L’Aubergiste du village
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 215-220).
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II

II



Dès le point du jour les domestiques et les gens de journée étaient occupés à leurs travaux accoutumés dans la cour de l’auberge du Saint-Sébastien. Thérèse, la vachère, lavait auprès du puits des betteraves pour le bétail ; on entendait dans la grange ouverte le bruit cadencé des fléaux ; le garçon d’écurie chantait une grossière chanson en étrillant les chevaux.

Un seul homme se promenait du haut en bas, fumant nonchalamment sa pipe et s’arrêtant tantôt ici tantôt là pour regarder travailler les autres. Il était aussi vêtu comme un ouvrier, portait une veste et avait des sabots aux pieds. Bien que son visage attestât surtout la calme tranquillité d’un insouciant far niente, on voyait cependant briller dans ses yeux une certaine expression de malice et de ruse. Au reste, il suffisait de voir ses joues vermeilles et son nez empourpré pour comprendre qu’il s’asseyait à une bonne table et connaissait parfaitement le chemin de la cave.

La fille d’écurie quitta ses betteraves, et s’approcha de la grange où les batteurs étaient occupés à étendre sur l’aire de nouvelles gerbes et qui saisissaient cette occasion pour échanger un mot tout en travaillant. L’homme à la pipe s’était arrêté et regardait.

— Kobe, Kobe[1], lui cria la vachère, vous avez trouvé la bonne recette ! Nous nous tuons à travailler comme des esclaves du matin au soir, et nous ne recevons en récompense que des sottises qu’on nous jette à la tête. Vous, vous avez le bon vent ; vous flânez, vous fumez votre pipe, vous êtes l’ami du baes, vous avez tous les bons morceaux ! Vous pouvez dire que votre pain est tombé dans le miel ! Le proverbe dit vrai : pour tromper les gens, il n’y a qu’à s’y connaître.

Kobe sourit malicieusement et répondit :

— Avoir, c’est avoir, mais gagner ce qu’on n’a pas, voilà l’art ! Le bonheur vole, celui qui l’attrape le tient bien.

— Frotter le manche c’est tromper, et flatter c’est ramper ! grommela l’un des ouvriers avec aigreur.

— Des mots ne sont pas des raisons, dit Kobe railleur. Chacun est en ce monde pour faire du bien au fils de son père, et ce qu’on trouve il faut le ramasser.

— Je serais honteux de faire ce que vous faites, s’écria l’ouvrier, irrité ; il est commode de tailler des lanières dans le cuir d’autrui ; mais le cochon s’engraisse aussi, quoiqu’il ne travaille pas.

— Un chien en voit un autre avec peine entrer dans la cuisine, dit Kobe en riant. Quand les plats sont inégaux, les frères se brouillent ; mais mieux vaut être envié que plaint. Et puisqu’il faut s’asseoir quelque part en ce monde, j’aime mieux le faire sur un coussin que sur des épines.

— Tais-toi, pique-assiette, et songe que c’est de notre sueur que tu deviens si gras.

— Tistjé, Tistjé[2], pourquoi me mordre ainsi ? Vous ne pouvez supporter que le soleil donne sur mon étang. Ne connaissez-vous donc pas le proverbe : Qui porte envie à autrui dévore son cœur et perd son temps. Si je recevais moins, en auriez-vous plus ? Suis-je fier ? Vous fais-je du mal ? Au contraire, je vous avertis quand le baes vient, et je vous passe souvent une bonne cruche de bière par le trou de la cave. Vous cherchez ce qui n’est pas perdu, Tistjé ?

— Oui, oui, nous connaissons votre générosité ; vous ressemblez au curé qui bénit tout le monde, mais en se bénissant lui-même le premier.

— Il a raison et moi aussi ; qui sert l’autel doit vivre de l’autel.

— C’est vrai ! s’écria un autre ouvrier. Kobe est un bon garçon, et je voudrais bien être dans ses souliers ; je gagnerais aussi mon pain alors en soufflant aux corneilles des nuages de fumée : quand le ventre est plein, le cœur est en repos.

— Oui, ventre plein, pied traînant ; panse pleine, tête folle !

— Laissez-les jaser, Kobe ; tout le monde ne peut avoir au ciel une bonne étoile ; moi je dis que vous avez beaucoup d’esprit.

— Pas plus que le champignon qui est là-haut sur le cerisier, répondit Kobe avec une modestie affectée.

Tous regardèrent avec surprise un grand agaric qui croissait entre les plus fortes branches du cerisier ; mais les regards se reportèrent immédiatement sur Kobe pour lui demander, selon la coutume, une de ces explications plaisantes dont il était prodigue.

— Ah ! ah ! s’écria la vachère, pas plus d’esprit que le champignon ! Alors vous devez être un terrible lourdaud !

— C’est ce que vous ne savez pas, Mieken[3]. Que dit le proverbe ? Travailler est le lot des imbéciles. Je ne fais rien, ainsi ?…

— Mais qu’a à faire le champignon en tout ceci ?

— C’est une énigme, voyez-vous : le beau grand cerisier, c’est notre baes…

— Flatteur, va ! s’écria la servante.

— Et moi je suis le pauvre et humble champignon…

— Hypocrite ! murmura l’ouvrier frondeur.

— Et si vous parvenez à deviner cette énigme, vous saurez comment les petits chiens doivent s’y prendre pour manger dans le même plat que les grands sans se faire mordre.

Kobe avait l’intention de continuer à vexer ses auditeurs par ses mots à double entente, mais il entendit la voix du baes dans l’intérieur de l’auberge, et dit aux ouvriers en remettant sa pipe dans l’étui :

— Laissez les paysans reprendre leurs fléaux, mes gars ! Voici notre brave, notre gracieux baes qui vient voir si l’ouvrage marche…

— Nous allons avoir notre déjeuner ; ce ne sera pas un petit vacarme ! dit la vachère en courant au puits.

— S’il m’appelle encore, comme hier, voleur et lourd paysan, je lui jette mon fléau à la tête, dit un des ouvriers avec colère.

— La cruche voulut lutter avec la pierre, et elle tomba en pièces au premier choc, dit Kobe ironiquement.

— Quant à moi, je me moque de ses gros mots, et je le laisse défiler son chapelet de sottises, dit un second.

— Vous faites au mieux, dit Kobe ; ouvrez vos deux oreilles bien larges, ce qui entre par l’une sort par l’autre, Il faut bien aussi que le baes en ait pour son argent. Donnez-lui raison et faites ce qu’il dit.

— Faire ce qu’il dit ? et si on ne le peut pas ?

— Dans ce cas-là, donnez-lui raison tout de même et ne le faites pas ; ou plutôt ne dites rien, faites comme si vous ne saviez rien de rien, et songez qu’il n’y a rien de mieux que le silence.

— Tout homme est homme ! Je me moque de sa brusquerie. Qu’il commence, et je saurai bien aussi lui montrer les dents ! Il n’a pas le droit de me traiter comme une bête, quoique je ne sois qu’un ouvrier.

— Ce que vous dites est bien vrai, Driesken[4], et pourtant vous frappez à faux, fit observer Kobe : chacun doit connaître sa place dans le monde. Que dit le proverbe ? Êtes-vous enclume, souffrez les coups comme une enclume ; Êtes-vous marteau, frappez comme un marteau. Et puis un bon petit mot brise une grande colère. Si vous voulez que cela aille mieux, souvenez-vous qu’il est difficile de prendre les mouches avec du vinaigre, ou les lièvres en battant le tambour…

— Kobe, Robe ! cria une voix de l’intérieur avec un accent marqué d’impatience.

— Voyez, voyez-le composer sa mine hypocrite ! dit d’un ton moqueur un autre batteur.

— C’est justement là l’art que vous n’apprendrez jamais ! riposta Kobe.

Et se tournant vers l’auberge, il cria sur un ton suppliant et comme s’il eût été effrayé :

— Je viens, je viens. Cher baes, né vous fâchez pas, j’accours, je suis là.

— Il gagne son pain à jouer le chien couchant ! murmura avec mépris l’ouvrier courroucé ; j’aime mieux battre le blé ma vie entière. Voilà ce qui arrive des hommes qui ont passé par tous les filets comme lui !

— Il a été dix ans soldat. C’est là qu’on apprend à faire le niais et le bouffon pour travailler le moins possible. Après cela, il est devenu domestique de messieurs, et ce métier-là ne donne pas non plus de durillons aux mains… Mais quelle diablesse d’énigme nous a-t-il donnée là ? Comprenez-vous ce qu’elle signifie ?

— Oh ! c’est facile à deviner, répliqua le premier ; il veut dire qu’il est installé sur la nuque du baes, et qu’il en vit comme le champignon du cerisier. Allons, allons, remettons-nous à battre.

  1. Jacques ; abréviation de Jacobus.
  2. Baptiste.
  3. Marie.
  4. André ; prononcez Driskene.