L’Encyclopédie/1re édition/PROPHÉTIE

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PROPHÉTIE, prophetia, se dit en général de toute prédiction faite par l’inspiration divine. Voyez Inspiration.

Mais pour en donner une idée plus juste, il est à propos d’observer, 1°. que la prophétie n’est point la prévoyance de quelques effets naturels & physiques, suites infaillibles de la communication des différens mouvemens de la matiere. Un astronome prédit les éclipses, un pilote prévoit les tempêtes ; & ni l’un ni l’autre ne sont pour cela prophetes. 2°. Que la prophétie n’est pas non plus la prévoyance de quelque suite d’événemens, établie sur certains signes extérieurs en conséquence de plusieurs expériences où ces mêmes signes ont été succédés d’évenemens pareils : les décisions des médecins sont de ce genre, & ne passent pas pour des prophéties. 3°. La prophétie n’est pas le présage de quelques révolutions dans les affaires, soit publiques, soit particulieres, quand on a pour motif la détermination, la connoissance du cœur humain, ou du jeu des passions, qui engagent presque toujours les hommes dans les mêmes démarches. La politique & la réflexion suffisent pour prévenir de pareils événemens.

La prophétie est donc la connoissance de l’avenir impénétrable à l’esprit humain ; ou pour mieux dire, c’est la connoissance infaillible des événemens futurs, libres, casuels, où l’esprit ne découvre ni détermination antérieure, ni disposition préliminaire. On peut encore la définir la prédiction certaine d’une chose future & contingente, & qui n’a pu être prévue par aucun moyen naturel.

Dieu seul a par lui-même la connoissance de l’avenir ; mais il peut la communiquer aux hommes, & leur ordonner d’annoncer aux autres les vérités qu’il leur a manifestées : or, c’est ce qu’il a fait, & delà les prophéties qui sont contenues dans l’ancien Testament.

Quelques auteurs ont pensé que la divination étant un art enseigné méthodiquement dans les écoles romaines, les Juifs avoient pareillement des colléges & des écoles où l’on apprenoit à prophétiser. Dodwel ajoute que dans ces écoles on apprenoit les regles de la divination, & que le don de prophétie n’étoit pas une chose occasionnelle, mais une chose de fait & assurée ; & quelques autres ont osé avancer qu’il y avoit dans l’ancien Testament un ordre de prophetes à-peu-près semblable aux colléges des augures chez les payens.

Il est vrai qu’on trouve dans l’Ecriture ces communautés des prophetes & des enfans des prophetes établies ; mais où trouve-t-on qu’on y enseignât l’art de prophétiser ? quelles en étoient les regles ? Tous les sectateurs des prophetes étoient-ils prophetes eux-mêmes ? Enfin ne voit-on pas dans tous les prophetes un choix particulier de Dieu sur eux, une vocation spéciale, des inspirations particulieres marquées par ces paroles, factum est verbum Domini ad N ? Enfin, entre les impostures, les conjectures des devins du paganisme, & le ton sérieux & affirmatif des prophetes de l’ancienne loi, il y a une différence palpable.

On ajoute qu’il y avoit parmi les Juifs un grand nombre de prophetes, qui non-seulement parloient sur la religion & le gouvernement, mais encore qui faisoient profession de dire la bonne avanture, & de faire retrouver les choses perdues ; mais ces deux especes de prophetes étoient fort différens. Les devins, les imposteurs & les charlatans, sont condamnés par la loi de Moïse : les vrais prophetes démasquoient leurs fourberies ; les princes impies avoient beau les tolérer & les favoriser, tôt ou tard on découvroit la fausseté de leurs prédictions ; au lieu que celles des vrais prophetes étoient confirmées ou sur-le-champ par des miracles éclatans, ou peu après par l’infaillibilité de l’évenement.

L’accomplissement des prophéties de l’ancien Testament dans la personne de Jesus-Christ, est une des preuves les plus fortes que les Chrétiens emploient pour démontrer la vérité de la religion, contre les Juifs & les Payens : on y oppose diverses difficultés, mais qui ne demeurent pas sans replique.

Ainsi l’on objecte que souvent les textes de l’ancien Testament cités dans le nouveau, ne se trouvent point dans l’ancien ; que souvent aussi le sens littéral du nouveau Testament ne paroît pas le même que celui de l’ancien : ce qui a obligé quelques critiques & théologiens à avoir recours à un sens mystique & allégorique pour adapter ces prophéties à Jesus-Christ. Par exemple, quand saint Matthieu, après avoir rapporté la conception & la naissance de Jesus-Christ, dit : « Tout cela arriva, afin que fût accompli ce qui avoit été dit par le seigneur par la bouche de son prophete, disant, ecce virgo concipiet & pariet filium, & vocabitur nomen ejus Emmanuel ». Or, ajoute-t-on, ces paroles telles qu’elles se trouvent dans Isaïe, prises dans leur sens littéral & ordinaire, regardent une jeune femme épouse du prophere, qui accoucha d’un fils au tems d’Achaz, & ne peuvent s’appliquer à Jesus-Christ que dans un sens allégorique : c’est le sentiment de Grotius, de Castalion, de Courcelles, d’Episcopius, & de M. Leclerc.

Nous voulons bien ne pas tirer avantage contre ces auteurs, de ce qu’ils sont tous suspects de socinianisme ou d’arianisme ; & s’il s’agissoit de décider la chose par autorité, nous leur opposerions une foule de peres, d’interpretes, de théologiens, soit catholiques, soit protestans, qui ont entendu ce passage d’Isaïe à la lettre de Jesus-Christ. Mais il s’agit, pour l’instruction du lecteur, de montrer que c’est de Jesus-Christ qu’on doit l’entendre réellement. Or il s’agit premierement dans ce passage d’une vierge, virgo concipiet : l’hébreu porte nalma, c’est-à-dire une fille encore vierge, qui n’a eu aucun commerce avec un homme. Peut-on appliquer ce titre à l’épouse d’Isaïe, qui avoit déja eu un fils ? 2°. Il s’agit d’un enfant qui naîtra postérieurement à la prophétie d’Isaïe : on ne connoît à ce prophete que deux fils, l’un déja né & qu’il tenoit par la main lorsqu’il parloit à Achaz, & qui a nom Jasub. L’autre qui naquit effectivement peu de tems aprés, & auquel ce prophete donna nom Maher-Schalal Chazbaz. Or quelle ressemblance y a-t-il entre cette dénomination & le nom d’Emmanuel, vocabitur nomen ejus Emmanuel, dont Isaïe prédit la naissance ? 3°. L’événement qu’annonce le prophete doit être frappant, merveilleux, extraordinaire ; mais qu’y a-t-il de merveilleux que l’épouse du prophete, qui avoit déja eu un fils, & qui étoit jeune, en eût un second ? 4°. Enfin, le seul nom d’Emmanuel, Dieu avec nous, n’est applicable à aucun des enfans des hommes. Toutes les autres circonstances de la prophétie marquent qu’elle n’a pu s’accomplir littéralement du tems d’Isaïe ; que Grotius & les autres nous montrent donc comment & pourquoi elle ne s’est accomplie dans la personne de Jesus-Christ que dans un sens allégorique ?

Cet auteur, après un pareil essai, n’est donc pas recevable à dire que presque toutes les prophéties de l’ancien Testament citées dans le nouveau, sont prises dans un sens mystique. Encouragés apparemment par cette prétention, Dodwel & Marsham ont avancé que la fameuse prophétie de Daniel sur les soixante-dix semaines, a été accomplie littéralement au tems d’Antiochus Epiphanes ; & que les expressions que Jesus-Christ en tire dans la prédiction de la ruine de Jérusalem par les Romains, ne doivent être prises que dans un sens adoptif, un second sens.

Mais outre les sens forcés que Dodwel & Marsham donnent aux paroles de la prophétie ; outre le calcul faux qu’ils font des soixante-dix semaines d’années, qui composant 490 ans, ne peuvent jamais tomber au regne d’Antiochus Epiphanes : combien de caracteres de cette prophétie qui ne peuvent convenir au tems de ce prince ? Le péché a-t-il fini, & la justice éternelle a-t-elle paru sous son regne ? Quel est le saint des saints qui y a reçu l’onction ? Jérusalem a-t-elle été renversée de fond en comble ? & la désolation de la nation juive a-t-elle été pour lors durable & permanente ? On peut voir l’absurdité de ce sentiment & de plusieurs autres semblables, savamment réfutés par M. Witasse, traité de l’Incarn. part. I. quest. iij. article 1. sect. 2.

Il faut penser de même de ce que disent Grotius, Simon, Stillingfleet, &c. que la fameuse prophétie du Pentateuque, le Seigneur votre Dieu vous suscitera un prophete comme moi de votre nation & d’entre vos freres : c’est lui que vous écouterez, &c. ne contient que la promesse d’une succession de prophetes dans Israël. Mais outre qu’il ne s’agit pas d’une succession de prophetes, mais d’un prophete par exellence, il est clair par toute la suite du texte, que les caracteres que Moïse donne à ce prophete conviennent infiniment mieux à Jesus-Christ qu’à tous ceux qui l’ont précédé dans le ministere prophétique.

Pour donner quelque couleur à ces opinions, on a avancé que les Apôtres avoient des regles pour discerner les prophéties de l’ancien Testament, qui devoient être prises dans un sens littéral, d’avec celles qu’on devoit entendre dans un sens allégorique ; ces regles, ajoute-t-on, sont perdues.

A cela il est aisé de répondre que les Apôtres inspirés par le saint-Esprit, n’avoient pas besoin de ces prétendues regles : la lumiere divine qui les éclairoit, étoit bien supérieure à celles qu’on veut qu’ils aient tiré des écrits des rabbins & des docteurs juifs ; mais si ces regles sont si précieuses & paroissent si essentielles, M. Surrenhusius, professeur en hébreu à Amsterdam, les a toutes retrouvées dans l’ouvrage qu’il a donné sous le titre de Sepher hamechave, ou de ΒΙΒΛΟΣ ΚΑΤΑΛΛΑΤΗΣ, qu’il faut n’avoir pas lu pour dire, comme fait M. Chambers, que ces regles sont forcées & peu naturelles. Voyez ce que nous en avons dit au mot Citations.

Ce sont apparemment ces objections & de semblables raisonnemens qui ayant effrayé M. Whiston, lui ont fait condamner toute explication allégorique des prophéties de l’ancien Testament, comme fausse, foible, fanatique, & ajouter que si l’on soutient qu’il y a un double sens des prophéties, & qu’il n’y a d’autre moyen d’en faire voir l’accomplissement qu’en les appliquant dans un sens allégorique & représentatif à Jesus-Christ, quoiqu’elles ayent été accomplies long-tems auparavant dans leur premier sens, on se prive par-là de l’avantage réel des prophéties, & d’une des plus solides preuves du Christianisme ; car nous montrerons ci-dessous qu’il y a nécessairement des prophéties typiques, mais que cela n’ôte rien à la Religion de la force de ses preuves.

M. Whiston, pour obvier à ce mal, propose un nouveau plan ; car il avoue qu’en prenant le texte de l’ancien Testament tel que nous l’avons maintenant, il est impossible d’interpreter les citations des Apôtres sur les prophéties de l’ancien Testament, autrement que par le sens allégorique ; & pour ôter toute difficulté, il est contraint d’avoir recours à des suppositions contraires au sentiment de tous les auteurs ecclésiastiques, savoir que le texte de l’ancien Testament a été corrompu & altéré par les Juifs depuis le tems des Apôtres. Voyez Texte.

Selon son hypothèse, les Apôtres faisoient leurs citations de l’ancien Testament d’après la version des septante, qui étoit en usage de leur tems, & exactement d’accord avec l’original hébreu ; & comme ils faisoient des citations exactes, ils les prenoient dans le sens littéral telles qu’elles sont dans l’ancien Testament. Mais depuis ce tems l’original hébreu & les copies des septante (de l’ancien Testament) ont été notablement altérées, ce qui, selon cet auteur, occasionne les différences remarquables que l’on trouve entre l’ancien & le nouveau Testament, par rapport aux paroles & au sens de ces citations. Voyez Septante.

A l’égard de la maniere dont a pu se faire cette corruption, Whiston suppose que les Juifs du second siecle altérerent le texte hébreu & les septante, & principalement les prophéties citées par les Apôtres, qu’ils regardoient comme des argumens très-pressans. Ce qu’il prétend prouver, parce que dans le troisiéme siecle on trouve dans les écrits d’Origene une de ces copies altérées des septante, qu’Origene regardant comme vraie, a insérée dans ses exemples ; qu’on s’en servoit dans les églises ; & que sur la fin du jv. siecle les Juifs firent passer dans les mains des Chrétiens, qui ignoroient entierement la langue hébraïque, une copie corrompue du texte hébreu de l’ancien Testament. Whiston soutient donc que toutes les différences qui se trouvent entre le vieux & le nouveau Testament quant aux citations en question, n’appartiennent point au vrai texte de l’ancien Testament, qui n’existe plus, mais seulement au texte corrompu que nous avons. C’est pourquoi pour justifier les discours des Apôtres, il propose de rétablir le texte de l’ancien Testament comme il étoit avant le tems d’Origene & au tems des Apôtres ; & pour lors, dit-il, on prouvera que les Apôtres ont cité exactement & raisonné juste d’après l’ancien Testament.

Mais en bonne foi n’est-ce pas là trahir la cause de la Religion sous ombre de la défendre ? & sur quels fondemens est appuyée l’hypothèse de Whiston ? Car enfin à qui persuadera-t-il que l’ancien Testament ait été ainsi corrompu ; que les églises chrétiennes n’aient pas reclamé ; que la supercherie des Juifs ait eu un succès universel, & que les Chrétiens aient été pour ainsi dire d’accord avec eux afin de l’accréditer ? Car il faut supposer tout cela pour donner quelque lueur de vraissemblance à ce système. Un exemplaire altéré du tems d’Origene, prouveroit-il que tous l’eussent été ? D’ailleurs on pense généralement que les différences du texte hébreu & des septante existoient déja du tems des Apôtres. Enfin sur quel texte original veut-il qu’on corrige & l’hébreu & les septante, puisque, selon lui, tous les exemplaires sont altérés ? Le remede qu’il propose est aussi impraticable que ridicule.

Avouons que cet auteur s’est laissé écraser par une difficulté qu’on évite, en disant qu’il y a des prophéties & en très-grand nombre, qui dans leur sens littéral ne peuvent s’entendre que de Jesus-Christ, & qui n’ont jamais été accomplies que dans sa personne ; telles sont celles de Jacob, de Daniel, un grand nombre tirées des Pseaumes & d’Isaïe ; celles d’Aggée & de Malachie. Mais en convenant aussi qu’il y a dans l’Ecriture plusieurs prophéties typiques qui ont deux objets, l’un prochain & immédiat sous l’ancienne loi, l’autre éloigné mais principal dans la nouvelle, savoir Jesus-Christ, en qui elles se sont accomplies d’une maniere plus sublime & plus parfaite, telles que celles d’Osée, xj. 1, de Jérémie, xxxj. 15 ; citées dans S. Matth. ij. 15 & 18 ; de l’Exode, xij. 46, citée en saint Jean, xjx. 36. du pseaume 108, citée dans les Actes, j. 6. du II. liv. des Rois, vij, & citée par saint Paul aux Hébreux, j. 6 ; qui toutes ont été accomplies en Jesus-Christ, ou à son occasion.

On convient qu’il n’est pas facile de discerner les prophéties qui se sont accomplies dans le sens littéral en Jesus-Christ, d’avec celles qui ne s’y sont accomplies que dans le sens mystique ; mais malgré cette difficulté, on en a toujours un assez grand nombre qui déposent en faveur de la divinité & de la vérité de sa religion, pour ne pas craindre que la preuve qu’on tire des prophéties puisse jamais être énervée. On peut consulter sur cette matiere Maldonat, M. Bossuet, & le P. Baltus, jésuite, dans son ouvrage intitulé, défense des prophéties.