L’Encyclopédie/1re édition/ETENDUE

ETENDUE, s. f. (Ordre encyclopédique, Sens, Entendement, Philosophie, Métaphysique.) On peut considérer l’étendue comme sensation, ou comme idée abstraite ; comme sensation, elle est l’effet d’une certaine action des corps sur quelques-uns de nos organes ; comme idée abstraite, elle est l’ouvrage de l’entendement qui a généralisé cette sensation, & qui en a fait un être métaphysique, en écartant toutes les qualités sensibles & actives qui accompagnent l’étendue dans les êtres matériels.

La sensation de l’étendue ne peut être définie par cela même qu’elle est sensation ; car il est de l’essence des notions particulieres immédiatement acquises par les sens, ainsi que des notions intellectuelles les plus générales formées par l’entendement, d’être les dernieres limites des définitions, & les derniers élémens dans lesquels elles doivent se résoudre. Il suffira donc de rechercher auxquels de nos sens on doit rapporter cette sensation, & quelles sont les conditions requises pour que nous puissions la recevoir.

Supposons un homme qui ait l’usage de tous ses sens, mais privé de tout mouvement, & qui n’ait jamais exercé l’organe du toucher que par l’application immobile de cet organe sur une même portion de matiere ; je dis que cet homme n’auroit aucune notion de l’étendue, & qu’il ne pourroit l’acquérir que lorsqu’il auroit commencé à se mouvoir. En effet il n’est qu’un seul moyen de connoître l’étendue d’un corps ; c’est l’application successive & continue de l’organe du toucher sur la surface de ce corps : ce ne seroit point assez que ce corps fût en mouvement tandis que l’organe seroit en repos, il faut que l’organe lui-même se meuve ; car pour connoître le mouvement il faut avoir été en mouvement, & c’est par le mouvement seul que nous sortons pour ainsi dire de nous-mêmes, que nous reconnoissons l’existence des objets extérieurs, que nous mesurons leurs dimensions, leurs distances respectives, & que nous prenons possession de l’étendue. La sensation de l’étendue n’est donc que la trace des impressions successives que nous éprouvons lorsque nous sommes en mouvement : ce n’est point une sensation simple, mais une sensation composée de plusieurs sensations de même genre ; & comme c’est par les seuls organes du toucher que nous nous mettons en mouvement, & que nous sentons que nous sommes en mouvement, il s’ensuit que c’est au toucher seul que nous devons la sensation de l’étendue. On objectera peut-être que nous recevons cette sensation par la vûe, aussi bien que par le toucher ; que l’œil embrasse un plus grand espace que la main n’en peut toucher, & qu’il mesure la distance de plusieurs objets que la main ne sauroit atteindre même avec ses instrumens. Tout cela est vrai, mais n’est vrai que de l’œil instruit par le toucher ; car l’expérience a démontré qu’un aveugle de naissance, à qui la vûe est rendue tout-à-coup, ne voit rien hors de lui, qu’il n’apperçoit aucune analogie entre les images qui se tracent dans le fond de ses yeux & les objets extérieurs qu’il connoissoit déjà par le toucher ; qu’il ne peut apprétier leurs distances ni reconnoître leur situation, jusqu’à ce qu’il ait appris à voir, c’est-à-dire à remarquer les rapports constans qui se trouvent entre les sensations de la vûe & celles du toucher : par conséquent un homme qui n’auroit jamais exercé l’organe du toucher, ne pourroit apprendre à voir ni à juger des dimensions des objets extérieurs, de leurs formes, de leurs distances, en un mot de l’étendue ; & quoiqu’on supposât en mouvement les images qui seroient tracées dans le fond de ses yeux, cependant comme il ne connoîtroit point le mouvement par sa propre expérience, ces mouvemens apparens ne lui donneroient qu’une simple idée de succession, comme feroit une suite des sons qui frapperoient successivement son oreille, ou d’odeurs qui affecteroient successivement son odorat ; mais jamais ils ne pourroient suppléer à l’expérience du toucher, jamais ils ne pourroient, au défaut de cette expérience, faire naître la perception du mouvement réel, ni par conséquent celle de l’étendue sensible. Et comment des sens aussi différens que ceux de la vûe & du toucher, pourroient-ils exciter en nous cette derniere perception ? L’œil ne voit point les choses, il ne voit que la lumiere qui lui représente les apparences des choses par diverses combinaisons de rayons diversement colorés. Toutes ces apparences sont en nous, ou plûtôt sont nous-mêmes, parce que l’organe de la vûe est purement passif ; & que ne réagissant point sur les objets, il n’éprouve aucune sorte de résistance que nous puissions rapporter à des causes extérieures : au lieu que l’organe du toucher est un organe actif qui s’applique immédiatement à la matiere, sent les dimensions & la forme des corps, détermine leurs distances & leurs situations, réagit sur eux directement & sans le secours d’aucun milieu interposé, & nous fait éprouver une résistance étrangere, que nous sommes forcés d’attribuer à quelque chose qui n’est point nous ; enfin c’est le seul sens par lequel nous puissions distinguer notre être de tous les autres êtres, nous assûrer de la réalité des objets extérieurs, les éloigner ou les rapprocher suivant les lois de la nature, nous transporter nous-mêmes d’un lieu dans un autre, & par conséquent acquérir la vraie notion du mouvement & de l’étendue.

Le mouvement entre si essentiellement dans la notion de l’étendue, que par lui seul nous pourrions acquérir cette notion, quand même il n’existeroit aucun corps sensiblement étendu. Le dernier atome qui puisse être senti par l’organe du toucher, n’est point étendu sensiblement, puisque les parties étant nécessairement plus petites que le tout, celles de cet atome échapperoient nécessairement au sens du toucher par la supposition : cependant si l’organe du toucher étant mis en mouvement se trouve affecté successivement en plusieurs points par cet atome, nous pourrons nous former par cela seul la notion de l’étendue, parce que le mouvement de l’organe & la continuité des impressions successives dont il est affecté, semblent multiplier cet atome & lui donner de l’extension. Il est donc certain que les impressions continues & successives que font les corps sur les organes du toucher mis en mouvement, constituent la vraie notion de l’étendue ; & même ces idées de mouvement & d’étendue sont tellement liées entre elles & si dépendantes l’une de l’autre, qu’on ne peut concevoir nettement aucune étendue déterminée que par la vîtesse d’un mobile qui la parcourt dans un tems donné ; & réciproquement que l’on ne peut avoir une idée précise de la vîtesse d’un mobile, que par l’étendue qu’il parcourt dans un tems donné : l’idée du tems entre donc aussi dans celle de l’étendue ; & c’est par cette raison que dans les calculs physico-mathématiques, deux de ces trois choses, tems, vîtesse, étendue, peuvent toûjours être combinées de telle façon qu’elles deviennent l’expression & la représentation de la troisieme (car je ne distingue pas ici l’étendue de l’espace absolu des Géometres, qui n’est autre chose que l’idée de l’étendue généralisée autant qu’elle peut l’être) : ces trois idées doivent être inséparables dans nos raisonnemens, comme elles le sont dans leur génération ; & elles deviennent d’autant plus lumineuses, qu’on sait mieux les rapprocher. Celles de l’espace & du tems qui semblent, à certains égards, d’une nature entierement opposée, ont plus de rapports entr’elles qu’on ne le croiroit au premier coup-d’œil. Nous concevons l’étendue abstraite ou l’espace, comme un tout immense, inaltérable, inactif, qui ne peut ni augmenter, ni diminuer, ni changer, & dont toutes les parties sont supposées co-exister à la fois dans une éternelle immobilité : au contraire toutes les parties du tems semblent s’anéantir & se reproduire sans cesse ; nous nous le représentons comme une chaine infinie, dont il ne peut exister à-la-fois qu’un seul point indivisible, lequel se lie avec celui qui n’est déjà plus, & celui qui n’est pas encore. Cependant, quoique les parties de l’étendue abstraite ou de l’espace soient supposées permanentes, on peut y concevoir de la succession, lorsqu’elles sont parcourues par un corps en mouvement ; & quoique les parties du tems semblent fuir sans cesse & s’écouler sans interruption, l’espace parcouru par un corps en mouvement fixe, pour ainsi dire, la trace du tems, & donne une sorte de consistance à cette abstraction legere & fugitive. Le mouvement est donc le nœud qui lie les idées si différentes en apparence du tems & de l’espace, comme il est le seul moyen par lequel nous puissions acquérir ces deux idées, & le seul phénomene qui puisse donner quelque réalité à celle du tems.

On pourroit encore assigner un grand nombre d’autres rapports entre le tems & l’espace ; mais il suffira de parcourir ceux qui peuvent jetter quelque lumiere sur la nature de l’étendue. L’espace & le tems sont le lien de toutes choses ; l’un embrasse toutes les co-existences possibles ; l’autre toutes les successions possibles. Le tems est supposé couler avec une vîtesse constante & uniforme, par cela même qu’on en fait l’unité de mesure de toute succession ; car il est de l’essence de toute unité de mesure d’être uniforme : de même l’espace est supposé uniforme dans tous ses points, parce qu’il est avec le tems la mesure du mouvement ; d’ailleurs cette uniformité du tems & de l’espace ne pourroit être altérée que par des existences réelles, que l’abstraction exclut formellement de ces deux idées. Par la même raison ces deux idées sont indéterminées, tant qu’elles sont considérées hors des êtres physiques, desquels seuls elles peuvent recevoir quelque détermination. L’une & l’autre considérées dans les choses, sont composées de parties qui ne sont point similaires avec leur tout, c’est-à-dire que toutes les parties de l’étendue & de la durée sensibles, ne sont point étendue & durée ; car puisque l’idée de succession entre nécessairement dans l’idée de durée, cette partie de la durée qui répond à une perception simple, & dans laquelle nous ne concevons aucune succession, n’est point durée ; & l’atome de matiere dans lequel nos sens ne peuvent distinguer de parties, n’est point sensiblement étendu. J’ai grand soin de distinguer l’étendue abstraite de l’étendue sensible, parce que ce sont en effet des acceptions très-différentes du même mot. La véritable étendue sensible, c’est l’étendue palpable : elle consiste dans les sensations qu’excitent en nous les surfaces des corps parcourues par le toucher. L’étendue visible, si l’on veut absolument en admettre une, n’est point une sensation directe, mais une induction fondée sur la correspondance de nos sensations, & par laquelle nous jugeons de l’étendue palpable d’après certaines apparences présentes à nos yeux. Enfin l’étendue abstraite est l’idée des dimensions de la matiere, séparées par une abstraction métaphysique de toutes les qualités sensibles des corps, & par conséquent de toute idée de limites, puisque l’étendue ne peut être limitée en effet que par des qualités sensibles. Il seroit à souhaiter que chacune de ces diverses acceptions eût un terme propre pour l’exprimer : mais soit que l’on consente ou que l’on refuse de remédier à la confusion des signes, il est très-important d’éviter la confusion des idées ; & pour l’éviter il faut, toutes les fois que l’on parle de l’étendue, commencer par déterminer le sens précis qu’on attache à ce mot. Par cette seule précaution une infinité de disputes qui partagent tous les jours le monde philosophe, se trouveroient décidées ou écartées. On demande si l’étendue est divisible à l’infini : mais veut-on parler du phénomene sensible, ou bien de l’idée abstraite de l’étendue ? Il est évident que l’étendue physique, celle que nous connoissons par les sens, & qui semble appartenir de plus près à la matiere, n’est point divisible à l’infini ; puisqu’après un certain nombre de divisions, le phénomene de l’étendue s’évanoüit, & tombe dans le néant relativement à nos organes. Est-ce seulement de l’idée abstraite de l’étendue qu’on entend parler ? Alors comme il entre de l’arbitraire dans la formation de nos idées abstraites, je dis que de la définition de celle-ci doit être déduite la solution de la question sur l’infinie divisibilité. Si l’on veut que toute partie intelligible de l’étendue soit de l’étendue, la divisibilité à l’infini aura lieu ; car comme les parties divisées intellectuellement peuvent être représentées par une suite infinie de nombres, elles n’auront pas plus de limites que ces nombres, & seront infinies dans le même sens, c’est-à-dire que l’on ne pourra jamais assigner le dernier terme de la division. Une autre définition de l’étendue abstraite auroit conduit à une autre solution. La question sur l’infinité actuelle de l’étendue se resoudroit de la même maniere : elle dépend, à l’égard de l’étendue sensible, d’une mesure actuelle qu’il est impossible de prendre ; & l’étendue abstraite n’est regardée comme infinie, que parce qu’étant séparée de tous les autres attributs de la matiere, elle n’a rien en elle-même, comme nous l’avons déjà remarqué, qui puisse la limiter ni la déterminer. On demande encore si l’étendue constitue ou non l’essence de la matiere ? Je réponds d’abord que le mot essence est équivoque, & qu’il faut en déterminer la signification avant de l’employer. Si la question proposée se réduit à celle-ci, l’étendue est-elle un attribut de la matiere, tel que l’on puisse en déduire par le raisonnement tous ses autres attributs ? Il est clair dans ce sens que l’étendue, de quelque façon qu’on la prenne, ne constitue point l’essence de la matiere ; puisqu’il n’est pas possible d’en déduire l’impénétrabilité, ni aucune des forces qui appartiennent à tous les corps connus. Si la question proposée revient à celle-ci : est-il possible de concevoir la matiere sans étendue ? Je réponds que l’idée que nous nous faisons de la matiere est incomplete toutes les fois que nous omettons par ignorance ou par oubli quelqu’un de ses attributs ; mais que l’étendue n’est pas plus essentielle à la matiere, que ses autres qualités : elles dépendent toutes, ainsi que l’étendue, de certaines conditions pour agir sur nous. Lorsque ces conditions ont lieu, elles agissent sur nous aussi nécessairement que l’étendue, & toutes, sans excepter l’étendue, ne different entr’elles que par les différentes impressions dont elles affectent nos organes. Je ne conçois donc pas dans quel sens de très-grands métaphysiciens ont cru & voulu faire croire que l’étendue étoit une qualité premiere qui résidoit dans les corps telle précisément, & sous la même forme qu’elle réside dans nos perceptions ; & qu’elle étoit distinguée en cela des qualités secondaires, qui, selon eux, ne ressemblent en aucune maniere aux perceptions qu’elles excitent. Si ces métaphysiciens n’entendoient parler que de l’étendue sensible, pourquoi refusoient-ils le titre de qualités premieres à toutes les autres qualités sensibles ? & s’ils ne parloient que de l’étendue abstraite, comment vouloient-ils transporter nos idées dans la matiere, eux qui avoient une si grande répugnance à y reconnoître quelque chose de semblable à nos sensations ? La cause d’une telle contradiction ne peut venir que de ce que le phénomene de l’étendue ayant un rapport immédiat au toucher, celui de tous nos sens qui semble nous faire le mieux connoître la réalité des choses, & un rapport indirect à la vûe, celui de tous nos sens qui est le plus occupé, le plus sensible, qui conserve le plus long-tems les impressions des objets, & qui fournit le plus à l’imagination, nous ne pouvons guere nous représenter la matiere sans cette qualité toûjours présente à nos sens extérieurs & à notre sens intérieur ; & de-là on l’a regardée comme une qualité premiere & principale, comme un attribut essentiel, ou plûtôt comme l’essence même des corps, & l’on a fait dépendre l’unité de la nature de l’extension & de la continuité des parties de la matiere, au lieu d’en reconnoître le principe dans l’action que toutes ces parties exercent perpétuellement les unes sur les autres, qu’elles exercent même jusque sur nos organes, & qui constitue la véritable essence de la matiere relativement à nous.

Au reste comme il faut être de bonne foi en toutes choses, j’avoue que les questions du genre de celles que je viens de traiter, ne sont pas à beaucoup près aussi utiles qu’elles sont épineuses ; que les erreurs en pareille matiere intéressent médiocrement la société ; & que l’avancement des sciences actives qui observent & découvrent les propriétés des êtres, qui combinent & multiplient leurs usages, nous importe beaucoup plus que l’avancement des sciences contemplatives, qui se bornent aux pures idées. Il est bon, il est même nécessaire de comparer les êtres, & de généraliser leurs rapports ; mais il n’est pas moins nécessaire, pour employer avantageusement ces rapports généralisés, de ne jamais perdre de vûe les objets réels auxquels ils se rapportent, & de bien marquer le terme où l’abstraction doit enfin s’arrêter. Je crois qu’on est fort près de ce terme toutes les fois qu’on est parvenu à des vérités identiques, vagues, éloignées des choses, qui conserveroient leur inutile certitude dans tout autre univers gouverné par des lois toutes différentes, & qui ne nous sont d’aucun secours pour augmenter notre puissance & notre bien-être dans ce monde où nous vivons. Cet article est de M. Guenaut, éditeur de la collection académique ; ouvrage sur l’importance & l’utilité duquel il ne reste rien à ajoûter, après le discours plein de vûes saines & d’idées profondes que l’éditeur a mis à la tête des trois premiers volumes qui viennent de paroître.

Sur l’étendue géométrique, & sur la maniere dont les Géometres la considerent, voyez l’art. Géométrie, auquel cette discussion appartient immédiatement.

Etendue, (Voix.) La nature a donné à la voix humaine une étendue fixe de tons ; mais elle en a varié le son à l’infini, comme les phisionomies.

De la même maniere qu’elle s’est assujettie à certaines proportions constantes dans la formation de nos traits, elle s’est aussi attachée à nous donner un certain nombre de tons qui nous servissent à exprimer nos différentes sensations ; car le chant est le premier langage de l’homme. Voyez Chant.

Mais ce chant formé de sons qui tiennent de la nature l’expression du sentiment qui leur est propre, a plus ou moins de force, plus ou moins de douceur, &c. le volume de la voix qui le forme, est ou large ou étroit, lourd ou leger : l’impression qu’il fait sur notre oreille, a des degrés d’agrément ; il étonne ou flate, il touche ou il egaye. Voyez Son. Or dans toutes ces différences il y a dans la voix bien organisée qui les produit, un nombre fixe de tons qui forment son étendue, comme dans tous les visages il y a un nombre constant de traits qui forme leur ensemble. Lorsque le chant est devenu un art, l’expérience a décomposé les voix différentes de l’homme, pour en établir la qualité & en apprécier la valeur. Nos Musiciens en France n’ont consulté que la nature, & voici la division qui leur sert de regle.

Dans les voix des femmes, le premier & le second. dessus : ce dernier est aussi appellé bas-dessus. On donne le même nom & on divise de la même maniere les voix des enfans avant la mue. Voyez Mue.

Les voix d’homme sont tailles ou haute-contres, ou basse-tailles ou basse-contres. Nous regardons comme inutiles les concordans & les faussets.

Nous n’admettons donc en France dans la composition de notre musique vocale, que six sortes de voix, deux dans les femmes, & quatre dans les hommes. La connoissance de leur étendue est nécessaire aux compositeurs : on va l’expliquer par ordre.

Premier dessus chantant : clé de sol sur la seconde ligne, parcourt depuis l’ut au-dessous de la clé, jusqu’au la octave au-dessus de celui de la clé ; ce qui fait diatoniquement dix tons & demi.

Second dessus, ou bas-dessus chantant : clé d’ut sur la premiere ligne, donne le sol en-bas au-dessous de la clé, & monte jusqu’au sa octave de celui de la clé ; ce qui fait diatoniquement onze tons.

Cette espece de voix est très-rare ; on en donne mal-à-propos le nom à des organes plus volumineux & moins étendus que les premiers dessus ordinaires, parce qu’on ne sait quel nom leur donner.

Je dois au surplus avertir que je parle ici, 1° des voix en général : il y en a de plus étendues ; mais c’est le très-petit nombre, & les observations dans les arts ne doivent s’arrêter que sur les points généraux : les regles ont des vûes universelles, les cas particuliers ne forment que des exceptions sans conséquence. 2° Qu’en fixant diatoniquement l’étendue ordinaire des voix, on les suppose au ton de l’opéra, par exemple. Il n’y en a point qui, en prenant le ton qui lui est le plus favorable, ne parcoure sans peine à-peu-près deux octaves. Mais elles se trouvent resserrées ou dans le haut ou dans le bas, lorsqu’elles sont obligées de s’assujettir au ton général établi ; & c’est de ce ton général qu’il est nécessaire de partir pour se former des idées exactes des objets qu’on veut faire connoître.

La haute-contre : clé d’ut sur la troisieme ligne. Son étendue doit être depuis l’ut au-dessous de la clé, jusqu’à l’ut au-dessus ; ce qui fait deux octaves pleines, ou douze tons. Voyez Haute-contre.

Taille : clé d’ut sur la quatrieme ligne. Elle doit donner l’ut au-dessous de la clé, & le la au-dessus ; ce qui fait diatoniquement dix tons & demi.

Cette espece de voix est la plus ordinaire à l’homme ; on s’en sert peu cependant pour nos théatres & pour notre musique latine. On croit en avoir appercû la cause, 1° dans son étendue, moindre que celle de la haute-contre & de la basse-taille : 2° dans l’espece de ressemblance qu’elle a avec elles. La taille ne forme point le contraste que les sons de la basse-taille & de la haute-contre ont naturellement entr’eux ; ce qui donne au chant une variété nécessaire.

Basse-taille : clé de fa sur la quatrieme ligne, donne le sol au-dessous de la clé, & le fa ♯ au-dessus : diatoniquement onze tons & demi. Voyez Basse-taille.

Basse-contre : même clé & même portée en-bas que la basse-taille, mais ne donne que le mi en-haut. Le volume plus large, s’il est permis de se servir de cette expression, en fait une seconde différence. On fait usage de ces voix dans les chœurs ; elles remplissent & soûtiennent l’harmonie : on en a trop peu à l’opéra, l’effet y gagneroit. Voyez Instrument.

On a déjà dit que le concordant & le fausset étoient regardés comme des voix bâtardes & inutiles. Le premier est une sorte de taille qui chante sur la même clé, & qui ne va que depuis l’ut au-dessous de la clé, jusqu’au sa au-dessus : huit tons & demi diatoniquement.

On voit par le seul exposé, combien on a abusé de nos jours de l’ignorance de la multitude à l’égard d’une voix très-précieuse que nous avons perdue. On veut parler ici de celle du sieur Lepage, qu’on disoit tout-haut n’être qu’un concordant, & qui étoit en effet la plus legere, la mieux timbrée & la moins lourde basse-taille que la nature eût encore offerte en France à l’art de nos Musiciens. Ce chanteur parcouroit d’une voix égale & aisée, plus de tons que n’en avoient encore parcouru nos voix de ce genre les plus vantées. Il avoit de plus une grande facilité pour les traits de chant, qui seuls peuvent l’embellir & le rendre agréable. On lui refusoit l’expression, l’action théatrale, les graces de la déclamation : peut-être en effet n’étoit-il que médiocre dans ces parties ; mais quelle voix ! & il faut premierement chanter, & avoir dequoi chanter à l’opéra.

Le fausset est une voix de dessus factice ; elle parcourt avec un son aigre les mêmes intervalles que les voix de dessus. Il y a des chanteurs qui se le donnent, en conservant la voix qu’ils avoient avant la mue. Voyez Mue. D’autres l’ajoûtent à leur voix naturelle, & c’est une misérable imitation de ce que l’art a la cruauté de pratiquer en Italie.

C’est-là qu’un ancien usage a prévalu sur l’humanité ; une opération barbare y produit des voix de dessus, qu’on croit fort supérieures aux voix que la nature a voulu faire ; & de ce premier écart on a passé bientôt à un abus dont les inconvéniens surpassent de beaucoup les avantages qu’on en retire.

On a vû plus haut quelle est l’étendue déterminée par la nature des voix de dessus. Les musiciens d’Italie ont trouvé cette étendue trop resserrée ; ils ont travaillé dès l’enfance les voix des castrati, & à force d’art ils ont crû en écarter les bornes, parce qu’ils ont enté deux voix factices & tout-à-fait étrangeres, sur la voix donnée. Mais ces trois voix de qualités inégales, laissent toûjours sentir une dissemblance qui montre l’art à découvert, & qui par conséquent dépare toûjours la nature.

L’étendue factice des voix procurée par l’art, ne pouvoit pas manquer d’exciter l’ambition des femmes, qui se destinant au chant, n’avoient cependant qu’une voix naturelle. Dés qu’un dessus artificiel fournissoit (n’importe comment) plusieurs tons dans le haut & dans le bas, qui excédoient l’étendue d’un dessus naturel, il s’ensuivoit que celui-ci paroissoit lui être inférieur, & devenoit en effet moins utile. Les compositeurs resserrés dans les bornes de dix tons & demi, prescrites par la nature, se trouvoient bien plus à leur aise avec des voix factices, qui leur donnoient la liberté de se joüer d’une plus grande quantité d’intervalles, & qui rendoient par conséquent leurs compositions beaucoup plus extraordinaires & infiniment moins difficiles. Les voix de femme, si bien faites pour porter l’émotion jusqu’au fond de nos cœurs, n’étoient plus dans leur état naturel qu’un obstacle aux écarts des musiciens ; & ils les auroient abandonnées à perpétuité pour se servir des castrati (qu’on a d’ailleurs employés de tous les tems en femmes sur les théatres d’Italie), si elles n’avoient eu l’adresse & le courage de gâter leurs voix pour s’accommoder aux circonstances.

Ainsi à force d’art, de travail & de constance, elles ont calqué sur leurs voix plusieurs tons hauts & bas au-dessus & au-dessous du diapason naturel. L’art est tel dans les grands talens, qu’il enchante les Italiens habitues à ces sortes d’écarts, & qu’il surprend & flate même les bonnes oreilles françoises. Avec cet artifice les femmes se sont soûtenues au théatre, dont elles auroient été bannies, & elles y disputent de talent & de succès avec ces especes bisarres que l’inhumanité leur a donné pour rivales. Voyez Chanteur, Chantre.

A la suite de ces détails, qu’il soit permis de faire deux réflexions. La premiere est suggérée par les principes de l’art. Il n’est & ne doit être qu’une agréable imitation de la nature ; ainsi le chant réduit en regles, soûmis à des lois, ne peut être qu’un embellissement du son de la voix humaine ; & ce son de la voix n’est & ne doit être que l’expression du sentiment, de la passion, du mouvement de l’ame, que l’art a intention d’imiter : or il n’est point de situation de l’ame que l’organe, tel que la nature l’a donné, ne puisse rendre.

Puisque le son de la voix (ainsi qu’on l’a dit plus haut, & qu’on le prouve à l’article Chant) est le premier langage de l’homme, les différens tons qui composent l’étendue naturelle de sa voix, sont donc relatifs aux différentes expressions qu’il peut avoir à rendre, & suffisans pour les rendre toutes. Les tons divers que l’art ajoûte à ces premiers tons donnés, sont donc, 1° superflus ; 2° il faut encore qu’ils soient tout-à-fait sans expression, puisqu’ils sont inconnus, étrangers, inutiles à la nature. Ils ne sont donc qu’un abus de l’art, & tels que le seroient dans la Peinture, des couleurs factices, que les diverses modifications de la lumiere naturelle ne sauroient jamais produire.

La seconde réflexion est un cri de douleur & de pitié sur les égaremens & les préjugés qui subjuguent quelquefois des nations entieres, & qui détruisent leur sensibilité au point de leur laisser voir de sang-froid les usages les plus barbares. L’humanité, la raison, la religion, sont également outragées par les voix factices, qu’on fait payer si cher aux malheureux à qui on les donne. C’est sur les noirs autels de l’avarice que des peres cruels immolent eux-mêmes leurs fils, leur postérité, & peut-être des citoyens qu’on auroit vû quelque jour la gloire & l’appui de leur patrie.

Qu’on ne croye pas, au reste, qu’une aussi odieuse cruauté produise infailliblement le fruit qu’on en espere ; de deux mille victimes sacrifiées au luxe & aux bisarreries de l’art, à peine trouve-t-on trois sujets qui réunissent le talent & l’organe : tous les autres, créatures oisives & languissantes, ne sont plus que le rebut des deux sexes ; des membres paralytiques de la société ; un fardeau inutile & flétrissant de la terre qui les a produits, qui les nourrit, & qui les porte. Voyez Egalité, Son, Voix, Maître à chanter. (B)