L’Aubergiste du village
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 210-214).
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I

I


Quand néant devient quelque chose, néant ne se reconnaît plus lui-même.



Baes Gansendonck était un singulier homme. Bien qu’il fût issu d’une des plus humbles familles du village, il s’était de bonne heure mis en tête qu’il était d’étoffe beaucoup plus noble que les autres paysans, — que lui seul en savait plus qu’une foule de savants réunis, — que si les affaires de la commune s’embrouillaient et marchaient à reculons, c’était uniquement parce que, malgré sa haute intelligence, il n’était pas bourgmestre, — et beaucoup d’autres choses du même genre.

Et cependant le pauvre homme ne savait ni lire ni écrire, et n’avait jamais eu occasion d’oublier grand’chose… mais il avait beaucoup d’argent !

Sous ce rapport du moins il ressemblait à beaucoup de personnes considérables dont l’esprit se trouve aussi sous clef dans un coffre-fort, et dont la sagesse, placée à cinq pour cent, rentre chaque année dans leur cervelle avec les intérêts. Les habitants du village, blessés chaque jour par l’orgueilleuse suffisance de baes Gansendonck, avaient peu à peu conçu une haine profonde contre lui, et lui donnaient le sobriquet railleur de blaeskaek[1].

Le baes du Saint-Sébastien était veuf et n’avait qu’un enfant. C’était une fille de dix-huit ou dix-neuf ans ; bien qu’elle fût délicate et pâle, les traits de son visage étaient si purs et si fins, son caractère était si doux et si aimable, qu’elle avait donné dans l’œil à beaucoup de jeunes gens. Selon les présomptueuses idées de son père, elle était beaucoup trop bonne, trop instruite et trop belle pour épouser le fils d’un paysan. Il l’avait placée pendant quelques années dans un pensionnat renommé, afin qu’elle y apprît le français et y gagnât des manières en harmonie avec la haute destinée qui l’attendait.

Heureusement Lisa ou Lisette, comme l’appelaient les paysans, était revenue toujours simple et ingénue, bien que des germes de vanité et d’étourderie eussent été jetés dans son âme : la pureté naturelle de son cœur avait étouffé ces semences de mal ; et jusque dans les traces qui pouvaient en rester, sa virginale innocence mettait un charme qui faisait tout excuser en elle.

Selon la coutume, elle n’avait reçu qu’une demi-éducation ; elle comprenait passablement le français, mais ne le parlait qu’imparfaitement. En revanche, elle savait broder d’une manière exquise, faire des pantoufles et des coussins de pied de mille couleurs, tricoter des perles, découper des fleurs de papier, dire le bonjour le plus gracieux, s’incliner et faire la révérence, danser selon toutes les règles de l’art, et elle possédait mille autres talents d’agrément qui, comme dit le proverbe, étaient de mise dans la rustique habitation de son père comme une fraise de dentelle au cou d’une vache.

Dès son enfance, Lisa avait été destinée pour femme à Karel, le fils du brasseur, l’un des plus beaux garçons que l’on put trouver, avec cela fort à son aise pour un villageois, et suffisamment instruit, vu qu’il avait passé quelques années au collège de Hoogstraten.

Toutefois l’étude l’avait peu changé ; il aimait la liberté sans gêne de la vie champêtre, était joyeux comme un pinson, buvait et chantait en tout bien tout honneur avec chacun, plein de vie et de gaieté, ami et camarade de quiconque le connaissait.

La mort prématurée de son père l’avait forcé à quitter le collège pour venir en aide à sa mère en prenant la direction de la brasserie ; et la bonne femme remerciait Dieu tous les jours de ce qu’il lui avait laissé pour consolation un si bon fils, car, en vérité, il n’y avait pas de jeune homme plus actif et plus brave.

La présence de Lisa faisait seule perdre à Karel sa franche vivacité d’esprit ; devant elle il tombait dans une poétique gravité et de vagues rêveries. Assis près de la jeune fille aimée, il se faisait enfant avec elle, prenait plaisir à ses légères occupations, et épiait ses moindres désirs avec une religieuse attention. Elle était si délicate, si faible, mais elle était aussi si admirablement belle sa fiancée ! Aussi le robuste et courageux garçon entourait-il la frêle jeune fille de respect, de déférence et de soins inquiets, comme si la vie d’une fleur languissante lui eût été confiée.

Pendant cinq ou six mois, baes Gansendonck n’avait pas vu grand mal à ce que sa fille devînt la femme de Karel. Il est vrai que cette union n’avait jamais pleinement satisfait son orgueil ; mais comme, selon son opinion, le riche fils d’un brasseur n’était pas, à tout prendre, un paysan, il n’avait pas voulu rompre un engagement pris de longue date, et avait même consenti à ce qu’on préparât et mît en état toutes choses pour le prochain mariage.

L’affaire des jeunes gens était donc sur un assez bon pied, quand le frère de baes Gansendonck, frère qui n’était pas marié, mourut après une courte maladie et laissa un bel héritage, lequel, bientôt après, vint s’ajouter dans l’auberge du Saint-Sébastien, en bonne monnaie sonnante à d’autres tas d’écus.

Pierre Gansendonck était d’avis, comme bien d’autres, que l’esprit, la noblesse et la supériorité d’un homme doivent se mesurer uniquement par l’argent qu’il possède ; et, bien qu’il ne sût pas l’anglais, il était cependant tout porté par sa nature à regarder comme donnant à tout une réponse satisfaisante et irréfragable, cette sublime pensée britannique : Combien cet homme pèse-t-il de livres d’argent ? Ce que dit d’ailleurs aussi le vieux proverbe flamand : L’argent, qui est muet, redresse ce qui est de travers et donne de l’esprit au sot.

Il va sans dire qu’avec un aussi beau système son orgueil ou plutôt sa folie s’était accrue plus encore que sa fortune. Il s’estimait maintenant l’égal au moins de monsieur le baron du village, car il croyait consciencieusement peser autant de livres que ce noble propriétaire.

À dater de ce jour baes Gansendonck se monta de plus en plus la tête, et se crut un des premiers personnages du pays. Il rêvait souvent, pendant des nuits entières, qu’il descendait d’une noble race ; et même, durant le jour, cette pensée flatteuse le berçait et caressait continuellement son esprit. Afin de s’affermir dans l’opinion qu’il avait de l’excellence de sa nature, il s’était souvent efforcé de découvrir quelle différence il pouvait y avoir entre un gentilhomme et lui ; mais en réalité, il n’en trouvait pas.

Sa conscience lui disait bien de temps en temps qu’il était trop vieux pour apprendre le français, pour changer toute sa manière de vivre, et faire son entrée dans une société plus élevée. Mais s’il ne le pouvait plus, sa fille du moins était en état de monter en rang dans le monde et d’épouser le meilleur d’entre les premiers barons. Quelle heureuse certitude pour baes Gansendonck ! Avant de mourir il aurait le plaisir d’entendre nommer sa Lisa, madame la baronne ! Lui-même serait grand’père de quelques petits barons !

On comprend que l’amour de Karel le brasseur commençât dès lors à le contrarier vivement, et qu’il accusât, dans son for intérieur, le joyeux garçon d’être un obstacle à l’avenir de sa fille. Déjà il avait parlé de Karel en présence de Lisa avec une méprisante aigreur, et dit des choses qui avaient tellement blessé la jeune fille que, pour la première fois de sa vie elle s’était révoltée avec dépit contre son père et avait versé des larmes amères au moins pendant deux heures.

Pour ne pas affliger sa fille, il s’abstint de toute attaque directe contre l’amour du brasseur, mais il se promit bien de retarder le mariage par des expédients jusqu’à ce que le temps vint arracher à Lisa le bandeau qui l’aveuglait, et qu’elle-même se convainquit que Karel n’était rien qu’un grossier paysan comme les autres.

  1. Vantard, fanfaron, hâbleur ; prononcez blâskâk.