L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 54-60).


CHAPITRE V.

le départ du page.


Dans une violente tempête, le marinier coupe son mât, et le marchand jette au milieu des agrès les marchandises qu’il regardait auparavant comme précieuses. De même le prince et le seigneur, au milieu des troubles populaires, sacrifient leurs favoris.
Ancienne comédie.


Il se passa quelque temps avant que Roland Græme se présentât. La personne chargée de l’appeler (c’était son ancienne amie Lilias) avait d’abord essayé d’ouvrir la porte de son petit appartement, dans le charitable dessein sans doute de jouir de la confusion du coupable. Mais un morceau de fer carré, appelé verrou, tiré en dedans de la porte l’empêcha de satisfaire cette bonne intention.. Lilias frappa et appela à plusieurs reprises : « Roland ! Roland Græme ! monsieur Roland Græme (en appuyant sur le mot monsieur), vous plairait-il d’ouvrir la porte ? Êtes-vous incommodé ? Faites-vous vos prières en particulier, afin d’achever les actes publics de dévotion que vous avez laissés incomplets ? Il faudra sûrement faire griller une place pour vous dans la chapelle, afin que votre gentilhommerie soit à l’abri des regards du vulgaire ? » Pas un souffle ne se fit entendre en réponse. « Eh bien ! monsieur Roland, continua la suivante, il faudra que je dise à ma maîtresse que, si elle veut avoir une réponse, elle doit envoyer son message par quelqu’un qui puisse enfoncer la porte.

— Que dit votre maîtresse ? » demanda le page en dedans.

« Ma foi, ouvrez la porte et vous le saurez, répondit la femme de chambre. Il me semble convenable que son message soit rempli, écouté face à face, et je n’irai pas pour votre bon plaisir vous le souffler par le trou de la serrure.

Le nom de votre maîtresse, » dit le page en ouvrant la porte, « est une sauve-garde trop honorable pour votre impertinence. Que dit milady ?

— Qu’il vous plaise de venir la trouver sur-le-champ dans le salon, répondit Lilias. Je m’imagine qu’elle a des instructions à vous donner sur les formes à observer en quittant la chapelle.

— Dites à Milady que je me rendrai sur-le-champ auprès d’elle, » répliqua le page, et rentrant dans sa chambre, il referma la porte au nez de la suivante.

« Politesse rare ! » murmura Lilias ; et retournant auprès de sa maîtresse, elle lui apprit que Roland Græme viendrait la trouver quand cela lui conviendrait.

« Comment ? est-ce sa réponse textuelle, ou quelque enjolivement de votre invention ? » dit froidement la dame.

« Certes, madame, » reprit Lilias sans répondre directement à la question, « il avait l’air de vouloir dire des choses bien plus impertinentes que celle-là, si j’avais voulu les écouter ; mais le voici qui vous répondra lui-même. »

Roland Græme entra dans l’appartement d’un air plus hautain et le visage plus coloré que de coutume. Il y avait un certain embarras dans sa contenance ; mais ce n’était celui ni de la crainte ni du repentir.

« Jeune homme, dit la dame, que croyez-vous que je doive penser de votre conduite ?

— Si elle vous a offensée, madame, j’en suis profondément affligé, répondit le jeune homme.

— N’avoir offensé que moi seule, répliqua la dame, ce serait peu de chose ; mais vous vous êtes rendu coupable d’une conduite qui offensera grièvement votre maître, d’actes de violence contre vos camarades, et de manque de respect envers Dieu lui-même en la personne de son ministre.

— Permettez-moi de répéter, dit le page, que, si j’ai offensé mon unique maîtresse, mon unique amie, mon unique bienfaitrice, en cela seul consiste toute ma faute, cela seul mérite mon châtiment. Sir Halbert Glendinning ne me regarde point comme son serviteur, et je ne le regarde point comme mon maître : il n’a pas le droit de me blâmer d’avoir châtié un insolent palefrenier. Quant au reste, je ne redoute point le courroux du ciel pour avoir traité avec dédain l’impertinente intervention d’un prédicateur intrigant. »

La dame d’Avenel avait déjà remarqué dans son jeune favori des symptômes de pétulance naturelle à son âge, et de l’impatience toutes les fois qu’il écoutait la censure ou le reproche ; mais sa conduite actuelle avait un caractère plus grave et plus marqué, et elle fut un moment embarrassée de savoir comment elle devait traiter le jeune homme qui paraissait avoir pris tout-à-coup le caractère, non seulement d’un homme fait, mais d’un homme hardi et déterminé. Elle garda le silence pendant quelques secondes, puis, de l’air de dignité qui lui était naturel : « Est-ce bien à moi, Roland, dit-elle, que vous tenez un pareil langage ? est-ce pour me faire repentir de la faveur que je vous ai montrée que vous vous déclarez indépendant d’un maître terrestre et d’un maître céleste ? Avez-vous oublié ce que vous étiez, et à quoi la perte de ma protection vous réduirait de nouveau ?

— Milady, répondit le page, je n’ai rien oublié. Je ne me souviens que de trop de choses. Je sais que sans vous j’aurais péri dans ces eaux bleuâtres, » et il indiquait le lac que l’on voyait par la fenêtre, agité par un vent d’ouest. « Votre bonté a été plus loin, madame ; vous m’avez protégé contre la malice des autres et contre ma propre folie. Vous êtes libre, si vous le voulez, d’abandonner l’orphelin que vous avez élevé. Il n’est rien que vous n’ayez fait pour lui, et il ne se plaint de rien. Et cependant, madame, ne pensez pas que je me sois rendu coupable d’ingratitude. J’ai enduré, de mon côté, ce que je n’aurais enduré pour aucune autre personne.

— Pour moi ! s’écria lady Avenel ; et qu’est-ce que j’ai pu vous obliger à endurer ? quel traitement avez-vous éprouvé ici, que vous deviez vous rappeler avec des sentiments autres que ceux de la reconnaissance ?

— Vous êtes trop juste, madame, répondit Roland, pour exiger que je sois reconnaissant du froid dédain avec lequel votre mari m’a continuellement traité, dédain qui n’est pas sans un mélange d’aversion masquée. Vous êtes trop juste encore pour prétendre que je sois reconnaissant des marques constantes et non interrompues de mépris et de malveillance avec lesquelles j’ai été traité par d’autres, ou d’une homélie pareille à celle dont votre révérend chapelain a, aujourd’hui même, régalé à mes dépens toute la famille assemblée.

— Jamais oreilles mortelles ont-elles entendu pareille chose ? » s’écria la suivante, les bras étendus et les yeux tournés vers le ciel. « Il parle comme s’il était le fils d’un comte ou d’un chevalier tout au moins. »

Le page lança sur elle un regard empreint du plus souverain mépris, mais ne daigna pas lui faire d’autre réponse. La dame, qui commençait à se sentir sérieusement offensée, et qui cependant voyait avec peine la folie du jeune homme, reprit la parole sur le même ton.

« En vérité, Roland, vous vous oubliez d’une manière si étrange, dit-elle, que vous me forcerez à prendre des mesures sérieuses pour vous rabaisser dans votre propre opinion, en vous réduisant au rang qui vous convient dans la société.

— Et le meilleur moyen pour cela, ajouta Lilias, serait de le renvoyer en véritable fils de mendiante, comme il était lorsque milady l’a pris dans sa maison.

— Lilias parle trop rudement, continua la dame ; mais elle a dit la vérité, jeune homme, et je ne crois pas que je doive ménager cet orgueil qui vous a si complètement tourné la tête. Vous avez été paré de riches vêtements ; vous avez été traité comme le fils d’un gentilhomme, et vous en êtes venu au point d’oublier la source vulgaire de votre sang.

— Je vous demande pardon, ma très-honorée dame, répliqua Roland ; Lilias n’a pas dit la vérité, et vous-même, milady, ne connaissez rien de ma famille qui puisse vous autoriser à la traiter avec un mépris aussi décidé. Je ne suis pas le fils d’une mendiante ; ma grand’mère n’a jamais demandé l’aumône à qui que ce fût, ici ni ailleurs ; elle se serait laissée périr plutôt sur la bruyère stérile. Nous avons été pillés et chassés de notre maison, malheur qui est arrivé ailleurs et à d’autres. Le château d’Avenel, avec son lac et ses tours, n’a pas toujours pu garantir ses habitants contre le besoin et la désolation.

— Écoutez donc cette effronterie ! s’écria Lilias ; il reproche à milady les désastres de sa famille !

— Il aurait pu être assez reconnaissant pour m’épargner le désagrément d’un pareil souvenir, » dit la dame, affectée néanmoins de l’allusion.

— Cet appel était nécessaire pour ma justification, répliqua le page, sans quoi je n’aurais pas même prononcé un seul mot qui pût vous causer de la peine. Mais croyez, ma très-honorée dame, que je ne suis point d’un sang vulgaire. Je ne connais point mon propre lignage ; mais la seule parente qui me reste a dit, et mon cœur l’a répété et me l’atteste encore : oui, je suis issu d’un sang noble et qui mérite d’être traité comme tel.

— Et c’est sur une assurance aussi vague, dit la dame, que vous prétendez avoir droit à tous les égards, à tous les privilèges qui sont dus à un rang élevé et à une naissance distinguée, et que vous vous croyez en droit de jouir de prérogatives qui ne sont l’apanage que de la noblesse ? Allez, monsieur, rentrez en vous-même, ou le majordome vous fera connaître que vous êtes sujet à être châtié comme un impertinent garçon. Vous avez trop peu connu la discipline qui convient à votre âge et à votre situation.

— Le majordome connaîtra mon poignard avant que je connaisse sa discipline, » dit le page s’abandonnant à la colère qu’il avait réprimée jusqu’alors. « Madame, j’ai été trop long-temps le vassal d’une pantoufle et l’esclave d’un sifflet d’argent ; cherchez un autre que moi qui réponde à votre appel ; qui soit surtout d’une naissance assez basse et d’un esprit assez vil pour se soumettre au mépris de vos domestiques, et reconnaître un vassal de l’Église en qualité de maître.

— J’ai mérité cette insulte, » dit la dame d’Avenel, dont le visage se couvrit d’une vive rougeur ; « je l’ai méritée pour avoir si long-temps souffert et nourri votre insolence. Retirez-vous, monsieur, sortez de ce château ce soir même ; je vous fournirai des moyens de subsistance jusqu’à ce que vous ayez trouvé quelque manière honnête de pourvoir à vos besoins ; quoique je craigne que vos idées de grandeur imaginaire ne vous entraînent bien vite dans des voies de rapine et de violence. Retirez-vous, monsieur, et ne vous présentez jamais devant moi. »

Le page se jeta à ses pieds dans les angoisses de la douleur.

« Ma chère et honorée maîtresse ! » dit-il sans pouvoir prononcer une autre syllabe.

« Levez-vous, monsieur, s’écria la dame, et lâchez ma mante ; l’hypocrisie est un voile qui couvre mal l’ingratitude.

— Je suis incapable de l’une et de l’autre, madame, » dit le page en se relevant avec cette mobilité de sentiments qui distinguait son caractère prompt et impétueux ; « et ne croyez pas que j’aie l’intention de solliciter la permission de rester au château. J’avais depuis long-temps pris la détermination de quitter Avenel, et je ne me pardonnerai jamais de vous avoir laissé prononcer le mot sortez avant d’avoir dit : Je vous quitte. Je n’ai plié le genou que pour implorer votre pardon d’une parole inconsidérée qui m’est échappée dans l’excès de mon mécontentement, mais dont il me convenait mal de me servir en m’adressant à vous. Je ne vous demande pas d’autre grâce : vous avez fait beaucoup pour moi ; mais je vous le répète, vous connaissez bien ce que vous avez fait, et fort peu ce que j’ai souffert.

— Roland, » reprit la dame un peu apaisée, et s’attendrissant sur l’avenir de son favori, « vous pouviez avoir recours à moi lorsque vous receviez quelque insulte. Vous n’étiez pas obligé de supporter des injures, non plus qu’autorisé à vous en venger tandis que vous étiez sous ma protection.

— Mais, répliqua le jeune homme, si j’étais insulté par ceux : que vous aimiez et que vous favorisiez, était-ce à moi de troubler votre tranquillité par des rapports insignifiants et des plaintes éternelles ? Non, madame, j’ai supporté mon fardeau sans vous fatiguer de mes murmures, et le respect dont vous m’accusez d’avoir manqué est la seule raison pour laquelle je ne me suis pas vengé de mes propres mains. Il est bon, au reste, que nous nous séparions. Je n’étais pas né pour être un mercenaire favorisé par sa maîtresse jusqu’à ce qu’il fût ruiné par les calomnies des autres. Puisse le ciel accumuler ses bénédictions les plus précieuses sur votre tête adorée, et, pour l’amour de vous, sur tout ce qui vous est cher ! »

Il allait quitter l’appartement lorsque lady Avenel le rappela. Il s’arrêta tandis qu’elle lui dit : « Je n’avais pas l’intention et il ne serait pas juste de vous renvoyer sans moyens d’existence : prenez cette bourse d’or.

— Pardon, milady, répliqua le jeune homme, permettez-moi de me retirer avec la satisfaction de penser que je ne me suis pas dégradé au point de recevoir l’aumône. Si mes faibles services peuvent être considérés comme une compensation suffisante pour mon entretien et ma nourriture, je ne vous reste redevable que de ma vie, et cela seul est une dette dont je ne pourrai jamais m’acquitter : gardez donc votre bourse, et dites seulement que vous ne vous séparez pas de moi avec colère.

— Avec colère, non, dit la dame, mais avec chagrin pour votre opiniâtreté : mais prenez cet or ; il est impossible que vous n’en ayez pas besoin.

— Que le ciel vous bénisse à jamais pour ce ton de bonté et pour ces douces paroles, dit le jeune homme ; mais je ne puis rien accepter. J’ai un corps vigoureux, et je ne suis pas aussi complètement dénué d’amis que vous pourriez le penser ; car le temps peut venir où je serai en état de vous témoigner ma reconnaissance autrement que par des paroles. » Il se jeta aux genoux de lady Avenel, baisa sa main qu’elle ne retira point, et sortit précipitamment du salon.

Lilias, pendant quelques moments, fixa les yeux sur sa maîtresse, qui était tellement pâle qu’elle semblait près de s’évanouir. Mais elle se remit promptement, et refusant les services que sa femme de chambre lui offrait, elle se retira dans son appartement.