n’est pas tout, ils poussoient les hommes au crime : écoutons Homere ; il a beau nous dire au commencement de l’Odyssée que les amis d’Ulysse doivent leur perte à leur propre folie, on lit cent autres endroits où le fatalisme se déclare ouvertement. C’est Vénus qui allume dans le cœur de Pâris & d’Hercule ce feu criminel qui fait tant de ravages ; le bon Priam console Hélene en imputant tout aux dieux. Ce sont des dieux ennemis qui sement la haine & la discorde entre Achille & Agamemnon, le sage Nestor n’en doute pas. C’est Minerve, qui de concert avec Junon, dirige la fleche perfide de Pandarus, pour rompre une treve solemnellement jurée. C’est Jupiter, qui après la prise de Troie, conduit la hache de Clytemnestre sur la tête d’Agamemnon. On ne sauroit tout dire.

Qu’on ouvre le poëme des Romains, Virgile ne met pas sur le compte des dieux, le crime de Pâris. Hélene aux yeux d’Enée n’est qu’une femme coupable qui mérite la mort. Les femmes criminelles que le héros troyen contemple dans le tartare, l’impie Salmonée, l’audacieux Tytie, l’insolent Ixion, le cruel Tantale, n’ont rien à reprocher aux dieux. Rhadamante les obligea eux-mêmes à confesser leurs forfaits. Ce n’étoit pas là le langage de Phedre, d’Astrée, d’Oreste, d’Œdipe, sur le théatre d’Athènes. On n’y entendoit qu’emportement contre les dieux auteurs des crimes. Si la scene romaine a copié ces blasphèmes, il ne faut pas les prendre pour les sentimens de Rome. Séneque & les autres tragiques faisoient précisément ce que nous faisons aujourd’hui. Phédre, Œdipe se plaignent aussi des dieux sur notre théatre ; & nous ne sommes pas fatalistes, mais ceux qui nous ont donné le ton, & aux Romains avant nous ; les Grecs parloient le langage de leur religion.

La religion romaine proposoit en tout l’intervention des dieux, mais en tout ce qui étoit bon & honnête. Les dieux ne forçoient pas le lâche à être brave, & encore moins le brave à être lâche ; c’est le précis de la harangue de Posthumius, sur le point de livrer bataille aux Tarquins : les dieux, dit-il, nous doivent leurs secours, parce que nous combattons pour la justice ; mais sachez qu’ils ne tendent la main qu’à ceux qui combattent vailamment, & jamais aux lâches.

Le dogme de la fatalité ne passa d’Athènes à Rome qu’au tems de Scipion l’africain, Panaetius l’apporta de l’école stoïcienne ; mais ce ne fut qu’une opinion philosophique adoptée par les uns, combattue par les autres, sur-tout par Cicéron dans son livre de fato. La religion ne l’enseigna point ; & ceux qui l’embrasserent ne s’en servirent jamais pour enchaîner la volonté de l’homme. Epictete assurément ne croyoit pas que des dieux eussent forcé Néron à faire éventrer sa mere.

Il est étonnant que la religion grecque ayant attribué aux dieux la méchanceté des hommes, ait creusé le tartare pour y punir des vicieux sans crime. Il l’est peut-être encore plus, qu’elle les ait condamnés à des tourmens éternels. Tantale mourra toujours de soif au milieu des eaux : Sisyphe roulera éternellement son rocher ; jamais les vautours n’abandonneront les entrailles de Tytie. Ces profonds & ténébreux abîmes, ces cavernes affreuses de fer & d’airain, dont Jupiter menace les dieux mêmes, ne rendent pas leurs victimes. L’enfer des Romains laisse échapper les siennes : il ne retient que les scélérats du premier ordre, un Salmonée, un Ixion, qui se sont abandonnés à des crimes énormes ; lorsqu’Enée y descend, il en apprend les secrets. Toutes les ames, lui dit Anchise, ont contracté des souillures par leur commerce avec la matiere, il faut les purifier ; les unes suspendues au grand air sont le jouet des vents ; les autres plongées dans un lac, expient leurs fautes par l’eau ; celles-là par le feu ; ensuite on nous envoye dans l’élisée. Il en est qui retournent sur la terre en prenant d’autres corps : Enée qui ne connoît que les dogmes grecs, s’écrie : ô, mon pere, est-il possible que des ames sortent d’ici pour revoir le jour ? Voyez, reprend Anchise, ce guerrier dont le casque est orné d’une double aigrette ; c’est Romulus. Voilà Numa, contemplez Brutus, Camille, Scipion, tous ces héros paroîtront effectivement à la lumiere, pour porter la gloire de notre nom & celle de Rome aux extrémités de la terre.

L’élisée des Grecs étoit encore plus mal imaginé que le tartare : toutes les ames qui viennent aux yeux d’Ulysse, la sage Anticlée, la belle Tyro, la vertueuse Antiope, l’incomparable Alcmene, toutes ont une contenance triste, toutes pleurent. Le brave Antiloque, le divin Ajax, le grand Agamemnon, poussent autant de soupirs qu’ils prononcent de paroles ; Achille lui-même répand des larmes ; Ulysse en est surpris : Quoi, vous le plus excellent des Grecs ! vous que nous regardions comme égal aux dieux ! n’avez-vous pas un grand empire ? n’êtes-vous pas heureux ? Que répond-il ? J’aimerois mieux labourer la terre, & servir le plus pauvre des vivans, que de commander aux morts. Quel séjour pour la félicité ! quel élisée ! qu’il est différent de ce lieu délicieux, où le héros troyen trouve son pere Anchise, & tous ceux qui ont aimé la vertu, ces jardins agréables, ces vallons verdoyans, ces bosquets enchantés, cet air toujours pur, ce ciel toujours serain, où l’on voit luire un autre soleil, & d’autres astres ! C’est ainsi que les Romains en corrigeant les dogmes grecs, les rendirent plus sensés.

C’est ainsi encore que le merveilleux qu’ils réformerent, fut moins fanatique : ce goût de réforme n’a rien de singulier dans une religion qui s’établit sur une autre. Toute religion a son merveilleux : celui de la Grece se montroit dans les songes, les oracles, les augures, & les prodiges. Rome connut peu ces songes mystérieux qui descendoient du trône de Jupiter pour éclairer les mortels ; Romulus n’eût pas comme Agamemnon livré un combat sur la foi d’un songe ; on n’auroit pas compté à Rome sur la mort du tyran de Phérès, parce qu’Eudème l’avoit rêvé ; & le sénat n’auroit pas fait ce que fit l’Aréopage, lorsque Sophocle vint dire qu’il avoit vu en songe le voleur qui avoit enlevé la coupe d’or dans le temple d’Hercule ; l’accusé fut arrêté sur-le-champ, & appliqué à la question. Dans la Grece on se préparoit aux songes par des prieres & des sacrifices ; après quoi on s’endormoit sur les peaux des victimes pour les recevoir. C’est de-là que le temple de Podalirius tira sa célebérité, aussi-bien que celui d’Amphiaraüs, ce grand interprete des songes, à qui on déféra les honneurs divins.

Ces temples, ces victimes, ces ministres pour les songes, marquoient un point de religion bien décidé. Rome n’avoit pour eux aucun appareil de religion : ce bois sacré dont parle Virgile, où le roi Latinus alla rêver mystérieusement, en se couchant à côté du prêtre, n’avoit plus de réputation lorsque Rome sut bâtie. Si quelques songes y firent du bruit, & produisirent des événemens, on n’avoit pas été les chercher dans les temples ; ils étoient venus d’eux-mêmes, accompagnés de quelque circonstance frappante, sans quoi on n’en auroit pas tenu compte. Ce cultivateur qui se fit apporter mourant au sénat, en annonçant de la part de Jupiter qu’il falloit recommencer les jeux, n’auroit remporté que du mépris, s’il n’eût recouvré subitement la santé, en racontant sa vision. En un mot, les Romains ne donnoient dans les songes que comme toute autre nation qui s’en affecteroit peu, qui ne les nieroit pas absolument, mais qui ne croiroit que rarement, & toujours avec crainte de tomber dans le faux ; au lieu que les Grecs en faisoient un merveilleux essentiel à leur religion, un ressort à leur gouvernement. Ceux qui gouvernoient Sparte, couchoient dans le temple de Pasiphaé, pour être éclairés par les songes.

Le fanatisme des oracles fut encore plus grand dans la Grece ; les payens ont reconnu dans les oracles la voix des dieux ; plusieurs chrétiens l’œuvre du démon ; les Philosophes & les politiques n’y ont vu que des fourberies des prêtres, ou tout au plus des vapeurs de la terre, qui agitoient une prêtresse sur son trépié, sans qu’elle en fût plus savante sur l’avenir. Quoi qu’il en soit, Claros, Delphes, Dodone, & tant d’autres temples à oracles, tournoient toutes les têtes de la Grece. Peuples, magistrats, généraux d’armée, rois, tous y cherchoient leur sort, & celui de l’état. Ce fanatisme fut très-petit à Rome ; la religion avoit presque sa consistence dès le tems de Numa : on ne lit rien dans ses institutions qui regarde les oracles. Le premier romain qui les consulta, fut Tarquin le superbe, en envoyant ses deux fils à Delphes, pour apprendre la cause & le remede d’une maladie terrible qui enlevoit la jeunesse. Voilà bien du tems écoulé depuis Romulus sans la religion des oracles : il s’en établit enfin quelques-unes en Italie ; mais leur fortune ne fut pas grande. On n’avoit pas ces colombes fatidiques, ces chênes parlans, ces bassins d’airain qui avoient aussi leur langage ; ni cette Pythie qu’un Dieu possédoit, ni ces antres mystérieux où l’on éprouvoit des entraînemens subits, des ravissemens, des communications avec le ciel. Disons mieux, on n’avoit pas les têtes grecques ; tant de fanatisme & d’enthousiasme n’étoit pas fait pour les imaginations romaines, qui étoient plus froides. Ce n’est pas qu’on ne se tournât quelquefois du côté des oracles. Auguste alla interroger celui de Delphes, & Germanicus celui de Claros : mais des oracles éloignés, & si rarement consultés, ne pouvoient guere établir leur crédit à Rome, & s’incorporer à la religion.

Je dis plus : le peu de succès des oracles du pays, avoient apparemment décrédité les autres : l’histoire les nomme, & se tait sur leur mérite ; ce silence ne marque pas une grande vogue. Ils étoient d’ailleurs en petit nombre ; celui de Pise, celui du Vatican, celui de Padoue ; c’est presque les avoir tous cités. On ne s’en seroit pas tenu à si peu, si on y avoit eu beaucoup de foi. La Grece en comptoit plus de cent, & tous en grande réputation ; ils gouvernoient : s’ils gagnerent quelques particuliers à Rome, ils ne gouvernerent jamais Rome : ce n’étoit pas-là sa folie ; elle la mettoit dans les divinations étrusques, & dans les livres sybillins.

Les divinations étrusques comprenoient les augures & les aruspices. Le collége des augures institué par Romulus, confirmé par Numa, fut révéré par les consuls qui succéderent aux rois ; l’augurat étoit donc un établissement en regle, une dignité, un pouvoir, qu’on ne pouvoit pas exercer sans être avoué de l’état ; au lieu que dans la Grece, un fanatique, un charlatan, s’érigeoit de lui-même en augure. A Rome on se formoit à la divination : ce fameux augure qui prouva sa science à Tarquin l’ancien, en coupant une pierre avec un rasoir ; Attius Navius s’étoit endoctriné sous un maître étrusque, le plus habile qui fût alors ; & dans la suite le sénat envoya des éleves en Etrurie comme à la source, éleves tirés des premieres familles. La Grece n’avoit point d’école de divination ; elle n’en avoit pas besoin, parce que l’esprit d’Apollon souffloit où il vouloit. Hélénus qui avoit toute autre chose à faire (il étoit fils d’un grand roi), s’en trouve tout-à-coup possédé ; le voilà augure.

A Rome, l’augurat n’étoit destiné qu’aux hommes, parce qu’il demandoit du travail, & une étude suivie : dans la Grece où l’inspiration faisoit tout, les femmes y étoient aussi propres que les hommes, & peut-être encore plus. Le nom de Cassandre est célebre ; & Cicéron demande, pourquoi cette princesse en fureur découvre l’avenir, tandis que Priam son pere, dans la tranquillité de sa raison, n’y voit rien. La divination des Grecs étoit donc une fureur divine, & celle des Romains une science froide, qui avoit ses regles & ses principes. La fausseté étoit sans doute égale de part & d’autre : mais je demande de quel côté le fanatisme se montroit le plus. Il y a bien de l’apparence que l’enthousiasme augural des Grecs, n’auroit pas mieux réussi à Rome, que les oracles ; il falloit aux Romains, nation solide & sérieuse, un air de sagesse jusques dans leur folie.

Le fanatisme éclatoit encore plus dans les prodiges imaginaires que la Grece citoit, que dans ceux de Rome. Toute religion a ses prodiges : les peres ont toujours vu ; les enfans ne voyent rien ; mais ils sont persuadés comme s’ils avoient vu. Les premiers Grecs avoient vu les dieux voyager, habiter parmi eux. Tantale les avoit conviés à sa table : quantité de beautés greques les avoient reçus dans leur lit. Laomédon s’étoit servi une année entiere de Neptune & d’Apollon pour bâtir les murs de Troie. Toute la Grece sous le regne d’Erecthée, avoit pu voir Céres cherchant sa fille Proferpine, & enseignant aux hommes l’agriculture. Jamais les Romains n’avoient eu les yeux si perçans ; ils disoient que les dieux résidoient toujours dans l’olympe, & que delà, ils gouvernoient le monde sans se faire voir : espérons-nous, dit Cicéron, de rencontrer les dieux dans les rues, dans les places publiques, dans nos maisons ? S’ils ne se montrent pas, ils répandent partout leur puissance. Les pontifes n’avoient écrit qu’un petit nombre d’apparitions momentanées, comme celle qui étonna Posthumius dans le combat où il défit les Tarquins ; cette autre qui frappa Vatinnius dans la voie salarienne, & celle de Sagra dans le combat des Locriens. Ceux qui les croyoient, les jugeoient très-rares ; au lieu que la Grece étoit semée de monumens qui attestoient le commerce fréquent, long, & visible des immortels avec les hommes.

Les yeux d’une nation voyent beaucoup moins quand les imaginations ne s’échauffent pas : celles des Grecs s’enflammerent encore sur les merveilles que les dieux opererent par les héros. Deucalion après un déluge jetta des pierres derriere lui ; & ces pierres se rechangerent en hommes pour repeupler la Grece. Hercule sépara deux montagnes, pour ouvrir un passage à l’Océean. Cadmus tua un dragon dont les dents semées dans la terre, produisirent une moisson de soldats. Atlas avoit soutenu le ciel ; un peuple impie fut changé en grenouilles, un autre en rocher.

Les fastes de la religion romaine, au lieu de ces sublimes extravagances, nous présentent des voix formées dans les airs, des colomnes de feu qui s’arrêtent sur des légions, des fleuves qui remontent à leur source, des simulacres qui suent, d’autres qui parlent, des spectres ambulans, des pluies de lait de pierres, & de sang ; c’est ainsi que les dieux annonçoient aux Romains leur protection ou leur colere. Ces prodiges quoiqu’attestés par les histoires, confirmés par les traditions, consacrés par les monumens, enseignes par les pontifes, sont sans doute aussi faux que les monstrueuses rêveries des Grecs ; mais il ne falloit pas tant de fanatisme pour les croire. Concluons qu’en tout, le merveilleux de la religion romaine fut moins fanatique. Il reste une derniere chose à prouver.

Son culte fut plus sage : il consistoit comme dans la Grece en fêtes, en jeux, & en sacrifices. Les fêtes grecques portoient une empreinte d’extravagance qui ne convenoit pas à la sagesse romaine : ce n’étoit pas seulement dans les sombres retraites des oracles ; c’étoit au grand jour, au milieu des processions publiques, qu’on voit des enthousiastes dont le regard farouche, les yeux étincelans, le visage enflammé, les cheveux hérissés, la bouche écumante, passoient pour des preuves certaines de l’esprit divin qui les agitoit ; & ce dieu ne manquoit pas de parler par leur bouche. On y voyoit de fameux corybantes, qui au bruit des tambours & des tymbales, dansant, tournant rapidement sur eux-mêmes, se faisoient de cruelles plaies pour honorer la mere des dieux. On y entendoit des gémissemens, des lamentations, des cris lugubres ; c’étoient des femmes désolées qui pleuroient l’enlevement de Proserpine, ou la mort d’Adonis.

La licence l’emportoit encore sur l’extravagance : qu’on se représente des hommes couverts de peaux de bêtes, un thyrse à la main, couronnés de pampres, échauffés par le vin, courant jour & nuit les villes, les montagnes & les forêts, avec des femmes déguisées de même, & encore plus forcenées : mille voix qui appelloient Bacchus, qu’on vouloit rendre propice par la débauche & la corruption. Croira-ton qu’au milieu de cette pompe impure, on exposoit à la vénération publique des objets qu’on ne sauroit trop voiler ; ces phalles monstrueux, qu’ailleurs le libertinage n’auroit pas regardé sans rougir ? Et Vénus, comment l’honoroit-on ? Amathonte, Cythere, Paphos, Gnide, Idalie, noms célebres par l’obscénité : c’est-là que les filles & les femmes mariées se prostituoient publiquement à la face des autels : celle qui eût conservé un reste de pudeur, auroit mal honoré la déesse.

On célébroit à Rome les mêmes fêtes ; mais Denys d’Halycarnasse qui avoit vu les unes & les autres, nous assure que dans les fêtes romaines, quoique les mœurs fussent déja corrompues, il n’y avoit ni lamentations de femmes, ni enthousiasme, ni fureurs corybantiques, ni prostitutions, ni bacchanales. Ces bacchanales s’étoient pourtant glissées à Rome sous le voile du secret & de la nuit : mais le sénat les bannit de la ville, & de toute l’Italie. Le discours du conseil dans l’assemblée du peuple est remarquable : « Vos peres vous ont appris, dit-il, à prier, à honorer des dieux sages, non des dieux qui ensorcelent les esprits par des superstitions étrangeres & abominables ; non des dieux qui avec le fouet des furies poussent leurs adorateurs à toutes sortes d’excès ». On vouloit que le culte portât un caractere de décence & d’honnêteté, contre la coutume des Grecs & des Barbares.

S’il falloit se relâcher en faveur des étrangers, on le faisoit avec précaution ; on leur permettoit d’honorer Cybèle avec les cérémonies phrygiennes ; mais il étoit défendu aux Romains de s’y mêler : & lorsque Rome célébroit cette fête, elle en écartoit toutes les indécences & les vaines superstitions.

Elle reprouvoit également ces assemblées clandestines, ces veilles nocturnes des deux sexes si usitées dans les temples de la Grece Si elle autorisa les mysteres secrets de la bonne déesse, les matrones qui les célébroient n’y souffroient les regards d’aucun homme. L’attentat de Clodius fit horreur. Ces mysteres si anciens, dit Ciceron, qui se célebrent par des mains pures pour la prospérité du peuple romain, ces mysteres consacrés à une déesse dont les hommes ne doivent pas même savoir le nom, ces mysteres enfin dont l’impudence la plus outrée n’osa jamais approcher, Clodius les a violés par sa présence. S’ils devinrent suspects dans la suite, ils ne l’étoient pas alors & encore moins dans leur institution. De tout cela il résulte que les fêtes romaines étoient plus sages que les fêtes grecques.

Les jeux entroient dans les fêtes, ils tenoient à la religion ; tels furent dans la Grece les jeux olympiques, les pithiques, les isthmiques, les néméens ; & à Rome les capitolins, les megalenses, les apollinaires, & nombre d’autres tous dédiés à quelque divinité : ce n’étoit donc pas des jeux de pur amusement. La lutte, le pugilat, le pancrace, la course à pié, tout cela se faisoit pour honorer les dieux, & pour le salut du peuple. Ce fut une partie du culte ; mais il paroît que les Grecs les profanerent beaucoup plus que les Romains. Leurs athletes combattirent & coururent nuds jusqu’à la quinzieme olympiade. Pausanias nous dit que la prêtresse de Cerès avoit une place honorable aux grands jeux, & que l’entrée n’en étoit pas même interdite aux vierges. Quelle apparence en effet qu’on eût voulu exclure la moitié d’une nation de jeux publics approuvés par les dieux ? Ce que la religion consacre est ordinairement commun à tous, & paroît toujours bien.

La pudeur réforma chez les Romains les lupercales, qu’on célébroit en l’honneur du dieu Pan. Evandre les avoit apportées de la Grece avec toute leur indécence : des bergers nuds couroient lascivement çà & là, en frappant les spectateurs de leurs fouets. Romulus habilla ses luperques ; les peaux des victimes immolées leur formoient des ceintures. Enfin le peuple romain paroît n’avoir franchi les bornes de la pudeur que dans les jeux floraux : encore en montra-t-il un reste lorsque, sous les yeux de Caton, il n’osa pas demander la nudité des mimes, & Caton se retira pour ne pas troubler la fête.

Les sacrifices faisoient la partie la plus essentielle du culte religieux des Grecs & des Romains. Ce ne fut pas une chose indifférente lorsque les hommes s’aviserent d’égorger des animaux pour honorer la divinité, au-lieu d’offrir simplement les fruits de la terre. Le sang des taureaux fit penser à plus d’un peuple que le sang des hommes seroit encore plus agréable aux dieux. Si cette idée n’avoit saisi que des barbares, nous en serions moins surpris ; les Grecs, dont les mœurs étoient si douces, s’y laisserent entraîner. Calchas, si nous en croyons Eschyle, Sophocle & Lucrece, sacrifia Iphigenie en Aulide. Homere n’en convient pas, puisque qu’Agamemnon l’offre en mariage à Achille dix ans après. Mais la coutume impie perça à-travers cette différence de sentimens ; & l’histoire nous fournit d’ailleurs des faits qui ne sont pas douteux. Lycaon, roi d’Arcadie, immola un enfant à Jupiter Lycien, & lui en offrit le sang. Le nom de Calliroë est connu : le bras étoit levé, elle expiroit, si l’amoureux sacrificateur, en s’appliquant l’oracle, ne se fût immolé pour elle. Aristodeme enfonça lui-même le couteau sacré dans le cœur de sa fille, pour sauver Messene. Et ce n’est point là de ces fureurs passageres que les siecles ne montrent que rarement. L’Achaïe voyoit couler tous les ans le sang d’un jeune garçon & d’une vierge, pour expier le crime de Menalippus & de Cometho, qui avoient violé le temple de Diane par leurs amours.

Je sais que Lycurgue & d’autres législateurs abolirent ces sacrifices barbares. Rome n’eut pas la peine de les proscrire, elle n’en offrit jamais. Dire que les Grecs étoient encore bien nouveaux & peu policés lorsqu’ils donnerent dans ces excès de religion, ce n’est pas les justifier : quoi de plus dur & de plus féroce que les Romains sous Romulus ? cependant aucune victime humaine ne souilla leurs autels, & la suite de leur histoire n’en fournit point d’exemple : au contraire ils en marquerent une horreur bien décidée, lorsque dans un traité de paix ils exigerent des Carthaginois qu’ils ne sacrifieroient plus leurs enfans à Saturne, selon la coutume qu’ils en avoient reçue des Phéniciens leurs ancêtres.

Néanmoins Lactance & Prudence au iv. siecle, viennent nous dire qu’ils ont vu de ces détestables sacrifices dans l’empire romain. Si c’eût été là une continuation des anciens, Tite-Live, Denys d’Halicarnasse, cet auteur fidele & curieux, qui nous a fait connoître à fond les Romains, enfin tous les autres historiens nous en auroient montré quelque vestige. Mais quand il y auroit eu de ces horribles sacrifices au iv. siecle, il ne seroit pas étonnant que dans une religion qui périssoit avec Rome, on eût introduit des pratiques monstrueuses.

Assurément les dévouemens religieux qui se faisoient pour la patrie, ne sont pas du nombre des sacrifices qu’on peut reprocher aux Romains. Un guerrier animé d’un pareil motif, un consul même, après certaines cérémonies, des prieres & des imprécations contre l’ennemi, se jettoit, tête baissée, dans le fort de la mêlée ; & s’il n’y succomboit pas, c’étoit un malheur qu’il falloit expier. Ainsi périrent trois Décius, tous trois consuls ; ce furent-là des sacrifices volontaires que Rome admiroit, & néanmoins qu’elle n’ordonnoit pas. Si elle enterra quatre ou cinq vestales vivantes dans le cours de sept ou huit siecles, c’étoient des coupables qu’on punissoit, suivant les lois rigoureuses, pour avoir violé leurs engagemens religieux. Rome pensa toujours que le sang des brebis, des boucs & des taureaux suffisoit aux dieux, & que celui des Romains ne devoit se verser que sur un champ de bataille, ou pour venger les lois.

C’est ainsi que Rome, en adoptant la religion grecque, en réforma le culte, le merveilleux, les dogmes & les dieux-mêmes. (D. J.)

Religion chrétienne, voyez Christianisme.

J’ajoute seulement que la religion est le lien qui attache l’homme à Dieu, & à l’observation de ses lois, par les sentimens de respect, de soumission & de crainte qu’excitent dans notre esprit les perfections de l’Etre suprème, & la dépendance où nous sommes de lui, comme de notre créateur tout sage & tout bon. La religion chrétienne a en particulier pour objet la félicité d’une autre vie, & fait notre bonheur dans celle-ci. Elle donne à la vertu les plus douces espérances, au vice impénitent de justes allarmes, & au vrai repentir les plus puissantes consolations ; mais elle tâche sur-tout d’inspirer aux hommes de l’amour, de la douceur, & de la pitié pour les hommes. (D. J.)

Religion, (Théolog) s’applique aussi à un ordre militaire composé de chevaliers qui vivent sous quelque regle certaine. Voyez Chevalier, Militaire & Ordre.

On dit en ce sens la religion de Malte ; les galeres & les vaisseaux, l’étendard de la religion, pour l’ordre de Malte ; les galeres, les vaisseaux, l’étendard de l’ordre de Malthe. Voyez Malthe.

Religion se prend aussi quelquefois pour couvent ou pour ordre monastique. Ainsi l’on dit, il y a des religions d’hommes, c’est-à dire des moines : des religions de femmes, c’est-à-dire des couvens de religieuses. Il s’établit tous les jours de nouvelles religions, c’est-à-dire qu’on institue de nouveaux ordres, ou qu’on bâtit de nouveaux monasteres. Entrer en religion, c’est faire profession dans un couvent. On dit d’un religieux qu’il est mort à l’age de 70 ans, après 50 ans de religion, c’est-à-dire 50 ans après son entrée dans le cloitre. Voyez Moine, Monastere, Religieux, Cloitre.

Le mot de religion pris d’une maniere absolue, dénote en France la religion prétendue réformée. C’est en ce sens qu’on dit : Tanneguy, le Fevre & d’Ablancourt étoient de la religion ; M. Pellisson & M. Dacier avoient été de la religion. Voyez Calviniste, Huguenot.