L’Encyclopédie/1re édition/LEPRE

◄  LEPRIUM

LEPRE, s. f. (Méd.) cette maladie tire son nom des écailles dont tout le corps ou quelques-unes des parties de ceux qu’elle attaque sont recouvertes. Le mot grec λέπρη est formé ἀπὸ τῶν λεπίδων, qui signifient en françois écailles. On compte ordinairement deux especes principales de lepre ; savoir la lepre des Grecs, que les Arabes appelloient tantôt albaras nigra, & tantôt albaras alba, suivant qu’ils trouvoient plus ou moins d’intensité dans les symptomes : les Latins ont prétendu la désigner sous le nom d’impetigo ; l’autre espece est la lepre des Arabes, dont le nom grec est ἐλεφαντίασις, éléphantiase. Voyez ce mot. Il paroît par les descriptions les plus exactes qui nous en restent, que ce n’est qu’une & même maladie ; que l’impetigo des Latins en est le commencemenr, le premier degré, l’état le plus doux ; la lepre des Grecs, le second degré, & enfin la lepre des Arabes ou l’élephantiase le plus haut & dernier période ; quant aux variétés qu’on observe dans les differens auteurs qui ont vu par eux-mêmes, il est clair qu’elles doivent plutôt être attribuées à la diversité de climats, de pays, de température, de sujet même, qu’à l’exactitude de ces écrivains.

La lepre commence à se manifester par l’éruption de pustules rouges plus ou moins abondantes, quelquefois solitaires, le plus souvent entassées les unes sur les autres dans différentes parties du corps, surtout aux bras & aux jambes ; à la base de ces premieres pustules naissent bientôt d’autres qui se multiplient & s’étendent extrèmement en forme de grappes ; leur surface devient en peu de tems rude, blanchâtre, écailleuse ; les écailles qu’on détache en se grattant sont tout-à-fait semblables, au rapport d’Avicenne, à celles des poissons : d’abord qu’on les a enlevées, on apperçoit un léger suintement d’une sanie ichoreuse qui occasionne un piquotement désagréable ou une démangeaison : il n’est point marqué dans les auteurs si la démangeaison est continuelle. A mesure que la maladie laissée à elle-même ou combattue par des remedes inefficaces fait des progrès, les pustules se répandent, occupent le membre entier, & ensuite les autres parties, & successivement tout le corps ; elles deviennent alors, suivant Celle, livides, noirâtres, ulcérées ; le corps ainsi couvert d’un ulcere universel, présente à l’œil le spectacle le plus affreux & exhale une odeur insoutenable ; une maigreur excessive acheve de le défigurer ; le visage, les levres & les extrémités inférieures & supérieures s’enflent prodigieusement, souvent au point qu’on ne peut appercevoir qu’à peine les doigts enfoncés & cachés sous la tumeur : survient enfin une fievre lente qui consume en peu de tems le malade. Cette cruelle maladie étoit très commune autrefois, sur-tout dans les pays chauds, dans la Syrie, l’Egypte, la Judée, à Alexandrie, &c. Willis assure que les habitans de la Cornouaille, province maritime d’Angleterre y étoient anciennement très-sujets. Les auteurs contemporains ont observé (cette observation est remarquable par rapport à la vérole) que la lepre n’attaquoit jamais les enfans avant l’âge de puberté ou d’adulte, ni les eunuques, suivant la remarque d’Archigene, & Aëtius rapporte que quelques personnes de son tems se faisoient châtrer pour s’en exempter. On croit que cette maladie n’existe plus à présent, du-moins il est certain qu’elle n’est plus connue sous le nom de lepre. Le docteur Town raconte qu’il y a dans la Nigritie une maladie qui lui est fort analogue, & qui attaque également les negres & les blancs d’abord qu’ils sont réduits au même régime, qu’ils éprouvent l’intempérie des saisons, & qu’ils font les mêmes travaux ; après que les malades ont resté quelque tems maigres, languissans, cachectiques, leurs jambes s’enflent, deviennent œdémateuses ; peu après les veines se distendent, il s’y forme des varices depuis le genou jusqu’à l’extrémité des orteils, la peau devient dure, inégale, raboteuse, se couvre d’écailles qui ne se dessechent point, mais qui s’augmentent de façon à grossir prodigieusement la jambe ; dans cet état toutes les fonctions se font à l’ordinaire comme en santé, & le malade est propre à tous les ouvrages qui ne demandent point d’exercice. Quels que soient les rapports de cette maladie avec la lepre, il est certain qu’elle en differe essentiellement, de même que quelques maladies cutanées dont on voit de tems en tems des exemples, & qui n’ont que quelque ressemblance extérieure avec la lepre sans en avoir la contagion, le caractere distinctif & spécial. Le tems auquel on a cessé d’observer la lepre, est à peu près l’époque de la premiere invasion de la vérole dans notre monde. Il y a, comme on voit, une espece de compensation, de façon que nous gagnons d’un côté ce que nous perdons de l’autre. On pourroit assurer qu’il y a à peu près toujours la même somme de maladie, lorsque quelqu’une cesse de paroître, nous lui en voyons ordinairement succéder une autre qu’on croit inobservée par les anciens : souvent ce n’est qu’un changement de forme ; cette vicissitude & cette succession de maladies a trop peu frappé les médecins observateurs. Les Arabes sont presque les derniers auteurs qui en parlent comme témoins oculaires, & d’après leur propre observation. Les symptomes par lesquels la vérole se manifesta dans les commencemens, avoit beaucoup de rapport à ceux de la lepre. Voyez Vérole. Et c’est sur ce fondement que pluseurs auteurs ont établi L’antiquité de la vérole, prétendant qu’elle n’étoit autre chose que la lepre des anciens : d’autres tombant aussi vraissemblablement dans l’excès, ont pris le parti absolument contraire, & ont soutenu que la lepre & la vérole étoient deux maladies totalement différentes ; il y a tout lieu de penser que les uns & les autres ont trop généralisé leurs prétentions : les premiers n’ont pas assez pesé les différences qu’il y a dans les symptomes, les causes, la curation & la maniere dont la contagion se propage ; les seconds ont trop appuyé sur ces différences & sur d’autres encore plus frivoles ; ils n’ont pas fait attention que la lepre se communique de même que la vérole par le coït, qu’elle n’affecte point les ages qui n’y sont pas propres ; que lorsqu’elle se communique par cette voie, il survient aux parties génitales des accidens particuliers, tels que flux involontaire de semence, ardeur d’urine, pustules, ulceres à la verge, &c. comme Jean Gadderden & Avicenne l’ont exactement remarqué. On pourroit aussi leur faire observer que les maladies de cette espece qui ont une cause particuliere, spécifique, ne paroîtront pas toujours avec les mêmes symptomes ; qu’après qu’elles ont duré un certain tems, elles sont plus douces, plus modérées ; elles semblent affoiblies & comme usées par la propagation. On pourroit presque comparer ce qui arrive à ces maladies à ce qu’on observe sur un fil d’argent qu’on dore ; à mesure qu’on étend ce fil, on l’émincit & on diminue à proportion la quantité d’or qui se trouve dans chaque partie ; d’ailleurs il peut arriver dans ce virus diverses combinaisons ; il est susceptible de modification, de changement, &c. & ce ne seroit surement pas une opinion dénuée de vraissemblance, que de présumer que le virus vérolique n’est qu’une combinaison particuliere du virus lépreux, & que la vérole n’est qu’une lepre dégenérée, altérée, &c. Voyez Vérole.

La lepre est une maladie particuliere de l’espece de celles qui sont entretenues par un vice spécial du sang ou de quelqu’humeur qu’on appelle virus ; elle ne dépend point, ou que très-peu, de l’action des causes ordinaires. Les anciens avoient fait consister le virus dans une surabondance particuliere d’humeur mélancholique ou de bile noire, différente de celle qui excitoit l’hyppocondriacité, la maladie noire, les fievres quartes, &c. pour nous nous ignorons absolument sa nature, sa maniere d’agir ; le méchanisme de l’éruption, qui en est la suite, n’est pas différent de celui des autres maladies éruptives. Voyez au mot petite Vérole, Gale, &c. Tout ce que nous savons de certain, c’est que la lepre est une maladie contagieuse, & que les miasmes qui propagent la contagion, ne sont pas aussi fixes que ceux de la vérole. Avicenne prétend qu’ils sont assez volatils pour infecter l’air, & qu’ainsi la lepre se communique par la simple fréquentation ou voisinage des personnes infectées ; cette idée étoit universellement reçue, puisqu’on étoit obligé de séparer de la société & de renfermer ceux qui en étoient attaqués ; Moise fit des lois pour ordonner cette séparation, & régler la maniere dont elle devoit se faire, & nous lisons dans les livres sacrés, que sa sœur étant attaquée de cette maladie, fut mise hors du camp pour prévenir les suites funestes de la contagion ; on a bâti dans plusieurs pays des hôpitaux, appellés de S. Lazare, dont la fondation étoit de donner à ces malheureux des secours qui leur étoient refusés par des parens ou domestiques justement allarmés pour leur propre santé. Cette maladie ou la disposition à cette maladie se transmet héréditairement des parens aux enfans ; elle se communique par le coït, & par le simple coucher ; Scultetus raconte que plusieurs personnes ont contracté cette maladie pour avoir mangé de la chair de lépreux. Le même auteur assure que l’usage de la chair humaine même saine, produit le même effet. Porta. mam. chirurg. observ. 100. L’on craignoit aussi beaucoup autrefois, pour la même raison, la viande de cochon, & l’usage immodéré du poisson ; & c’est dans le dessein de prévenir les ravages que fait cette affreuse maladie, que le prudent législateur des Juifs leur défendit ces mets. Ces lois s’exécutent, sur tout à l’égard du cochon, encore aujourd’hui très-rigoureusement chez les malheureux restes de cette nation. Quelques auteurs assurent que des excès fréquens en liqueurs ardentes, aromatiques, en vins sur-tout aigres, en viandes épicées, endurcies par le sel & la fumée, sur tout dans les pays chauds, disposoient beaucoup à cette maladie ; c’est à un pareil régime que Willis attribue la lepre commune aux Cornouailliens ; mais ces causes ne sont pas constatées, & même si l’on veut parcourir les nations chez lesquelles la lepre étoit comme endémique, il sera facile d’y observer que ce genre de vie, qu’on regarde comme cause de la lepre, n’y étoit point suivi, ou moins que chez d’autres peuples qui en étoient exempts ; il y en a qui ont avancé que le coït avec une femme dans le tems qu’elle a ses régles, étoit une des causes les plus ordinaires de la lepre ; il n’est personne qui ne sente le ridicule & le faux de cette assertion. On a aussi quelquefois, comme il arrive dans les choses fort obscures, eu recours pour trouver les causes de cette maladie, aux conjonctions particulieres des astres, & à la vengeance immédiate des dieux, à l’ignorance : la superstition, ou même la politique peuvent faire recourir à de semblables causes.

Dans les tems & les pays où la lepre étoit très commune, il n’étoit pas possible de s’y méprendre, l’habitude suffisoit pour la faire distinguer des autres maladies cutanées avec lesquelles elle pouvoit avoir quelque ressemblance ; si elle paroissoit de nos jours, quelqu’inaccoutumés que nous soyons à la voir, les descriptions détaillées que nous en avons, mais plus que tout un génie contagieux épidémique, pourroient aisément nous la faire reconnoître ; d’ailleurs il n’y auroit pas grand risque à la confondre avec les autres maladies cutanées ; la vérole peut aussi, dans certains cas, en imposer pour la lepre. J’ai vu une jeune femme dont toutes les parties du corps étoient couvertes de pustules écailleuses assez larges, semblables à celles qui paroissent dans la lepre ; pendant l’usage des frictions mercurielles que je lui sis administrer, tous les autres symptomes vénériens se dissiperent, ces pustules s’applanirent par la chute de grosses écailles, & la peau revint ensuite, moyennant quelques bains, dans son état naturel. Je suis très-persuadé que dans pareil cas une erreur dans le diagnostic ne peut avoir aucune suite funeste.

Malgré l’appareil effrayant que présente la lepre, on a observé qu’elle étoit rarement mortelle, & qu’elle n’étoit accompagnée d’aucun danger pressant. On a vu des lépreux vivre pendant plusieurs années, sans autre incommodité ou plutôt n’ayant que le désagrément d’avoir la peau ainsi défigurée. Lorsque la lepre ne fait que commencer, qu’elle est encore dans le premier degré que nous avons appellé avec les Latins impetigo, ou peut se flatter de la guérir ; les remedes que les anciens employoient réussissoient ordinairement. Dans le second degré, ou la lepre des Grecs, on ne guérissoit que rarement & à la longue, & la guérison étoit le plus souvent très-imparfaite ; pour la lepre des Arabes ou l’éléphantiase, les remedes qu’un succès heureux & constant faisoit regarder comme plus appropriés à cette maladie dans les commencemens, ne produisoient dans ces derniers tems aucun effet, pas même le moindre changement en bien, toutes les tentatives étoient infructueuses ; c’est pourquoi Celse conseille dans ce cas de ne point fatiguer le malade par des remedes dont l’inutilité est si constatée.

Dans la curation de la lepre, les anciens avoient principalement égard à l’humeur mélancolique qu’ils regardoient comme la cause de cette maladie ; cette idée n’est point tout-à-fait sans fondement, elle est sur-tout très-utilement appliquable au traitement des autres maladies cutanées ; en conséquence ils se servoient beaucoup des melanagogues, des hépatiques fondans, de l’aloës, de l’ellébore, de la coloquinte, de l’extrait de fumeterre, &c. ils joignoient à ces remedes plus particuliers l’usage d’une quantité d’autres remedes généraux dont en a encore augmenté le catalogue dans les derniers tems ; les purgatifs, la saignée, le petit-lait à haute dose, les eaux acidules, les sucs d’herbes, les décoctions sudorifiques, les martiaux & le mercure sont ceux qu’on employoit le plus fréquemment ; sans doute on en avoit observé de meilleurs effets ; parmi les sudorifiques, on a beaucoup vanté les viperes : Aretée, Galien, Aétius, Avicenne, Rhazès, assurent que dans la lépre même confirmée, c’est un remede très-efficace ; ils ne promettent de son usage lien moins qu’un renouvellement total de la constitution du corps ; la connoissance de leurs vertus est dûe, suivant Galien, au hazard ; cet auteur raconte que quelques personnes touchées de compassion envers un misérable lépreux, & se croyant dans l’impossibilité de le guérir, résolurent de mettre fin à ses souffrances en l’empoisonnant ; pour cet effet, ils lui donnerent de l’eau dans laquelle on avoit laissé long-tems une vipère ; l’effet ne répondit point à leur attente, & le remede loin de précipiter la mort opéra une parfaite guérison, fides sit penes auctorem. Il s’en faut bien que la chair de viperes mangée, ou mise en décoction, produise des effets aussi sensibles. Voyez Vipere. La maniere dont Solenander les employoit ne paroît pas, toute singuliere qu’elle est, leur donner plus d’efficacité ; cet Auteur prenoit deux ou trois viperes, ou à leur défaut, des serpens, qu’il coupoit tous vivans par morceaux, & les mêloit ensuite avec de l’orge ; il faisoit bouillir le tout jusqu’à ce que l’orge s’ouvrît, alors il s’en servoit pour nourrir des jeunes poulets ; ne leur donnant aucune autre nourriture ; après quelques jours les plumes tomboient aux poulets, & dès qu’elles étoient revenues, il les tuoit & en faisoit manger la chair & prendre le bouillon aux malades ; il assure que par cette méthode, il a très souvent guéri des lépreux. Les sels volatils qu’on retire de la vipere, ou de la corne de cerf, paroissent mériter à plus juste titre tous ces éloges ; leur action est incontestable, très-forte, & vraisemblablement avantageuse, dans le cas dont il s’agit. Quelqu’indiqués que paroissent les mercuriaux dans cette maladie, les expériences que Willis en a fait ne sont point en leur faveur ; il les a employés dans deux cas où ils n’ont operé qu’un effet passager, ils n’ont fait qu’adoucir & pallier pour un tems les symptômes qui ont recommencé après de nouveau & même avec plus de force. Toutes les applications extérieures doivent, à mon avis, être bannies de la pratique dans cette maladie ; si elles ne sont qu’adoucissantes, elles ne peuvent faire aucun bien, elles sont exactement inutiles ; pour peu qu’elles soient actives elles exigent beaucoup de circonspection dans leur usage, qui peut dans bien des cas être dangereux & qui n’est jamais exactement curatif. Les bains simples, ou composés avec des eaux minerales sulphureuses, telles que celles de Barreges, de Bannieres, &c. sont les remedes les plus appropriés, soit pour operer la guérison, soit pour la rendre parfaite, en donnant à la peau sa couleur & sa souplesse naturelle ; ces mêmes eaux prises intérieurement ne peuvent aussi qu’être très-avantageuses. Il ne faut cependant pas dissimuler que l’effet de tous ces remedes n’est pas constant, encore moins universel ; nous avons déja remarqué que la lepre confirmée résistoit opiniâtrement à toutes sortes de remedes, ce qui depend probablement moins d’une incurabilité absolue, que du défaut d’un véritable spécifique. (m)