L’Aubergiste du village/Souvenir

L’Aubergiste du village
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 205-209).
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Souvenir

SOUVENIR



Dans un village de la Campine anversoise, entre Hoogstraten et Calmpthout, demeurait Pierre Gansendonck, baes[1] de l’auberge du Saint-Sébastien. Je l’ai connu après 1830, alors que j’étais soldat. Toutefois mes souvenirs de cette époque ne me rappellent rien sur son compte, sinon qu’il ne pouvait souffrir soldats ni paysans, et aimait par-dessus tout à avoir affaire aux officiers. Aussi était-il très-irrité contre le bourgmestre, parce que celui-ci avait pris le capitaine de la compagnie dans sa propre maison, placé les trois autres officiers chez le baron, le notaire et le docteur, et n’avait laissé à héberger à lui, Pierre Gansendonck, que le sergent-major votre très-humble serviteur.

Je me souviens aussi que je passais souvent mes heures de loisir à fabriquer toutes sortes de jouets pour la petite Lisa, fille de baes Gansendonck, et qui avait à peu près cinq ans. L’enfant était souffrante et semblait vouloir s’éteindre de consomption ; cependant son regard d’ange était si séduisant, son visage pâle comme le marbre était si pur, sa voix argentine avait des intonations si douces, que je trouvais une sorte de bonheur à consoler et à récréer la petite malade par des jeux, des chansons ou des contes.

Aussi quels cris de désespoir jeta Lisa, quelles larmes amères baignèrent ses joues, quand les tambours battirent le roulement d’adieu, et que son bon ami le sergent-major se tint debout et le sac sur le dos, prêt à la quitter pour toujours !

Mais de semblables impressions s’effacent si vite dans une jeune âme ! Depuis lors, je n’ai jamais plus songé à la petite Lisa, et sans doute l’enfant aussi m’a profondément oublié.

Il y a peu de temps, mes excursions à l’aventure dans la Campine me ramenèrent pour la première fois dans le même village. J’y entrai sans pressentiment comme aussi sans la moindre attente.

Cependant, je n’eus pas sitôt ressaisi au plus profond de ma mémoire l’image de l’église, des maisons et des arbres, qu’un sourire de bonheur et de surprise éclaira mon visage, et que ma poitrine se gonfla d’une joyeuse émotion. La vue de la vieille enseigne de l’auberge fit surtout battre mon cœur… Je penchai la tête et demeurai un instant immobile à suivre le cours des jeunes souvenirs qui se pressaient dans mon âme comme un flot brûlant et embaumé.

Combien notre âme doit avoir d’amour et de puissance, dans les jours de la jeunesse, pour enfermer à jamais en soi tout ce qui l’entoure, et l’envelopper d’affection comme d’un impérissable voile ! Hommes, arbres, maisons, paroles, tout, — vivant ou inanimé, — tout devient une partie de notre être ; à chaque objet nous attachons un souvenir aussi beau, aussi doux, que notre jeunesse elle-même. Notre âme déborde de force, elle lance des étincelles et des reflets de sa vie sur toute la création ; et tandis que nous saluons d’un hymne joyeux et incessant le bonheur qui nous sourit à tous, enfants ou jeunes gens, dans un avenir sans bornes, tout dans la nature chante et se réjouit à l’unisson avec nous.

Ah ! combien j’aime la bruyère, le tilleul, la ferme, la chapelle et tout ce qui me parlait au temps où les roses de la jeunesse et les lis de la chaste poésie des premières années couronnaient mon front ! Ils ont partagé toutes mes jouissances ; je les ai vus s’épanouir voluptueusement et resplendir sous la chaude lumière du soleil, alors que, dans ma joyeuse insouciance, je m’élançais dans le chemin inconnu des destinées humaines. Ce sont mes vieux compagnons de jeu, mes amis. Chacun d’eux me rappelle un souvenir agréable, une douce émotion ; ils parlent la langue de mon cœur ; toutes les fibres les plus délicates de mon âme tressaillent à leur appel avec une juvénile énergie, et, dans un calme et religieux attendrissement, je remercie le Seigneur de ce qu’il laisse couler, même dans le cœur glacé de l’homme désenchanté, la bienfaisante source du souvenir.

Devant la porte de la vieille auberge, je me trouvai reporté comme par magie dans des temps meilleurs. Je revoyais mes camarades, mes officiers ; le tambour battait au loin ; j’entendais retentir le martial commandement ; l’entraînante chanson de guerre s’élevait au-dessus des humbles et rustiques demeures, le cornet des chasseurs résonnait à l’ombre des tilleuls… mais au milieu de tout cela m’apparaissait, plus nette et plus précise encore, la calme et angélique image de Lisa me souriant du fond du passé.

La pensée humaine parcourt le monde des souvenirs avec plus de rapidité que l’éclair les espaces des cieux. À peine m’étais-je arrêté une minute, et déjà cinq beaux mois de ma vie avaient repassé tout éclatants sous mes yeux.

Je m’avançai vers l’auberge en doublant le pas, l’âme empressée, le front joyeux… — Je vais voir Lisa, me disais-je ; elle ne pourra me reconnaître, je le sais, car l’enfant doit être devenue une belle jeune fille, mais rien que sa vue me réjouira… Elle était malade et languissante ; peut-être gît-elle sous la terre dans le paisible cimetière ! Loin de moi cette lugubre pensée que la froide raison vient jeter au milieu de mes ardents souvenirs !

Mais comme tout me semble étranger et triste dans l’auberge de Saint-Sébastien ! Tout est changé, hommes et choses. Où est baes Gansendonck ? Où est Lisa ? Où est la table à tiroir sur laquelle j’ai joué avec mes camarades tant de pintes de bière ? Tout a disparu !

Pauvre Lisa ! je vois encore près de la fenêtre le coin où tu reposais ta petite tête sur les genoux de ta mère, où je t’amusais avec un chariot de cartes traîné par quatre hannetons, où ton regard languissant, mais doux comme une prière, me remerciait de mon amitié.

J’avais tout oublié si profondément ! Je ne savais même plus que je fusse venu jadis dans ce village ; mais maintenant de chaque chose s’échappe une image, de chaque chose une voix : je revois tout, j’entends tout ; tout redevient jeune et riant… même mon cœur, qui se retrouve en harmonique accord avec cette nature connue et aimée.

Douce Lisa, qui eût dit alors que je raconterais un jour ton histoire à mes compatriotes, comme je récréais autrefois ton âme par des contes enfantins !

La vie ressemble à ces grands fleuves de l’Amérique qui, pendant quelque temps, coulent paisiblement entre des rives souriantes, et soudain se précipitent du haut d’une montagne et s’abîment avec le fracas d’une tempête dans des gouffres hurlants, d’où leurs flots sortent écumants et brisés. L’homme est le brin de paille qui flotte sur le torrent ; le calme voyage entre les rivages fleuris, c’est la jeunesse ; la redoutable cascade, le gouffre dévorant, c’est la société humaine dans laquelle l’homme est jeté comme le brin de paille ; il tombe, il s’abîme jusqu’au fond, il revient à la surface, il s’enfonce encore ; il est tourmenté, froissé, harcelé, brisé… Qui peut savoir sur quel rivage le pauvre brin de paille sera jeté ?

  1. Le mot Baes (prononcez Bâze) signifie proprement maître ; on l’emploie dans le langage ordinaire pour désigner le chef de la maison, et plus spécialement le maître d’une auberge, d’un estaminet, d’un cabaret, etc.