L’Ancienne Alsace à table/Édition 1877/9
os idées modernes sur le fondement légitime des lois ne s’accommoderaient que bien difficilement de codes ou de décrets qui auraient la prétention de régler la forme de nos vêtements, de nous concéder ou de nous interdire l’usage de certaines couleurs, de déterminer la nature et la qualité des étoffes que nous pourrions porter et de celles dont nous devrions nous abstenir. De quel droit, la puissance publique viendrait-elle fixer le nombre de nos domestiques, statuer que nous n’aurons que deux chevaux à notre carrosse s’il nous plaisait d’en payer et d’en nourrir quatre, ordonner que nos voitures auront telle ou telle figure, telle ou telle nuance ? Nous pourrions encore moins souffrir que la loi se mît en tête de régler le degré de richesse ou de modestie de nos meubles, de calculer la finesse des dentelles de nos femmes, de mesurer la longueur des plumes de leurs chapeaux, de critiquer la largeur ou l’élégance de leurs rubans. Il nous paraîtrait tout à fait insupportable qu’un décret voulût s’aviser de compter le nombre de bouteilles que nous pourrions boire, et de mettre son nez dans les casseroles de notre cuisine pour s’assurer que notre appétit ou notre gourmandise ne dépasse point les limites du rang que nous tenons dans la société. Nourris des principes constitutionnels, forts de nos droits politiques, appuyés sur notre double dignité d’hommes et de citoyens, nous ne manquerions pas de trouver que ces lois restrictives sont de grandes impertinentes et que les décrets, leurs frères, sont des rustres et des malappris. Nous ferions peut-être une révolution pour le leur prouver.
Nos théories en économie politique protesteraient tout aussi vivement contre l’établissement des lois somptuaires. C’est un dogme du monde nouveau que le luxe fait la prospérité des États, puisque c’est lui qui vivifie le commerce et entretient l’industrie. L’on ne se donne pas la peine de le prouver. On l’affirme et chacun fait semblant de le croire, en haut comme en bas. Cela suffit en bas aussi bien qu’en haut.
Anciennement, les idées étaient fort différentes sur ce sujet. L’on pensait qu’il était d’une bonne police de conformer l’appareil extérieur à la situation sociale, de régler le costume sur le rang, de proportionner la figure à la dignité. L’on estimait que le paysan ne se devait point hausser aux allures du bourgeois, que l’artisan avait sa place naturelle entre les deux, que le bourgeois offensait la décence publique et dérangeait l’harmonie de l’État en imitant le train réservé aux gentilshommes, que ceux-ci ne devaient point, à leur tour, affecter le large déploiement qui était le privilège des seigneurs. De même, et surtout, pour les femmes de ces diverses classes. L’on avait déjà reconnu alors que l’élément féminin est plus enclin que l’autre à franchir les limites du rang, à sauter les barrières sociales, à proclamer la liberté de la beauté et à affirmer le droit qu’elle a de se faire valoir et admirer.
Les philosophes et les législateurs ont sans doute, sur ces questions, des opinions bien arrêtées et pourraient nous dire si les règlements somptuaires sont légitimes ou tyranniques, s’ils sont utiles ou nuisibles, s’ils constituent un progrès ou ne seraient qu’une naïve vieillerie. Mon sentiment est que chacun se puisse habiller à sa fantaisie, porter les étoffes qui lui plairont, se meubler comme il l’entend, mettre six chevaux à un tilbury si le cœur lui en dit, avoir autant de domestiques que sa patience en pourra supporter, instituer sa cuisine et sa cave selon ses goûts, charger sa table d’après les rites de Lucullus ou l’alléger d’après la règle de saint Bruno. Ainsi le veut la liberté. Que chacun exerce l’office de censeur dans sa propre maison. Ceux qui ne se rendront pas aux conseils de la sagesse se laisseront probablement convaincre par la dialectique expressive de leur bourse vide. Là où manquera la modération naturelle ou volontaire pourra bien venir un jour la réforme nécessaire et forcée. Mais que la police et le gouvernement restent chez eux et n’entreprennent point de nous rendre modestes et sobres malgré nous, en supputant la quantité de soie qui est entrée dans nos habits et en comptant les plats qui doivent former notre dîner. Voilà ma profession de foi sur cette matière, et j’ajoute que je regarderais comme un progrès très-sensible que nos paysannes sussent toutes accommoder un poulet à la Marengo, et qu’on eût de la peine à dire, en se réglant sur la vue de l’habit, si cet homme qui passe est un charpentier ou un sénateur.
Nos anciens rois ont fait des édits somptuaires en des siècles où il eût été plus sage et plus pressant de songer à habiller, à chausser, à nourrir et à loger le peuple, que de penser à lui interdire l’excès dans les choses dont il était naturellement privé. Du temps de Louis XIV, et même de Louis XV, les Anglais qui ont voyagé en France, lady Montague[sic], Locke, Addison, remarquent qu’au-dessous de la cour, du beau monde, d’une petite élite de gens parés et satisfaits, vivait un amas de paysans hâves qui grattent la terre infatigablement, qui mangent du pain de fougère, qui s’accrochent aux voitures des étrangers pour mendier un morceau de véritable pain ; que par-dessous les fêtes de Versailles s’agitait une populace de déguenillés et d’affamés[1]. La belle imagination d’aller sermonner, avec un vertueux édit, cette foule de pauvres diables, et de leur recommander la tempérance et la modération ! C’était donc moins de la nécessité de réformer les abus et d’endiguer le flot des mauvaises mœurs que du besoin de maintenir la séparation des classes de la société, que dérivait la législation somptuaire. Elle était un hommage rendu à la prééminence politique de la noblesse, du haut clergé, et une mortification adressée à la richesse des roturiers et des marchands. On servait par là la vanité du sang et l’orgueil des castes plus que l’on ne s’appliquait au soin de la morale et à la culture de la vertu.
Il en était de même en Allemagne et partout ; mais avec cette différence notable qu’en France les édits somptuaires émanaient du pouvoir royal ou de ses représentants et avaient ainsi un caractère général, tandis qu’en Allemagne ces ordonnances émanaient de la puissance municipale, quelquefois de l’autorité seigneuriale, et qu’elles n’avaient d’empire que sur les habitants d’une cité, ou sur les communautés d’une même seigneurie.
En Alsace, les règlements somptuaires apparaissent principalement dans les villes libres impériales et à partir du seizième siècle. Ils sont nés d’une triple cause. La marche ascendante de la civilisation, le développement du commerce et des relations internationales, l’extension du luxe jointe à l’avidité des jouissances nouvelles, me semblent les avoir naturellement provoqués. C’est leur cause génératrice et générale. J’en découvre une autre dans le perfectionnement qui s’était introduit dans l’art d’administrer et qui excita chez les administrations la passion de tout réglementer. Enfin le grand ébranlement religieux de la Réforme devait aussi faire naître l’envie d’épurer les mœurs et de les accorder avec l’austérité du culte protestant.
Je crois sincèrement que le protestantisme, dans le temps de sa première ferveur, a beaucoup contribué à l’amélioration des mœurs publiques en Alsace, non-seulement là où il dominait, parmi ses propres croyants, mais aussi parmi ses adversaires, dans les contrées qui voyaient le spectacle de ses exemples et qui recevaient la contagion salutaire de l’amendement qu’il portait dans les habitudes de la vie domestique.
Je vais parcourir quelques-uns de ces documents curieux connus dans notre histoire sous le nom de Polizei-Ordnungen, dans lesquels on saisit, à la fois l’état des mœurs anciennes, les excès et les dérèglements qui les avaient perverties, et le zèle réformateur qui s’efforçait tantôt de les purifier radicalement, tantôt seulement de les purger de leurs corruptions les plus choquantes. Je ne m’occuperai ni des vêtements, ni des jeux, ni de la sanctification du dimanche, ni des blasphèmes et des jurements, ni de l’éducation des enfants, ni de la police relative aux domestiques, ni des danses, etc. Je me restreindrai, comme je le dois, aux particularités qui rentrent directement dans le cadre de cette étude.
L’on possède une rédaction de la célèbre Coutume de Ferrette, écrite en 1567 ; même dans l’agreste Sundgau, qui confine à la Suisse et qui a quelque chose de son air, de ses mœurs et de son langage, les excès de la bonne chère et surtout l’exagération numérique des convives aux festins de famille avaient ému la sollicitude de l’autorité autrichienne. La Coutume fait défense expresse d’inviter plus de vingt personnes aux repas de noces, et de servir plus de quatre plats, non compris le fromage et les fruits ; pour chaque personne régalée en délit, il sera payé une amende de deux livres, et pour chaque plat de contrebande une amende d’une livre et dix schillings. Cette disposition est commune à toute espèce de banquets et de festins. Nul ne pourra avoir d’hôtes, parents et étrangers, aux fêtes patronales (Kilwe, Kilbe), qu’il veuille les traiter dans sa maison ou hors de chez lui, sous peine d’une livre et dix schillings par personne conviée[2]. Le paysan et le citadin doivent se contenter de chômer le saint de la localité en famille. La Coutume règle avec une indulgente bonhomie ce qui regarde les baptêmes. Elle permet « de servir un repas convenable, sans dépasser toutefois le nombre de quatre plats, aux femmes qui se sont donné de la peine pour assister l’accouchée ainsi qu’aux parrains et marraines ; lors des relevailles, de bons amis pourront visiter l’accouchée et accepter chez elle un modeste repas[3] ».
Les comtes de Montbéliard avaient rendu plusieurs ordonnances dans le but de modérer les dépenses excessives qui se faisaient aux repas de fiançailles, de noces et de baptême. La plus ancienne est de 1585. En 1631 il fut prescrit : « de n’estre davantage que 12 personnes aux nopces et de ne les point faire chez l’hoste[4]. » En 1650, une nouvelle ordonnance fixa à 16 le nombre des convives, sous peine de 50 livres d’amende. Il ne paraît pas que cette loi ait été toujours très-sévèrement exécutée, car le conseiller Perdrix nous raconte qu’en 1661 « il marchanda son festin de noces au cousin Wild, à raison de 24 batz par teste pour le jour, de 23 batz pour le lendemain, et qu’il se trouva à ses noces 100 personnes le jour et 43 le lendemain[5] ». Le prince de Montbéliard avait peut-être fait une faveur à son conseiller. Mais alors pourquoi ne pas la faire complète ? Pourquoi se montrer tolérant pour les festins et faire le puritain sur le chapitre de la danse ? « On n’y a dansé que deux ou trois rondeaux, dit piteusement le conseiller, pourquoy S. A. S. a esté tellement indignée qu’elle menace de punir exemplairement ceux et celles qui ont dansé. Le bon Dieu le veuille adoucir ! »
Les ordonnances de Montbéliard auraient certainement été mieux observées si le caprice des princes n’avait pas été le premier à les violer. Quand le fils du châtelain de Blâmont se maria, en 1626, « son festin de noces fut assisté de 218 personnes[6] », et quand le duc Georges de Wurtemberg célébra ses noces, en 1648, avec Anne de Coligny, fille du maréchal de Châtillon, les banquets durèrent trois jours à l’hôtel de ville de Montbéliard[7].
À Mulhouse, le Magistrat avait déjà, en 1571, limité à 80 convives les festins de noces les plus opulents. L’infraction était punie d’une amende de 6 livres stæbler[8]. Après plusieurs renouvellements des anciennes ordonnances, apparut la Reformations-Ordnung de 1750, dont les dispositions passèrent avec plus de précision et de détails dans la rédaction de 1782. Le repas de noces ne pouvait réunir plus de 60 assistants, y compris les époux et tous leurs parents ; les lendemains sont impitoyablement supprimés ainsi que le Hofmeister-Imbis (espèce de banquet supplémentaire qui a dégénéré, dit le texte, en un violent abus) ; les mets doivent être apprêtés modestement, selon la condition de chacun, sans recherche ni raffinement, ni superfluité ; l’ancienne coutume d’envoyer des plats (das Tellerschicken) aux amis et aux connaissances, au moyen de laquelle on éludait la question du chiffre des invités, fut abolie ; il fut seulement permis aux convives d’envoyer quelque chose à leurs parents qui n’avaient pu assister à la noce. Une disposition curieuse est celle qui enjoint aux fonctionnaires chargés de tenir la main à l’exécution de l’ordonnance, d’envoyer à chaque noce deux surveillants (Ambt-Knechte) et même davantage, si le cas le requiert[9]. Quel plaisir délicat de manger et de s’égayer en face et sous la surveillance de la police !
On réforma aussi les abus qui s’étaient introduits dans les banquets de baptême. « C’est une pratique nuisible, incommode, coûteuse et inutile, de servir des repas dans la chambre de l’accouchée, d’y faire des soupers ou de les envoyer tout préparés au dehors ; nous en ordonnons l’abolition[10]. »
Dans la ville de Colmar, on paraît s’être un peu plus pressé qu’ailleurs pour opposer une barrière aux abus de la bonne chère. Le schultheiss Sigfrid, un puritain, trouva que c’était un luxe déplacé que de célébrer les anniversaires trentenaires des mariages et de tenir des festins à leur occasion. Il y avait bien de la rigueur à condamner une cérémonie aussi excusable et que les plus favorisés ne pouvaient guère faire qu’une seule fois en leur vie ; mais le schultheiss Sigfrid, pour qui l’hymen ne semble avoir allumé que des flambeaux incommodes, proscrivit énergiquement toute commémoration en l’honneur des noces. L’on ne connaît pas le texte de son ordonnance qui est de l’année 1280 ; le moine de Colmar se contente d’énoncer le fait et certainement pour le faire remarquer[11].
Il est tout à fait digne d’attention qu’aucune loi restrictive du luxe et des débordements de la table n’a atteint les populations des vastes domaines soumis à la puissance seigneuriale des évêques de Strasbourg. Il semble pourtant que les sermons et les mandements n’étaient pas parvenus à faire la besogne qu’un bon statut, appuyé de la force du bras séculier, eût infailliblement faite. Le train et l’ampleur pantagruélique des noces dans le Kochersberg ont été, de tout temps, fameux ; ces vastes féries villageoises se sont prolongées jusque dans notre siècle avec la fidélité la plus persistante, et avec toutes les grasses opulences, toutes les pesantes matérialités qui étaient le triomphe et la joie des noces d’autrefois. M. Piton en a fait un tableau trop vrai et trop expressif pour que je n’hésite point à le lui emprunter. « Quelle folle gaîté rustique ne règne pas à une noce du Kochersberg ? Elle prend huit jours entiers, où bœufs, veaux, volailles, et nombre de fûts de vin sont sacrifiés pour satisfaire ces estomacs robustes ; ce sont des banquets monstres dignes des temps fabuleux. Déjà au commencement de la semaine, les garçons de noce, parés d’un grand bouquet de romarin enrubanné, enjambent les plus beaux chevaux de leur écurie, bien sellés et harnachés et ornés même de rubans, et vont de village en village inviter les convives, où partout les attendent le repas d’usage et le cruchon blanc (Schimmel) rempli de vin. Si le fiancé cherche la jeune mariée dans une autre commune, il arrive avec les voitures, accompagné de ses camarades à cheval ; elles sont chargées de ses meubles, de son linge, de ses provisions, et la voiture principale sur laquelle sont assises la fiancée, les filles d’honneur et ses amies, est toujours décorée de guirlandes et de verdure, et une quenouille gigantesque du plus beau chanvre, parée de rubans et de fleurs, forme le grand mât de cette barque de verdure roulante ; un rouet artistement tourné et incrusté l’accompagne toujours. Arrivée à la maison nuptiale, cette quenouille est fixée comme drapeau devant une fenêtre du premier étage. Déjà avant l’entrée du village, ordinairement sur la limite de la banlieue, les jeunes gens à cheval attendent le convoi ; des hourras, des coups de fusil et de pistolet saluent sa venue, et la cavalcade fait son entrée solennelle aux acclamations générales, jusqu’à ce que la grande cour de la ferme les reçoive et que commence le cortège pédestre vers l’église. Après la cérémonie nuptiale, festins et danses commencent et durent souvent deux ou trois jours et autant de nuits pendant lesquels tout le village est en émoi, surtout si les jeunes mariés appartiennent à de riches familles qui mettent leur gloire et leur orgueil à célébrer les noces avec la plus grande pompe[12]. »
J’ai dit que les règlements somptuaires avaient surtout régné dans les villes libres impériales. J’ajoute qu’ils n’apparaissent formulés et certains que dans les cités protestantes, à Wissembourg, à Landau, à Strasbourg ; ces villes en possédaient de très-détaillés. Colmar, Haguenau, Schlestadt, Munster, Turckheim, Obernai, Rosheim n’avaient que des coutumes traditionnelles ou des dispositions éparses. J’analyserai un de ces règlements, celui de Wissembourg ; il donnera une idée générale de ces monuments de l’ancienne police somptuaire de notre pays.
La Polizei-Ordnung de Wissembourg date de 1577. Elle fut renouvelée et amendée en 1614 « parce que, dit le préambule, en ces temps de perversité et de corruption, l’impiété, le désordre des mœurs et le libertinage vont s’accroissant et menacent de prendre le dessus ». Il est interdit de mettre en vente des fruits pendant le prêche, sous peine de confiscation. Les repas de noce « qui donnent lieu à tant d’abus, de désordres et d’inutiles dépenses, sont soumis, de l’ordre et volonté expresse de l’autorité », à la réforme suivante : l’on ne pourra inviter au delà de 60 personnes aux banquets de noces qui se tiennent à l’auberge et dans lesquels chaque convive paie son écot (Irtenhochzeit), sous peine de 1 florin d’amende par chaque excédant de cinq personnes ; il est interdit aux invités de se réunir et faire festin dans une auberge autre que celle désignée pour la noce ; la célébration religieuse du mariage doit se faire au plus tard à neuf heures du matin, et le repas sera servi à dix heures ou à dix heures et demie par tolérance. Au coup de deux heures il devra être terminé et la séance levée. Le souper commencera à six heures pour être rigoureusement achevé à dix. Les lendemains sont et demeurent interdits, ainsi que les veilles. On supprime aussi l’usage de donner, le troisième jour après les noces, certains régals couverts du prétexte de la pêche ou du bain ; on doit se contenter d’un souper, fait en dedans des murs de la ville, et que le règlement appelle crûment « un mauvais souper », ce qui veut dire, sans aucun doute, simple et modeste. Dans les mariages entre veufs et veuves, il n’y aura point de festin le jour, les époux se contenteront d’un souper ; défense expresse d’y inviter des filles ; mais quand un garçon épouse une veuve, les mariés auront le droit de tenir les deux repas et d’y convier les filles. Les noces célébrées à la maison ne pourront durer plus de deux jours. En ce qui concerne le régime même des repas, l’ordonnance ne concède que quatre plats, dont un seul de poisson ; le fromage, les fruits, les pâtisseries n’entrent pas en compte, « le tout afin que les hôtes soient honnêtement et convenablement traités pour l’argent qu’ils contribuent ». S’il se rencontre des gens qui trouvent le programme officiel trop laconique et qui pensent avoir des motifs pour le dépasser, ils exposeront leurs raisons au bourgmestre régent qui les appréciera. Il y avait une seconde espèce de noces qui se faisait aux frais des mariés ; mais les invités devaient acquitter le festin et le bal qu’on leur offrait par un cadeau ; c’étaient les Schenk-hochzeiten. Ordinairement elles se tenaient dans les tribus de métiers. On pouvait y convier jusqu’à cent personnes[13].
Les baptêmes avaient donné lieu à beaucoup d’abus et de prodigalités que le Magistrat considère comme très-préjudiciables à l’intérêt de ses administrés. Il règle en conséquence les cadeaux que l’on pourra faire à l’enfant et en limite la valeur, défend aux parrains de distribuer du sucre, des pains d’épices et autres friandises, et abolit formellement la coutume qui obligeait l’accouchée à offrir à la marraine de son enfant un goûter (Abendzehren) ou un souper ; mais on lui permit de réunir dans un repas « d’où sera banni tout excès, la sage-femme et les personnes qui l’auront assistée dans son besoin ». On proscrivit de plus l’usage coûteux des repas et des buvettes surérogatoires que le père et le parrain donnaient, dans les poêles des tribus, à l’occasion des baptêmes ; et afin que le parrain ne soit pas grevé de nouvelles dépenses, personne ne doit s’aviser de lui faire cortége lorsqu’il rentre chez lui ; le père et le parrain prendront congé l’un de l’autre dans le poêle même de la tribu.
La vigilance réformiste du Magistrat de Wissembourg ne s’exerce pas seulement sur les occasions qui, par leur importance et leur publicité, pourraient entraîner des abus et causer du scandale ; elle pénètre aussi dans l’intimité de la vie et surveille le citoyen dans sa maison. L’ordonnance considérant « que la surabondance et la somptuosité dans la bonne chère offensent et irritent Dieu, puisqu’elles dissipent inutilement ses bienfaits ; que les abus de la table renchérissent le prix des denrées, occasionnent des chertés, et détruisent toutes bonnes et fidèles sociétés », dispose que tout citoyen, quel que soit son rang, doit s’abstenir, dans le repas qu’il donne chez lui, de toute superfluité, et ne faire paraître sur sa table que cinq ou six plats tout au plus[14].
Deux villes protestantes, Mulhouse et Wissembourg, viennent de nous montrer leur sollicitude pour l’amélioration des mœurs ; elles jugeaient qu’il était possible de porter la répression légale dans le cercle des usages domestiques. J’aimerais de mettre en regard de ces tentatives inspirées par l’esprit de la Réforme des tentatives semblables ou analogues faites par le pouvoir municipal dans les cités catholiques, et en les comparant, de voir par quels points elles se ressemblaient ou étaient différentes, et de quel côté se trouvait le plus de sagesse et de zèle. Cette étude comparative est impossible. Aucune de nos villes libres impériales catholiques n’a édicté de règlement somptuaire, ni Haguenau, la capitale de la décapole, ni Schlestadt, ni Obernai, ni Rosheim, etc. Il y régnait peut-être quelques coutumes traditionnelles ou des dispositions de police éparses ; encore ne voudrais-je pas l’affirmer ; mais aucune de ces communes privilégiées, qui avaient le droit de se gouverner et de se créer des lois, n’a porté son attention vers la correction extérieure des mœurs.
L’on s’attend bien que la ville de Strasbourg, la mère de la Réforme en Alsace, n’est point restée indifférente à ce grand objet, et qu’elle a, de bonne heure, mis sa main vigoureuse à la discipline des mœurs publiques et privées. Dès le premier temps de l’établissement du protestantisme, le gouvernement de la république promulgua des mandements, des décrets et des ordonnances ayant pour but la réformation de quelque partie vicieuse des habitudes sociales. C’est ainsi que, déjà en 1544, il interdit de célébrer les noces ailleurs que dans les maisons particulières et les tribus, fixa à 50 le nombre des convives qui pouvaient y figurer, borna à deux les jours de réjouissance, et défendit que chaque noce donnât lieu à plus de quatre repas[15]. Toutes les prescriptions partielles qui furent édictées dans le cours du seizième siècle furent enfin réunies et complétées dans le grand travail qui signala la régence du stettmeistre Louis Bœcklin de Bœcklinsau. Cette refonte et cette révision des anciens règlements produisirent la fameuse Polizei-Ordnung de 1628, véritable monument législatif où l’on rencontre, associé à la volonté légale qui réprime, la persuasion morale qui éclaire et conduit. Je prendrai dans ce document[16] les dispositions somptuaires qui, à l’époque de la guerre de Trente ans, étaient en vigueur dans la république de Strasbourg ; elles fixent l’état des mœurs au sortir de la grande crise du seizième siècle. Cette ordonnance, renouvelée en 1708, est demeurée le code général de la police strasbourgeoise jusqu’à la révolution de 1789.
Elle consacre le titre V aux noces. Il y en avait de trois sortes : les Freyhochzeiten, en usage dans la première classe de la bourgeoisie ; les invités étaient traités aux frais des époux et ne donnaient pas de présents ; les Gaabhochzeiten, pour la seconde et la troisième classe ; les invités, en reconnaissance de l’honneur qui leur était fait, offraient des cadeaux aux époux ; les Irtenhochzeiten, apanage commun des trois dernières classes ; chaque convive payait son écot.
Aux Freyhochzeiten et Gaabhochzeiten célébrées, soit dans la demeure des époux, soit chez un parent, soit dans les tribus, pouvait assister toute la parenté jusqu’au degré de cousin issu de germains ; mais on ne pouvait y convier strictement que 20 personnes étrangères à la famille. Les réjouissances étaient limitées à deux journées ; cependant une troisième journée pouvait être employée à régaler les gens qui avaient aidé au service de la noce. Toute fraude ou supercherie sur ce dernier point était punie d’une amende. « Pour remédier aux abus de la magnificence ruineuse qui s’est répandue partout et jusque chez les gens de basse condition », il ne sera pas permis aux personnes des deux premières classes de présenter sur la table du banquet plus de huit plats, parmi lesquels compteront de droit les entrées, les entremets et les pièces à effet (Schauessen) ; mais il y avait une concession gracieuse pour le rôti ; ce chapitre important pouvait se subdiviser en trois paragraphes, trois rôts ne comptaient que pour un plat ; à la bonne heure ! La pâtisserie, bornée à un seul genre, les soupes, les salades, les légumes communs, les sauces, et tout ce qui constitue le dessert étaient francs et n’entraient pas dans la computation de la règle somptuaire. « Cependant chacun voudra bien se souvenir de son état et condition et se modérer convenablement sur le fait des dispendieux plats à spectacle, des confitures étrangères et des sucreries, et se garder ainsi de tout dommage personnel et de punition. » Dans les noces qui se faisaient entre gens de la troisième classe, le nombre des plats était limité à six, mais toujours avec le bénéfice des tolérances que je viens d’énumérer.
Les Irtenhochzeiten pouvaient réunir au maximum 60 personnes, étrangers, parents et époux compris ; ces noces se tenaient dans les poêles des tribus, dans les hôtelleries et dans les auberges ; pour se soustraire à cette limitation numérique, on avait imaginé de faire traiter les jeunes gens dans des auberges autres que celle où se réunissait la noce ; cette fraude est sévèrement punie et sur les contrevenants et sur le nouveau marié. À ces noces on ne pouvait servir que quatre plats chauds ; les aubergistes devaient les fournir bons et convenables, et suivant la taxe que l’autorité se réservait de fixer d’après les circonstances du temps ; si le marié voulait gratifier l’assistance de quelque pâtisserie, on le lui permettait. Quant au vin, il devait être servi en quantité satisfaisante à chaque service, être d’une qualité moyenne et telle que la noce n’eût pas à se plaindre ; chaque table de dix couverts avait droit à deux pots de vin d’honneur, mais seulement à l’apparition du rôti. La sagesse du règlement prévoit le cas où deux pots de vin d’honneur entre dix pourraient ne pas suffire à la gaîté des convives ; elle ne veut pas molester la soif un peu exigeante ou trop riche, mais qu’elle se désaltère à ses propres dépens ; elle pourra donc invoquer des suppléments qu’elle paiera seule, sans aucune réaction contre les convives ou le nouvel époux. Ce règlement raisonne fort bien et en toute chose. Écoutez-le sur un autre point essentiel aussi. La noce, de quelque grade qu’elle soit, se rendra à l’église au plus tard à dix heures. Pourquoi cette ponctualité ? « Afin qu’elle en revienne d’autant plus tôt et apparaisse au festin à une heure correcte. » Ce moment correct est onze heures. « Il s’est introduit depuis quelque temps une habitude désordonnée. Le dîner des lendemains et des surlendemains commence trop tard ; on se permet souvent de ne se mettre à table que vers midi, à midi, et même plus tard encore ; outre que c’est une chose affligeante pour les invités, le monde est encore induit à tabler au delà de ce que la raison autorise. » La noce prendra donc séance exactement à l’heure fixée, et les hôteliers sont tenus de servir avec une précision qui n’admet ni excuse, ni délais. L’entrepreneur du repas qui sera trouvé en défaut paiera une amende de 5 livres pfennings, et tout convive retardataire versera une contribution dans la boîte des pauvres que l’aubergiste lui présentera.
Les Irtenhochzeiten ou noces à écot ne pouvaient durer plus de deux jours, et pour couper court à tout prétexte de les prolonger illégalement, le Magistrat défend que la noce se transporte dans les villages environnants ou autres lieux, et encore plus sévèrement qu’on aille les y célébrer totalement, sans sa permission expresse.
Moins libéral que le Magistrat de Wissembourg, celui de Strasbourg estime que c’est assez de dîner. Il abolit absolument les soupers de noces, qu’il considère « comme une superfluité inutile et coûteuse », sans distinction de la qualité des personnes. Tout festin de noce, y compris la danse, devait être terminé à six heures du soir en hiver, et à sept heures en été.
Il existait à Strasbourg des fondations charitables destinées à favoriser l’établissement des citoyens sans fortune ; ceux qui y auront recours et en obtiendront des dons devront célébrer leurs noces « avec tranquillité et réserve » ; le même ordre s’applique aux pauvres gens qui participent aux bienfaits de la caisse des aumônes ; à ces noces de la misère il ne devait se trouver que vingt ou trente personnes au plus, et un repas unique était permis sans musiciens, ni danse. La république respectait la joie du pauvre qui se mariait et y aidait avec une générosité touchante : mais elle rendait hommage à la sainteté de l’aumône en défendant de la détourner de son but et de la profaner par des excès.
Quand une noce était terminée, l’autorité voulait savoir comment tout s’y était passé. L’hôtelier chez qui elle s’était tenue devait, dans la quinzaine, adresser au Magistrat un rapport circonstancié de la solennité, avec les noms des époux, l’indication du nombre des convives à chaque repas, la mention si les jeunes gens avaient assisté à la noce ou s’ils avaient été traités en fraude dans des succursales, etc.
Cette ordonnance fut assez fidèlement observée pendant une trentaine d’années. Mais il paraît que, vers 1662, il s’était déjà opéré un assez grand relâchement pour que l’autorité dût prendre des mesures propres à refréner les envahissements que le goût de la dépense s’était permis de faire dans l’ancien règlement. Les hôteliers dépassaient le nombre légal des plats et excédaient les taxes officielles. Un décret du 11 janvier 1662 veut que les hôteliers ainsi que l’époux soient juridiquement interrogés (bey hantrew) sur certaines circonstances : par exemple, s’est-on tenu à la quantité ordonnée des mets pour chaque repas, selon les classes ? a-t-on payé des extra, ou fait des fournitures en nature à l’hôtelier, afin qu’il pût traiter plus largement ? a-t-on payé comptant ou l’hôtelier a-t-il fait crédit ? etc. Ce document nous fait connaître aussi le tarif en vigueur à cette époque ; les gens des trois dernières classes payaient, savoir : un homme 6 sch. 4 pf., une femme 5 sch. 4 pf., une fille 4 sch. 4 pf. ; la 3e classe, pour les mêmes personnes, était taxée à 8 sch., 6 sch. et 5 sch. ; dans la seconde, le prix par tête ne devait pas dépasser 15 sch. avec le vin, et 10 sch. sans vin (drucken Mahl) ; à la première classe on recommandait seulement de se tenir dans des bornes raisonnables[17].
Après la réunion de Strasbourg à la France, le Magistrat reconnut que le « changement de domination et la différence des temps exigeaient quelques modifications, en plus ou en moins, d’autant plus qu’on affectait de ne plus se soumettre ponctuellement à l’ordonnance ». Il émit en 1687, six années après l’annexion, un décret en 22 articles dans lequel je choisis ces dispositions : « Encore que nous louions ceux qui s’abstiennent à leurs noces de tous festins publics et recherchés, nous n’entendons pas néanmoins interdire ces jouissances, dans une mesure licite, à ceux qui prennent plaisir aux repas solennels ; ils pourront même y vaquer deux jours ; mais les jeunes gens ne prendront part qu’au second jour » ; le prix des repas ne dépassera pas, dans les dernières classes, 10 sch. par tête mâle, et, dans les plus élevées, 2 livres pfennings par paire d’époux ; les Gaab- et Freyhochzeiten sont exclusivement réservées aux deux premiers ordres de citoyens ; aux Irtenhochzeiten le marié ne pourra tenir aucun de ses invités franc de son écot ; l’heure réglementaire du festin est portée à midi ; il doit commencer par une prière fervente et se terminer par de sérieuses actions de grâces envers Dieu ; les pauvres ne seront pas oubliés ; la boîte aux aumônes circulera au dessert ; les festins du soir, l’usage d’envoyer au dehors la soupe de la fiancée (Braut-Suppe) et le potage aux œufs (Eyerbrûh), ainsi que la coutume de la soupe matutinale et de la collation avant le départ pour l’église, sont et demeurent interdits. Il n’est rien innové quant au nombre des plats[18].
Je reprends la vieille ordonnance. Les réformes déjà décrétées, en 1621 et 1625, dans les dépenses de baptême furent maintenues et renouvelées par le règlement organique de 1628. On avait mis une telle exagération dans la valeur des présents que l’on offrait aux nouveau-nés, sous le nom de Taufpiennig, Göttelbeltzen, Göttelröck, que le Magistrat crut devoir poser des limites à ces dons vaniteux, en statuant que dans les familles les plus élevées ces cadeaux ne dépasseraient pas le prix d’un florin d’or, et dans les familles du commun un écu de l’empire. La distribution des sucreries (Zuckerwerk) coûteuses et excessives que l’on faisait aux femmes, aux enfants et aux domestiques, fut ramenée à de plus modestes proportions, et le luxe des banquets baptismaux réprimé. Les sages-femmes jurés, les nourrices et les gardes des accouchées étaient tenues de signaler les contraventions au Magistrat, et recevaient le sixième des amendes avec l’assurance du secret le plus inviolable. Ces prescriptions furent renouvelées en 1664 et en 1687. Ce dernier décret proscrivit absolument aux baptêmes toute espèce de banquet, et même les simples collations où ne figuraient que les confitures et les gâteaux, ainsi que les buvettes. Plus tard, au dix-huitième siècle, je crois, l’usage s’introduisit que le père de famille devait être régalé d’un repas dans le poêle de sa tribu, et aux frais de celle-ci, à la naissance de chacun de ses enfants. S’il le préférait, il recevait un florin de la caisse[19]. Cet honneur rendu à la paternité ne manque pas d’originalité.
Enfin l’ordonnance, au titre VII, règle d’une manière générale la police de tous les repas qui se feront chez les sujets de la république. « Assurément, dit-elle, les réunions, les sociétés et les repas honnêtes, quand le tout est pratiqué avec mesure et bon entendement, ont une grande utilité, en ce qu’ils établissent et maintiennent entre les membres d’une même commune l’affection et la confiance ; mais la condition privée des citoyens aussi bien que l’intérêt de l’État reçoit un grave dommage et est exposée à de notables périls, si ces habitudes dégénèrent en libertinage coupable et se dégradent par les excès dans le boire et le manger. » Après avoir rappelé une douzaine de mandements promulgués de 1510 à 1622, et qui avaient pour but de réprimer les abus de la table, « à quoi elles ne sont pourtant pas parvenues », le code de 1628 recommande sévèrement à tous les membres de la république de se garder du vice honteux de l’ivrognerie, de toutes folles dépenses en festins, banquets, grands repas, réunions et mangeries quelconques « afin que les dons de Dieu soient employés raisonnablement, avec la modération chrétienne, et que la nourriture passagère ne soit point dissipée (vergeitet) au grand détriment de notre corps, de notre honneur, de notre bien et surtout de notre âme ». Ceux qui ne seront pas arrêtés sur la pente de ces funestes entraînements par la pensée que Dieu les punira, « doivent s’attendre à une sévère répression de la part de l’autorité de la république ».
Elle accorde aux deux premiers ordres de citoyens le droit de présenter sur leur table huit plats ; à la troisième classe, six plats ; aux trois dernières, quatre plats ; les mets froids compteront aussi bien que les mets chauds ; néanmoins le rôti pourra consister en trois sortes de viandes. S’il s’agit de traiter quelque étranger de distinction, l’on pourra, en son honneur, selon les diverses classes, porter le nombre des plats à douze, à huit et à six, mais pas davantage et sous aucun prétexte ; tout plat en excès entraînera une amende de deux livres pfennings ; il en sera de même de toute recherche trop magnifique et de toute dépense excessive (muthwillig). Il est enjoint aux hôteliers et aux aubergistes d’observer les mêmes règles et de baser le menu des repas qu’ils serviront aux sujets de la république sur les diverses conditions de ceux-ci ; les étrangers auront le droit de se faire servir comme ils l’entendront et avec la liberté la plus illimitée.
L’ordonnance concède une douceur à l’ammeister dirigeant. Le maître d’hôtel (Haupt-Kan) qui tenait le poêle réservé aux chefs de la république (Ammeister-Stube) était autorisé à suivre ses inspirations lorsque l’ammeister recevait à sa table des étrangers, et dans tous les repas de cérémonie qu’il donnait ; on s’en rapportait à sa sagacité pour proportionner l’honneur du traitement à l’importance des occasions. Tant vaut l’homme, tant vaut le dîner.
Une partie essentielle dans l’organisation des tribus de métiers, c’était la cuisine. Du temps de Geiler, en 1501, elle jouait déjà un rôle excessif, et notre grand sermonaire en était si frappé qu’il suppliait l’autorité de modérer la marche de ce rouage administratif qui élevait les habitudes gastronomiques du vieux Strasbourg à une puissance scandaleuse[20]. En dépit de nombreuses réformes et de persistantes admonestations officielles, le mal avait duré et était grand encore en 1628. La tribu était le domicile politique du bourgeois ; il s’y sentait plus libre et plus important que chez lui. Dans sa maison, il n’était que chef de sa famille ; ici, il était citoyen, membre de l’État. Cette situation était exigeante. Il était presque un fonctionnaire public et se traitait volontiers comme tel. Les repas d’admission, les régals à l’examen des chefs-d’œuvre de maîtrise étaient devenus une source de dépenses et d’abus. L’on supprima les premiers et l’on restreignit les seconds. On ne conservera dans son entière franchise que le repas d’honneur offert aux échevins à leur entrée en charge (Schœffel-Imbis) ; encore y assistait-on si on le voulait. Beaucoup de bourgeois avaient pris le pli de goûter au poêle de la tribu ; ils ne le purent désormais qu’une fois par semaine, jusqu’à six heures en hiver et sept heures en été, et l’on ne devait y servir que des mets froids. Il est enjoint aux chefs des tribus de veiller à ce qu’aucune réunion n’usurpe sur l’heure du prêche. L’on maintient, du reste, aux tribus qui en avaient adopté la coutume, la faculté de fêter la visite annuelle de l’ammeister dirigeant et de tenir table ouverte pendant le temps des deux grandes foires de Noël et de la Saint-Jean.
S’il était devenu nécessaire de modérer l’intempérance du bourgeois dans la vie civile, à la tribu, l’on juge bien que cette nécessité ne fut pas moins grande dans les occasions où il endossait le harnais militaire et se rendait au tir à l’arquebuse. L’ordonnance réprime les collations excessives et les poculations prolongées qui couronnaient inévitablement les chaudes journées où les riflemen strasbourgeois du dix-septième siècle se formaient aux travaux de la guerre. Les capitaines des compagnies de tireurs devaient veiller à ce que tout excès fût banni de ces exercices patriotiques.
Un mandement de 1570 avait déjà réglementé les parties de plaisir, les promenades dominicales que faisaient nos ancêtres dans les villages et endroits de plaisance répandus autour de Strasbourg. Mais l’habitude et l’esprit de l’époque les avaient converties en bombances tellement outrées qu’en 1620, le Magistrat, effrayé des progrès du mal, crut devoir interdire absolument toute dépense de bouche dans les auberges suburbaines dans un rayon d’un mille. La prescription était trop rude pour durer. « Nous pourrions la maintenir, dit le législateur de 1628, mais comme nous ne voulons pas priver nos bourgeois d’un plaisir honnête et de quelques récréations modestes, nous permettons de nouveau ces parties de campagne, à la condition qu’on n’y fera que de simples collations, qu’on ne négligera point, pour ces promenades, le service religieux et l’enseignement de la parole de Dieu, et qu’au dehors, aussi bien qu’à la rentrée dans la ville, on s’abstiendra de chanter, de crier, de faire tapage ou de se livrer à toute autre démonstration bruyante et déréglée. »
Tel est le tableau d’ensemble qu’offre, sous le rapport de la police gastronomique, le fameux règlement somptuaire de 1628. Il n’est pas bien rigoriste ; il n’atteint que les excès, sans cesser d’être indulgent pour l’humaine faiblesse. L’on ne pouvait pas attendre d’une république alsacienne, où dominait la sensualité un peu lourde et l’appétit puissant du tempérament germanique, les inspirations du génie de Lacédémone. Ce n’est pas Lycurgue qui aurait songé à rendre un édit, comme celui émané du Magistrat de Strasbourg, en 1659, par lequel il est fait défense aux maîtres artisans, sous peine de 5 livres pfennings d’amende, de rien diminuer sur la nourriture et la boisson de leurs compagnons[21], par forme de correction ou de châtiment ; disposition sage et respectable assurément, mais qui sent le terroir d’Allemagne, où l’on est par-dessus tout attentif à ce que notre pauvre corps reçoive de quoi se soutenir, et aussi un peu de quoi prospérer.
Nous venons de voir comment l’autorité publique s’y prenait pour mettre une sourdine à la gourmandise des bons bourgeois. Et l’appétit des princes, demandera-t-on, quelqu’un se chargeait-il de le dompter ? Ah ! ma foi, les princes du vieux temps, comme ceux du temps présent, aimaient assez de laisser à leurs sujets les avantages de la sobriété et l’honneur d’une bonne discipline, et de garder pour eux-mêmes tous les inconvénients de la bonne chère et de la liberté. Ils faisaient avec une touchante bonhomie tout ce qui leur passait par la tête, et ne rendaient compte de leurs repues souveraines qu’à Dieu. La dignité du sceptre commandait que les choses allassent de cette sorte. L’on jugera, par quelques exemples, comment ils traitaient soit à leurs noces, soit dans d’autres grandes journées.
Quand le palatin Georges de Bavière épousa, en 1475, la princesse Hedwige de Pologne, les fêtes durèrent huit jours, et la cuisine ducale consomma, pour les célébrer, 300 bœufs de Hongrie, 62,000 poules, 500 oies, 75 sangliers, 162 cerfs, 75,000 écrevisses, 160 tonneaux de vin de Landshut, 200 tonneaux de vin du Palatinat et 70 barriques de vin de France[22]. Je comprends qu’un tel prince ait reçu de l’histoire le surnom de Riche, mais on peut douter que sous un tel régime son peuple le soit devenu.
Les curieux peuvent aussi consulter, pour se faire une idée de ce genre de solennités, l’intéressante description qui fut envoyée à Strasbourg des fêtes qui se tinrent à Bruges, en 1473, à l’occasion du mariage du duc de Bourgogne avec Marguerite d’Angleterre[23].
L’Alsace ne vit rien de si considérable. Mais je puis donner, d’après M. Dietrich[24], le détail du festin qui fut célébré à Ribeaupierre, le 6 novembre 1543, pour les noces de Georges de Ribeaupierre et d’Élisabeth de Helffenstein. « Après la messe, les cors sonnèrent à table, et le maître des cérémonies avec sa baguette blanche assigna aux convives les places qu’ils devaient occuper. » Les dames occupaient sept tables dans une salle séparée ; dans la grande salle du château siégeaient à neuf tables les seigneurs et les nobles ; les prêtres et les députations en remplissaient douze autres dans la salle d’été ; dans le grand corridor les écuyers et les gens de la suite des seigneurs garnissaient six tables ; la salle de la chancellerie était occupée par les employés et les serviteurs, et la cuisine avait été réservée à la domesticité féminine ; ils tenaient quinze tables ; total, quarante-huit tables. Sept cuisiniers et sept coadjuteurs, commandés par un maître d’hôtel, avaient préparé le festin ; une compagnie de pages servait les dames et la noblesse ; des valets servaient le restant de l’assistance. La confrérie des joueurs d’instruments, dont le seigneur de Ribeaupierre était le roi, exécutait des symphonies pendant les entr’actes du banquet. Voici l’ordre du repas :
1. | Un pâté contenant trois perdrix vivantes. |
2. | Chevreuil moucheté de raisins de Corinthe. |
3. | Soupe aux œufs. |
4. | Une énorme tête de brochet au bleu tenant dans la bouche un lis blanc, image de l’innocence de la jeune fiancée. |
5. | Un brochet lardé. |
6. | Bœuf accompagné de raifort. |
7. | Une tarte surmontée des figures d’Adam et d’Ève ; le costume officiel des cours allemandes remplaçait le costume biblique. |
8. | Pâtés chauds aux poulets. |
9. | Chapons rôtis. |
1. | Une tour laissant échapper du vin blanc et des petits poissons. |
2. | Carpe en sauce. |
3. | Tête de porc dorée. |
4. | Choucroute ornée de foie. |
5. | Pâtés de chevreuil. |
6. | Un mouton entier ; d’une ouverture qui lui avait été faite au cou s’épanchait, en guise de sang, du vin rouge. |
7. | Tarte chaude au lard. |
8. | Saumon froid. |
1. | Pâté de mésanges. |
2. | Venaison en sauce. |
3. | Une maison en pâtisserie. |
4. | Écrevisses. |
5. | Cochons de lait. |
6. | Marmelade aux œufs. |
7. | Un aigle en pâtisserie dorée, rempli de gelée. |
8. | Tarte aux pommes. |
9. | Soupelette aux poissons. |
Le chef de cuisine a laissé le relevé exact de tout ce qui a été consommé dans cette circonstance. Il faut ajouter au tableau : 9 bœufs, 18 veaux, 80 moutons, 100 chevreuils, 152 chapons, 200 poules, 120 pièces d’autre volaille, 90 oies, 60 perdrix, 70 bécasses, 200 autres volailles, 3,000 œufs achetés, sans compter ceux fournis par les basses-cours seigneuriales, 100 cochons de lait, un quintal de lard et 336 mesures de vin.
Lors du mariage de Marie Leczinska[sic] avec Louis XV, qui fut célébré à Strasbourg en 1725, l’élite de la cour s’y était transportée. Le roi était représenté par M. le duc d’Orléans. Le cardinal de Rohan reçut, dans son château de Saverne, tout ce grand monde à son passage dans cette résidence. La princesse de Clermont, dit le chevalier Daudet, y soupa le 11 août avec son Éminence, le duc d’Antin, le duc d’Olonne, M. de Harlay, intendant de la province, la princesse de Montauban, les duchesses d’Épernon, de Tallard et de Montbazon, Mmes de Nesle, de Prie, la maîtresse du régent, de Ribérac et Mlle de Villeneuve. « Le souper fut servi à neuf heures, avec toute la magnificence possible, dans la grande salle du château, où règne une balustrade ou galerie où purent se mettre plus de 200 personnes pour voir souper la princesse. » Le lendemain, le roi Stanislas arriva. Il dîna avec le cardinal, la princesse et une nombreuse noblesse dans laquelle je remarque le duc de Noailles, les comtes de Lautrec, de la Feuillade, de Berchiny, le colonel des houssards, Mmes de Rupelmonde, de Bergeret, etc. Le duc d’Orléans était arrivé à Strasbourg le 12 ; il logeait chez le maréchal Dubourg ; le duc d’Antin s’était installé à la commanderie de Saint-Jean. « On ne peut exprimer avec quelle magnificence il fit les honneurs de sa maison et les dépenses immenses qu’il faisait tous les jours au sujet du mariage du roi. » Le 15 août, jour du mariage, la nouvelle reine dîna à trois heures au Gouvernement, chez le maréchal Dubourg ; elle dîna à son grand couvert avec Stanislas et la reine de Pologne ; les officiers du roi la servaient. Mlle de Clermont dîna après elle, avec la haute noblesse. « Ce fut icy une assemblée des plus parfaites et un festin des plus accomplis, par la beauté des personnes qui le composaient, et par la magnificence des habits. » Ô historiographe ! où aviez-vous donc la tête pour ne pas dire un seul mot de la beauté des menus ? Vous nous dites aussi que le surlendemain, le pauvre village de Willgottheim eut l’honneur d’être choisi pour la dînée de la cour, qu’il vit la jeune reine, le duc d’Orléans, le duc d’Antin, Mlle de Clermont, tant de grands seigneurs et tant de belles dames, à table, dans une de ses rustiques maisons ; mais vous ne dites pas qui a pourvu au repas et quel il fut. À quoi êtes-vous donc bon, si vous négligez de pareilles choses, historiographe trop léger ? Ce n’est pas racheter suffisamment vos torts que de nous apprendre que le soir du même jour la cour soupa au château de Saverne, « que les tables furent servies avec autant de profusion que de magnificence aux dépens du cardinal, et que son Éminence donna au duc d’Orléans, dans son petit château, un grand souper où assistèrent tous les seigneurs et quelques dames de la cour ». Vous ajoutez, à la vérité, « que ce souper peut s’appeler sans exagération un festin royal, par son abondance, sa bonté, sa magnificence, et que M. le duc d’Orléans parut en être très-content[25] ». Je le crois sans peine, mais nous aurions voulu juger de plus près des causes de la haute satisfaction d’un homme tel que le régent.
Parlez-moi de gens comme cet indiscret de Tallemant des Réaux qui vous fait toucher les choses du doigt et déshabille ses personnages jusqu’au vif. Ouvrez-le au hasard. Ici, il vous montrera l’amiral de Brezé faisant fermer les portes de Brouage, dont il était gouverneur, pendant le temps de son dîner, afin de ne pas courir fortune d’être dérangé[26] ; là, il nous apprendra que l’archevêque de Bourges, Renaud de Beaulne, était d’un tempérament si chaud qu’il avait besoin d’un aliment presque continuel pour entretenir sa santé, qu’il faisait sept repas par vingt-quatre heures : à une heure après minuit, à quatre heures du matin, à huit heures, à midi, à quatre heures, vers huit heures du soir, et un médianoche avant de se coucher[27] ; qu’un autre archevêque, celui de Reims, Éléonore d’Étampes de Valençay, avait poussé la virtuosité gastronomique au point de devenir un véritable « pédant de bonne chère » ; aussi ne pouvait-il pardonner à un certain Martin qui vivait de son temps, « autre happeur », dit Tallemant, de mettre du persil sur une carpe, et ne trouvait-il rien de si ridicule que de servir une bisque aux pigeonneaux après Pâques[28]. Le feu électeur de Hesse-Cassel, dont j’ai déjà parlé, avait, encore de nos jours, de ces dits notables ; il n’aurait, pour rien au monde, mangé des bécasses avant le quatrième dimanche qui précède Pâques, et il formulait cette règle dans ce beau distique :
Da kommen sie.
Pourquoi Tallemant entre-t-il dans ces détails, et le chevalier Daudet les dédaigne-t-il ? C’est que Tallemant était un peintre, et Daudet un greffier de maître de cérémonies. La différence est grande, et elle existe pareillement entre les hommes de génie et les hommes qui n’ont que du talent. Molière et La Fontaine ne se refusent pas aux détails de la cuisine ; vous n’en trouverez pas un chez Casimir Delavigne ou chez Alexandre Soumet. Le génie de Gœthe ne pensait pas déroger en semant dans ses Mémoires tant d’observations sur la vie familière ; l’artisan Bois-de-Chêne, de Montbéliard, était plus délicat. Il notait de préférence les choses qui avaient un air aristocratique. Voyez plutôt. Racontant sa campagne de France, en 1792, Gœthe écrit ce passage : « Nous partîmes pour Landres, village où on allait transporter le camp. Chemin faisant, notre régiment avait fait halte dans un petit bois nouvellement abattu et allumé un grand feu autant pour se chauffer que pour faire la cuisine. Lorsque nous le rejoignîmes, le dîner était prêt et les tables dressées. Mais les chariots qui menaient les bancs n’arrivaient point et l’on fut forcé de manger debout, ce qui nuisit beaucoup au coup d’œil de cet immense repas en commun[29]. » Comprenez-vous cette armée prussienne qui envahit la France en traînant après elle des tables et des bancs pour dîner à l’aise ? Et n’est-il pas intéressant d’entendre le grand poëte regretter qu’il ait manqué quelque chose au tableau d’un régiment qui dîne ? Bois-de-Chêne a des impressions tout autres. « Le 17 janvier 1664, S. A. S. Georges traita au chasteau MM. les conseillers. Le lendemain il traita aussi MM. les Neuf-Bourgeois de la ville, y estant présent M. Frischmann (le résident de Louis XIV) de Strasbourg. On y a tiré plus de 80 coups de canon[30]. » Dans ce festin, ce qui frappe l’artisan, le petit plébéien, c’est le bruit de l’artillerie, le vacarme militaire. Gœthe a les sensations d’un peintre, Bois-de-Chêne l’ébahissement d’un bon bourgeois. J’aime mieux Bois-de-Chêne quand il nage en plein dans son gros patois de Montbéliard et qu’il écrit tout juste comme s’il eût conversé avec son voisin sur le pas de sa porte. Alors, du moins, il nous apprend quelque chose. « Le 4 de féburier (1664) S. A. a traité aussi au chasteau la moitié de MM. les Dix-Huit, et le samedy suivant sont esté traitéz l’autre moitié où qu’ils ont fait Gouterding. » Voilà un mot bien hasardé, moitié rabelaisien, moitié huguenot et entièrement montbéliardais, pour exprimer la bonne chère et la bombance.
Nous nous sommes un peu écartés de la matière somptuaire ; j’y reviens.
Le Conseil souverain d’Alsace fut aussi forcé de faire sentir son autorité pour redresser des abus qui s’étaient introduits dans le mode de gestion de certaines affaires administratives. En 1682, le procureur général exposa que les habitants et communautés des villages qui doivent les dîmes font préparer un festin lorsqu’on les met à l’enchère. Cette repue, qui doit être payée par le preneur des dîmes, monte à des sommes considérables et consomme une partie des dîmes qui devrait plutôt être employée aux réparations des églises. Le Conseil pensa que le procureur général avait raison et établit une amende de 100 livres contre les contrevenants[31]. À partir de là on paya la dîme sans jouir des douceurs que le bon sens des rustres avait réussi à prélever sur elle.
L’on fut plus tolérant sur les abus qui réjouissaient les baillis et officiers de justice. Quand ils procédaient à l’audition des comptes de fabriques, on avait soin de corriger la sécheresse naturelle aux opérations du calcul par des buvettes abondantes et même par des repas en bonne et due forme. Mais, en 1712, le Conseil souverain simplifia les comptabilités ecclésiastiques en interdisant aux baillis toute dépense de ce genre[32]. Les gens du roi, toujours puritains et qui ne comprennent pas les demi-vertus, insistèrent pour que la défense atteignit aussi les curés. Le Conseil n’osa pas donner cette affliction aux serviteurs de Dieu, et ceux-ci restèrent en possession du droit d’étancher leur soif aux dépens d’une partie des revenus de leur église.
L’Église avait aussi promulgué ses règlements somptuaires. Je les ai indiqués en faisant connaître le régime adopté pour les chanoines de Strasbourg et les Bernardins de Lucelle. Ces règlements tantôt ont la forme législative directe, tantôt ils se cachent dans de simples programmes culinaires ; mais le but est toujours visible. Un des grands soucis de l’Église fut de maintenir dans les chapitres l’obligation de manger en commun. Elle y voyait un moyen de mieux faire observer ses prescriptions et de soustraire les clercs à la tentation de faire bonne chère en cachette. Mais l’usage de la vie commune disparut de bonne heure. Dans le chapitre de Bâle, il cessa au douzième siècle déjà ; dans celui de Strasbourg un peu plus tard. Au quinzième siècle, le grand-chœur de la cathédrale n’avait plus conservé de la commensalité ecclésiastique qu’un souvenir. Ses membres mangeaient ensemble à certains jours de l’année seulement, et pendant le carême. Depuis le mercredi des Cendres jusqu’au jeudi saint, ils se rendaient au réfectoire après la grand’messe. Ils prenaient place à trois classes de table, suivant le rang qu’ils tenaient à l’église ; à la tête de la première table siégeait le roi du chœur. Après la lecture d’un chapitre de saint Augustin, des enfants de chœur servaient. Ce dîner n’avait sans doute point les attraits de celui qu’ils auraient pu faire chez eux, dans leurs maisons, car il fallait rémunérer leur sacrifice par la prestation d’un droit de présence appelé jus refectorii, et à la fin de l’épreuve on récompensait, par la prime assez ronde du valete, ceux qui s’étaient dévoués, sans faillir d’un jour, à l’exercice complet[33].
Les bains de Wattwiller étaient régis par une espèce de charte qui tenait du caractère d’un règlement somptuaire et de celui d’un tarif[34]. Elle avait été promulguée le 13 juin 1720 par S. A. S. le prince-abbé de Murbach, et porte pour titre : « Taxe et règlement des bains de Wattwiller. Comment l’hôtesse des bains se doit conduire envers les baigneurs et ce que chaque baigneur doit payer suivant la manière dont il entend être servi et traité. » Le document débute par accorder à tout chacun qui veut visiter les bains la liberté de manger et de loger où bon lui semblera ; le prix d’une chambre et des bains sera, par semaine, de 2 livres 10 sous. Ceux qui veulent faire leur cuisine eux-mêmes paieront, par semaine, pour le bois, 5 sous ; ils pourront user de la vaisselle de l’hôtesse pour le même prix. L’hôtesse établira et servira trois tables distinctes : à la première, on aura, au dîner, cinq plats et un demi-pot de bon vin blanc ou rouge ; au souper, trois plats ; orge en légume, rôti, ragoût de veau ou de volaille ; le coût de chaque repas est de 22 sous. — À la seconde table, l’hôtesse servira une bonne soupe, du bouilli et un plat de légumes, avec un demi-pot de vin ; le repas se paiera 13 sous et 4 deniers ; à la troisième table, on jouissait d’une soupe, d’un légume, d’une petite tranche de viande et d’une chopine de vin, le tout pour 8 sous. La journée de pension pour les domestiques et les servantes est tarifiée à 13 sous et 4 deniers, et ils auront une chopine de vin à chaque repas. Le vin vieux de Guebwiller, blanc ou rouge, se débitera à raison de 6 sous et 8 deniers le pot, le nouveau à 4 sous 4 deniers. Les baigneurs qui n’apporteront ni leur lit, ni leur linge, paieront, par semaine, y compris les frais de blanchissage, 13 sous 4 deniers. Une disposition curieuse, sous le rapport de la propreté et de l’hygiène médicale, est celle-ci : « Les pauvres gens qui voudront profiter d’un bain lorsque le baigneur en sera sorti, donneront 1 sol et 4 deniers. » Ah ! mon Dieu, il a toujours été incommode d’être pauvre, même dans le bon temps et sous la crosse du prince-abbé de Murbach.
L’on peut aussi ranger parmi les lois somptuaires, bien qu’elles aient un caractère plus spécialement religieux et pénitentiaire, l’institution du carême et l’abstinence de la viande les vendredis et les samedis. L’histoire du carême offrirait bien des traits singuliers qui pourraient autoriser les esprits mal faits à douter de la constance des doctrines de l’Église. Le beurre et le lait furent tolérés, par exemple jusqu’au quatorzième siècle ; mais en 1365, le concile d’Angers classa ces deux substances parmi les aliments gras. Heureusement, l’évêque de Strasbourg, Albert de Bavière, imagina, vers 1478, de solliciter du pape la faveur de laisser manger du beurre dans son diocèse pendant le temps du carême. Le pape l’accorda et l’évêque la convertit en un bon et fructueux impôt. Quiconque voulait user licitement de beurre payait une taxe proportionnée à son état de fortune. Tout le peuple et le clergé étaient si fatigués du maigre radical que les coffres épiscopaux se remplirent. Albert put racheter ses terres et ses revenus engagés, et de l’argent qui lui resta il fit fondre une fort belle artillerie que le peuple appela les canons de beurre[35] (Ankenbüchsen). Les oiseaux et les poissons ayant été créés le même jour, selon la Genèse, la volaille a longtemps passé pour un aliment maigre. Saint Odon de Cluny avait une opinion bien fixée sur ce point ; les conciles étaient unanimes et saint Thomas d’Aquin pensait comme les conciles. Je ne sais plus qui s’avisa de trouver qu’il y avait quelque différence entre un goujon et un faisan, et que le coq de bruyère avait un autre goût que le barbeau. Ce grand naturaliste qui avait vu clair dans les œuvres du cinquième jour de la création, exila la plume des cuisines chrétiennes pendant la Quadragésine ; mais, par bonheur, il ferma un peu les yeux sur les sarcelles et les poules d’eau. S’il les eût rouverts un peu plus tard, les canards sauvages étaient conquis.
Si l’Église montra quelque complaisance dans son travail de classification théorique, en revanche, elle n’en montra aucune dans sa manière de juger les faits de la pratique. On sait que Clément Marot faillit être brûlé vif pour avoir mangé du lard en carême. Beaucoup d’autres le furent très-réellement. Au milieu du seizième siècle, l’électeur de Bavière fit décapiter six bourgeois de Munich qui avaient usé de viande dans un jour défendu, et le médecin de Son Altesse, Jean Epiphanius de Venise, leur compagnon de délit, ne sauva sa tête qu’en prenant la fuite et en venant s’établir à Porentruy[36]. Je ne veux pas croire que l’on ait poussé chez nous le zèle aussi avant. Mais les exemples d’une répression plus ou moins rigoureuse de ces infractions ne manquent pas dans notre histoire. En voici un qui nous est fourni par un moine : « Le 29 mars 1533, le dimanche des Rameaux, un bourgeois de Guebwiller, Jacques Glaser, le tondeur de laine, et sa femme Elsi, et Melchior Blatter, le médecin (encore un médecin ! eh ! mon Dieu, qu’ils sont donc réfractaires au carême !), et sa femme Marguerite se sont assemblés avec quelques autres confidentiellement chez Glaser pour s’y régaler, à la bonne mode luthérienne, d’une tête de veau et d’un aloyau garni de son rognon. Ils furent dénoncés. On mit les femmes dans la prison de Goldbach, le tondeur dans la tour, et Melchior au cachot. Le dimanche après Misericordia, on les exposa tous quatre au carcan (Halseisen) ; après quoi, on les chassa de la ville[37]. »
Partout, l’autorité veillait scrupuleusement au respect des deux derniers commandements de l’Église. À Ensisheim, pays d’obéissance autrichienne, les valets de police avaient mission de visiter les auberges et les boutiques de pâtissiers pour s’assurer de la stricte observance du maigre[38].
Dans les villes qui adoptèrent la Réforme, le carême et toutes les prescriptions du même genre furent immédiatement abandonnés. À Strasbourg leur suppression fut prononcée légalement. Un acte du Magistrat, du mois de février 1523, abolit tous les jours de jeûne et d’abstinence et décréta que pendant le carême on vendrait publiquement de la viande comme en temps ordinaire[39].
Je le dis en toute humilité, il paraît qu’il y eut un temps où les avocats du barreau de Colmar, et vraisemblablement ceux de toute l’Alsace, ne se recommandaient point par les habitudes de frugalité et de modération qui sont l’honneur de leurs mœurs et la nécessité de leur profession. Ils ne se contentaient pas autrefois, comme je le fais, de regarder la cuisine à travers les vieux livres et de faire de l’histoire ancienne. Ils la regardaient, au contraire, de pleine face et d’un œil trop réjoui, et donnaient à l’actualité et aux exercices pratiques plus de temps que je n’en consacre à la théorie. Aussi l’avocat général Le Laboureur se sentait-il autorisé à les réprimander assez vivement dans la harangue de rentrée qu’il prononça, en 1684, devant le Conseil souverain qui siégeait alors encore à Brisach. « Vous devez fuir avec soin, leur disait-il, tout ce qui peut vous écarter de votre employ, comme sont ces trop fréquents voyages à vos maisons de campagne, les trop longues promenades, les bonnes tables, les danses, les conversations voluptueuses[40]. » Cette vitupération magistrale, si on l’envisage bien, équivaut à une prescription somptuaire, s’adressant à un ordre de citoyens qui a toujours fait plus de cas des censures morales que des mandements répressifs. Les avocats du Conseil souverain du dix-septième siècle se sont-ils rangés à la discipline que recommandait Le Laboureur ? La chose n’est pas douteuse, puisqu’en 1694 le même avocat général rendait au barreau un hommage qu’il n’avait pu mériter que par la régularité de ses mœurs, son amour du travail et le renoncement aux anciennes habitudes allemandes. « Il y a douze ans », dit-il dans sa harangue de rentrée, « ce barreau n’étoit rempli que d’avocats qui, n’ayant que le nom et la robe, étoient tout au plus de mauvais lecteurs de plaidoyers mal digérés. Cela nous fit former le dessein de changer cet abus en excitant les avocats à imiter ceux du Parlement du royaume. En quoy nous avons si bien réussi qu’il y a déjà plusieurs années que ce barreau s’est perfectionné à un tel point que tous ceux qui ont entendu vos discours solides et éloquents sont convenus que l’on plaidoit à Brisack sur les bords du Rhin comme on plaide à Paris sur les bords de la Seine[41] ». Je crois que sur ce dernier point, M. Le Laboureur les flattait ou que l’enthousiasme de sa réforme l’emportait un peu trop loin. Les avocats d’aujourd’hui seraient bien heureux de mériter la moitié des éloges dont on comblait leurs confères en 1694.
- ↑ H. Taine, La Fontaine et ses fables, p. 57.
- ↑ Goutzwiller, Esquisses historiques du comté de Ferrette, p. 77.
- ↑ Idem, p. 78.
- ↑ Bois-de-Chêne, Chron., année 1631.
- ↑ Perdrix, Chronique, année 1661.
- ↑ Bois-de-Chêne, loc. cit., année 1626.
- ↑ Idem, année 1648.
- ↑ Petri, Mülhauses Geschichte, p. 357.
- ↑ Reformations-Ordnung der Stadt Mülhausen, p. 13.
- ↑ Reformations-Ordnung der Stadt Mülhausen, p. 11.
- ↑ Annales et Chronique des Dominicains de Colmar, p. 93.
- ↑ Strasbourg illustré, t. II, p. 183.
- ↑ Ernewerte Polizey-Ordnung der Statt Weissenburg. Strasbourg, 1614. In-4°, p. 11 et suiv.
- ↑ Ernewerte Polizey-Ordnung der Statt Weissenburg. Strasb., 1614, p. 30.
- ↑ Wencker, Chronick. Mss. de la Bibl. de Strasb. In-fol., année 1544.
- ↑ Der Statt Strassburg Polizey-Ordnung. Strasb., 1628. In-fol. de 102 pages et un appendice de 48 pages.
- ↑ Decretum des 11. Januar 1662.
- ↑ Hochzeit-Ordnung, renovirt anno 1687. Strasbourg. In-fol.
- ↑ Piton, Strasbourg illustré. Ville, p. 200.
- ↑ Schnéegans, Pfingstfest, 1851, p. 49.
- ↑ Heitz, Zunftwesen, p. 32.
- ↑ Elsässisches Samstagsblatt, 6e année, p. 95.
- ↑ Code diplom. et histor. de la ville de Strasbourg. Archiv-Chronick, p. 191.
- ↑ Légendes et chroniques alsaciennes, p. 177.
- ↑ Daudet, Journal historique du mariage de la Reine. Paris, in-12, p. 111.
- ↑ Historiettes, t. III, p. 141.
- ↑ Idem, t. IV, p. 231.
- ↑ Idem, t. VI, p. 181.
- ↑ Mémoires de Gœthe, t. II, p. 270.
- ↑ Bois-de-Chêne, Chronique, année 1664.
- ↑ Corberon, Recueil d’ordonnances du Conseil souverain d’Alsace, p. 146.
- ↑ Corberon, loc. cit., p. 504.
- ↑ Grandidier, Essais sur la cathédrale, p. 392.
- ↑ Je suis redevable de la communication de ce document à l’obligeante amitié de M. Frantz, chef de division à la préfecture du Haut-Rhin.
- ↑ Berler, Chronick. Code diplomatique de Strasbourg, p. 94.
- ↑ Thomas und Félix Plater, Zwei Autobiog., p. 69.
- ↑ Chronique des Dominicains de Guebwiller, p. 199.
- ↑ Merklen, Histoire d’Ensisheim, t. II, p. 124.
- ↑ Trausch, Chronique. Mss., 2e partie. In-fol., p. 91.
- ↑ Recueil de harangues prononcées devant le Conseil souverain d’Alsace. Mss. appartenant à M. H Wilhelm, avocat.
- ↑ Recueil de harangues prononcées devant le Conseil souverain d’Alsace. Mss. appartenant à M. H Wilhelm, avocat.