L’Encyclopédie/1re édition/ELÉATIQUE

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* ELÉATIQUE, (secte) Hist. de la Philosophie. La secte éléatique fut ainsi appellée d’Elée, ville de la grande Grece, où naquirent Parménide, Zénon, & Leucippe, trois célebres défenseurs de la philosophie dont nous allons parler.

Xénophane de Colophone passe pour le fondateur de l’Eléatisme. On dit qu’il succéda à Telauge fils de Pythagore, qui enseignoit en Italie la doctrine de son pere. Ce qu’il y a de certain, c’est que les Eléatiques furent quelquefois appellés Pythagoriciens.

Il se fit un grand schisme dans l’école éléatique, qui la divisa en deux sortes de philosophes qui conserverent le même nom, mais dont les principes furent aussi opposés qu’il étoit possible qu’ils le fussent ; les uns se perdant dans des abstractions, & élevant la certitude des connoissances métaphysiques aux dépens de la science des faits, regarderent la physique expérimentale & l’étude de la nature comme l’occupation vaine & trompeuse d’un homme qui, portant la vérité en lui-même, la cherchoit au-dehors, & devenoit de propos délibéré le joüet perpétuel de l’apparence & des phantômes : de ce nombre furent Xénophane, Parménide, Mélisse, & Zénon ; les autres, au contraire, persuadés qu’il n’y a de vérité que dans les propositions fondées sur le témoignage de nos sens, & que la connoissance des phénomenes de la nature est la seule vraie philosophie, se livrerent tout entiers à l’étude de la Physique : & l’on trouve à la tête de ceux-ci les noms célebres de Leucippe, de Démocrite, de Protagoras, de Diagoras, & d’Anaxarque. Ce schisme nous donne la division de l’histoire de la philosophie éléatique, en histoire de l’Eléatisme métaphysique, & en histoire de l’Eléatisme physique.

Histoire des éléatiques métaphysiciens. Xénophane vécut si long-tems, qu’on ne sait à quelle année rapporter sa naissance. La différence entre les historiens est de vingt olympiades : mais il est difficile d’en trouver une autre que la cinquante-sixieme, qui satisfasse à tous les faits donnés. Xénophane, né dans la cinquante-sixieme olympiade, put apprendre les élémens de la Grammaire, tandis qu’Anaximandre fleurissoit ; entrer dans l’école pythagoricienne à l’âge de vingt-cinq ans, professer la philosophie jusqu’à l’âge de quatre-vingt-douze, être témoin de la défaite des Perses à Platée & à Marathon, voir le regne d’Hiéron, avoir Empedocle pour disciple, atteindre le commencement de la quatre-vingt-unieme olympiade, & mourir âgé de cent ans.

Xénophane n’eut point de maître. Persécuté dans sa patrie, il se retira à Zancle ou à Catane dans la Sicile. Il étoit poëte & philosophe. Réduit à la derniere indigence, il alla demander du pain à Hiéron. Demander du pain à un tyran ! il valoit encore mieux chanter ses vers dans les rues ; cela eût été plus honnête & plus conforme aux mœurs du tems. Indigné des fables qu’Homere & Hésiode avoient débitées sur le compte des dieux, il écrivit contre ces deux poëtes ; mais les vers d’Hésiode & d’Homere sont parvenus jusqu’à nous, & ceux de Xénophane sont tombés dans l’oubli. Il combattit les principes de Thalès & de Pythagore ; il harcela un peu le philosophe Epiménide ; il écrivit l’histoire de son pays ; il jetta les fondemens d’une nouvelle philosophie dans un ouvrage intitulé de la nature. Ses disputes avec les philosophes de son tems, servirent aussi d’aliment à la mauvaise humeur de Timon ; je veux dire que le misantrope s’en réjoüissoit intérieurement, quoiqu’il en parût fâché à l’extérieur.

Nous n’avons point les ouvrages des Eléatiques ; & l’on accuse ceux d’entre les anciens qui ont fait mention de leurs principes, d’avoir mis peu d’exactitude & de fidélité dans l’exposition qu’ils nous en ont laissée. Il y a toute apparence que les Eléatiques avoient la double doctrine. Voici tout ce qu’on a pu recueillir de leur métaphysique & de leur physique.

Métaphysique de Xénophane. Rien ne se fait de rien. Ce qui est a donc toûjours été : mais ce qui est éternel est infini ; ce qui est infini est un : car où il y a dissimilitude, il y a pluralité. Ce qui est éternel, infini, un, par-tout le même, est aussi immuable & immobile : car s’il pouvoit changer de lieu, il ne seroit pas infini ; & s’il pouvoit devenir autre, il y auroit en lui des choses qui commenceroient, & des choses qui finiroient sans cause ; il se feroit quelque chose de rien, & rien de quelque chose ; ce qui est absurde. Il n’y a qu’un être qui soit éternel, infini, un, immuable, immobile, tout ; & cet être est Dieu. Dieu n’est point corps ; cependant sa substance s’étendant également en tout sens, remplit un espace immense sphérique. Il n’a rien de commun avec l’homme. Dieu voit tout, entend tout, est présent à tout ; il est en même tems l’intelligence, la durée, la nature ; il n’a point notre forme ; il n’a point nos passions ; ses sens ne sont point tels que les nôtres.

Ce système n’est pas éloigné du Spinosisme. Si Xénophane semble reconnoître deux substances dont l’union intime constitue un tout, qu’il appelle l’univers ; d’un autre côté l’une de ces substances est figurée, & ne peut, selon ce philosophe, se concevoir distinguée & séparée de l’autre que par abstraction. Leur nature n’est pas essentiellement différente ; d’ailleurs cette ame de l’univers que Xénophane paroît avoir imaginée, & que tous les Philosophes qui l’ont suivi ont admise, n’étoit rien de ce que nous entendons par un esprit.

Physique de Xénophane. Il n’y a qu’un univers ; mais il y a une infinité de mondes. Comme il n’y a point de mouvement vrai, il n’y a en effet ni génération, ni dépérissement, ni altération. Il n’y a ni commencement, ni fin de rien, que des apparences. Les apparences sont les seules processions réelles de l’état de possibilité à l’état d’existence, & de l’état d’existence à celui d’annihilation. Les sens ne peuvent nous élever à la connoissance de la raison premiere de l’univers. Ils nous trompent nécessairement sur ses lois. Il ne nous vient de science solide que de la raison ; tout ce qui n’est fondé que sur le témoignage des sens est opinion. La Métaphysique est la science des choses ; la Physique est l’étude des apparences. Ce que nous appercevons en nous, est ; ce que nous appercevons hors de nous, nous paroît. Mais la seule vraie philosophie est des choses qui sont, & non de celles qui paroissent.

Malgré ce mépris que les Eléatiques faisoient de la science des faits & de la connoissance de la nature, ils s’en occupoient sérieusement ; ils en jugeoient seulement moins favorablement que les philosophes de leur tems. Ils auroient été d’accord avec les Pyrrhoniens sur l’incertitude du rapport des sens ; mais ils auroient défendu contre eux l’infaillibilité de la raison.

Il y a, disoient les Eléatiques, quatre élémens ; ils se combinent pour former la terre. La terre est la matiere de tous les êtres. Les astres sont des nuages enflammés : ces gros charbons s’éteignent le jour & s’allument la nuit. Le Soleil est un amas de particules ignées, qui se détruit & se reforme en 24 heures ; il se leve le matin comme un grand brasier allumé de vapeurs récentes : ces vapeurs se consument à mesure que son cours s’avance ; le soir il tombe épuisé sur la terre ; son mouvement se fait en ligne droite : c’est la distance qui donne à l’espace qu’il parcourt, une courbure apparente. Il y a plusieurs Soleils ; chaque climat, chaque zone a le sien. La Lune est un nuage condensé ; elle est habitée ; il y a des régions, des villes. Les nuées ne sont que des exhalaisons, que le Soleil attire de la surface de la terre ; est-ce l’affluence des mixtes qui se précipitent dans les mers qui les sale ? Les mers ont couvert toute la terre ; ce phénomene est démontré par la présence des corps marins sur sa surface & dans ses entrailles. Le genre humain finira lorsque la terre étant entraînée au fond des mers, cet amas d’eau se répandra également par-tout, détrempera le globe, & n’en formera qu’un bourbier ; les siecles s’écouleront, l’immense bourbier se séchera, & les hommes renaîtront. Voilà la grande révolution de tous les êtres.

Ne perdons point de vûe au milieu de ces puérilités, plusieurs idées qui ne sont point au-dessous de la philosophie de nos tems ; la distinction des élémens, leur combinaison, d’où résulte la terre ; la terre, principe général des corps ; l’apparence circulaire, effet de la grande distance ; la pluralité des mondes & des Soleils ; la Lune habitée ; les nuages formés des exhalaisons terrestres ; le séjour de la mer sur tous les points de la surface de la terre. Il étoit difficile qu’une science qui en étoit à son alphabet, rencontrât un plus grand nombre de vérités ou d’idées heureuses.

Tel étoit l’état de la philosophie éléatique, lorsque Parménide naquit. Il étoit d’Elée. Il eut Zénon pour disciple. Il s’entretint avec Socrate. Il écrivit sa philosophie en vers ; il ne nous en reste que des lambeaux si décousus, qu’on n’en peut former aucun ensemble systématique. Il y a de l’apparence qu’il donna aussi la préférence à la raison sur les sens ; qu’il regarda la Physique comme la science des opinions, & la Métaphysique comme la science des choses, & qu’il laissa l’Eléatisme spéculatif où il en étoit ; à moins qu’on ne veuille s’en rapporter à Platon, & attribuer à Parménide tout ce que le Platonisme a débité depuis sur les idées. Parménide se fit un système de physique particulier. Il regarda le froid & le chaud, ou la terre & le feu, comme les principes des êtres ; il découvrit que le Soleil & la Lune brilloient de la même lumiere, mais que l’éclat de la Lune étoit emprunté ; il plaça la terre au centre du monde ; il attribua son immobilité à sa distance égale en tout sens, de chacun des autres points de l’univers. Pour expliquer la génération des substances qui nous environnent, il disoit : le feu a été appliqué à la terre, le limon s’est échauffé, l’homme & tout ce qui a vie a été engendré ; le monde finira ; la portion principale de l’ame humaine est placée dans le cœur.

Parménide naquit dans la soixante-neuvieme olympiade. On ignore le tems de sa mort. Les Eléens l’appellerent au gouvernement ; mais des troubles populaires le dégoûterent bien-tôt des affaires publiques, & il se retira pour se livrer tout entier à la Philosophie.

Mélisse de Samos fleurit dans la 84e olympiade. Il fut homme d’état, avant que d’être philosophe. Il eût peut-être été plus avantageux pour les peuples qu’il eût commencé par être philosophe, avant que d’être homme d’état. Il écrivit dans sa retraite de l’être & de la nature. Il ne changea rien à la philosophie de ses prédécesseurs : il croyoit seulement que la nature des dieux étant incompréhensible, il falloit s’en taire, & que ce qui n’est pas est impossible ; deux principes, dont le premier marque beaucoup de retenue, & le second beaucoup de hardiesse. On croit que ce fut notre philosophe qui commandoit les Samiens, lorsque leur flote battit celle des Athéniens.

Zénon l’éléatique fut un beau garçon, que Parménide ne reçut pas dans son école sans qu’on en médît. Il se mêla aussi des affaires publiques, avant que de s’appliquer à l’étude de la philosophie. On dit qu’il se trouva dans Agrigente, lorsque cette ville gémissoit sous la tyrannie de Phalaris ; qu’ayant employé sans succès toutes les ressources de la philosophie pour adoucir cette bête féroce, il inspira à la jeunesse l’honnête & dangereux dessein de s’en délivrer ; que Phalaris instruit de cette conspiration, fit saisir Zénon & l’exposa aux plus cruels tourmens, dans l’espérance que la violence de la douleur lui arracheroit les noms de ses complices ; que le philosophe ne nomma que le favori du tyran ; qu’au milieu des supplices, son éloquence réveilla les lâches Agrigentins ; qu’ils rougirent de s’abandonner eux-mêmes, tandis qu’un étranger expiroit à leurs yeux, pour avoir entrepris de les tirer de l’esclavage ; qu’ils se soûleverent brusquement, & que le tyran fut assommé à coups de pierre. Les uns ajoûtent qu’ayant invité Phalaris à s’approcher, sous prétexte de lui révéler tout ce qu’il desiroit savoir, il le mordit par l’oreille, & ne lâcha prise qu’en mourant sous les coups que les boureaux lui donnerent. D’autres que, pour ôter à Phalaris toute espérance de connoître le fond de la conjuration, il se coupa la langue avec les dents, & la cracha au visage du tyran. Mais quelque honneur que la Philosophie puisse recueillir de ces faits, nous ne pouvons nous en dissimuler l’incertitude. Zénon ne vécut ni sous Phalaris, ni sous Denis ; & l’on raconte les mêmes choses d’Anaxarque.

Zénon étoit grand dialecticien. Il avoit divisé sa logique en trois parties. Il traitoit dans la premiere de l’art de raisonner ; dans la seconde, de l’art de dialoguer ; & dans la troisieme, de l’art de disputer. Il n’eut point d’autre métaphysique que celle de Xénophane. Il combattit la réalité du mouvement. Tout le monde connoît son sophisme de la tortue & d’Achille. « Il disoit, si je souffre sans indignation l’injure du méchant, je serai insensible à la loüange de l’honnête homme ». Sa physique fut la même que celle de Parménide. Il nia le vuide. S’il ajoûta au froid & au chaud l’humide & le sec, ce ne fut pas proprement comme quatre différens principes, mais comme quatre effets de deux causes, la terre & le feu.

Histoire des Eléatiques physiciens. Leucippe d’Abdere, disciple de Mélisse & de Zénon, & maître de Démocrite, s’apperçut bien-tôt que la méfiance outrée du témoignage des sens détruisoit toute philosophie, & qu’il valoit mieux rechercher en quelles circonstances ils nous trompoient, que de se persuader à soi-même & aux autres par des subtilités de Logique qu’ils nous trompent toûjours. Il se dégoûta de la métaphysique de Xénophane, des idées de Platon, des nombres de Pythagore, des sophismes de Zénon, & s’abandonna tout entier à l’étude de la nature, à la connoissance de l’univers, & à la recherche des propriétés & des attributs des êtres. Le seul moyen, disoit-il, de réconcilier les sens avec la raison, qui semblent s’être brouillés depuis l’origine de la secte éléatique, c’est de recueillir des faits & d’en faire la base de la spéculation. Sans les faits, toutes les idées systématiques ne portent sur rien : ce sont des ombres inconstantes qui ne se ressemblent qu’un instant.

On peut regarder Leucippe comme le fondateur de la philosophie corpusculaire. Ce n’est pas qu’avant lui on n’eût considéré les corps comme des amas de particules ; mais il est le premier qui ait fait de la combinaison de ces particules, la cause universelle de toutes choses. Il avoit pris la métaphysique en une telle aversion, que pour ne rien laisser, disoit-il, d’arbitraire dans sa philosophie, il en avoit banni le nom de Dieu. Les philosophes qui l’avoient précédé, voyoient tout dans les idées ; Leucippe ne voulut rien admettre que ce qu’il observeroit dans les corps. Il fit tout émaner de l’atome, de sa figure, & de son mouvement. Il imagina l’atomisme ; Démocrite perfectionna ce système ; Epicure le porta jusqu’où il pouvoit s’élever. Voyez Atomisme.

Leucippe & Démocrite avoient dit que les atomes différoient par le mouvement, la figure, & la masse, & que c’étoit de leur co-ordination que naissoient tous les êtres. Epicure ajoûta qu’il y avoit des atomes d’une nature si hétérogene, qu’ils ne pouvoient ni se rencontrer, ni s’unir. Leucippe & Démocrite avoient prétendu que toutes les molécules élémentaires avoient commencé par se mouvoir en ligne droite. Epicure remarqua que si elles avoient commencé à se mouvoir toutes en ligne droite, elles n’auroient jamais changé de direction, ne se seroient point choquées, ne se seroient point combinées, & n’auroient produit aucune substance : d’où il conclut qu’elles s’étoient mûes dans des directions un peu inclinées les unes aux autres, & convergentes vers quelque point commun, à-peu-près comme nous voyons les graves tomber vers le centre de la terre. Leucippe & Démocrite avoient animé leurs atomes d’une même force de gravitation. Epicure fit graviter les siens diversement. Voilà les principales différences de la philosophie de Leucippe & d’Epicure, qui nous soient connues.

Leucippe disoit encore : l’univers est infini. Il y a un vuide absolu, & un plein absolu : ce sont les deux portions de l’espace en général. Les atomes se meuvent dans le vuide. Tout naît de leurs combinaisons. Ils forment des mondes, qui se résolvent en atomes. Entraînés autour d’un centre commun, ils se rencontrent, se choquent, se séparent, s’unissent ; les plus legers sont jettés dans les espaces vuides, qui embrassent extérieurement le tourbillon général. Les autres tendent fortement vers le centre ; ils s’y hâtent, s’y pressent, s’y accrochent, & y forment une masse qui augmente sans cesse en densité. Cette masse attire à elle tout ce qui l’approche ; de-là naissent l’humide, le limoneux, le sec, le chaud, le brûlant, l’enflammé, les eaux, la terre, les pierres, les hommes, le feu, la flamme, les astres. Le Soleil est environné d’une grande atmosphere, qui lui est extérieure. C’est le mouvement qui entretient sans cesse le feu des astres, en portant au lieu qu’ils occupent des particules qui réparent les pertes qu’ils sont. La Lune ne brille que d’une lumiere empruntée du Soleil. Le Soleil & la Lune souffrent des éclipses, parce que la terre panche vers le midi. Si les éclipses de Lune sont plus fréquentes que celles de Soleil, il en faut chercher la raison dans la différence de leurs orbes. Les générations, les dépérissemens, les altérations, sont les suites d’une loi générale & nécessaire, qui agit dans toutes les molécules de la matiere.

Quoique nous ayons perdu les ouvrages de Leucippe, il nous est resté, comme on voit, assez de connoissance des principes de sa philosophie, pour juger du mérite de quelques-uns de nos systématiques modernes ; & nous pourrions demander aux Cartésiens, s’il y a bien loin des idées de Leucippe à celles de Descartes. Voyez Cartésianisme.

Leucippe eut pour successeur Démocrite, un des premiers génies de l’antiquité. Démocrite naquit à Abdere, où sa famille étoit riche & puissante. Il fleurissoit au commencement de la guerre du Peloponese. Dans le dessein qu’il avoit formé de voyager, il laissa à ses freres les biens fonds, & il prit en argent ce qui lui revenoit de la succession de son pere. Il parcourut l’Egypte, où il apprit la Géométrie dans les séminaires ; la Chaldée ; l’Ethiopie, où il conversa avec les Gymnosophistes ; la Perse, où il interrogea les mages ; les Indes, &c. Je n’ai rien épargné pour m’instruire, disoit Démocrite ; j’ai vû tous les hommes célebres de mon tems ; j’ai parcouru toutes les contrées où j’ai espéré rencontrer la vérité : la distance des lieux ne m’a point effrayé ; j’ai observé les différences de plusieurs climats ; j’ai recueilli les phénomenes de l’air, de la terre, & des eaux : la fatigue des voyages ne m’a point empêché de méditer ; j’ai cultivé les Mathématiques sur les grandes routes, comme dans le silence de mon cabinet ; je ne crois pas que personne me surpasse aujourd’hui dans l’art de démontrer par les nombres & par les lignes, je n’en excepte pas même les prêtres de l’Egypte.

Démocrite revint dans sa patrie, rempli de la sagesse de toutes les nations, mais il y fut réduit à la vie la plus étroite & la plus obscure ; ses longs voyages avoient entierement épuisé sa fortune ; heureusement il trouva dans l’amitié de Damasis son frere, les secours dont il avoit besoin. Les loix du pays refusoient la sépulture à celui qui avoit dissipé le bien de ses peres. Démocrite ne crut pas devoir exposer sa mémoire à cette injure : il obtint de la république une somme considérable en argent, avec une statue d’airain, sur la seule lecture d’un de ses ouvrages. Dans la suite, ayant conjecturé par des observations météorologiques, qu’il y auroit une grande disette d’huile, il acheta à bon marché toute celle qui étoit dans le commerce, la revendit fort cher, & prouva aux détracteurs de la philosophie, que le philosophe savoit acquérir des richesses quand il le vouloit. Ses concitoyens l’appellerent à l’administration des affaires publiques : il se conduisit à la tête du gouvernement, comme on l’attendoit d’un homme de son caractere. Mais son goût dominant ne tarda pas à le rappeller à la contemplation & à la philosophie. Il s’enfonça dans les lieux sauvages & solitaires ; il erra parmi les tombeaux ; il se livra à l’étude de la morale, de la nature, de l’anatomie & des mathématiques ; il consuma sa vie en expériences ; il fit dissoudre des pierres ; il exprima le suc des plantes ; il disséqua les animaux. Ses imbécilles concitoyens le prirent alternativement pour magicien & pour insensé. Son entrevûe avec Hippocrate, qu’on avoit appellé pour le guérir, est trop connue & trop incertaine, pour que j’en fasse mention ici. Ses travaux & son extrême sobriété n’abregerent point ses jours. Il vécut près d’un siecle. Voici les principes généraux de sa philosophie.

Logique de Démocrite. Démocrite disoit : il n’existe que les atomes & le vuide ; il faut traiter le reste comme des simulacres trompeurs. L’homme est loin de la vérité. Chacun de nous a son opinion ; aucun n’a la science. Il y a deux philosophies ; l’une sensible, l’autre rationelle ; il faut s’en tenir à la premiere, tant qu’on voit, qu’on sent, qu’on entend, qu’on goûte & qu’on touche ; il ne faut poursuivre le phénomene à la pointe de l’esprit, que quand il échappe à la portée des sens. La voie expérimentale est longue, mais elle est sûre ; la voie du raisonnement a le même défaut, & n’a pas la même certitude.

D’où l’on voit que Démocrite s’étoit un peu rapproché des idées de Xénophane en métaphysique, & qu’il s’étoit livré sans réserve à la méthode de philosopher de Leucippe en physique.

Physiologie de Démocrite. Démocrite disoit : rien ne se fait de rien ; le vuide & les atomes sont les causes efficientes de tout. La matiere est un amas d’atomes, ou n’est qu’une vaine apparence. L’atome ne naît point du vuide, ni le vuide de l’atome : les corps existent dans le vuide. Ils ne different que par la combinaison de leurs élémens. Il faut rapporter l’espace aux atomes & au vuide. Tout ce qui est plein est atome ; tout ce qui n’est pas atome est vuide. Le vuide & les atomes sont deux infinis ; l’un en nombre, l’autre en étendue. Les atomes ont deux propriétés primitives, la figure & la masse. La figure varie à l’infini ; la masse est la plus petite possible. Tout ce que nous attribuons d’ailleurs aux atomes comme des propriétés, est en nous. Ils se meuvent dans le vuide immense, où il n’y a ni haut ni bas, ni commencement, ni milieu, ni fin ; ce mouvement a toûjours été & ne cessera jamais. Il se fait selon une direction oblique, telle que celle des graves. Le choc & la cohésion sont des suites de cette obliquité & de la diversité des figures. La justice, le destin, la providence, sont des termes vuides de sens. Les actions réciproques des atomes, sont les seules raisons éternelles de tout. Le mouvement circulaire en est un effet immédiat. La matiere est une : toutes les différences émanent de l’ordre, de la figure & de la combinaison des atomes. La génération n’est que la cohésion des atomes homogenes : l’altération n’est qu’un accident de leur combinaison ; la corruption n’est que leur séparation ; l’augmentation, qu’une addition d’atomes ; la diminution, qu’une soustraction d’atomes. Ce qui s’apperçoit par les sens, est toûjours vrai ; la doctrine des atomes rend raison de toute la diversité de nos sensations. Les mondes sont infinis en nombre : il y en a de parfaits, d’imparfaits, de semblables, de différens. Les espaces qu’ils occupent, les limites qui les circonscrivent, les intervalles qui les séparent, varient à l’infini. Les uns se forment, d’autres sont formés ; d’autres se résolvent & se détruisent. Le monde n’a point d’ame, ou l’ame du monde est le mouvement igné. Le feu est un amas d’atomes sphériques. Il n’y a d’autres différences entre les atomes constitutifs de l’air, de l’eau & de la terre, que celle des masses. Les astres sont des amas de corpuscules ignés & legers, mus sur eux-mêmes. La lune a ses montagnes, ses vallées & ses plaines. Le soleil est un globe immense de feu. Les corps célestes sont emportés d’un mouvement général d’orient en occident. Plus leur orbe est voisin de la terre, plus il se meut lentement. Les cometes sont des amas de planetes si voisines, qu’elles n’excitent que la sensation d’un tout. Si l’on resserre dans un espace trop étroit une grande quantité d’atomes, il s’y formera un courant ; si l’on disperse au contraire les atomes dans un vuide trop grand pour leur quantité, ils demeureront en repos. Dans le commencement, la terre fut emportée à-travers l’immensité de l’espace d’un mouvement irrégulier. Elle acquit dans le tems de la consistence & du poids ; son mouvement se ralentit peu-à peu, puis il cessa. Elle doit son repos à son étendue & à sa gravité. C’est un vaste disque qui divise l’espace infini en deux hémispheres, l’un supérieur, & l’autre inférieur. Elle reste immobile par l’égalité de force de ces deux hémispheres. Si l’on considere la section de l’espace universel relativement à deux points déterminés de cet espace, elle sera droite ou oblique. C’est en ce sens que l’axe de la terre est incliné. La terre est pleine d’eau : c’est la distribution inégale de ce fluide dans ses immenses & profondes concavités, qui cause & entretient ses mouvemens. Les mers décroissent sans cesse, & tariront. Les hommes sont sortis du limon & de l’eau. L’ame humaine n’est que la chaleur des élémens du corps ; c’est par cette chaleur que l’homme se meut & qu’il vit. L’ame est mortelle, elle se dissipe avec le corps. La partie qui réside dans le cœur, réfléchit, pense & veut ; celle qui est répandue uniformément par-tout ailleurs, sent seulement. Le mouvement qui a engendré les êtres détruits, les réformera. Les animaux, les hommes & les dieux, ont chacun leurs sens propres. Les nôtres sont des miroirs qui reçoivent les images des choses. Toute sensation n’est qu’un toucher. La distinction du jour & de la nuit est une expression naturelle du tems.

Théologie de Démocrite. Il y a des natures composées d’atomes très-subtils, qui ne se montrent à nous que dans les ténebres. Ce sont des simulacres gigantesques : la dissolution en est plus difficile & plus rare que des autres natures. Ces êtres ont des voix : ils sont plus instruits que nous. Il y a dans l’avenir des évenemens qu’ils peuvent prévoir, & nous annoncer ; les uns sont bienfaisans, les autres malfaisans. Ils habitent le vague des airs ; ils ont la figure humaine. Leur dimension peut s’étendre jusqu’à remplir des espaces immenses. D’où l’on voit que Démocrite avoit pris pour des êtres réels les phantomes de son imagination ; & qu’il avoit composé sa théologie de ses propres visions ; ce qui étoit arrivé de son tems à beaucoup d’autres, qui ne s’en doutoient pas.

Morale de Démocrite. La santé du corps & le repos de l’ame sont le souverain bien de l’homme. L’homme sage ne s’attache fortement à rien de ce qui peut lui être enlevé. Il faut se consoler de ce qui est ; par la contemplation du possible. Le philosophe ne demandera rien, & méritera tout ; ne s’étonnera guere, & se fera souvent admirer. C’est la loi qui fait le bien & le mal, le juste & l’injuste, le décent & le deshonnête. La connoissance du nécessaire est plus à desirer que la jouissance du superflu. L’éducation fait plus d’honnêtes gens que la nature. Il ne faut courir après la fortune, que jusqu’au point marqué par les besoins de la nature. L’on s’épargnera bien des peines & des entreprises, si l’on connoît ses forces, & si l’on ne se propose rien au-delà, ni dans son domestique, ni dans la société. Celui qui s’est fait un caractere, sait tout ce qui lui arrivera. Les lois n’ôtent la liberté qu’à ceux qui en abuseroient. On n’est point sous le malheur, tant qu’on est loin de l’injustice : le méchant qui ignore la dissolution finale, & qui a la conscience de sa méchanceté, vit en crainte, meurt en transe, & ne peut s’empêcher d’attendre d’une justice ultérieure qui n’est pas, ce qu’il a mérité de celle qui est & à laquelle il n’ignore pas qu’il échappe en mourant. La bonne santé est dans la main de l’homme. L’intempérance donne de courtes joies & de longs déplaisirs, &c.

Démocrite prit pour disciple Protagoras, un de ses concitoyens ; il le tira de la condition de portefaix, pour l’élever à celle de philosophe. Démocrite ayant considéré avec des yeux méchaniciens l’artifice singulier que Protagoras avoit imaginé pour porter commodément un grand fardeau, l’interrogea, conçut sur ses réponses bonne opinion de son esprit ; & se l’attacha. Protagoras professa l’éloquence & la philosophie. Il fit payer cherement ses leçons : il écrivit un livre de la nature des dieux, qui lui mérita le nom d’impie, & qui l’exposa à des persécutions. Son ouvrage commençoit par ces mots : Je ne sais s’il y a des dieux ; la profondeur de cette recherche, jointe à la briéveté de la vie, m’ont condamné à l’ignorer toûjours. Protagoras fut banni, & ses livres recherchés, brûlés, & lûs. Punitis ingeniis gliscit autoritas.

Ce qu’on nous a transmis de sa philosophie, n’a rien de particulier ; c’est la métaphysique de Xénophane, & la physique de Démocrite.

L’éleatique Diagoras de l’isle de Melos, fut un autre impie. Il naquit dans la 38e olympiade. Les désordres qu’il remarqua dans l’ordre physique & moral, le déterminerent à nier l’existence des dieux. Il ne renferma point sa façon de penser, malgré les dangers auxquels il s’exposoit en la laissant transpirer. Le gouvernement mit sa tête à prix. On éleva une colonne d’airain, par laquelle on promettoit un talent à celui qui le tueroit, & deux talens à celui qui le prendroit vif. Une de ses imprudences fut d’avoir pris, au défaut d’autre bois, une statue d’Hercule pour faire cuire des navets. Le vaisseau qui le portoit loin de sa patrie, ayant été accueilli par une violente tempête ; les matelots, gens superstitieux dans le danger, commencerent à se reprocher de l’avoir pris sur leur bord ; mais le philosophe leur montrant d’autres bâtimens, qui ne couroient pas moins de danger que le leur, leur demanda avec un grand sang froid, si chacun de ces vaisseaux portoit aussi un Diagoras. Il disoit dans une autre conjoncture à un Samothrace de ses amis, qui lui faisoit remarquer dans un temple de Neptune, un grand nombre d’ex voto offerts au dieu par des voyageurs qu’il avoit sauvés du naufrage, que les prêtres ne seroient pas si fiers, si l’on avoit pû tenir registre des prieres de tous les honnêtes gens que Neptune avoit laissé périr. Notre athée donna de bonnes lois aux Mantinéens, & mourut tranquillement à Corinthe.

Anaxarque d’Abdere fut plus fameux par la licence de ses mœurs, que par ses ouvrages. Il joüit de toute la faveur d’Alexandre : il s’occupa à corrompre ce jeune prince par la flaterie. Il parvint à le rendre inaccessible à la vérité. Il eut la bassesse de le consoler du meurtre de Clitus. An ignoras, lui disoit-il, jus & fas Jovi assidere, ut quidquid rex agat, id fas justumque putetur. Il avoit long-tems sollicité auprès d’Alexandre la perte de Nicocreon tyran de l’isle de Chypre. Une tempête le jetta entre les mains de ce dangereux ennemi. Alexandre n’étoit plus. Nicocreon fit piler Anaxarque dans un mortier. Ce malheureux mourut avec une fermeté digne d’un plus honnête homme. Il s’écrioit sous les coups de pilon : Anaxarchi culeum, non Anaxarchum tundis. On dit aussi de lui, qu’il se coupa la langue avec les dents, & qu’il la cracha au visage du tyran.