L’Encyclopédie/1re édition/EXPIATION

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EXPIATION, s. f. (Théologie.) C’est l’action de souffrir la peine décernée contre le crime, & par conséquent d’éteindre la dette ou de satisfaire pour une faute ; ainsi l’on dit qu’un crime est expié par l’effusion du sang de celui qui l’a commis. Voyez Lustration, Propitiation, Satisfaction

Les Catholiques romains croyent que les ames de ceux qui meurent sans avoir entierement satisfait à la justice divine, vont après la mort dans le purgatoire, pour expier les restes de leurs péchés. Voyez Purgatoire.

Expiation se dit aussi des cérémonies par lesquelles les hommes se purifient de leurs péchés, & en particulier des sacrifices offerts à la divinité, pour lui demander pardon & implorer sa miséricorde. Voy. Sacrifice.

La fête de l’expiation chez les Juifs, que quelques traducteurs appellent le jour du pardon, se célébroit le dixieme jour du mois de Tisri, qui répondoit à une partie de nos mois de Septembre & d’Octobre. On s’y préparoit par un jeûne ; & ensuite le grand-prêtre revêtu de ses habits sacerdotaux, après avoir offert un bœuf en sacrifice, recevoit du peuple deux boucs & un bélier, qui lui étoient présentés à l’entrée du tabernacle ou du temple. Il tiroit le sort sur ces deux boucs, en mêlant deux billets dans l’urne, l’un pour le Seigneur, & l’autre pour azazel, c’est-à-dire pour le bouc qui devoit être conduit hors du camp ou de la ville chargé des péchés du peuple, & appellé hircus emissarius, bouc émissaire, & par les Hébreux azazel. Voyez Apopompée & Azazel.

Le grand-prêtre immoloit pour le péché le bouc qui étoit destiné par le sort à être offert au Seigneur, & réservoit celui sur lequel le sort du bouc émissaire étoit tombé : ensuite prenant l’encensoir, du feu sacré des holocaustes, & d’un encens préparé qu’il jettoit dessus, il entroit dans le sanctuaire, y faisoit sept aspersions du sang du bouc qu’il avoit immolé, après quoi il revenoit dans le tabernacle ou dans le temple, y faisant des aspersions de ce même sang, & en arrosant les quatre coins de l’autel des holocaustes. Le sanctuaire, le tabernacle & l’autel étant ainsi purifiés, le grand-prêtre se faisoit amener le bouc émissaire, mettoit sa main sur la tête de cet animal, confessoit ses péchés & ceux du peuple, & prioit Dieu de faire retomber sur cette victime les malédictions & la peine qu’ils avoient méritées. Le bouc étoit alors conduit dans un lieu desert, où il étoit mis en liberté, &, selon quelques-uns, précipité. Le grand-prêtre quittant alors ses habits, se lavoit dans le lieu saint ; puis les ayant repris, il offroit en holocauste deux béliers, l’un pour le peuple, & l’autre pour lui-même. Il mettoit sur l’autel la graisse du bouc immolé pour le péché du peuple ; après quoi tout le reste de cette victime étoit porté hors du camp, & brûlé par un homme qui ne rentroit dans le camp qu’après s’être purifié en se lavant : celui qui avoit conduit le bouc émissaire dans le desert, en faisoit de même. Telle étoit l’expiation solennelle pour tout le peuple parmi les Hébreux. Les Juifs modernes y ont substitué l’immolation d’un coq. Outre cette expiation générale, leurs ancêtres avoient encore plusieurs expiations particulieres pour les péchés d’ignorance, soit pour les meurtres involontaires, soit pour les impuretés légales, soit par des sacrifices, soit par des ablutions ou des aspersions : on en peut voir l’énumération & le détail dans le chap. xvj. & plusieurs autres endroits du Lévitique.

Les Chrétiens qui se sont lavés du sang de l’Agneau sans tache, n’ont point eu d’autres cérémonies d’expiation particuliere, que celle de l’application des mérites de ce sang répandu sur le Calvaire, laquelle se fait par les sacremens, & en particulier par le sacrifice de la messe, qui est un même sacrifice que celui du sacrifice de la croix ; les cérémonies, comme l’aspersion de l’eau benite, n’étant que des signes extérieurs de la purification intérieure qu’opere en eux le S. Esprit. On expie ses péchés par la satisfaction, c’est-à-dire par les œuvres de pénitence qu’on pratique & qu’on accomplit par les mérites de Jesus-Christ. Voyez Satisfaction, Mérites, &c. (G)

Expiation, (Littérature.) acte de religion établi généralement dans le Paganisme pour purifier les coupables & les lieux qu’on croyoit souillés, ou pour appaiser la colere des dieux qu’on supposoit irrités.

La cérémonie de l’expiation ne s’employa pas seulement pour les crimes, elle fut pratiquée dans mille autres occasions différentes ; ainsi ces mots si fréquens chez les anciens, expiare, lustrare, purgare, februare, signifioient faire des actes de religion pour effacer quelque faute ou pour détourner des malheurs, à l’occasion des objets que la folle superstition présentoit comme de sinistres présages. Tout ce qui sembloit arriver contre l’ordre de la nature, prodiges, monstres, signes célestes, étoit autant de marques du courroux des dieux ; & pour en éviter l’effet, on inventa des cérémonies religieuses qu’on crut capables de l’éloigner. Comme on se forma des dieux tels que les inspiroit ou la crainte ou l’espérance, on établit à leur honneur un culte où ces deux passions trouverent leur compte : il ne faut donc pas être surpris de voir tant d’expiations en usage parmi les Payens. Les principales, dont je vais parler en peu de mots, se faisoient pour l’homicide, pour les prodiges, pour purifier les villes, les temples & les armées. On trouvera dans le recueil de Grœvius & de Gronovius, des traités pleins d’érudition sur cette matiere.

1°. De toutes les sortes d’expiations, celles qu’on employoit pour l’homicide, étoient les plus graves dès les siecles héroïques. Lorsque le coupable se trouvoit d’un haut rang, les rois eux-mêmes ne dédaignoient pas de faire la cérémonie de l’expiation : ainsi dans Apollodre, Copréus qui avoit tué Iphite, est expié par Eurysthée roi de Mycenes ; dans Hérodote, Adraste vient se faire expier par Crésus roi de Lydie ; Hercule est expié par Céix roi de Trachine ; Oreste, par Démophoon roi d’Athenes ; Jason, par Circé, souveraine de l’île d’Æa. Apollodore, Argonautic. lib. IV. nous a laissé un grand détail de la cérémonie de cette derniere expiation, qu’il est inutile de transcrire.

Cependant tous les coupables de meurtre involontaire n’expioient pas leur faute avec tant d’appareil ; il y en avoit qui se contentoient de se laver simplement dans une eau courante : c’est ainsi qu’Achille se purifia après avoir tué le roi des Léleges. Ovide parle de plusieurs héros qui avoient été purifiés de cette maniere ; mais il ajoûte qu’il faut être bien crédule pour se persuader qu’on puisse être purgé d’un meurtre à si peu de frais :

Ah nimiùm faciles qui tristia crimina cædis
Flumineâ tolli posse putatis aquâ.

Fast. lib. II. 45.

Les Romains, dans les beaux jours de la république, avoient pour l’expiation de l’homicide des cérémonies plus sérieuses que les Grecs. Denys d’Halicarnasse rapporte comment Horace fut expié pour avoir tué sa sœur ; voici le passage de cet historien : « Après qu’Horace fut absous du crime de parricide, le roi, convaincu que dans une ville qui faisoit profession de craindre les dieux, le jugement des hommes ne suffit pas pour absoudre un criminel, fit venir les pontifes, & voulut qu’ils appaisassent les dieux & les génies, & que le coupable passât par toutes les épreuves qui étoient en usage pour expier les crimes où la volonté n’avoit point eu de part. Les pontifes éleverent donc deux autels, l’un à Junon protectrice des sœurs, l’autre au génie du pays. On offrit sur ces autels plusieurs sacrifices d’expiation, après lesquels on fit passer le coupable sous le joug ».

La seconde sorte d’expiation publique avoit lieu dans l’apparition des prodiges extraordinaires, & étoit une des plus solennelles chez les Romains. Alors le sénat, après avoir consulté les livres sibyllins, ordonnoit des jours de jeûne, des fêtes, des prieres, des sacrifices, des lectisternes, pour détourner les malheurs dont on se croyoit menacé ; toute la ville étoit dans le deuil & dans la consternation, tous les temples étoient ornés, les sacrifices expiatoires renouvellés, & les lectisternes préparés dans les places publiques. Voyez Lectisterne.

La troisieme sorte d’expiation se pratiquoit pour purifier les villes. La plûpart avoient un jour marqué pour cette cérémonie, elle se faisoit à Rome le 5 de Février. Le sacrifice qu’on y offroit, se nommoit amburbium, selon Servius ; & les victimes que l’on immoloit, s’appelloient amburbiales, au rapport de Festus. Outre cette fête, il y en avoit une tous les cinq ans pour expier tous les citoyens de la ville ; & c’est du mot lustrare, expier, que cet espace de tems a pris le nom de lustre. Les Athéniens porterent encore plus loin ces sortes de purifications, car ils en ordonnerent pour les théatres & pour les places où se tenoient les assemblées publiques.

Une quatrieme sorte d’expiation, étoit celle des temples & des lieux sacrés : si quelque criminel y mettoit les piés, le lieu étoit profané, il falloit le purifier. Œdipe exilé de son pays, alla par hasard vers Athenes, & s’arrêta dans un bois sacré près du temple des Euménides ; les habitans sachant qu’il étoit criminel l’obligerent aux expiations nécessaires. Ces expiations consistoient à couronner des coupes sacrées, de laine récemment enlevée de la toison d’une jeune brebis ; à des libations d’eau tirées de trois sources ; à verser entierement & d’un seul jet la derniere libation, le tout en tournant le visage vers le soleil : enfin il falloit offrir trois fois neuf branches d’olivier (nombre mystérieux), en prononçant une priere aux Euménides. Œdipe, que son état rendoit incapable de faire une pareille cérémonie, en chargea Ismene sa fille.

La cinquieme & derniere sorte d’expiation publique, étoit celle des armées, qu’on purifioit avant & après le combat : c’est ce qu’on nommoit armilustrie. Homere décrit au premier livre de l’Iliade, l’expiation qu’Agamemnon fit de ses troupes. Voyez Armilustrie.

Outre ces expiations, il y en avoit encore pour être initié aux grands & petits mysteres de Cérès, à ceux de Mythra, aux Orgies, &c. Il y en avoit même pour toutes les actions de la vie un peu importantes, les noces, les sunérailles, les voyages. Enfin le peuple recouroit aux purifications dans tout ce qu’il estimoit être de mauvais augure, la rencontre d’une belette, d’un corbeau, d’un lievre ; un songe, un orage imprévû, & pareilles sottises. Il est vrai que pour ces sortes d’expiations particulieres il suffisoit quelquefois de se laver ou de changer d’habits ; d’autres fois on employoit l’eau, le sel, l’orge, le laurier & le fer pour se purifier :

Et vanum ventura hominum genus omina noctis
Farre pio placant, & saliente sale.

Tibull. lib. III. eleg. jv. vers. 5.

On croiroit, après ce détail, que tout sans exception s’expioit dans le Paganisme ; cependant on se tromperoit beaucoup, car il paroît positivement par un passage tiré du livre des Pontifes, que cite Cicéron (leg. lib. II.) qu’il y avoit chez les Romains, comme chez les Grecs, des crimes inexpiables : sacrum commissum quod neque expiari poterit, impiè commissum est : quod expiari poterit, publici sacerdotes expianto. Tel est ce passage décisif, auquel je crois pouvoir ajoûter ici le commentaire de l’auteur de l’Esprit des lois, parce que son parallele entre le Christianisme & le Paganisme sur les crimes inexpiables, est un des plus beaux morceaux de cet excellent livre ; il mériteroit d’être gravé au frontispice de tous les ouvrages théologiques sur cette importante matiere.

« La religion payenne (dit M. de Montesquieu), cette religion qui ne défendoit que quelques crimes grossiers, qui arrêtoit la main & abandonnoit le cœur, pouvoit avoir des crimes inexpiables ; mais une religion qui enveloppe toutes les passions, qui n’est pas plus jalouse des actions que des desirs & des pensées ; qui ne nous tient point attachés par quelques chaînes, mais par un nombre innombrable de fils ; qui laisse derriere elle la justice humaine, & commence une autre justice ; qui est faite pour mener sans cesse du repentir à l’amour, & de l’amour au repentir ; qui met entre le juge & le criminel un grand médiateur, entre le juste & le médiateur un grand juge : une telle religion ne doit point avoir de crimes inexpiables. Mais quoiqu’elle donne des craintes & des espérances à tous, elle fait assez sentir que s’il n’y a point de crime qui par sa nature soit inexpiable, toute une vie peut l’être ; qu’il seroit très-dangereux de tourmenter la miséricorde par de nouveaux crimes & de nouvelles expiations ; qu’inquiets sur les anciennes dettes, jamais quittes envers le Seigneur, nous devons craindre d’en contracter de nouvelles, de combler la mesure, & d’aller jusqu’au terme où la bonté paternelle finit ». Esprit des lois, liv. XXIV. ch. xiij.

Laissons au lecteur éclairé par l’étude de l’Histoire, les réflexions philosophiques qui s’offriront en foule à son esprit sur l’extravagance des expiations de tous les lieux & de tous les tems ; sur leur cours, qui s’étendit des Egyptiens aux Juifs, aux Grecs, aux Romains, &c. sur leurs différences, conformes aux climats & au génie des peuples : en un mot, sur les causes qui ont perpétué dans tout le monde la superstition du culte à cet égard, & qui ont fait prospérer le moyen commode de contracter des dettes, & de les acquitter par de vaines cérémonies.

Je sache peu de cas où l’on ait tourné les idées religieuses de l’expiation au bien de la nature humaine. En voici pourtant un exemple que je ne puis passer sous silence. Les Argiens, dit Plutarque, ayant condamné à mort quinze cents de leurs citoyens, les Athéniens qui en furent informés, frémirent d’horreur, & firent apporter les sacrifices d’expiation, afin qu’il plût aux dieux d’éloigner du cœur des Argiens une si cruelle pensée. Ils comprirent sans doute que la sévérité des peines usoit les ressorts du gouvernement ; qu’elle ne corrigeoit point les fautes ou les crimes dans leurs principes, & qu’enfin l’atrocité des lois en empêchoit souvent l’exécution. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.