L’Encyclopédie/1re édition/CARTÉSIANISME

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CARTÉSIANISME, s. m. Philosophie de Descartes, ainsi appellée du nom Latin Cartesius de son auteur. René Descartes naquit le 31 Mars 1596 à la Haye, petite ville de la Touraine, de Joachim Descartes, conseiller au parlement de Bretagne, & de Jeanne Brochard, fille du lieutenant général de Poitiers. On lui donna le surnom de du Perron, petite seigneurie située dans le Poitou, qui entra ensuite dans son partage après la mort de son pere.

La délicatesse de son tempérament, & les infirmités fréquentes qu’il eut à soûtenir pendant son enfance, firent appréhender qu’il n’eût le sort de sa mere, qui étoit morte peu de tems après être accouchée de lui : mais il les surmonta, & vit sa santé se fortifier à mesure qu’il avança en âge.

Lorsqu’il eut huit ans, son pere lui trouvant des dispositions heureuses pour l’étude, & une forte passion pour s’instruire, l’envoya au collége de la Fleche. Il s’y appliqua pendant cinq ans & demi aux humanités ; & durant ce tems, il fit de grands progrès dans la connoissance des langues Greque & Latine, & acquit un goût pour la Poësie, qu’il conserva jusqu’à la fin de sa vie.

Il passa ensuite à la Philosophie, à laquelle il donna toute son attention, mais qui étoit alors dans un état trop imparfait, pour pouvoir lui plaire. Les Mathématiques auxquelles il consacra la derniere année de son séjour à la Fleche, le dédommagerent des dégoûts que lui avoient causés la Philosophie. Elles eurent pour lui des charmes inconnus, & il profita avec empressement des moyens qu’on lui fournit, pour s’enfoncer dans cette étude aussi profondément qu’il pouvoit le souhaiter. Le recteur du collége lui avoit permis de demeurer long-tems au lit, tant à cause de la délicatesse de sa santé, que parce qu’il remarquoit en lui un esprit porté naturellement à la méditation. Descartes, qui à son réveil, trouvoit toutes les forces de son esprit recueillies, & tous ses sens rassis par le repos de la nuit, profitoit de ces conjonctures favorables pour méditer. Cette pratique lui tourna tellement en habitude, qu’il s’en fit une maniere d’étudier pour toute sa vie ; & l’on peut dire que c’est aux matinées qu’il passoit dans son lit, que nous sommes redevables de ce que son génie a produit de plus important dans la Philosophie & dans les Mathématiques.

Son pere, qui avoit fait prendre à son aîné le parti de la robe, sembloit destiner le jeune du Perron à celui de la guerre : mais sa grande jeunesse & la foiblesse de son tempérament ne lui permettant pas de l’exposer si-tôt aux travaux de ce métier pénible, il l’envoya à Paris, après qu’il eut fini le cours de ses études.

Le jeune Descartes s’y livra d’abord aux plaisirs, & conçut une passion d’autant plus forte pour le jeu, qu’il y étoit heureux. Mais il s’en desabusa bientôt, tant par les bons avis du P. Mersenne, qu’il avoit connu à la Fleche, que par ses propres réflexions. Il songea alors à se remettre à l’étude, qu’il avoit abandonnée depuis sa sortie du collége ; & se retirant pour cet effet de tout commerce oisif, il se logea dans une maison écartée du faubourg S. German, sans avertir ses amis du lieu de sa retraite. Il y demeura une partie de l’année 1614, & les deux suivantes presque entieres, sans en sortir, & sans voir personne.

Ayant ainsi repris le goût de l’étude, il se livra entierement à celle des Mathématiques, auxquelles il voulut donner ce grand loisir qu’il s’étoit procuré ; & il cultiva particulierement la Géométrie & l’Analyse des anciens, qu’il avoit déjà approfondie dès le collége.

Lorsqu’il se vit âgé de 21 ans, il crut qu’il étoit tems de songer à se mettre dans le service ; il se rendit pour cela en Hollande, afin d’y porter les armes sous le prince Maurice. Quoiqu’il choisît cette école, qui étoit la plus brillante qu’il y eût alors par le grand nombre de héros qui se formerent sous ce grand capitaine, il n’avoit pas dessein de devenir grand guerrier ; il ne vouloit être que spectateur des rôlles qui se jouent sur ce grand théatre, & étudier seulement les mœurs des hommes qui y paroissent. Ce fut pour cette raison, qu’il ne voulut point d’emploi, & qu’il s’entretint toûjours à ses dépens, quoique pour garder la forme, il eût reçû une fois la paye.

Comme on joüissoit alors de la treve, Descartes passa tout ce tems en garnison à Breda : mais il n’y demeura pas oisif. Un problème qu’il y résolut avec beaucoup de facilité, le fit connoître à Isaac Beeckman, principal du collégé de Dordrecht, lequel se trouvoit à Breda, & par son moyen à plusieurs savans du pays.

Il y travailla aussi à plusieurs ouvrages, dont le seul qui ait été imprimé, est son Traité de la Musique. Il le composa en Latin, suivant l’habitude qu’il avoit de concevoir & d’écrire en cette langue. Après avoir fait quelques autres campagnes sous différens généraux, il se dégoûta du métier de la guerre, & y renonça avant la fin de la campagne de 1621.

Il avoit remis à la fin de ses voyages à se déterminer sur le choix d’un état : mais, toutes réflexions faites, il jugea qu’il étoit plus à propos pour lui de ne s’assujettir à aucun emploi, & de demeurer maître de lui-même.

Après beaucoup d’autres voyages qu’il fit dans différens pays, la reine Christine de Suede, à qui il avoit envoyé son Traité des passions, lui fit faire au commencement de l’année 1649, de grandes instances pour l’engager à se rendre à sa cour. Quelque répugnance qu’il se sentît pour ce nouveau voyage, il ne pût s’empêcher de se rendre aux desirs de cette princesse, & il partit sur un vaisseau qu’elle lui avoit envoyé. Il arriva à Stockolm au commencement du mois d’Octobre, & alla loger à l’hôtel de M. Chanut, ambassadeur de France, son ami, qui étoit alors absent.

La reine, qu’il alla voir le lendemain, le reçut avec une distinction qui fut remarquée par toute la cour, & qui contribua peut-être à augmenter la jalousie de quelques savans auxquels son arrivée avoit paru redoutable. Elle prit dans une seconde visite des mesures avec lui, pour apprendre sa Philosophie de sa propre bouche ; & jugeant qu’elle auroit besoin de tout son esprit & de toute son application pour y réussir, elle choisit la premiere heure d’après son lever pour cette étude, comme le tems le plus tranquille & le plus libre de la journée, où elle avoit l’esprit plus tranquille, & la tête plus dégagée des embarras des affaires.

Descartes s’assujettit à l’aller trouver dans sa bibliotheque tous les matins à cinq heures, sans s’excuser sur le dérangement que cela devoit causer dans sa maniere de vivre, ni sur la rigueur du froid, qui est plus vif en Suede, que partout où il avoit vécu jusques-là. La reine en récompense, lui accorda la grace qu’il lui avoit fait demander, d’être dispensé de tout le cérémonial de la cour, & de n’y aller qu’aux heures qu’elle lui donneroit pour l’entretenir. Mais, avant que de commencer leurs exercices du matin, elle voulut qu’il prît un mois ou six semaines pour se reconnoître, se familiariser avec le génie du pays, & former des liaisons qui pussent le retenir auprès d’elle le reste de ses jours.

Descartes dressa au commencement de l’année 1650 les statuts d’une académie qu’on devoit établir à Stockolm, & il les porta à la reine le premier jour de Février, qui fut le dernier qu’il la vit.

Il sentit à son retour du palais des pressentimens de la maladie qui devoit terminer ses jours ; & il fut attaqué le lendemain d’une fievre continue avec une inflammation de poumon. M. Chanut qui sortoit d’une maladie semblable, voulut le faire traiter comme lui : mais sa tête étoit si embarrassée, qu’on ne pût lui faire entendre raison, & qu’il refusa opiniâtrément la saignée, disant, lorsqu’on lui en parloit : Messieurs, épargnez le sang François. Il consentit cependant à la fin qu’elle se fît : mais il étoit trop tard ; & le mal augmentant sensiblement, il mourut le 11 Février 1650, dans sa cinquante-quatrieme année.

La reine avoit dessein de le faire enterrer auprès des rois de Suede avec une pompe convenable, & de lui dresser un mausolée de marbre : mais M. Chanut obtint d’elle qu’il fût enterré avec plus de simplicité dans le cimetiere de l’hôpital des orphelins, suivant l’usage des Catholiques.

Son corps demeura à Stockolm jusqu’à l’année 1666, qu’il en fut enlevé par les soins de M. d’Alibert, thrésorier de France, pour être porté à Paris, où il arriva l’année suivante. Il fut enterré de nouveau en grande pompe le 24 Juin 1667, dans l’église de Ste Genevieve du mont. Mém. de Littérat. tom. 31.

Quoique Galilée, Toricelli, Pascal & Boyle, soient proprement les peres de la Physique moderne, Descartes, par sa hardiesse & par l’éclat mérité qu’a eu sa Philosophie, est peut-être celui de tous les savans du dernier siecle à qui nous ayons le plus d’obligation. Jusqu’à lui l’étude de la nature demeura comme engourdie par l’usage universel où étoient les écoles de s’en tenir en tout au Péripatétisme. Descartes, plein de génie & de pénétration, sentit le vuide de l’ancienne Philosophie ; il la représenta au public sous ses vraies couleurs, & jetta un ridicule si marqué sur les prétendues connoissances qu’elle promettoit, qu’il disposa tous les esprits à chercher une meilleure route. Il s’offrit lui-même à servir de guide aux autres ; & comme il employoit une méthode dont chacun se sentoit capable, la curiosité se réveilla par-tout. C’est le premier bien que produisit la Philosophie de Descartes ; le goût s’en répandit bien-tôt par tout : on s’en faisoit honneur à la cour & à l’armée. Les nations voisines parurent envier à la France les progrès du Cartésianisme, à peu-près comme les succès des Espagnols aux deux Indes, mirent tous les Européens dans le goût des nouveaux établissemens. La Physique Françoise, en excitant une émulation universelle, donna lieu à d’autres entreprises, peut-être à de meilleures découvertes. Le Newtonianisme même en est le fruit.

Nous ne parlerons point ici de la Géométrie de Descartes ; personne n’en conteste l’excellence, ni l’heureuse application qu’il en a faite à l’Optique : & il lui est plus glorieux d’avoir surpassé en ce genre le travail de tous les siecles précédens, qu’il ne l’est aux modernes d’aller plus loin que Descartes. Voyez Algebre. Nous allons donner les principes de sa Philosophie, répandus dans le grand nombre d’ouvrages qu’il a mis au jour : commençons par sa méthode.

Discours sur la méthode. Descartes étant en Allemagne, & se trouvant fort desœuvré dans l’inaction d’un quartier d’hyver, s’occupa plusieurs mois de suite à faire l’examen des connoissances qu’il avoit acquises soit dans ses études, soit dans ses voyages, & par ses réflexions, comme par les secours d’autrui : il y trouva tant d’obscurité & d’incertitude, que la pensée lui vint de renverser ce mauvais édifice, & de rebâtir le tout de nouveau, en mettant plus d’ordre & de liaison dans ses connoissances.

1. Il commença par mettre à part les vérités révélées ; parce qu’il pensoit, disoit-il, que pour entreprendre de les examiner & y réussir, il étoit besoin d’avoir quelqu’extraordinaire assistance du ciel, & d’être plus qu’Homme.

2. Il prit donc pour premiere maxime de conduite, d’obéir aux lois & aux coûtumes de son pays, retenant constamment la religion dans laquelle Dieu lui avoit fait la grace d’être instruit dès l’enfance, & se gouvernant en toute autre chose selon les opinions les plus modérées.

3. Il crut qu’il étoit de la prudence de se prescrire par provision cette regle, parce que la recherche successive des vérités qu’il vouloit savoir, pouvoit être très-longue ; & que les actions de la vie ne souffrant aucun délai, il falloit se faire un plan de conduite ; ce qui lui fit joindre une seconde maxime à la précédente, qui étoit d’être le plus ferme & le plus résolu en ses actions qu’il le pourroit, & de ne pas suivre moins constamment les opinions les plus douteuses lorsqu’il s’y seroit une fois déterminé, que si elles eussent été très-assûrées. Sa troisieme maxime fut de tâcher toûjours plûtôt de se vaincre que la fortune, & de changer plûtôt ses desirs que l’ordre du monde. Réfléchissant enfin sur les diverses occupations des hommes, pour faire choix de la meilleure, il crut ne pouvoir rien faire de mieux, que d’employer sa vie à cultiver sa raison par la méthode que nous allons exposer.

4. Descartes s’étant assûré de ces maximes, & les ayant mises à part, avec les vérités de foi qui ont toûjours été les premieres en sa créance, jugea que pour tout le reste de ses opinions, il pouvoit librement entreprendre de s’en défaire.

« A cause, dit-il, que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avoit aucune chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer ; & parce qu’il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matieres de Géométrie, & y font des paralogismes, jugeant que j’étois sujet à faillir autant qu’un autre, je rejettai comme fausses toutes les raisons que j’avois prises auparavant pour des démonstrations : & enfin considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je résolus de feindre que toutes les choses qui m’étoient jamais entrées dans l’esprit, n’étoient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussi-tôt après je pris garde que pendant que je voulois ainsi penser que tout étoit faux, il falloit nécessairement que moi qui le pensois, fusse quelque chose : & remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, étoit si ferme & si assûrée, que toutes les plus extravagantes suppositions des Sceptiques n’étoient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvois la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la Philosophie que je cherchois.

» Puis examinant avec attention ce que j’étois, & voyant que je pouvois feindre que je n’avois aucun corps, & qu’il n’y avoit aucun monde, ni aucun lieu où je fusse ; mais que je ne pouvois pas feindre pour cela que je n’étois point, & qu’au contraire de cela même, que je pensois à douter de la vérité des autres choses, il suivoit très-évidemment & très-certainement que j’étois ; au lieu que si j’eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j’avois jamais imaginé eût été vrai, je n’avois aucune raison de croire que j’eusse été : je connus de-là que j’étois une substance, dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, & qui pour être n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle ; ensorte que ce moi, c’est-à-dire, l’ame par laquelle je suis ce que je suis, est entierement distincte du corps, & même qu’elle est plus aisée à connoître que lui, & qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisseroit pas d’être tout ce qu’elle est.

» Après cela je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie & certaine : car puisque je venois d’en trouver une que je savois être telle, je pensai que je devois aussi savoir en quoi consiste cette certitude ; & ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci, je pense, donc je suis, qui m’assûre que je dis la vérité, sinon que je vois très-clairement que pour penser il faut être, je jugeai que je pouvois prendre pour regle générale, que les choses que nous concevons fort clairement & fort distinctement sont toutes vraies ».

5. Descartes s’étend plus au long dans ses méditations, que dans le discours sur la méthode, pour prouver qu’il ne peut penser sans être : & de peur qu’on ne lui conteste ce premier point, il va au-devant de tout ce qu’on pouvoit lui opposer, & trouve toûjours qu’il pense, & que s’il pense, il est, soit qu’il veille, soit qu’il sommeille, soit qu’un esprit supérieur ou une divinité puissante s’applique à le tromper. Il se procure ainsi une premiere certitude ; ne s’en trouvant redevable qu’à la clarté de l’idée qui le touche, il fonde là-dessus cette regle célebre, de tenir pour vrai ce qui est clairement contenu dans l’idée qu’on a d’une chose ; & l’on voit par toute la suite de ses raisonnemens, qu’il sous-entend & ajoûte une autre partie à sa regle, savoir, de ne tenir pour vrai que ce qui est clair.

6. Le premier usage qu’il fait de sa regle, c’est de l’appliquer aux idées qu’il trouve en lui-même. Il remarque qu’il cherche, qu’il doute, qu’il est incertain, d’où il infere qu’il est imparfait. Mais il sait en même tems qu’il est plus beau de savoir, d’être sans foiblesse, d’être parfait. Cette idée d’un être parfait lui paroît ensuite avoir une réalité qu’il ne peut tirer du fonds de son imperfection : & il trouve cela si clair, qu’il en conclut qu’il y a un être souverainement parfait, qu’il appelle Dieu, de qui seul il a pû recevoir une telle idée. Voyez Cosmologie.

7. Il se fortifie dans cette découverte en considérant que l’existence étant une perfection, est renfermée dans l’idée d’un être souverainement parfait. Il se croit donc aussi autorisé par sa regle à affirmer que Dieu existe, qu’à prononcer que lui Descartes existe puisqu’il pense.

8. Il continue de cette sorte à réunir par plusieurs conséquences immédiates, une premiere suite de connoissances qu’il croit parfaitement évidentes, sur la nature de l’ame, sur celle de Dieu, & sur la nature du corps.

Il fait une remarque importante sur sa méthode, savoir que « ces longues chaînes de raisons toutes simples & faciles, dont les Géometres ont coûtume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, lui avoient donné occasion de s’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connoissance des hommes, s’entresuivent en même façon ; & que pourvû seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, & qu’on garde toûjours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées, qu’on ne decouvre ».

10. C’est dans cette espérance que notre illustre Philosophe commença ensuite à faire la liaison de ses premieres découvertes avec trois ou quatre regles de mouvement ou de méchanique, qu’il crut voir clairement dans la nature, & qui lui parurent suffisantes pour rendre raison de tout, ou pour former une chaîne de connoissances, qui embrassât l’univers & ses parties, sans y rien excepter.

« Je me résolus, dit-il, de laisser tout ce monde-ci aux disputes des Philosophes, & de parler seulement de ce qui arriveroit dans un nouveau monde, si Dieu créoit maintenant quelque part dans les espaces imaginaires assez de matiere pour le composer, & qu’il agitât diversement & sans ordre les diverses parties de cette matiere, en sorte qu’il en composât un chaos aussi confus que les Poëtes en puissent feindre, & que par après il ne fît que prêter son concours ordinaire à la nature, & la laisser agir selon les lois qu’il a établies.

» De plus je fis voir quelles étoient les lois de la nature..... Après cela je montrai comment la plus grande partie de la matiere de ce chaos devoit, ensuite de ces lois, se disposer & s’arranger d’une certaine façon qui la rendroit toute semblable à nos cieux ; comment cependant quelques-unes de ces parties devoient composer une terre ; & quelques-unes, des planetes & des cometes ; & quelques autres, un soleil & des étoiles fixes..... De-là je vins à parler particulierement de la terre ; comment les montagnes, les mers, les fontaines & les rivieres pouvoient naturellement s’y former, & les métaux y venir dans les mines ; & les plantes y croître dans les campagnes ; & généralement tous les corps qu’on nomme mélés ou composés, s’y engendrer..... On peut croire, sans faire tort au miracle de la création, que par les seules lois de la méchanique établies dans la nature, toutes les choses qui sont purement matérielles, auroient pû s’y rendre telles que nous les voyons à présent.

» De la description de cette génération des corps animés & des plantes, je passai à celle des animaux, & particulierement à celle des hommes ».

11. Descartes finit son discours sur la méthode, en nous montrant les fruits de la sienne. « J’ai cru, dit-il, après avoir remarqué jusqu’où ces notions générales, touchant la Physique, peuvent conduire, que je ne pouvois les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connoissances qui sont fort utiles à la vie, & qu’au lieu de cette Philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connoissant la force & les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des lieux, & de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, & ainsi nous rendre maîtres & possesseurs de la nature ».

Descartes se félicite en dernier lieu des avantages qui reviendront de sa Physique genérale à la Medecine & à la santé. Le but de ses connoissances est, de se pouvoir exempter d’une infinité de maladies, & même aussi peut-être de l’affoiblissement de la vieillesse.

Telle est la méthode de Descartes. Telles sont ses promesses ou ses espérances. Elles sont grandes sans doute : & pour sentir au juste ce qu’elles peuvent valoir, il est bon d’avertir le lecteur qu’il ne doit point se prévenir contre ce renoncement à toute connoissance sensible, par lequel ce Philosophe débute. On est d’abord tenté de rire en le voyant hésiter à croire qu’il n’y ait ni monde, ni lieu, ni aucun corps autour de lui : mais c’est un doute métaphysique, qui n’a rien de ridicule ni de dangereux ; & pour en juger sérieusement, il est bon de se rappeller les circonstances où Descartes se trouvoit. Il étoit né avec un grand génie ; & il régnoit alors dans les écoles un galimathias d’entités, de formes substancielles, & de qualités attractives, répulsives, retentrices, concoctrices, expultrices, & autres non moins ridicules ni moins obscures, dont ce grand homme étoit extrèmement rebuté. Il avoit pris goût de bonne heure à la méthode des Géometres, qui d’une vérité incontestable, ou d’un point accordé, conduisent l’esprit à quelqu’autre vérité inconnue ; puis de celle-là à une autre, en procedant toûjours ainsi ; ce qui procure cette conviction d’où nait une satisfaction parfaite. La pensée lui vint d’introduire la même méthode dans l’étude de la nature ; & il crut en partant de quelques vérités simples, pouvoir parvenir aux plus cachées, & enseigner la Physique ou la formation de tous les corps, comme on enseigne la Géométrie.

Nous reconnoîtrions facilement nos défauts, si nous pouvions remarquer que les plus grands hommes en ont eu de semblables. Les philosophes auroient suppléé à l’impuissance où nous sommes pour la plûpart de nous étudier nous-mêmes, s’ils nous avoient laissé l’histoire des progrès de leur esprit. Descartes l’a fait, & c’est un des grands avantages de sa méthode. Au lieu d’attaquer directement les scholastiques, il représente le tems où il étoit dans les mêmes préjugés : il ne cache point les obstacles qu’il a eus à surmonter pour s’en défaire ; il donne les regles d’une méthode beaucoup plus simple qu’aucune de celles qui avoient été en usage jusqu’à lui, laisse entrevoir les découvertes qu’il croit avoir faites, & prépare par cette adresse les esprits à recevoir les nouvelles opinions qu’il se proposoit d’établir. Il y a apparence que cette conduite a eu beaucoup de part à la révolution dont ce philosophe est l’auteur.

La méthode des Géometres est bonne, mais a-t-elle autant d’étendue que Descartes lui en donnoit ? Il n’y a nulle apparence. Si l’on peut procéder géométriquement en Physique, c’est seulement dans telle ou telle partie, & sans esperance de lier le tout. Il n’en est pas de la nature comme des mesures & des rapports de grandeur. Sur ces rapports Dieu a donné à l’homme une intelligence capable d’aller fort loin, parce qu’il vouloit le mettre en état de faire une maison, une voûte, une digue, & mille autres ouvrages où il auroit besoin de nombrer & de mesurer. En formant un ouvrier, Dieu a mis en lui les principes propres à diriger ses opérations : mais destinant l’homme à faire usage du monde, & non à le construire, il s’est contenté de lui en faire connoître sensiblement & expérimentalement les qualités usuelles ; il n’a pas jugé à propos de lui accorder la vûe claire de cette machine immense.

Il y a encore un défaut dans la méthode de Descartes : selon lui il faut commencer par définir les choses, & regarder les définitions comme des principes propres à en faire découvrir les propriétés. Il paroît au contraire qu’il faut commencer par chercher les propriétés ; car, si les notions que nous sommes capables d’acquérir, ne sont, comme il paroît évident, que différentes collections d’idées simples que l’expérience nous a fait rassembler sous certains noms, il est bien plus naturel de les former, en cherchant les idées dans le même ordre que l’expérience les donne, que de commencer par les définitions, pour en déduire ensuite les différentes propriétés des choses. Descartes méprisoit la science qui s’acquiert par les sens ; & s’étant accoutumé à se renfermer tout entier dans des idées intellectuelles, qui pour avoir entr’elles quelque suite, n’avoient pas en effet plus de réalité, il alla avec beaucoup d’esprit de méprise en méprise. Avec une matiere prétendue homogene, mise & entretenue en mouvement, selon deux ou trois regles de la méchanique, il entreprit d’expliquer la formation de l’univers. Il entreprit en particulier de montrer avec une parfaite évidence, comment quelques parcelles de chyle ou de sang, tirées d’une nourriture commune, doivent former juste & précisément le tissu, l’entrelacement, & la correspondance des vaisseaux du corps d’un homme, plûtôt que d’un tigre ou d’un poisson. Enfin il se vantoit d’avoir découvert un chemin qui lui sembloit tel, qu’on devoit infailliblement trouver la science de la vraie Medecine en le suivant. Voyez Axiome.

On peut juger de la nature de ses connoissances à cet égard par les traits suivans. Il prit pour un rhûmatisme la pleurésie dont il est mort, & crut se délivrer de la fievre en buvant un demi-verre d’eau-de-vie : parce qu’il n’avoit pas eu besoin de la saignée dans l’espace de 40 ans, il s’opiniâtra à refuser ce secours qui étoit le plus spécifique pour son mal : il y consentit trop tard, lorsque son delire fut calmé & dissipé. Mais alors, dans le plein usage de sa raison, il voulut qu’on lui infusât du tabac dans du vin pour le prendre intérieurement ; ce qui détermina son medecin à l’abandonner. Le neuvieme jour de sa fievre, qui fut l’avant-dernier de sa vie, il demanda de sang froid des panais, & les mangea par précaution, de crainte que ses boyaux ne se retrécissent, s’il continuoit à ne prendre que des bouillons. On voit ici la distance qu’il y a du Géometre au Physicien. Hist. du Ciel, tome II.

Quoique M. Descartes se fût appliqué à l’étude de la morale, autant qu’à aucune autre partie de la philosophie, nous n’avons cependant de lui aucun traité complet sur cette matiere. On en voit les raisons dans une lettre qu’il écrivit à M. Chanut. « Messieurs les régens de collége (disoit-il à son ami) sont si animés contre moi à cause des innocens principes de Physique qu’ils ont vû, & tellement en colere de ce qu’ils n’y trouvent aucun prétexte pour me calomnier, que si je traitois après cela de la morale, ils ne me laisseroient aucun repos ; car, puisqu’un pere Jésuite a crû avoir assez de sujet pour m’accuser d’être sceptique, de ce que j’ai réfuté les sceptiques ; & qu’un ministre a entrepris de persuader que j’étois athée, sans en alléguer d’autres raisons, sinon, que j’ai tâché de prouver l’existence de Dieu : que ne diroient-ils point, si j’entreprenois d’examiner quelle est la juste valeur de toutes les choses qu’on peut desirer ou craindre ; quel sera l’état de l’ame après la mort ; jusqu’où nous devons aimer la vie, & quels nous devons être pour n’avoir aucun sujet d’en craindre la perte ! J’aurois beau n’avoir que les opinions les plus conformes à la Religion, & les plus utiles au bien de l’Etat, ils ne laisseroient pas de me vouloir faire croire que j’en aurois de contraires à l’un & à l’autre. Ainsi je pense que le mieux que je puisse faire dorénavant, sera de m’abstenir de faire des livres : & ayant pris pour ma devise, illi mors gravis incubat, qui notus nimis omnibus, ignotus moritur sibi, de n’étudier plus que pour m’instruire ; & ne communiquer mes pensées qu’à ceux avec qui je pourrai converser en particulier ».

On voit par-là qu’il n’étudioit la morale que pour sa conduite particuliere ; & c’est peut-être aux effets de cette étude qu’on pourroit rapporter les desirs qu’on trouve dans la plûpart de ses lettres, de consacrer toute sa vie à la science de bien vivre avec Dieu & avec son prochain, en renonçant à toute autre connoissance ; au moins avoit-il appris dans cette étude à considérer les écrits des anciens payens comme des palais superbes, qui ne sont bâtis que sur du sable. Il remarqua dès lors, que ces anciens dans leur morale, élevent fort haut les vertus, & les font paroître estimables au-dessus de tout ce qu’il y a dans le monde ; mais qu’ils n’enseignent pas assez à les connoître, & que ce qu’ils appellent d’un si beau nom, n’est souvent qu’insensibilité, orgueil, & desespoir. Ce fut aussi à cette étude qu’il fut redevable des quatre maximes que nous avons rapportées dans l’analyse que nous avons donnée de sa méthode, & sur lesquelles il voulut régler sa conduite : il n’étoit esclave d’aucune des passions qui rendent les hommes vicieux. Il étoit parfaitement guéri de l’inclination qu’on lui avoit autrefois inspirée pour le jeu, & de l’indifférence pour la perte de son tems. Quant à ce qui regarde la religion, il conserva toûjours ce fonds de pieté que ses maîtres lui avoient inspirée à la Fleche. Il avoit compris de bonne heure que tout ce qui est l’objet de la foi, ne sauroit l’être de la raison : il disoit qu’il seroit tranquille, tant qu’il auroit Rome & la Sorbonne de son côté.

L’irrésolution où il fut assez long-tems touchant les vûes générales de son état, ne tomboit point sur ses actions particulieres ; il vivoit & agissoit indépendamment de l’incertitude qu’il trouvoit dans les jugemens qu’il faisoit sur les Sciences. Il s’étoit fait une morale simple, selon les maximes de laquelle il prétendoit embrasser les opinions les plus modérées, le plus communément reçûes dans la pratique, se faisant toûjours assez de justice, pour ne pas préférer ses opinions particulieres à celles des personnes qu’il jugeoit plus sages que lui. Il apportoit deux raisons qui l’obligeoient à ne choisir que les plus modérées d’entre plusieurs opinions également reçûes. « La premiere, que ce sont toûjours les plus commodes pour la pratique, & vraissemblablement les meilleures, toutes les extrémités dans les actions morales étant ordinairement vicieuses ; la seconde, que ce seroit se détourner moins du vrai chemin, au cas qu’il vînt à s’égarer ; & qu’ainsi, il ne seroit jamais obligé de passer d’une extrémité à l’autre ». Disc. sur la Méth. Il paroissoit dans toutes les occasions si jaloux de sa liberté, qu’il ne pouvoit dissimuler l’éloignement qu’il avoit pour tous les engagemens qui sont capables de nous priver de notre indifférence dans nos actions. Ce n’est pas qu’il prétendît trouver à redire aux lois, qui, pour remédier à l’inconstance des esprits foibles, ou pour établir des sûretés dans le commerce de la vie, permettent qu’on fasse des vœux ou des contrats, qui obligent ceux qui les font à persévérer dans leur entreprise : mais ne voyant rien au monde qui demeurât toûjours dans le même état, & se promettant de perfectionner son jugement de plus en plus, il auroit crû offenser le bon sens, s’il se fût obligé à prendre une chose pour bonne, lorsqu’elle auroit cessé de l’être, ou de lui paroître telle ; sous prétexte qu’il l’auroit trouvée bonne dans un autre tems.

A l’égard des actions de sa vie, qu’il ne croyoit point pouvoir souffrir de délai ; lorsqu’il n’étoit point en état de discerner les opinions les plus véritables, il s’attachoit toûjours aux plus probables. S’il arrivoit qu’il ne trouvât pas plus de probabilité dans les unes que dans les autres, il ne laissoit pas de se determiner à quelques-unes, & de les considérer ensuite, non plus comme douteuses par rapport à la pratique, mais comme très-vraies & très-certaines ; parce qu’il croyoit que la raison qui l’y avoit fait déterminer se trouvoit telle : par ce moyen, il vint à bout de prevenir le repentir, & les remords qui ont coûtume d’agiter les esprits foibles & chancelans, qui se portent trop légérement à entreprendre, comme bonnes, les choses qu’ils jugent ensuite être mauvaises.

Il s’étoit fortement persuadé qu’il n’y a rien dont nous puissions disposer absolument, hormis nos pensées & nos desirs ; desorte qu’après avoir fait tout ce qui pouvoit dépendre de lui pour les choses de dehors, il regardoit comme absolument impossible à son égard, ce qui lui paroissoit difficile ; c’est ce qui le fit résoudre à ne desirer que ce qu’il croyoit pouvoir acquérir. Il crut que le moyen de vivre content, étoit de regarder tous les biens qui sont hors de nous, comme également éloignés de notre pouvoir. Il dut sans doute avoir besoin de beaucoup d’exercice, & d’une méditation souvent réitérée, pour s’accoûtumer à regarder tout sous ce point de vûe ; mais étant venu à bout de mettre son esprit dans cette situation, il se trouva tout préparé à souffrir tranquillement les maladies & les disgraces de la fortune par lesquelles il plairoit à Dieu de l’exercer. Il croyoit que c’étoit principalement dans ce point, que consistoit le secret des anciens philosophes, qui avoient pû autrefois se soustraire à l’empire de la fortune, & malgré les douleurs & la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs Dieux. Discours sur la Méthode, pag. 27. 29.

Avec ces dispositions intérieures, il vivoit en apparence de la même maniere que ceux qui, étant libres de tout emploi, ne songent qu’à passer une vie douce & irreprochable aux yeux des hommes ; qui s’étudient à séparer les plaisirs des vices, & qui, pour joüir de leur loisir sans s’ennuyer, ont recours de tems en tems à des divertissemens honnêtes. Ainsi, sa conduite n’ayant rien de singulier qui fût capable de frapper les yeux ou l’imagination des autres, personne ne mettoit obstacle à la continuation de ses desseins, & il s’appliquoit sans relâche à la recherche de la vérité.

Quoique M. Descartes eût résolu, comme nous venons de le dire, de ne rien écrire sur la morale, il ne put refuser cette satisfaction à la princesse Elisabeth ; il n’imagina rien de plus propre à consoler cette princesse philosophe dans ses disgraces, que le livre de Séneque, touchant la vie heureuse, sur lequel il fit des observations, tant pour lui en faire remarquer les fautes, que pour lui faire porter ses pensées au-delà même de celles de cet auteur. Voyant augmenter de jour en jour la malignité de la fortune, qui commençoit à persécuter cette princesse, il s’attacha à l’entretenir dans ses lettres, des moyens que la Philosophie pouvoit lui fournir pour être heureuse & contente dans cette vie ; & il avoit entrepris de lui persuader, que nous ne saurions trouver que dans nous-mêmes cette félicité naturelle, que les ames vulgaires attendent en vain de la fortune, tom. I. des Lett. Lorsqu’il choisit le livre de Séneque, de la vie heureuse, « il eut seulement égard à la réputation de l’auteur, & à la dignité de la matiere, sans songer à la maniere dont il l’avoit traitée » : mais l’ayant examinée depuis, il ne la trouva point assez exacte pour mériter d’être suivie. Pour donner lieu à la princesse d’en pouvoir juger plus aisément, il lui expliqua d’abord de quelle sorte il croyoit que cette matiere eût dû être traitée par un philosophe tel que Séneque, qui n’avoit que la raison naturelle pour guide ; ensuite il lui fit voir « comment Séneque eût dû nous enseigner toutes les principales vérités, dont la connoissance est requise pour faciliter l’usage de la vertu, pour régler nos desirs & nos passions, & joüir ainsi de la béatitude naturelle ; ce qui auroit rendu son livre le meilleur & le plus utile qu’un philosophe payen eût sû écrire ». Après avoir marqué ce qu’il lui sembloit que Séneque eût dû traiter dans son livre, il examina dans une seconde lettre à la princesse ce qu’il y traite, avec une netteté & une force d’esprit, qui nous fait regretter que M. Descartes n’ait pas entrepris de rectifier ainsi les pensées de tous les anciens. Les réflexions judicieuses que la princesse fit de son côté sur le livre de Séneque, porterent M. Descartes à traiter dans les lettres suivantes, des autres questions les plus importantes de la morale, touchant le souverain bien, la liberté de l’homme, l’état de l’ame, l’usage de la raison, l’usage des passions, les actions vertueuses & vicieuses, l’usage des biens & des maux de la vie. Ce commerce de philosophie morale fut continué par la princesse, depuis son retour des eaux de Spa, où il avoit commencé, avec une ardeur toûjours égale au milieu des malheurs dont sa vie fut traversée ; & rien ne fut capable de le rompre, que la mort de M. Descartes.

En 1641 parut en Latin un des plus célebres ouvrages de notre Philosophe, & celui qu’il paroit avoir toujours chéri le plus ; ce furent ses Méditations touchant la premiere Philosophie, où l’on démontre l’existence de Dieu & l’immortalité de l’ante. Mais on sera peut-être surpris d’apprendre, que c’est à la conscience de Descartes que le public fut redevable de ce présent. Si l’on avoit eu affaire à un philosophe moins zélé pour le vrai, & si cette passion si louable & si rare n’avoit détruit les raisons qu’il prétendoit avoir, de ne plus jamais imprimer aucun de ses écrits, c’étoit fait de ses Méditations, aussi-bien que de son Monde, de son Cours philosophique, de sa Réfutation de la scholastique, & de divers autres ouvrages qui n’ont pas vû le jour, excepté les Principes, qui avoient été nommément compris dans la condamnation qu’il en avoit faite. Cette distinction étoit bien dûe à ses Méditations métaphysiques. Il les avoit composées dans sa retraite en Hollande. Depuis ce tems-là, il les avoit laissées dans son cabinet, comme un ouvrage imparfait, dans lequel il n’avoit songé qu’à se satisfaire. Mais ayant considéré ensuite la difficulté que plusieurs personnes auroient de comprendre le peu qu’il avoit mis de métaphysique dans la quatrieme partie ce son Discours sur la Méthode, il voulut revoir son ouvrage, afin de le mettre en état d’être utile au public, en donnant des éclaircissemens à cet endroit de sa Méthode, auquel cet ouvrage pourroit servir de commentaire. Il comparoit ce qu’il avoit fait en cette matiere, aux démonstrations d’Apollonius, dans lesquelles il n’y a véritablement rien qui ne soit très-clair & très certain, lorsqu’on considere chaque point à part. Mais parce qu’elles sont un peu longues, & qu’on ne peut y voir la nécessité de la conclusion, si l’on ne se souvient exactement de tout ce qui la précede, à peine peut-on trouver un homme dans toute une ville, dans toute une province, qui soit capable de les entendre. De même, M. Descartes croyoit avoir entierement démontré l’existence de Dieu & l’immatérialité de l’ame humaine. Mais parce que cela dépendoit de plusieurs raisonnemens qui s’entresuivoient, & que si on en oublioit la moindre circonstance il n’étoit pas aisé de bien entendre la conclusion, il prévoyoit que son travail auroit peu de fruit, à moins qu’il ne tombât heureusement entre les mains de quelques personnes intelligentes, qui prissent la peine d’examiner sérieusement ses raisons ; & qui disant sincerement ce qu’elles en penseroient, donnassent le ton aux autres pour en juger comme eux, ou du moins pour n’oser les contredire sans raison.

Le Pere Mersenne ayant reçû l’ouvrage attendu depuis tant de tems, voulut satisfaire l’attente de ceux auxquels il l’avoit promis, par l’activité & l’industrie dont il usa pour le leur communiquer. Il en écrivit peu de tems après à M. Descartes, & il lui promit les objections de divers théologiens & philosophes. M. Descartes en parut d’autant plus surpris, qu’il s’étoit persuadé qu’il falloit plus de tems pour remarquer exactement tout ce qui étoit dans son traité, & tout ce qui y manquoit d’essentiel. Le P. Mersenne, pour lui faire voir qu’il n’y avoit ni précipitation, ni négligence dans l’examen qu’il en faisoit faire, lui manda qu’on avoit déjà remarqué que dans un traité qu’on croyoit fait exprès pour prouver l’immortalité de l’ame, il n’avoit pas dit un mot de cette immortalité. M. Descartes lui répondit sur le champ, qu’on ne devoit pas s’en étonner ; qu’il ne pouvoit pas démontrer que Dieu ne puisse anéantir l’ame de l’homme, mais seulement qu’elle est d’une nature entierement distincte de celle du corps, & par conséquent qu’elle n’est point sujette à mourir avec lui ; que c’étoit-là tout ce qu’il croyoit être requis pour établir la religion, & que c’étoit aussi tout ce qu’il s’étoit proposé de prouver. Pour détromper ceux qui pensoient autrement, il fit changer le titre du second chapitre, ou de la seconde Méditation, qui portoit de mente humanâ en général ; au lieu dequoi il fit mettre, de naturâ mentis humanæ, quod ipsa sit notior quam corpus, afin qu’on ne crût pas qu’il eût voulu y démontrer son immortalité.

Huit jours après, M. Descartes envoya au P. Mersenne un abregé des principaux points qui touchoient Dieu & l’ame, pour servir d’argument à tout l’ouvrage. Il lui permit de le faire imprimer par forme de sommaire à la tête du Traité, afin que ceux qui aimoient à trouver en un même lieu tout ce qu’ils cherchoient, pussent voir en raccourci tout ce que contenoit l’ouvrage, qu’il crut devoir partager en six Méditations.

Dans la premiere, il propose les raisons pour lesquelles nous pouvons douter généralement de toutes choses, & particulierement des choses matérielles, jusqu’à ce que nous ayons établi de meilleurs fondemens dans les Sciences, que ceux que nous avons eus jusqu’à présent. Il fait voir que l’utilité de ce doute général consiste à nous délivrer de toutes sortes de préjugés ; à détacher notre esprit des sens, & à faire que nous ne puissions plus douter des choses que nous reconnoîtrons être très-véritables.

Dans la seconde, il fait voir que l’esprit usant de sa propre liberté pour supposer que les choses de l’existence desquelles il a le moindre doute, n’existent pas en effet, reconnoît qu’il est impossible que cependant il n’existe pas lui-même : ce qui sert à lui faire distinguer les choses qui lui appartiennent d’avec celles qui appartiennent au corps. Il semble que c’étoit le lieu de prouver l’immortalité de l’ame. Mais il manda au P. Mersenne qu’il s’étoit contenté dans cette seconde Méditation de faire concevoir l’ame sans le corps, sans entreprendre encore de prouver qu’elle est réellement distincte du corps ; parce qu’il n’avoit pas encore mis dans ce lieu-là les prémisses, dont on peut tirer cette conclusion, que l’on ne trouveroit que dans la sixieme Méditation. C’est ainsi que ce philosophe tâchant de ne rien avancer dans tout son Traité dont il ne crût avoir des démonstrations exactes, se croyoit obligé de suivre l’ordre des Géometres, qui est de produire premierement tous les principes d’où dépend la proposition que l’on cherche, avant que de rien conclurre. La premiere & la principale chose qui est requise selon lui pour bien connoître l’immortalité de l’ame, est d’en avoir une idée ou conception très-claire & très-nette, qui soit parfaitement distincte de toutes les conceptions qu’on peut avoir du corps. Il faut savoir outre cela que tout ce que nous concevons clairement & distinctement, est vrai de la même maniere que nous le concevons ; c’est ce qu’il a été obligé de remettre à la quatrieme Méditation. Il faut de plus, avoir une conception distincte de la nature corporelle ; c’est ce qui se trouve en partie dans la seconde, & en partie dans la cinquieme & sixieme Méditations. L’on doit conclurre de tout cela, que les choses que l’on conçoit clairement & distinctement comme des substances diverses, telles que sont l’esprit & le corps, sont des substances réellement distinctes les unes des autres. C’est ce qu’il conclut dans la sixieme Méditation. Revenons à l’ordre des Méditations & de ce qu’elles contiennent.

Dans la troisieme, il développe assez au long le principal argument par lequel il prouve l’existence de Dieu. Mais n’ayant pas jugé à propos d’y employer aucune comparaison tirée des choses corporelles, afin d’éloigner autant qu’il pourroit l’esprit du lecteur de l’usage & du commerce des sens, il n’avoit pû éviter certaines obscurités, auxquelles il avoit déjà remédié dans ses réponses aux premieres objections qu’on lui avoit faites dans les Pays-Bas, & qu’il avoit envoyées au P. Mersenne pour être imprimées à Paris avec son Traité.

Dans la quatrieme, il prouve que toutes les choses que nous concevons fort clairement & fort distinctement, sont toutes vraies. Il y explique aussi en quoi consiste la nature de l’erreur ou de la fausseté. Par-là il n’entend point le péché ou l’erreur qui se commet dans la poursuite du bien & du mal, mais seulement l’erreur qui se trouve dans le jugement & le discernement du vrai & du faux.

Dans la cinquieme, il explique la nature corporelle en général. Il y démontre encore l’existence de Dieu par une nouvelle raison. Il y fait voir comment il est vrai que la certitude même des démonstrations géométriques dépend de la connoissance de Dieu.

Dans la sixieme, il distingue l’action de l’entendement d’avec celle de l’imagination, & donne les marques de cette distinction. Il y prouve que l’ame de l’homme est réellement distincte du corps. Il y expose toutes les erreurs qui viennent des sens, avec les moyens de les éviter. Enfin il y apporte toutes les raisons, desquelles on peut conclurre l’existence des choses matérielles. Ce n’est pas qu’il les jugeât fort utiles pour prouver qu’il y a un monde, que les hommes ont des corps, & autres choses semblables qui n’ont jamais été mises en doute par aucun homme de bon sens ; mais parce qu’en les considérant de près, on vient à connoître qu’elles ne sont pas si évidentes que celles qui nous conduisent à la connoissance de Dieu & de notre ame.

Voilà l’abrégé des Méditations de Descartes, qui sont de tous ses ouvrages celui qu’il a toûjours le plus estimé. Tantôt il remercioit Dieu de son travail, croyant avoir trouvé comment on peut démontrer les vérités métaphysiques : tantôt il se laissoit aller au plaisir de faire connoître aux autres l’opinion avantageuse qu’il en avoit conçue. « Assûrez-vous, écrivoit-il au P. Mersenne, qu’il n’y a rien dans ma métaphysique que je ne croie être, ou très-connu par la lumiere naturelle, ou démontré évidemment, & que je me fais fort de le faire entendre à ceux qui voudront & pourront y méditer, &c. ». En effet, on peut dire que ce livre renferme tout le fonds de sa doctrine, & que c’est une pratique très-exacte de sa Méthode. Il avoit coûtume de le vanter à ses amis intimes, comme contenant des vérités importantes, qui n’avoient jamais été bien examinées avant lui, & qui donnoient pourtant l’ouverture à la vraie Philosophie, dont le point principal consiste à nous convaincre de la différence qui se trouve entre l’esprit & le corps. C’est ce qu’il a prétendu faire dans ces Méditations par une analyse, qui ne nous apprend pas seulement cette différence, mais qui nous découvre en même tems le chemin qu’il a suivi pour la découvrir. Voyez Analyse.

Descartes, dans son Traité de la Lumiere, transporte son lecteur au-delà du monde dans les espaces imaginaires : & là il suppose que pour donner aux philosophes l’intelligence de la structure du monde, Dieu veut bien leur accorder le spectacle d’une création. Il fabrique pour cela une multitude de parcelles de matieres également dures, cubiques ou triangulaires, ou simplement irrégulieres & raboteuses, ou même de toutes figures, mais étroitement appliquées l’une contre l’autre, face contre face, & si bien entassées, qu’il ne s’y trouve pas le moindre interstice. Il soûtient même que Dieu qui les a créées dans les espaces imaginaires, ne peut pas après cela laisser subsister entr’elles le moindre petit espace vuide de corps ; & que l’entreprise de ménager ce vuide, passe le pouvoir du Tout-puissant.

Ensuite Dieu met toutes ces parcelles en mouvement : il les fait tourner la plûpart autour de leur propre centre ; & de plus, il les pousse en ligne directe.

Dieu leur commande de rester chacune dans leur état de figure, masse, vîtesse, ou repos, jusqu’à ce qu’elles soient obligées de changer par la résistance, ou par la fracture.

Il leur commande de partager leurs mouvemens avec celles qu’elles rencontreront, & de recevoir du mouvement des autres. Descartes détaille les regles de ces mouvemens & de ces communications le mieux qu’il lui est possible.

Dieu commande enfin à toutes les parcelles mûes d’un mouvement de progression, de continuer tant qu’elles pourront à se mouvoir en ligne droite.

Cela supposé, Dieu, selon Descartes, conserve ce qu’il a fait : mais il ne fait plus rien. Ce chaos sorti de ses mains, va s’arranger par un effet du mouvement, & devenir un monde semblable au nôtre ; un monde dans lequel, quoique Dieu n’y mette aucun ordre ni proportion, on pourra voir toutes les choses, tant générales que particulieres, qui paroissent dans le vrai monde. Ce sont les propres paroles de l’auteur, & l’on ne sauroit trop y faire attention.

De ces parcelles primordiales inégalement mûes, qui sont la matiere commune de tout, & qui ont une parfaite indifférence à devenir une chose ou une autre, Descartes voit d’abord sortir trois élémens ; & de ces trois élémens, toutes les masses qui subsistent dans le monde. D’abord les carnes, angles, & extrémités de parcelles, sont inégalement rompues par le frottement. Les plus fines pieces sont la matiere subtile, qu’il nomme le premier élément : les corps usés & arrondis par le frottement, sont le second élément ou la lumiere : les pieces rompues les plus grossieres, les éclats les plus massifs, & qui conservent le plus d’angles, sont le troisieme élément, ou la matiere terrestre & planétaire.

Tous les élémens mûs & se faisant obstacle les uns aux autres, se contraignent réciproquement à avancer, non en ligne droite, mais en ligne circulaire, & à marcher par tourbillons, les uns autour d’un centre commun, les autres autour d’un autre ; de sorte cependant que conservant toûjours leur tendance à s’en aller en ligne droite, ils font effort à chaque instant pour s’éloigner du centre ; ce qu’il appelle force centrifuge.

Tous ces élémens tâchant de s’éloigner du centre, les plus massifs d’entre eux sont ceux qui s’en éloigneront le plus : ainsi l’élément globuleux sera plus éloigné du centre que la matiere subtile ; & comme tout doit être plein, cette matiere subtile se rangera en partie dans les interstices des globules de la lumiere, & en partie vers le centre du tourbillon. Cette partie de la matiere subtile, c’est-à-dire de la plus fine poussiere qui s’est rangée au centre, est ce que Descartes appelle un soleil. Il y a de pareils amas de menue poussiere dans d’autres tourbillons comme dans celui-ci ; & ces amas de poussieres sont autant d’autres soleils que nous nommons étoiles, & qui brillent peu à notre égard, vû l’éloignement.

L’élement globuleux étant composé de globules inégaux, les plus forts s’écartent le plus vers les extrémités du tourbillon ; les plus foibles se tiennent plus près du soleil. L’action de la fine poussiere qui compose le soleil, communique son agitation aux globules voisins, & c’est en quoi consiste la lumiere. Cette agitation communiquée à la matiere globuleuse, accélere le mouvement de celle-ci : mais cette accélération diminue en raison de l’éloignement, & finit à une certaine distance.

On peut donc diviser la lumiere depuis le soleil jusqu’à cette distance, en différentes couches, dont la vitesse est inégale, & va diminuant de couche en couche. Après quoi la matiere globuleuse qui remplit le reste immense du tourbillon solaire, ne reçoit plus d’accélération du soleil : & comme ce grand reste de matiere globuleuse est composé des globules les plus gros & les plus forts, l’activité y va toûjours en augmentant, depuis le terme où l’accélération causée par le soleil, expire, jusqu’à la rencontre des tourbillons voisins. Si donc il tombe quelques corps massifs dans l’élement globuleux, depuis le soleil, jusqu’au terme où finit l’action de cet astre, ces corps seront mûs plus vîte auprès du soleil, & moins vîte à mesure qu’ils s’en éloigneront. Mais si quelques corps massifs sont amenés dans le reste de la matiere globuleuse, entre le terme de l’action solaire & la rencontre des tourbillons voisins, ils iront avec une accélération toûjours nouvelle, jusqu’à s’enfoncer dans ces tourbillons voisins ; & d’autres qui s’échaperoient des tourbillons voisins, & entreroient dans l’erement globuleux du nôtre, y pourroient descendre ou tomber, & s’avancer vers le soleil.

Or il y a de petits tourbillons de matiere qui peuvent rouler dans les grands tourbillons ; & ces petits tourbillons peuvent non-seulement être composés d’une matiere globuleuse & d’une poussiere fine, qui rangée au centre, en fasse de petits soleils : mais ils peuvent encore contenir ou rencontrer bien des parcelles de cette grosse poussiere, de ces grands éclats d’angles brisés que nous avons nommés le troisieme élément. Ces petits tourbillons ne manqueront pas d’écarter vers leurs bords toute la grosse poussiere ; c’est-à-dire, si vous l’aimez mieux, que les grands éclats, formant des pelotons épais & de gros corps, gagneront toûjours les bords du petit tourbillon par la supériorité de leur force centrifuge : Descartes les arrête-là, & la chose est fort commode. Au lieu de les laisser courir plus loin par la force centrifuge, ou d’être emportés par l’impulsion de la matiere du grand tourbillon, ils obscurcissent le soleil du petit, & ils encroûtent peu-à-peu le petit tourbillon : & de ces croûtes épaissies sur tout le dehors, il se forme un corps opaque, une planete, une terre habitable. Comme les amas de la fine poussiere sont autant de soleils, les amas de la grosse poussiere sont autant de planetes & de cometes. Ces planetes amenées dans la premiere moitié de la matiere globuleuse, roulent d’une vîtesse qui va toûjours en diminuant depuis la premiere qu’on nomme Mercure, jusqu’à la derniere qu’on nomme Saturne. Les corps opaques qui sont jettés dans la seconde moitié, s’en vont jusques dans les tourbillons voisins, & d’autres passent des tourbillons voisins, puis descendent dans le nôtre vers le soleil. La même poussiere massive qui nous a fourni une terre, des planetes & des cometes, s’arrange, en vertu du mouvement, en d’autres formes, & nous donne l’eau, l’atmosphere, l’air, les métaux, les pierres, les animaux & les plantes ; en un mot toutes les choses, tant générales que particulieres, que nous voyons dans notre monde, organisées, & autres :

Il y a encore bien d’autres parties à détailler dans l’édifice de Descartes : mais ce que nous avons déjà vû est regardé de tout le monde comme un assortiment de pieces qui s’écroulent ; & sans en voir davantage, il n’y a personne qui ne puisse sentir qu’un tel systême n’est nullement recevable.

1°. Il est d’abord fort singulier d’entendre dire que Dieu ne peut pas créer & rapprocher quelques corps anguleux, sans avoir de quoi remplir exactement les interstices des angles. De quel droit ose-t-on resserrer ainsi la souveraine puissance ?

2°. Mais je veux que Descartes sache précisément pourquoi Dieu doit avoir tant d’horreur du vuide : je veux qu’il puisse très-bien accorder la liberté des mouvemens avec le plein parfait ; qu’il prouve même la nécessité actuelle du plein : à la bonne heure. L’endroit où je l’arrête, est cette prétention que le vuide soit impossible. Il ne l’est pas même dans sa supposition. Car pour remplir tous les interstices, il faut avoir des poussieres de toute taille, qui viennent au besoin se glisser à propos dans les intervalles entre-ouverts. Ces poussieres ne se forment qu’à la longue. Les globules ne s’arrondissent pas en un instant. Les coins les plus gros se rompent d’abord, puis les plus petits ; & à force de frottemens, nous pourrons recueillir de nos pieces pulvérisées de quoi remplir tout ce qu’il nous plaira : mais cette pulvérisation est successive. Ainsi au premier moment que Dieu mettra les parcelles de la matiere primordiale en mouvement ; la poussiere n’est pas encore formée : Dieu soulere les angles ; ils vont commence à se briser : mais avant que la chose soit faite, voilà entre ces angles des vuides sans fin, & nulle matiere pour les remplir.

3°. Selon Descartes, la lumiere est une masse de petits globes qui se touchent immédiatement, en sorte qu’une file de ces globes ne sauroit être poussée par un bout, que l’impulsion ne se fasse sentir en même tems à l’autre bout, comme il arrive dans un bâton, ou dans une file de boulets de canon qui se touchent. M. Roemer & M. Picard ont observé, que quand la terre étoit entre le soleil & jupiter, les éclipses de ses satellites arrivoient alors plûtôt qu’il n’est marqué dans les tables ; mais que quand la terre s’en alloit du côté opposé, & que le soleil étoit entre jupiter & la terre, alors les éclipses des satellites arrivoient plusieurs minutes plus tard, parce que la lumiere avoit tout le grand orbe annuel de la terre à traverser de plus dans cette derniere situation que dans la précédente : d’où ils sont parvenus à pouvoir assûrer que la lumiere du soleil mettoit sept à huit minutes à franchir les trente-trois millions de lieues qu’il y a du soleil à la terre. Quoi qu’il en soit au reste sur la durée précise de ce trajet de la lumiere, il est certain que la communication ne s’en fait pas en un instant ; mais que le mouvement ou la pression de la lumiere parvient plus vîte sur les corps plus voisins, & plus tard sur les corps plus éloignés : au lieu qu’une file de douze globes, & une file de cent globes, s’ils se touchent, communiquent leur mouvement aussi vîte l’une que l’autre. La lumiere de Descartes n’est donc pas la lumiere du monde. Voy. Aberration.

En voilà assez, ce me semble, pour faire sentir les inconvéniens de ce système. On peut, avec M. de Fontenelle, féliciter le siecle, qui, en sous donnant Descartes, a mis en honneur un nouvel art de raisonner, & communiqué aux autres sciences l’exactitude de la Géométrie. Mais on doit, selon sa judicieuse remarque, « sentir l’inconvénient des systèmes précipités, dont l’impatience de l’esprit humain ne s’accommode que trop bien, & qui étant une fois établis, s’opposent aux vérités qui surviennent ».

Il joint à sa remarque un avis salutaire, qui est d’amasser, comme font les Académies, des matériaux qui se pourront lier un jour, plûtôt que d’entreprendre avec quelques lois de méchanique, d’expliquer intelligiblement la nature entiere & son admirable variété.

Je sai qu’on allegue en faveur du système de Descartes, l’expérience des lois générales par lesquelles Dieu conserve l’univers. La conservation de tous les êtres est, dit-on, une création continuée ; & de même qu’on en conçoit la conservation par des lois générales, ne peut-on pas y recourir pour concevoir, par forme de simple hypothèse, la création & toutes ses suites ?

Raisonner de la sorte est à peu-près la même chose, que si on assûroit que la même méchanique, qui avec de l’eau, du foin & de l’avoine, peut nourrir un cheval, peut aussi former un estomac & le cheval entier. Il est vrai que si nous suivons Dieu dans le gouvernement du monde, nous y verrons régner une uniformité sublime. L’expérience nous autorise à n’y pas multiplier les volontés de Dieu comme les rencontres des corps. D’une seule volonté, il a reglé pour tous les cas & pour tous les siecles, la marche & les chocs de tous les corps, à raison de leur masse, de leur vîtesse & de leur ressort. Les lois de ces chocs & de ces communications peuvent être sans doute l’objet d’une Physique très-sensée & très-utile, surtout lorsque l’homme en fait usage pour diriger ce qui est soumis à ses opérations, & pour construire ces différens ouvrages dont il est le créateur subalterne. Mais ne vous y méprenez pas : autre chose est de créer les corps, & de leur assigner leur place & leurs fonctions, autre chose de les conserver. Il ne faut qu’une volonté ou certaines lois générales fidelement exécutées pour entretenir chaque espece dans sa forme spéciale, & pour perpétuer les vicissitudes de l’œconomie du tout, quand une fois la matiere est créée. Mais quand il s’agit de créer, de regler ces formes spéciales, d’en rendre l’entretien sûr & toûjours le même, d’en établir les rapports particuliers, & la correspondance universelle ; alors il faut de la part de Dieu autant de plans & de volontés spéciales, qu’il se trouve de pieces différentes dans la machine entiere. Hist. du ciel, tome II.

M. Descartes composa un petit traité des passions, l’an 1946, pour l’usage particulier de la princesse Elisabeth. Il l’envoya manuscrit à la reine de Suede sur la fin de l’an 1647. Mais sur les instances que ses amis lui firent depuis pour le donner au public, il prit le parti de le revoir, & de remédier aux défauts que la princesse philosophe sa disciple y avoit remarqués. Il le fit voir ensuite à M. Clerselier, qui le trouva d’abord trop au-dessus de la portée commune, & qui obligea l’auteur à y ajoûter de quoi le rendre intelligible à toutes sortes de personnes. Il crut entendre la voix du public dans celle de M. Clerselier, & les additions qu’il y fit augmenterent l’ouvrage d’un tiers. Il le divisa en trois parties, dans la premiere desquelles il traite des passions en général, & par occasion de la nature de l’ame, &c. Dans la seconde, des six passions primitives ; & dans la troisieme, de toutes les autres. Tout ce que les avis de M. Clerselier firent ajoûter à l’ouvrage, put bien lui donner plus de facilité & de clarté qu’il n’en avoit auparavant : mais il ne lui ôta rien de la brieveté & de la belle simplicité du style, qui étoit ordinaire à l’auteur. Ce n’est point en Orateur, ce n’est pas même en Philosophe moral, mais en Physicien, qu’il a traité son sujet ; & il s’en acquita d’une maniere si nouvelle, que son ouvrage fut mis fort au-dessus de tout ce qu’on avoit fait avant lui dans ce genre. Pour bien déduire toutes les passions, & pour développer les mouvemens du sang qui accompagnent chaque passion, il étoit nécessaire de dire quelque chose de l’animal. Aussi voulut-il commencer en cet endroit à expliquer la composition de toute la machine du corps humain. Il y fait voir comment tous les mouvemens de nos membres, qui ne dépendent point de la pensée, se peuvent faire en nous sans que notre ame y contribue, par la seule force des esprits animaux, & la disposition de nos membres. De sorte qu’il ne nous fait d’abord considérer notre corps, que comme une machine faite par la main du plus savant de tous les ouvriers, dont tous les mouvemens ressemblent à ceux d’une montre, ou autre automate, ne se faisant que par la force de son ressort, & par la figure ou la disposition de ses roues. Après avoir expliqué ce qui appartient au corps, il nous fait aisément conclurre qu’il n’y a rien en nous qui appartienne à notre ame, que nos pensées, entre lesquelles les passions sont celles qui l’agitent davantage ; & que l’un des principaux devoirs de la Philosophie est de nous apprendre à bien connoître la nature de nos passions, à les modérer, & à nous en rendre les maîtres. On ne peut s’empêcher de regarder ce traité de M. Descartes, comme l’un des plus beaux & des plus utiles de ses ouvrages.

Jamais Philosophe n’a paru plus respectueux pour la divinité que M. Descartes ; il fut toûjours fort sage dans ses discours sur la religion. Jamais il n’a parlé de Dieu qu’avec la derniere circonspection ; toûjours avec beaucoup de sagesse, toûjours d’une maniere noble & élevée. Il étoit dans l’appréhension continuelle de rien dire ou écrire qui fût indigne de la religion, & rien n’égaloit sa délicatesse sur ce point. Voyez tome premier & second des Lettres.

Il ne pouvoit souffrir sans indignation la témérité de certains Théologiens qui abandonnent leurs guides, c’est-à-dire, l’Ecriture & les Peres, pour marcher tout seuls dans des routes qu’ils ne connoissent pas. Il blâmoit surtout la hardiesse des Philosophes & Mathématiciens, qui paroissent si décisifs à déterminer ce que Dieu peut, & ce qu’il ne peut pas. « C’est, dit-il, parler de Dieu, comme d’un Jupiter ou d’un Saturne, & l’assujettir au styx & au destin, que de dire qu’il y a des vérités indépendantes de lui. Les vérités mathématiques sont des lois que Dieu a établies dans la nature, comme un roi établit des lois dans son royaume. Il n’y a aucune de ces lois que nous ne puissions comprendre : mais nous ne pouvons comprendre la grandeur de Dieu, quoique nous la connoissions, &c.

» Pour moi, dit encore ailleurs M. Descartes, il me semble qu’on ne doit dire d’aucune chose, qu’elle est impossible à Dieu. Car, tout ce qui est vrai & bon dépendant de sa toute-puissance, je n’ose pas même dire que Dieu ne peut faire une montagne sans vallée, ou qu’un & deux ne fassent pas trois. Mais je dis seulement qu’il m’a donné un esprit de telle nature, que je ne saurois concevoir une montagne sans vallée, ou que l’aggrégé d’un & de deux ne fassent pas trois ». Voyez tome II. des Lettres. Cette retenue de M. Descartes, peut-être excessive, a choqué certains esprits, qui ont voulu lui en faire un crime. Car, sur ce qu’en quelques occasions, il employoit le nom d’un ange plûtôt que celui de Dieu, qu’il ménageoit par pur respect ; quelqu’un (Beecman) s’étoit imaginé qu’il étoit assez vain pour se comparer aux anges. Il se crut obligé de repousser cette calomnie. « Quant au reproche que vous me faites, dit-il, page 66, 67, de m’être égalé aux anges, je ne saurois encore me persuader que vous soyez si perdu d’esprit, que de le croire. Voici sans doute, ce qui vous a donné occasion de me faire ce reproche : c’est la coûtume des Philosophes & même des Théologiens, toutes les fois qu’ils veulent montrer, qu’il répugne tout-à-fait à la raison que quelque chose se fasse, de dire que Dieu même ne le sauroit faire : & parce que cette façon de parler m’a toûjours semblé trop hardie ; pour me servir de termes plus modestes quand l’occasion s’en présente, où les autres diroient que Dieu ne peut faire une chose, je me contente seulement de dire qu’un ange ne la sauroit faire.... Je suis bien malheureux de n’avoir pû éviter le soupçon de vanité en une chose, où je puis dire que j’affectois une modestie particuliere ».

A l’égard de l’existence de Dieu, M. Descartes étoit si content de l’évidence de sa démonstration, qu’il ne faisoit point difficulté de la préférer à toutes celles des vérités mathématiques. Cependant le ministre Voetius son ennemi, au lieu de l’accuser d’avoir mal réfuté les Athées, jugea plus à propos de l’accuser d’Athéisme, sans en apporter d’autre preuve, sinon qu’il avoit écrit contre les Athées. Le tour étoit assûrément nouveau : mais afin qu’il ne parût pas tel, Voetius trouva assez à tems l’exemple de Vanini, pour montrer que M. Descartes n’auroit pas été le premier des Athées qui auroit écrit en apparence contre l’Athéisme. Ce fut surtout l’impertinence de cette comparaison, qui révolta M. Descartes, & qui le détermina à réfuter une si ridicule calomnie dans une lettre Latine qu’il lui écrivit. Quelques autres de ses ennemis entreprirent de l’augmenter en l’accusant outre cela d’un scepticisme ridicule. Leurs accusations se réduisoient à dire que M. Descartes sembloit insinuer, qu’il falloit nier (au moins pour quelque tems) qu’il y eût un Dieu ; que Dieu pouvoit nous tromper ; qu’il falloit révoquer toutes choses en doute ; que l’on ne devoit donner aucune créance aux sens ; que le sommeil ne pouvoit se distinguer de la veille. M. Descartes eut horreur de ces accusations ; & ce ne fut pas sans quelque mouvement d’indignation, qu’il y répondit. « J’ai réfuté, dit-il, tome II. des Lettres, page 170, en paroles très-expresses toutes ces choses qui m’avoient été objectées par des calomniateurs ignorans. Je les ai réfutées même par des argumens très-forts, & j’ose dire plus forts qu’aucun autre ait fait avant moi. Afin de pouvoir le faire plus commodément & plus efficacement, j’ai proposé toutes ces choses comme douteuses au commencement de mes Méditations. Mais je ne suis pas le premier qui les aye inventées ; il y a long tems qu’on a les oreilles battues de semblables doutes proposés par les Sceptiques. Mais qu’y a-t-il de plus inique, que d’attribuer à un auteur des opinions, qu’il ne propose que pour les réfuter ? Qu’y a-t-il de plus impertinent que de feindre qu’on les propose, & qu’elles ne sont pas encore réfutées, & par conséquent que celui qui rapporte les argumens des Athées, est lui-même un Athée pour un tems ? Qu’y a-t-il de plus puérile que de dire que s’il vient à mourir avant que d’avoir écrit ou inventé la démonstration qu’il espere, il meurt comme un athée ? Quelqu’un dira peut-être que je n’ai pas rapporté ces fausses opinions comme venant d’autrui, mais comme de moi : mais qu’importe ? puisque dans le même livre où je les ai rapportées, je les ai aussi toutes réfutées ».

Ceux qui ont l’esprit juste & le cœur droit, en lisant les Méditations & les Principes de M. Descartes, n’ont jamais hésité à tirer de leur lecture des conséquences tout opposées à ces calomnies. Ces ouvrages n’ont encore rendu Athée jusqu’aujourd’hui aucun de ceux qui croyoient en Dieu auparavant ; au contraire, ils ont converti quelques Athées. C’est au moins le témoignage qu’un Peintre de Suede nommé Beek, a rendu publiquement de lui-même chez M. l’ambassadeur de France à Stockolm. Voyez tout cela plus au long dans la vie de Descartes, par A. Baillet. (C)

On peut voir dans un grand nombre d’articles de ce Dictionnaire, les obligations que les Sciences ont à Descartes, les erreurs où il est tombé, & ses principaux disciples. Voyez Algebre, Equation, Courbe, Mouvement, Idée, Ame, Percussion, Lumiere, Tourbillon, Matiere subtile, &c.

Ce grand homme a eu des sectateurs illustres : on peut mettre à leur tête le P. Malebranche, qui ne l’a pourtant pas suivi en tout. Voyez Malebranchisme. Les autres ont été Rohaut, Regis, &c. dont nous avons les ouvrages. La nouvelle explication du mouvement des Planetes, par M. Villemot, curé de Lyon, imprimée à Paris en 1707, est le premier, & peut être le meilleur ouvrage qui ait été fait pour défendre les tourbillons. Voyez Tourbillons.

La Philosophie de Descartes a eu beaucoup de peine à être admise en France ; le parlement pensa rendre un arrêt contre elle : mais il en fut empêché par la requête burlesque en faveur d’Aristote, qu’on lit dans les œuvres de Despreaux, & où l’auteur sous prétexte de prendre la défense de la Philosophie péripatéticienne, la tourne en ridicule ; tant il est vrai que ridiculum acri, &c. Enfin cette Philosophie a été reçûe parmi nous. Mais Newton avoit déjà démontré qu’on ne pouvoit la recevoir. N’importe : toutes nos universités & nos académies même y sont demeurées fort attachées. Ce n’est que depuis environ 18 ans, qu’il s’est élevé des Newtoniens en France : mais ce mal, si c’en est un (car il y a des gens pour qui c’en est un) a prodigieusement gagné ; toutes nos académies maintenant sont Newtoniennes, & quelques professeurs de l’université de Paris enseignent aujourd’hui ouvertement la Philosophie Angloise. Voyez Attraction, &c. Voyez aussi sur Descartes & les Cartésiens, notre Discours préliminaire.

Quelque parti qu’on prenne sur la Philosophie de Descartes, on ne peut s’empêcher de regarder ce grand homme comme un génie sublime & un Philosophe très-conséquent. La plûpart de ses sectateurs n’ont pas été aussi conséquens que lui ; ils ont adopté quelques-unes de ses opinions, & en ont rejetté d’autres, sans prendre garde à l’étroite liaison que presque toutes ont entre elles. Un Philosophe moderne, écrivain élégant & homme de beaucoup d’esprit, M. l’abbé de Gamaches, de l’Académie royale des Sciences, a démontré à la tête de son Astronomie physique, que pour un Cartésien, il ne doit point y avoir de mouvement absolu, & que c’est une conséquence nécessaire de l’opinion de Descartes, que l’étendue & la matiere sont la même chose. Cependant les Cartésiens croyent pour la plûpart le mouvement absolu, en confondant l’étendue avec la matiere. L’opinion de Descartes sur le machinisme des bêtes (Voyez Ame des Bêtes) est très-favorable au dogme de la spiritualité & de l’immortalité de l’ame ; & ceux qui l’abandonnent sur ce point, doivent au moins avoüer que les difficultés contre l’ame des bêtes sont, sinon insolubles, du moins très-grandes pour un Philosophe chrétien. Il en est de même de plusieurs autres points de la Philosophie de ce grand homme. L’édifice est vaste, noble, & bien entendu : c’est dommage que le siecle où il vivoit, ne lui ait pas fourni de meilleurs matériaux. Il faut, dit M. de Fontenelle, admirer toujours Descartes, & le suivre quelquefois.

Les persécutions que ce Philosophe a essuyées pour avoir déclaré la guerre aux préjugés & à l’ignorance, doivent être la consolation de ceux qui ayant le même courage, éprouveront les mêmes traverses. Il est honoré aujourd’hui dans cette même patrie, où peut-être il eût vécu plus malheureux qu’en Hollande. (O)