L’Encyclopédie/1re édition/PROSODIE
PROSODIE, s. f. (Gramm.) « Par ce mot prosodie, on entend la maniere de prononcer chaque syllabe régulierement, c’est-à-dire, suivant ce qu’exige chaque syllabe prise à-part, & considerée dans ses trois propriétés, qui sont l’accent, l’aspiration, & la quantité ». Pros. franç. art. 1. §. 1.
J’ai actuellement sous les yeux un exemplaire de l’ouvrage où parle ainsi M. l’abbé d’Olivet ; & cet exemplaire est apostillé de la main de M. Duclos, l’homme de lettres le plus poli & le plus communicatif. Il observe qu’il falloit dire chaque syllabe d’un mot, parce que chaque syllabe prise à-part & détachée des mots, n’a ni accent, ni quantité. Rien de plus sage que cette remarque : peut-on dire en effet que le son a, par exemple, soit long ou bref, grave ou aigu, en soi, & indépendamment d’une destination déterminée ? C’est tout simplement un son qui suppose une certaine ouverture de la bouche, & naturellement susceptible de telle modification prosodique que les besoins de l’organe, ou les différens usages pourront exiger dans les diverses occasions : ainsi, selon la remarque de M. d’Olivet lui-même, a est long, quand il se prend pour la premiere lettre de l’alphabet ; un petit ā, une panse d’ā : quand il est préposition, il est bref ; je suis ă Paris, j’écris ă Rome, j’ai donné ă Paul. M. Duclos remarque de son côté que dans le premier cas a est grave, & qu’il est aigu dans le second. Cette diversité de modification, selon les occurrences, est une preuve assurée que ce son n’en a aucune qui lui soit propre.
S’il étoit permis de proposer quelques doutes après la décision de ces deux illustres académiciens, je demanderois si l’aspiration est bien effectivement du ressort de la prosodie : cette question n’est pas sans fondement. J’ai prouvé, article H, que l’aspiration n’est que la maniere particuliere de prononcer les sons avec explosion ; qu’en conséquence elle est une véritable articulation, comme toutes les autres, qui s’operent par le mouvement subit & instantané des lèvres ou de la langue ; & qu’enfin la lettre h, qui est le signe de l’aspiration, doit être mise au rang des consonnes, comme les lettres qui représentent les articulations labiales & les articulations linguales. Il doit donc y avoir une raison égale, ou pour soumettre au domaine de la prosodie toutes les autres articulations aussi-bien que l’aspiration, ou pour en soustraire l’articulation aspirante aussi-bien que les linguales & les labiales.
« Chaque syllabe, dit M. l’abbé d’Olivet (ibid.), est prononcée avec douceur ou avec rudesse, sans que cette douceur ni cette rudesse ait rapport à l’élévation ni à l’abaissement de la voix ». Il regarde cette douceur & cette rudesse comme variétés prosodiques, propres à nous garantir de l’ennuyeux fléau de la monotonie, & conséquemment comme appartenant autant à la prosodie que les accens & la quantité, qui sont destinés à la même fin.
Que toute syllabe soit prononcée avec douceur ou avec rudesse, c’est un fait ; mais que veut-on dire par-là ? C’est-à-dire que tout son est produit ou avec l’explosion aspirante ou sans cette explosion. Mais ne peut-on pas dire de même que tout son est produit avec telle ou telle explosion labiale ou linguale, ou sans cette explosion ? N’est-il pas également vrai que les différentes articulations sont autant de variétés propres à nous épargner le dégoût inséparable de la monotonie ? Et ira-t-on conclure pour cela que l’usage, le choix, & la prononciation des consonnes est une affaire de prosodie ?
A quoi se réduit après tout ce que l’on charge la prosodie de nous apprendre au sujet de l’aspiration ? A nous faire connoître les mots où la lettre h, qui en est le signe, doit être prononcée ou muette. Eh ! n’avons-nous pas plusieurs autres consonnes qui sont quelquefois prononcées & quelquefois muettes ? Voyez Muet.
Il me semble que je puis croire que M. Duclos est à-peu-près de même avis, & qu’il ne regarde pas l’aspiration comme faisant partie de l’objet de la prosodie. Dans la remarque que j’ai rapportée de lui sur la définition de ce mot par M. d’Olivet, il donne pour raison de la correction qu’il y fait, que chaque syllabe prise à-part n’a ni accent ni quantité ; & il ne fait aucune mention de l’aspiration : d’ailleurs il admet la lettre h, qui la représente, au rang des consonnes, comme on peut le voir dans ses Remarques sur le ij. chap. de la 1. partie de la Grammaire genérale.
J’ai ouvert bien des livres qui traitent de la prosodie des Grecs & des Latins ; prosodie, quelque étendue que l’on donne à ce mot, beaucoup plus marquée que la nôtre ; & j’ai vu que les uns ne font point entrer dans leur système prosodique ce qui concerne l’accent, que les autres ajoutent à la quantité de chaque syllabe des mots, les notions des différens piés qui peuvent en résulter, & la théorie du méchanisme des vers métriques, ou déterminés par le nombre & le choix des piés. J’ai compris par-là que ce n’étoit peut-être que faute de s’en être avisé, que quelque autre auteur n’avoit pas étendu les fonctions de la prosodie jusqu’à fixer les principes méchaniques de ce que l’on appelle nombre ou rythme dans le style oratoire. J’en ai conclu que la véritable notion de ce que l’on doit entendre par le terme de prosodie n’est pas encore trop décidée, & qu’il est encore tems de donner à ce mot une signification qui s’accorde avec l’étymologie.
Ce mot est purement grec, προσῳδία, dont les racines sont πρὸς, ad, & ᾠδὴ, cantus : πρὸς ᾠδὴν, ad cantum ; & de-là προσῳδία, institutio ad cantum. Le mot accent, en latin accentus, a une origine toute semblable, ad & cantus ; le d final de ad y est changé en c par une sorte d’attraction. Mais je ferois différemment la construction des racines élémentaires dans ces deux mots composés : je dirois que πρὸς ᾠδὴν, ad cantum, est la construction des racines du mot composé προσῳδία, à cause du mot sous-entendu παιδεία ou ἀγωγὴ, institutio ; mais que cantus ad est la construction des racines du mot accentus, que l’on doit expliquer par cantus ad vocem (chant ajouté à la voix). Cette premiere observation indique que l’accent est du ressort de la prosodie, puisque c’est une espece de chant ajouté aux sons, & que la prosodie est l’art de regler ce chant de la voix.
Au reste les mots ᾠδὴ, cantus, chant, sont employés par catachrese ou extension, parce qu’il ne s’agit pas ici des modifications de la voix qui constituent proprement le chant, mais seulement des agrémens de prononciation qui rapprochent la voix parlante de la voix chantante, en lui donnant une sorte de mélodie par des tons variés, des tenues précises, & des repos mesurés.
L’origine du mot ainsi devéloppée, semble borner les vûes de la prosodie sur les accents & la quantité des syllabes : & Vossius la définit dans sa petite grammaire à l’usage des écoles de Hollande & de West-Frise, page 281 : pars grammaticæ quæ accentus & quantitatem syllabarum docet. Mais sous le titre de prosodie, il enseigne lui-même l’art métrique, qui consiste dans la connoissance des différens piés, & des diverses sortes de vers qui en sont composés : & je crois qu’il a raison. La Musique qui, selon M. l’abbé d’Olivet, page 9. n’est, à proprement parler, qu’une extension de la prosodie, n’est pas bornée à enseigner les différens tons, & leur quantité caractérisée par les rondes, les blanches, les noires, les croches, les doubles-croches, &c. Elle enseigne encore les diverses mesures qui peuvent regler le chant, les propriétés des différentes pieces de musique qui peuvent en résulter, &c. & voilà la modele qui doit achever de fixer l’objet de la prosodie.
Disons donc que c’est l’art d’adapter la modulation propre de la langue que l’on parle, aux différens sens qu’on y exprime. Ainsi elle comprend non seulement tout ce qui concerne le matériel des accens & de la quantité, mais encore celui des piés & de leurs différens mélanges, celui des mesures que les repos de la voix doivent marquer, &, ce qui est bien plus précieux, l’usage qu’il faut en faire selon l’occurrence, pour établir une juste harmonie entre les signes & les choses signifiées. Par-là on réunira des théories éparses, qui ont pourtant un lien commun, & que la réunion rendra plus utiles. Par-là ceux qui écriront sur la prosodie auront la liberté d’écrire en même tems sur l’art métrique, quand il s’agira des langues dont le génie s’est prêté à cette sorte de mélodie : ils pourront s’étendre aussi sur le rythme de la prose, & en détailler les motifs, les moyens, les regles, les écarts, les usages, ainsi que l’a fait Cicéron pour le latin dans son Orateur, & comme M. l’abbé d’Olivet l’a lui-même entrepris par rapport à notre langue.
On ne doit pas s’attendre que j’entre ici dans les détails de cet art séducteur, qui est effectivement l’art de verser le plaisir dans l’ame de ceux qui écoutent, pour en faciliter l’entrée à la vérité même, dont la parole est, pour ainsi dire, le ministre. Cet art existe sans doute par rapport à notre langue, puisque nous en admirons les effets dans un nombre de grands écrivains, dont la lecture nous fait toujours un nouveau plaisir : mais les principes n’en sont pas encore rédigés en système, il n’y en a que quelques-uns épars çà & là ; & c’est peut-être une affaire de génie de les mettre en corps. Ce qu’en a écrit M. l’abbé d’Olivet, tout excellent qu’il est en soi & qu’il paroît aux yeux de tous les connoisseurs, n’est à ceux de l’auteur qu’un foible essai. « Pour l’achever, dit-il à la fin de son Traité, il faut un grammairien, un orateur, un poëte, un musicien ; & j’ajoute un géometre : car tout ce qui demande arrangement & combinaison de principes, a besoin de sa méthode ». Voyez Accent, Quantité, Pied, Vers, Mesure, Nombre, Rythme, &c.
Prosodies, s. f. (Hist. anc.) especes d’hymnes ou de cantiques en l’honneur des dieux, & en usage chez les anciens grecs qui les appelloient προσοδια ou προσῳδία. C’étoient des chants en l’honneur de quelque divinité, vers l’autel ou la statue de laquelle on s’avançoit en procession. Ces cantiques, selon Pollux, s’adressoient à Apollon & à Diane conjointement. On en attribue l’invention à Cloas poëte, musicien de Thegée en Arcadie, dont parle Plutarque dans son traité de la Musique.