L’Encyclopédie/1re édition/PRESCRIPTION

PRESCRIPTION, s. f. (Jurisprud.) est un moyen d’acquérir le domaine des choses en les possédant comme propriétaire pendant le tems que la loi requiert à cet effet. C’est aussi un moyen de s’affranchir des droits incorporels, des actions & des obligations, lorsque celui à qui ces droits & actions appartiennent, néglige pendant un certain tems de s’en servir, & de les exercer.

On entend quelquefois par le terme de prescription, le droit résultant de la possession nécessaire pour prescrire ; comme quand on dit que l’on a acquis la prescription, ce qui signifie que par le moyen de la prescription on est devenu propriétaire d’une chose, ou que l’on est libéré de quelque charge ou action.

La prescription paroît en quelque sorte opposée au droit des gens, suivant lequel le domaine ne se transfere que par la tradition que fait le propriétaire d’une chose dont il a la liberté de disposer ; elle paroît aussi d’abord contraire à l’équité naturelle, qui ne permet pas que l’on dépouille quelqu’un de son bien malgré lui & à son insu, & que l’un s’enrichisse de la perte de l’autre.

Mais comme sans la prescription il arriveroit souvent qu’un acquéreur de bonne foi seroit évincé après une longue possession, & que celui-là même qui auroit acquis du véritable propriétaire, ou qui se seroit libéré d’une obligation par une voie légitime, venant à perdre son titre, pourroit être dépossédé ou assujetti de nouveau, le bien public & l’équité même exigeoient que l’on fixât un terme après lequel il ne fût plus permis d’inquiéter les possesseurs, ni de rechercher des droits trop long-tems abandonnés.

Ainsi comme la prescription a toujours été nécessaire pour assurer l’état & les possessions des hommes, & conséquemment pour entretenir la paix entre eux, & qu’il n’y a guere de nation qui n’admette la prescription, son origine doit être rapportée au droit des gens. Le droit civil n’a fait à cet égard que suppléer au droit des gent, & perfectionner la prescription en lui donnant la forme qu’elle a aujourd’hui.

Les motifs qui l’ont fait introduire ont été d’assurer les fortunes des particuliers en rendant certaines, par le moyen de la possession, les propriétés qui seroient douteuses, d’obvier aux procès qui pourroient naître de cette incertitude, & de punir la négligence de ceux qui ayant des droits acquis tardent trop à les faire connoître, & à les exercer ; la loi présume qu’ils ont bien voulu perdre, remettre ou aliéner ce qu’ils ont laissé prescrire ; aussi on donne à la prescription la même force qu’à la transaction.

Justinien, dans une de ses novelles, qualifie la prescription, d’impium præsidium ; cette expression pourroit faire croire que la prescription est odieuse ; mais la novelle n’applique cette expression qu’à propos d’usurpateurs du bien d’église, & qui le retiennent de mauvaise foi : & il est certain qu’en général la prescription est un moyen légitime d’acquérir & de se libérer : les lois mêmes disent qu’elle a été introduite pour le bien public, bono publico usucapio intro lucta est ; & ailleurs la prescription est appellée patronam generis humani.

La loi des douze tables avoit autorisé & réglé la prescription ; on prétend même qu’elle étoit déja établie par des lois plus anciennes.

On ne connoissoit d’abord chez les Romains d’autre prescription que celle qu’ils appelloient usucapion.

Pour entendre en quoi l’usucapion différoit de la prescription, il faut savoir que les Romains distinguoient deux sortes de biens, les uns appellés res mancipi, les autres res nec mancipi.

Les biens appellés res mancipi, dont les particuliers avoient la pleine propriété, étoient les meubles, les esclaves, les animaux privés, & les fonds situés en Italie ; on les appelloit res mancipi, quod quasi manu caperentur, & parce qu’ils passoient en la puissance de l’acquéreur par l’aliénation qui s’en faisoit par fiction, per æs & libram, de manu ad manum, que l’on appelloit mancipatio.

Les biens nec mancipi étoient ainsi appellés, parce qu’ils ne pouvoient pas être aliénés par la mancipation ; les particuliers étoient censés n’en avoir que l’usage & la possession ; tels étoient les animaux sauvages & les fonds situés hors de l’Italie, que l’on ne possédoit que sous l’autorité & le domaine du peuple romain auquel on en payoit un tribut annuel.

On acquéroit irrévocablement du véritable propriétaire, en observant les formes prescrites par la loi.

On acquéroit aussi par l’usage, usu, lorsqu’on tenoit la chose à quelque titre légitime ; mais de celui qui n’en étoit pas le véritable propriétaire, & qu’on l’avoit possédée pendant un an si c’étoit un meuble, & pendant deux ans si c’étoit un immeuble.

Telle étoit la disposition de la loi des douze tables, & cette façon d’acquérir par l’usage ou possession, est ce que l’on appelloit usucapion, terme formé de ces deux-ci, usu capere ; les anciens Romains ne connoissoient la prescription que sous ce nom d’usucapion.

Pour acquérir cette sorte de prescription, il falloit un titre légal, qu’il y eût tradition, & la possession pendant un certain tems.

Elle n’avoit lieu qu’en faveur des citoyens romains, & de ceux auxquels ils avoient communiqué leurs droits, & ne servoit que pour les choses dont les particuliers pouvoient avoir la pleine propriété ; aussi produisoit-elle le même effet que la mancipation.

Le peuple romain ayant étendu ses conquêtes, & les particuliers leurs possessions bien au-delà de l’Italie, il parut aussi nécessaire d’y étendre un moyen si propre à assurer la tranquillité des familles.

Pour cet effet les anciens jurisconsultes introduisirent une nouvelle jurisprudence, qui fut d’accorder aux possesseurs de dix ans des fonds situés hors l’Italie, le droit de s’y maintenir par une exception tirée du laps de tems, & qu’ils appellerent prescription. Cette jurisprudence fut ensuite autorisée par les empereurs qui précéderent Justinien. Cod. vij. tit. 33. & 39.

Mais il y avoit encore cette différence entre l’usucapion & la prescription, que la premiere donnoit le domaine civil & naturel, au lieu que la prescription ne communiquoit que le domaine naturel seulement.

Justinien rejetta toutes ces distinctions & ces subtilités ; il supprima la distinction des choses appellées mancipi & nec mancipi des biens situés en Italie, & de ceux qui étoient hors de cette province ; & déclara que l’exception tirée de la possession auroit lieu pour les uns comme pour les autres ; savoir, pour les meubles après trois ans de possession, & pour les immeubles par dix ans entre présens, & vingt ans entre absens, & par ce moyen l’usucapion & la prescription furent confondues, si ce n’est que dans le droit on emploie plus volontiers le terme d’usucapion pour les choses corporelles, & celui de prescription pour les immeubles & pour les droits incorporels.

La prescription de trente ans qui s’acquiert sans titre fut introduite par Théodose le Grand.

Celle de quarante ans fut établie par l’empereur Anastase ; elle est nécessaire contre l’Eglise, & aussi quand l’action personnelle concourt avec l’hypotécaire.

La prescription de cent a été introduite à ce terme en faveur de certains lieux ou de certaines personnes privilégiées ; par exemple, l’Eglise romaine n’est sujette qu’à cette prescription pour les fonds qui lui ont appartenu.

La prescription qui s’acquiert par un tems immémorial, est la source de toutes les autres ; aussi est-elle dérivée du droit des gens ; le droit romain n’a fait que l’adopter & la modifier en établissant d’autres prescriptions d’un moindre espace de tems.

Les conditions nécessaires pour acquérir la prescription en général, sont la bonne foi, un juste titre, une possession continuée sans interruption pendant le tems requis par la loi, & que la chose soit prescriptible.

La bonne foi en matiere de prescription consiste à ignorer le droit qui appartient à autrui dans ce que l’on possede ; la mauvaise foi est la connoissance de ce droit d’autrui à la chose.

Suivant le droit civil, la bonne foi est requise dans les prescriptions qui exigent un titre, comme sont celles de trois ans pour les meubles, & de 10 & 20 ans pour les immeubles ; mais il suffit d’avoir été de bonne foi en commençant à posséder ; la mauvaise foi qui survient par la suite n’empêche pas la prescription.

Ainsi, comme suivant ce même droit civil, les prescriptions de trente & quarante ans, & par un tems immémorial, ont lieu sans titre, la mauvaise foi qui seroit dans le possesseur même au commencement de sa possession, ne l’empêche pas de prescrire.

Au contraire, suivant le droit canon, que nous suivons en cette partie, la bonne foi est nécessaire dans toutes les prescriptions, & pendant tout le tems de la possession.

Mais il faut observer que la bonne foi se présume toujours, à moins qu’il n’y ait preuve du contraire, & que c’est à celui qui oppose la mauvaise foi à en rapporter la preuve.

Le juste titre requis pour prescrire est toute cause légitime propre à transférer au possesseur la propriété de la chose, comme une vente, un échange, un legs, une donation ; à la différence de certains titres qui n’ont pas pour objet de transférer la propriété, tels que le bail, le gage, le prêt, & en vertu desquels on ne peut prescrire.

Il n’est pourtant pas nécessaire que le titre soit valable ; autrement on n’auroit pas besoin de la prescription, il suffit que le titre soit coloré.

La possession nécessaire pour acquérir la prescription, est celle où le possesseur jouit animo domini, comme quelqu’un qui se croit propriétaire. Celui qui ne jouit que comme fermier, sequestre ou dépositaire, ou à quelqu’autre titre précaire, ne peut prescrire.

Il faut aussi que la possession n’ait point été acquise par violence, ni clandestinement, mais qu’elle ait été paisible, & non interrompue de fait ni de droit.

Quand la prescription est interrompue, la possession qui a précédé l’interruption ne peut servir pour acquérir dans la suite la prescription.

Mais quand la prescription est seulement suspendue, la possession qui a précédé & celle qui a suivi la suspension, se joignent pour former le tems nécessaire pour prescrire ; on déduit seulement le tems intermédiaire pendant lequel la prescription a été suspendue.

Suivant le droit romain, la prescription de trente ans ne court pas contre les pupilles ; la plupart des coutumes ont étendu cela aux mineurs, & en général la prescription est suspendue à l’égard de tous ceux qui sont hors d’état d’agir, tels qu’une femme en puissance de mari, un fils de famille en la puissance de son pere.

C’est par ce principe que le droit canon suspend la prescription pendant la vacance des bénéfices & pendant la guerre ; les docteurs y ajoutent le tems de peste, & les autres calamités publiques qui empêchent d’agir.

La prescription de trente ans, & les autres dont le terme est encore plus long, courent contre ceux qui sont absens, de même que contre ceux qui sont présens ; il n’en est pas de même de celle de dix ans, il faut, suivant la plûpart des coutumes, doubler le tems de cette prescription à l’égard des absens, c’est-à-dire de ceux qui demeurent dans un autre bailliage ou sénéchaussée.

Ceux qui sont absens pour le service de l’état sont à couvert pendant ce tems de toute prescription.

L’ignorance de ce qui se passe n’est point un moyen pour interrompre ni pour suspendre la prescription, cette circonstance n’est même pas capable d’opérer la restitution de celui contre qui on a prescrit.

Il y a des choses qui sont imprescriptibles de leur nature, ou qui sont déclarées telles par la disposition de la loi.

Ainsi l’on ne prescrit jamais contre le droit naturel, ni contre le droit des gens primitif, ni contre les bonnes mœurs, & contre l’honnêteté publique ; une coutume abusive quelque ancienne qu’elle soit, ne peut se soutenir ; car l’abus ne se couvre jamais ; il en est de même de l’usure.

On ne prescrit pas non plus contre le bien public.

Le domaine du roi est de même imprescriptible.

L’obéissance que l’on doit à son souverain & à ses autres supérieurs est aussi imprescriptible.

La prescription n’a pas lieu entre le seigneur & son vassal ou censitaire, & dans la plûpart des coutumes le cens est imprescriptible ; mais un seigneur peut prescrire contre un autre seigneur.

Les droits de pure faculté, tels qu’un droit de passage, ne se perdent point par le non usage.

La faculté de racheter des rentes constituées à prix d’argent, ne se prescrit jamais par quelque laps de tems que ce soit.

Enfin on ne prescrit point contre la vérité des faits, ni contre son propre titre.

Outre les prescriptions dont nous avons parlé, il y en a encore nombre d’autres beaucoup plus courtes, & qui sont plutôt des fins de non recevoir, que des prescriptions proprement dites.

Telle est la prescription de vingt-quatre heures contre le retrayant qui n’a pas remboursé ou consigné dans les vingt-quatre heures de la sentence qui lui adjuge le retrait.

Telle est aussi la prescription de huitaine contre ceux qui n’ont pas formé leur opposition à une sentence.

Il y a une autre prescription de neuf jours en fait de vente de chevaux. Voyez Chevaux & Redhibition.

Une prescription de dix jours pour faire payer ou protester dans ce délai les lettres de change, voyez Change & Lettres.

Une prescription de quinze jours, faute d’agir en garantie dans ce tems contre les tireurs & endosseurs d’une lettre de change protestée.

Une prescription de vingt jours dans la coutume de Paris, art. 77. pour notifier le contrat au seigneur.

Une de quarante jours pour faire la foi & hommage, fournir l’aveu, intenter le retrait féodal, réclamer une épave.

Une de trois mois pour mettre à exécution les lettres de grace, pardon & remission.

Une de quatre mois pour l’insinuation des donations.

Une de six pour la publication des substitutions, pour se pourvoir par requête civile, pour faire demande du prix des marchandises énoncées en l’article 126 de la coutume de Paris, & en l’article 8 du titre I. de l’ordonnance du commerce.

Une prescription d’un an pour les demandes & actions énoncées en l’article 125 de la coutume de Paris, & en l’article 127 du titre de l’ordonnance du commerce, pour former complainte, pour exercer le retrait lignager, pour relever les fourches patibulaires du seigneur sans lettres, pour demander le payement de la dixme, pour intenter l’action d’injure, & pour faire usage des lettres de chancellerie.

Il y a une prescription de deux ans contre les procureurs, faute par eux d’avoir demandé leurs frais & salaires dans ce tems, à compter du jour qu’ils ont été révoqués, ou qu’ils ont cessé d’occuper.

La prescription de 3 ans a lieu, comme on l’a dit, pour les meubles, & en outre pour la peremption d’instance, & pour celle du compromis. Les domestiques ne peuvent demander que trois ans de leurs gages.

La prescription de cinq ans a lieu pour les fonds en Anjou & Maine ; c’est ce qu’on appelle le tenement de cinq ans ; elle a lieu pareillement pour les arrérages d’une rente constituée, pour l’accusation d’adultere, pour la plainte d’inofficiosité ; pour les fermages & loyers, quand on a été cinq ans après la fin du bail sans le demander. Les lettres & billets de change sont aussi réputés acquittés après cinq ans de cessation de poursuite. Un officier qui a joui paisiblement d’un droit pendant cinq ans, n’y peut plus être troublé par un autre. On ne peut après cinq ans réclamer contre ses vœux, ni purger la contumace. Les veuves & héritiers des avocats & procureurs ne peuvent après ce tems être recherchés pour les papiers qu’ils ont eu, soit que les procès soient jugés ou non.

Enfin il y a une prescription de six années contre les procureurs, lesquels dans les affaires non jugées ne peuvent demander leurs frais, salaires & vacations pour les procédures faites au-delà de six années.

Voyez au digeste les titres de usurpationibus & usucapionibus ; de diversis temporalibus præscript. & au cod. de usucapione transformandâ, & celui de præscriptione longi temporis ; aux institutes, de usucapionibus.

Voyez aussi les traités des prescriptions par Alciat, Hostiensis, Rogerius, Mugello, Barthole, Balbus, Tiraqueau, Caepola, Oldendorp.

Il en est aussi parlé dans Cujas, Dumoulin, Dargentré, Coquille, Bouchel, Jovet, Tournet, Papon, Despeisses, Henrys, Auzanet, &c. Voyez Possession, Interruption, Fin de non recevoir. (A)