L’Année républicaine/Texte entier

Alphonse Lemerre, éditeur (p. np-couv.).

LOUISA SIEFERT

L’ANNÉE
RÉPUBLICAINE



PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
47, PASSAGE CHOISEUL, 47

1869

À M. VICTOR HUGO


À M. VICTOR HUGO.


Père, qui veut chanter vous suit & vous écoute :
Ses pieds cherchent vos pas aux marges de la route
Qui mène à l’immortalité ;
Sa voix à votre voix s’éveille & vient redire
D’après vous l’hymne saint, l’impétueux délire
De l’océan, de la cité.

Poëte, qui veut vivre, étant ce que nous sommes,
Sans révolte envers Dieu, sans haine pour les hommes,
Sans remords du temps dépensé,
À votre front contemple imposante & sereine
La seule majesté qui règne en souveraine
Sur l’avenir & le passé.

Père, qui veut aimer de votre cœur s’approche :
Sur les oiseaux des bois, sur les fleurs de la roche,
Sur les mères, sur les enfants.
Sur les noirs travailleurs qui songent, sur la foule.
De votre œuvre multiple une pitié découle
Qui fait les vaincus triomphants.

Poëte, qui veut croire avec vous se recueille :
Quand, lassé des concerts de l’astre & de la feuille,
L’esprit qui pense est revenu
Au gouffre intérieur où s’égare son rêve,
Le vôtre le soutient, l’entraîne & le soulève
Dans cet autre immense inconnu.

Car vous avez toujours pour qui souffre des larmes,
Pour qui meurt des regrets, pour qui combat des armes,
Ô père, ô poète béni !
Car votre âme est plus tendre encor qu’elle n’est forte,
Car votre foi commande & jusqu’à nous apporte
L’écho vibrant de l’infini.

Aussi tout ébloui d’images grandioses,
Glorifiant au nom des êtres & des choses
Le grand génie austère & doux,

Qui pleurait se redresse & qui chantait espère :
L’oiseau vient au poëte & l’enfant vient au père,
Ô maître, & moi je viens à vous !


Les Ormes, mars 1869.



GERMINAL


GERMINAL.


Un petit chemin creux entre de grands buissons,
Des prunelliers fleuris, de rêveuses pervenches,
Sur le bord de son nid dans les plus hautes branches
Un frêle rouge-gorge émiettant ses chansons ;

Le ciel gris, le vent chaud, la prairie odorante,
Les abeilles cherchant l’aubépine en boutons ;
Dans un coin un enfant gardant quatre moutons,
Jasant tout bas avec la source murmurante ;

Partout le sourd travail des séves, les émois
Des générations s’éveillant à la vie ;
L’image de l’amour en tous lieux poursuivie,
C’était bien Germinal, le plus jeune des mois.



FLORÉAL


FLORÉAL.


Toutes les bêtes se marient,
Floréal, le doux mois, est né.
Le jour s’est fait, l’heure a sonné :
Amoureux, les cieux vous sourient.

Plus de rameaux ou noirs ou nus,
Plus une feuille desséchée ;
Chaque arbre porte sa nichée ;
Les rossignols sont revenus.

Plus de nuit & plus de silence ;
Partout des rayons & des chants.

Le cœur ne croit plus aux méchants,
L’âme aux bleus horizons s’élance.

Et la fleur qui vient de s’ouvrir,
Et l’aurore qui vient de naître,
Tout crie à l’amour : Ô grand Maître,
Fais-moi vivre & fais-moi mourir !

Le souvenir lassé s’oublie
En des rêves purs & charmants,
Et la langueur des flots dormants
Attendrit la mélancolie.

— Ainsi tu veux & tu voulus,
Amour, toi dont les printemps sèment
Le germe au cœur de ceux qui s’aiment
Et de ceux-là qui n’aimaient plus !



PRAIRIAL


PRAIRIAL.


La senteur des foins mûrs enivrait les vallées ;
Mille insectes bruyants aux ailes affolées
Sur les fleurs voletaient ;
Et, dans la joie intense où tous étaient poëtes,
Scandant leur hymne saint de rumeurs inquiètes,
À la fois ils chantaient.

Tout était plénitude & tout exubérance :
Les plus audacieux défis à la souffrance
Vibraient aux monts déserts.
L’herbe avait des fiertés, l’arbre des énergies :
C’était dans les couleurs d’éclatantes orgies,
Des hourras dans les airs.

Et l’homme sous ses pieds sentant frémir la terre,
Déchiffrant d’un coup d’œil le souverain mystère
De sa sérénité,
S’écriait à son tour avec un geste auguste :
— L’harmonie est la loi, le plus grand est le juste,
Liberté, liberté !



MESSIDOR


MESSIDOR.


Le ciel est gris plombé, la terre est altérée,
Parfois le vent, ainsi qu’une haleine enfiévrée,
Fait onduler le sein des moissons & des bois,
Une angoisse indicible accable la nature,
Et tout frissonne, quand, par la déchiqueture
Des éclairs, un accord de la terrible voix
De l’orage s’échappe & vient jusqu’à la terre.
Le tonnerre, ô bonheur ! & comme il fait bien taire
Tout ici-bas ! lui seul, on l’entend à présent :
— Gronde, gronde toujours, encore une décharge,
C’est bien ! fais à la nue une fente plus large,
Crève-la, puis rugis de joie en l’écrasant.
Va, ton fracas est doux & ton horreur soulage,
Redouble, enivre-toi de ton aveugle rage,

Sois le farouche accent de nos rébellions ;
Emporte nos fureurs dans ta fureur sacrée :
L’âme de sa tempête est par toi délivrée,
Et voici bien des jours qu’en vain nous t’appelions !

Ce soir, quand par milliers les tranquilles étoiles
De l’azur nuageux déchireront les voiles,
Un vent doux & subtil sur les blés passera ;
Et, tandis que courant devant l’aube irisée
Il changera la pluie en brillante rosée,
L’âme rassérénée à Dieu s’élèvera.



THERMIDOR


THERMIDOR.


Pas un nuage au ciel, pas une ombre sur terre :
Le lac brillait incandescent ;
Le vallon embrasé fumait comme un cratère
Qui dort farouche & menaçant ;

Le soleil, enivré de sa splendeur torride,
Terrassait aux pieds de l’été
La plaine verdoyante & la montagne aride,
Et le village & la cité.

Dans les chênes feuillus des reflets d’incendie
Passaient mêlés de sang et d’or ;
Et les jaunes rayons de la flamme agrandie
Montaient pour retomber encor.

Comme sur un tapis de pourpre ou d’écarlate,
Fauve oreiller de mousse orné,
La vipère en sifflant roulait sa tête plate
Sur le dur rocher calciné.

L’aigle ennuyé cherchait du regard quelque proie,
Quelque tendre chair d’appétit ;
L’oiseau chassait l’insecte, & partout, plein de joie,
Le fort opprimait le petit.

Ô superbe fracas de royautés sans nombre,
Vertige de l’impunité !
— L’homme triste & lassé criait sous le bois sombre :
Égalité, fraternité !



FRUCTIDOR


FRUCTIDOR.


Les grands bateaux se suivent sur le fleuve,
Du paysan allant à l’ouvrier,
Comme un salut du travail à l’épreuve,
Comme un appel de la glèbe au chantier.

Pour réjouir l’étroite chambre obscure
Du chaud reflet de leurs lointains rayons,
Chaque verger a donné sa parure
Et chaque champ l’orgueil de ses sillons.

Le pur froment & les pêches vermeilles
Se sont unis dans le commun trésor
Aux blonds raisins, fruit précoce des treilles
Où longuement s’attarde Fructidor.

Dans la nuit sombre & grosse de révoltes,
Lents messagers des espoirs éternels,
Au fil de l’eau, ployant sous les récoltes,
Les grands bateaux descendent fraternels,



VENDÉMIAIRE


VENDÉMIAIRE.


Ce soir, à l’heure grave où le soleil décline,
Les échos ont vibré de colline en colline.
La fauvette en son vol égrenait ses fredons ;
La source, en ruisselant sur les petites mousses,
Trouvait des sons plus frais & des notes plus douces ;
L’orchestre des roseaux jouait des rigodons,
Qu’avec les flocons blancs des lointaines fumées
Le vent rieur jetait par lambeaux aux ramées ;
Et dans les verts chemins fleuris que traversait
Son cortége au cri rauque, à la voix avinée,
On entendait superbe, implacable, effrénée,
La vendange qui s’avançait.

Ce soir, tout avait soif aux forêts de l’Argonne :
Le défilé profond que le jour abandonne

Comme une gueule avide attendait & hurlait.
La patrie en danger haletait solitaire.
Aux fiévreuses ardeurs de l’homme & de la terre,
Ce n’était plus du vin, mais du sang qu’il fallait.
Le ciel d’apothéose a des feux de fournaise.
Place, place ! en grondant là-bas, la Marseillaise
Roule, fauve torrent, ses flots de vers vengeurs :
Armés de faulx, d’épieux, de haches, de faucilles,
Manœuvres, artisans, gueux, héros en guenilles,
Voilà les rouges vendangeurs !



BRUMAIRE


BRUMAIRE.


La séve descend aux racines,
La force abandonne les cœurs,
— Sur les vieilles tours en ruines,
Les geais poussent des cris moqueurs.

La force abandonne les cœurs,
Les bras tombent de lassitude.
— Les geais poussent des cris moqueurs,
Enhardis par leur solitude,

Les bras tombent de lassitude,
Les lendemains viennent boiteux,
— Enhardis par leur solitude,
C’est l’heure des trafics honteux

Les lendemains viennent boiteux
Après l’élan de la bataille.
— C’est l’heure des trafics honteux,
L’on se trahit & l’on se raille.

Après l’élan de la bataille,
Sur les sinistres tumuli,
— L’on se trahit & l’on se raille
Malheur aux vaincus de l’oubli !

Sur les sinistres tumuli
On met les tréteaux de la foire.
— Malheur aux vaincus de l’oubli !
Sombre est la nuit, lente est l’histoire.

On met les tréteaux de la foire,
Car les histrions sont vainqueurs.
— Sombre est la nuit, lente est l’histoire,
La force abandonne les cœurs.

Car les histrions sont vainqueurs.
Quand Brumaire dort aux ravines,
La force abandonne les cœurs,
La séve descend aux racines.



FRIMAIRE


FRIMAIRE.


Au-dessus des glaciers qui découpent l’azur,
Au-dessus des grands bois qui surplombent la grève,
Dans ses frissons de vierge & ses blancheurs de rêve,
Comme un camellia fleuri dans l’éther pur,
La lune lentement & fièrement s’élève.

Devant elle un air froid descend des monts transis,
Une brume d’argent monte des lacs mystiques,
Le givre aux arbres pend ses joyaux fantastiques,
Et, mystérieux temple aux reflets indécis,
La cascade gelée a des arceaux gothiques.

C’est l’heure où les rameaux effilés & tendus
Pleurent tout bas, vibrant comme des chanterelles
Sous l’invisible archet des peurs surnaturelles ;

C’est l’heure où les flots lourds à leurs bords éperdus
Se figent, fatigués de leurs longues querelles.

C’est l’heure où brusquement réveillée, au détour
Du sentier blanc, s’allume une étroite fenêtre.
Chaque nuit en tremblant on la voit apparaître,
Lampe pour le travail ou phare pour l’amour,
Et la lune s’y heurte à que sais-je ? ou peut-être ?

Car le penseur guidé vers le bien par le beau,
Le précurseur des temps que son souffle féconde,
Dont la voix solitaire ébranlera le monde,
Dont la parole est glaive & dont l’âme est flambeau,
Est là, qui d’un regard perce l’ombre profonde.



NIVÔSE


NIVÔSE.


Voici l’hiver, voici la mort !
Les corbeaux volent sur la neige.
À ces sombres princes du nord
Les tristesses ont fait cortége.

Le vent, aigu comme un remord,
Hurle & sans trêve nous assiége.
Le ciel écrase, le froid mord
Le pauvre que rien ne protége.

Nul bruit humain, nul mouvement.
Rien qu’un lugubre craquement,
Frisson courant de branche en branche.

L’esprit s’endort, le coeur se tait.
— Ô leçon des choses ! c’était
Hideux comme la terreur blanche,



PLUVIÔSE


PLUVIÔSE.


Le nuage s’éventre ainsi qu’un fruit trop mûr,
Mille ruisseaux boueux se traînent dans les rues,
Et la fange, coulant du toit, souille le mur.

Le sol est bossué de puantes verrues,
L’air vicié s’emplit d’exhalaisons d’égouts,
Ce fétide soupir des choses disparues.

Maintenant, carnaval d’horreurs & de dégoûts,
Fièvres & lâchetés vont à travers la ville
Des hôpitaux malsains aux cloaques jaloux.

Car Pluviôse règne & le dégel servile
À transformé pour lui le monde détrempé
En bouge, en ambulance, en prison basse & vile.

L’ennui nouveau, le vieux souci, l’espoir trompé,
Le sentiment de sa puissance méconnue,
Tout retombe sur l’homme incessamment frappé,

Qui sent avec terreur que sa foi diminue.



VENTÔSE


VENTÔSE.


Des mers, des champs, des monts, des bois,
Tourbillon, ouragan, tempête,
Peuple en courroux, foule inquiète,
Tous les vents soufflent à la fois.
De ce chaos qui recommence
Sort un rugissement immense,
Le cri terrible du combat ;
Et la terre, soudain étreinte
D’orgueil, de désir & de crainte,
Tressaille & sent son cœur qui bat.

Le grand vent des grandes idées,
Le vent des révolutions

Souffle aussi sur les nations
De pleurs & de sang inondées.
Chacune s’agite à son tour
Dans l’attente du nouveau jour
Qui doit réaliser le rêve,
Tandis qu’à leur cœur rajeuni,
Ivre d’extase & d’infini,
Remonte & bouillonne la séve.

Les flots se cabrent anxieux,
Les chênes rebellés se dressent ;
Les mêmes questions se pressent
Et roulent de la terre aux cieux ;
Le soleil à travers la pluie
Brille par instants & l’essuie
Sur le seuil sombre des maisons ;
L’éclair coupe en deux le nuage,
Et les vents, redoublant de rage,
Viennent de tous les horizons.

Mais à la bataille infidèle,
Le vent du nord cède attiédi,
Le dernier souffle du midi
Porte la première hirondelle :

Salut, cher oiseau du printemps !
Avec l’hiver & les autans
S’évanouit toute souffrance ;
Ô toi qui, de la part de Dieu,
Reviens chanter dans le ciel bleu,
Salut, ô naïve espérance !


6 nivôse an lxxvi.
(26 décembre 1868).


TABLE.


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Achevé d’imprimer

PAR J. CLAYE

le 15 mars mil huit cent soixante-neuf

pour

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

À PARIS