L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 40-54).


CHAPITRE IV.

la dispute. le sermon.


Au milieu de leurs pots et de leurs verres qui se vidaient promptement, au milieu de leurs orgies et de leur joie, un jeune lord reprocha à Valentin sa naissance basse et douteuse.
Valentin et Orson.


Roland Græme avait environ dix-sept ans lorsque, dans une matinée d’été, il lui arriva des descendre dans la fauconnerie de sir Halbert Glendinning, pour surveiller l’éducation d’un jeune oiseau de proie qu’il avait déniché lui-même, au risque de se rompre le cou ou les membres, dans une aire fameuse du voisinage, nommée Gledscraig. Comme il ne fut nullement satisfait des soins qu’on avait donnés à son oiseau favori, il ne manqua pas d’en témoigner son mécontentement au fils du fauconnier, qui était chargé de remplir ce devoir.

« Holà hé ! monsieur le coquin, s’écria Roland, est-ce ainsi que vous nourrissez le jeune faucon avec de la viande non lavée, comme si vous gorgiez le sale brancher[1] d’une mauvaise corneille ! de par la messe ! Et tu as négligé sa cure depuis deux jours. Crois-tu que j’aie hasardé ma vie en allant chercher cet oiseau sur le craig, pour le voir gâter par ta négligence ? » Et pour donner plus de force à ses remontrances, il appliqua un ou deux coups de poing au nonchalant garçon, qui se mettant à crier peut-être plus fort que le cas ne l’exigeait, fit accourir le maître fauconnier à son secours.

Adam Woodcock, le fauconnier d’Avenel, était Anglais de naissance, mais il avait été si long-temps au service de Glendinning que son attachement pour son pays s’était changé en affection pour son maître. C’était un favori dans son emploi, jaloux et entiché de son savoir, comme le sont ordinairement les hommes d’art : quant au reste de son caractère, il était bouffon et un peu poète, qualités qui ne diminuaient nullement la bonne opinion qu’il avait naturellement de lui-même ; bon vivant, qui préférait un flacon d’ale à un long sermon ; homme robuste et prêt à faire le coup de poing ; fidèle à son maître, et comptant un peu sur son crédit auprès de lui.

Adam Woodcock, tel que nous l’avons dépeint, ne fut nullement satisfait de la liberté que le jeune Græme avait prise à l’égard de son fils. « Holà ! holà ! monsieur le page, dit-il en se mettant entre le battu et Roland ; « tout beau, n’en déplaise à votre jaquette dorée ! pas de jeux de mains, je vous prie ; si mon fils a commis quelque faute, je saurai bien le punir moi-même, et alors vous n’endurcirez pas vos mains délicates.

— Je vous battrai, lui et toi, » répondit Roland sans hésiter, « si vous ne faites pas plus d’attention à votre besogne. Voyez comme à vous deux vous avez perdu totalement cet oiseau. J’ai trouvé cet insouciant lourdaud qui lui faisait manger de la viande non lavée, et c’est un fauconneau !

— Allons, s’écria Woodcock, tu n’es qu’un fauconneau toi-même, mon petit Roland ; est-ce que tu entends quelque chose à la manière de nourrir les faucons ? Je te dis que l’oiseau doit avoir sa viande non lavée jusqu’à ce qu’il devienne un brancher[2]. Ce serait un excellent moyen de lui donner le mal de bec que de lui laver son manger plus tôt, et c’est ce qui est connu de tous ceux qui distinguent un milan d’un faucon.

— Mauvaise excuse pour ta paresse, traître d’Anglais, qui ne fais que boire et dormir, répliqua le page, et qui laisses à ce fainéant tout l’ouvrage, auquel il ne prête pas plus d’attention que toi.

— Et suis-je donc si paresseux, dit le fauconnier, moi qui ai trois couples de faucons à soigner sur la perche et à la mue, et à dresser au vol dans les champs, par dessus le marché ? Et le page de milady est-il donc si affairé pour qu’il vienne ici me faire une réprimande ? Ah ! je suis un traître d’Anglais ! et tu n’es, toi, ni Anglais ni Écossais ; ni chair ni poisson ; un bâtard du territoire contesté, sans famille, parents ni alliés. Foin de toi ! mauvais épervier, qui voudrais passer pour un bon faucon ! »

La réplique à ce sarcasme fut un soufflet si bien appliqué qu’il culbuta le fauconnier dans le bassin où l’on tenait de l’eau pour l’usage de ses oiseaux. Adam Woodcock se releva, et, saisissant un bâton qui se trouvait à sa portée, il se mit en devoir de venger son injure. Mais Roland mit aussitôt la main sur son poignard, et jura, par tout ce qu’il y avait de plus sacré, que, si son adversaire tentait de lui porter un coup, il lui enfoncerait le fer dans les entrailles. Le bruit devint si grand que plus d’un domestique accourut, et entr’autres le majordome, grave personnage dont nous avons déjà fait mention : une chaîne d’or et une baguette blanche annonçaient son autorité. À l’arrivée de ce dignitaire, la querelle s’apaisa pour l’instant. Il profita néanmoins d’une occasion aussi favorable pour adresser à Roland Græme une sévère réprimande sur l’inconvenance de sa conduite envers ses camarades : il l’assura que s’il venait à faire connaître cette affaire à son maître (qui bien qu’absent pour le moment, comme cela lui arrivait assez fréquemment, était attendu de jour en jour), la résidence du coupable au château d’Avenel n’aurait qu’une bien courte durée. « Cependant, » ajouta le prudent majordome, « mon respect pour milady m’engage à lui faire avant tout mon rapport.

— C’est juste, vous avez raison, maître Wingate, » s’écrièrent plusieurs voix en même temps ; « milady jugera si des poignards doivent être tirés contre nous pour un mot dit sans intention, et si nous devons vivre dans une maison bien ordonnée et pleine de la crainte de Dieu, ou bien au milieu de dagues nues et de couteaux tranchants. »

L’objet du ressentiment général lança un regard courroucé autour de lui, et, réprimant avec peine le désir de répliquer en termes de fureur ou de mépris, il remit son poignard dans le fourreau, tourna sur ses talons, et écartant ceux qui se trouvaient entre lui et la porte, sortit de la fauconnerie.

« Ce château ne sera pas l’arbre où je ferai mon nid, dit le fauconnier, si ce moineau doit chanter au-dessus de nos têtes comme il paraît le faire.

— Il m’a donné hier un coup de houssine, » dit un des garçons d’écurie, « parce que la queue du cheval hongre de monsieur n’était pas arrangée tout-à-fait à sa fantaisie.

— Et je vous promets, dit la blanchisseuse, que notre jeune maître ne se gêne pas pour donner à une honnête femme le nom de vieille salope, s’il y a seulement une petite tache de suie sur le col de sa chemise.

— Si maître Wingate ne s’acquitte pas de sa commission auprès de milady, il n’y aura pas moyen d’habiter la maison avec Roland Græme. » Tel fut le cri général.

Le majordome les écouta tous pendant quelque temps ; puis, faisant un signe pour obtenir le silence, il leur adressa la parole avec toute la dignité de Malvolio[3] lui-même. « Messieurs, dit-il, sans vous oublier, mesdames, ne pensez pas plus mal de moi si vous me voyez procéder dans cette affaire avec plus de célérité que la prudence n’en permet. Notre maître est un brave chevalier et veut exercer son autorité au-dedans et au-dehors, dans les bois et dans les champs, dans le salon et sous le berceau, comme l’on dit. Notre maîtresse, que le ciel la bénisse ! est aussi une personne noble et d’une ancienne famille, légitime héritière de ce château et de cette baronnie ; et elle aussi aime à faire sa volonté : et quant à cela, montrez-moi la femme qui ne l’aime pas. Maintenant elle a favorisé, favorise et favorisera ce jeune impertinent, peut-être à cause de quelque bonne qualité qu’il possède, c’est ce que je ne saurais dire ; mais telle noble dame aimera un chien roquet, telle autre un perroquet braillard, et une troisième un singe de Barbarie : de même il plaît à notre noble dame de placer ses affections sur ce lutin de page, pour rien que je sache, sinon qu’elle l’a empêché de se noyer : ce qui, certes, n’aurait pas été un grand mal. » Ici maître Wingate fit une pause.

« Je l’aurais assuré pour un groat[4] contre l’eau salée ou l’eau douce, dit le fauconnier : ma foi, s’il n’est point un jour pendu pour meurtre ou pour vol, je consens à ne plus jamais chaperonner un faucon.

— Paix, Adam Voodcock, » dit Wingate en faisant signe de la main ; « paix, je vous prie. Or, disais-je, milady, en aimant ce jeune étourdi, diffère beaucoup de milord, qui ne donnerait pas un farthing de toute sa peau. Maintenant est-ce à moi de semer la discorde entre nos seigneurs, et à mettre, comme on dit, mon doigt entre l’arbre et l’écorce au sujet d’un jeune brouillon, que néanmoins je verrais volontiers chasser de la baronnie à coups de verges. Ayons patience, et l’abcès crèvera sans que nous nous en mêlions. J’ai été en service depuis l’âge où j’ai eu de la barbe au menton jusqu’à présent que cette barbe est devenue grise, et j’ai rarement vu un domestique améliorer sa condition, même en prenant le parti de sa maîtresse contre son maître, mais jamais aucun qui ne se soit perdu en prenant le parti de son maître contre sa maîtresse.

— De la sorte donc, s’écria Lilias, ce petit parvenu pourra chanter plus haut que nous tous tant que nous sommes, hommes et femmes, coqs et poules ? Je veux d’abord voir qui de nous deux l’emportera, je vous le promets. Je m’imagine, maître Wingate, que, tout prudent que vous paraissez, vous ne refuserez pas de dire ce que vous avez vu aujourd’hui, si milady vous le demande ?

— Dire la vérité lorsque milady me le commande, » répondit le prudent majordome, « est en quelque sorte mon devoir, mistress Lilias, sauf et excepté toutefois les cas où je ne pourrais la dire sans causer du mal ou quelque inconvénient, soit à moi-même, soit à mes camarades ; car la langue du rapporteur brise les os comme un bâton de Jeddart[5].

— Mais ce fils de Satan n’est ni un de vos amis ni un de vos camarades, dit Lilias, et je me flatte que votre intention n’est pas de vous porter son défenseur envers et contre tous.

— Croyez-moi, mistress Lilias, répliqua l’ancien, si je savais le moment favorable, je lui donnerais bien volontiers une léchée avec le côté rude de ma langue.

— Suffit, maître Wingate, répondit Lilias ; croyez que son chant sera bientôt fini. Si sa maîtresse ne me demande pas ce qui se passe en bas avant qu’elle soit de dix minutes plus vieille, elle n’est pas née femme et mon nom n’est pas Lilias Bradbourne. »

En exécution de son plan, mistress Lilias ne manqua pas de se présenter devant sa maîtresse avec tout l’extérieur d’une personne qui est en possession d’un secret important, c’est-à-dire qu’elle avait les coins de la bouche rabaissés, les yeux élevés vers le ciel, les lèvres pressées l’une contre l’autre, comme si elles eussent été cousues, afin d’empêcher tout bavardage ; enfin un air affecté d’importance mystérieuse, répandu sur sa personne et sa contenance, semblait dire : « Je sais quelque chose dont je suis résolue à ne pas vous faire part. »

Lilias avait bien étudié le caractère de sa maîtresse, qui, toute bonne, toute sage qu’elle était, n’était pas moins une fille de notre grand’mère Ève : lady Avenel ne put voir l’air mystérieux de sa suivante sans éprouver un violent désir d’en connaître la cause secrète. Pendant quelque temps, mistress Lilias fit la sourde oreille ; elle soupirait, levait les yeux encore plus haut vers le ciel ; « elle espérait que tout s’arrangerait pour le mieux, mais elle n’avait rien de particulier à dire. » Tout cela, comme elle l’avait prévu, ne fit qu’irriter la curiosité de la dame Avenel, qui ne pouvait se contenter de ces demi-phrases : « Dieu merci, je ne suis pas une brouillonne, ni une rapporteuse ! Dieu merci, je n’ai jamais été jalouse de la faveur accordée à qui que ce fût ; je n’ai jamais cherché à censurer la conduite de personne. Grâce à Dieu ! il n’y a pas eu de meurtre, ni de sang répandu dans la maison ; voilà tout !

— Meurtre ! sang répandu ! s’écria lady Avenel. Que veut dire cette folle ? Si vous ne parlez pas clairement, vous aurez sujet de vous en repentir.

— Eh bien ! milady, » répondit Lilias, à qui il tardait de soulager son cœur, ou comme dit Chaucer, de déboucher sa valise, « puisque vous m’ordonnez de dire la vérité, il ne faut pas vous fâcher si ce que vous allez entendre peut vous déplaire. Roland Græme a poignardé Adam Woodcock, voilà tout.

— Juste ciel ! » dit la dame en pâlissant, « cet homme a-t-il été tué ?

— Non, madame, répondit Lilias ; mais il aurait certainement été tué, si on n’était promptement venu au secours. Mais peut-être est-ce le bon plaisir de madame que ce jeune écuyer poignarde les domestiques, comme il les fouette et les bâtonne.

— Taisez-vous insolente ! dit la dame ; vous me manquez de respect. Allez dire au majordome de venir ici à l’instant. »

Lilias se hâta d’aller chercher M. Wingate et de l’amener en présence de sa maîtresse ; elle lui disait en chemin : « J’ai mis la pierre en mouvement ; ayez soin qu’elle ne s’arrête pas. »

Le majordome, trop prudent pour se compromettre davantage, répondit par un coup d’œil plein de finesse et un signe d’intelligence, et se présenta bientôt devant la dame d’Avenel, avec une apparence de profond respect pour sa maîtresse, en partie réel, en partie affecté, et d’un air de sagacité qui indiquait qu’il n’avait pas une opinion peu élevée de son mérite.

« Que signifie ceci ? Wingate, dit la dame ; et quel ordre maintenez-vous dans le château, pour souffrir que les domestiques de sir Halbert Glendinning tirent le poignard l’un contre l’autre, comme dans une caverne de voleurs et d’assassins ? L’homme est-il grièvement blessé ? et qu’est… qu’est devenu le malheureux enfant ?

— Il n’y a personne de blessé jusqu’ici, madame, répondit le personnage à la chaîne d’or ; mais mon pauvre savoir ne s’étend pas jusqu’à dire combien il pourra y avoir de blessés d’ici à Pâques, si l’on ne prend certaines mesures à l’égard de ce jeune homme ; non que ce ne soit un très-beau jeune homme, » ajouta-t-il en se reprenant « et habile dans ses exercices, mais un peu trop prompt à jouer avec le bout de ses doigts, l’extrémité de sa houssine et la pointe de son poignard.

— Et à qui la faute, demanda lady Avenel, si ce n’est à vous, qui auriez dû lui enseigner à se bien comporter, au lieu d’exciter des querelles et de tirer sa dague ?

— S’il plaît à milady de faire retomber le blâme sur moi, répondit le marjordome, il est de mon devoir, sans doute, de l’endurer ; seulement je lui ferai observer qu’à moins de clouer le poignard du jeune page au fourreau, je ne pourrais pas plus l’y retenir tranquille que fixer le vif-argent, en quoi toute la science de Raymond Lulle a échoué.

— Ne me parlez pas de Raymond Lulle, » dit la dame qui perdait enfin patience ; « mais envoyez-moi le chapelain. Vous devenez tous trop savants pour moi pendant les longues et fréquentes absences de votre maître. Plût à Dieu que ses affaires lui permissent de rester chez lui et de gouverner sa maison ! car c’est une chose au-dessus de mon savoir et de mes forces.

— À Dieu ne plaise, milady, reprit le vieux domestique, que vous pensiez sincèrement ce qu’il vous plaît de dire en ce moment. Vos vieux serviteurs auraient pu espérer qu’après tant d’années vous leur rendriez assez de justice pour ne pas leur retirer une confiance qui est due à leurs cheveux gris, parce qu’ils ne peuvent dompter l’humeur hargneuse d’une jeune tête, portée peut-être un ou deux pouces plus haut qu’il ne convient.

— Laissez-moi, dit la dame ; je m’attends tous les jours au retour de sir Halbert, et il prendra lui-même connaissance de cette affaire. Laissez-moi, vous dis-je, Wingate, sans en parier davantage. Je sais que vous êtes un honnête serviteur, et je crois que l’enfant est pétulant, et cependant je pense que c’est la faveur dont il jouit auprès de moi qui vous a tous ligués contre lui. »

Le majordome s’inclina et se retira, après que sa maîtresse lui eut imposé silence dans une seconde tentative qu’il fit pour expliquer les motifs de sa conduite.

Le chapelain arriva ; mais elle n’en reçut pas plus de consolation. Au contraire, elle le trouva disposé à rejeter, sans ménagement sur son indulgence tous les désordres que le caractère bouillant de Roland Græme avait déjà occasionnés, ou pourrait occasionner par la suite dans la maison. « Je voudrais, dit-il, ma très-honorée lady, que vous eussiez daigné vous laisser guider par moi dès le commencement de cette affaire ; car il est plus facile d’arrêter le mal dans sa source que de lutter contre lui lorsqu’il a pris de l’accroissement. Il vous a plu, très-honorée dame, épitèthe que j’emploie, non suivant les vaines idées du monde, mais parce que je vous ai toujours aimée et honorée comme une dame honorable et chérie du ciel ; il vous a plu, dis-je, madame, malgré mes pauvres, mais zélés conseils, d’élever cet enfant de son humble situation à un rang qui approche du vôtre.

— Que voulez-vous dire ? mon révérend père, répliqua la dame d’Avenel. J’ai fait de ce jeune homme un page ; y a-t-il dans ma conduite à son égard quelque chose qui ne convienne ni à mon caractère ni à ma qualité ?

— Je ne conteste point, madame, dit l’obstiné prédicateur, l’excellence de vos motifs en vous chargeant de ce jeune homme, non plus que le droit que vous aviez de lui donner le vain titre de page, si tel était votre plaisir, quoique, à dire vrai, je ne voie pas à quoi peut tendre l’éducation d’un jeune homme à la suite d’une femme, si ce n’est à enter la fatuité et la mollesse sur l’amour-propre et l’arrogance. Mais je vous blâme plus directement de n’avoir pas pris assez de soin de le garantir des dangers de sa condition, et de dompter et humilier un esprit naturellement hautain, impérieux et violent. Vous avez amené dans vos bosquets un lionceau ; charmée de la beauté de sa crinière et de la grâce de ses mouvements, vous ne lui avez point mis les chaînes qui convenaient à la férocité de son caractère. Vous l’avez laissé croître, aussi indompté que s’il n’avait pas cessé d’habiter les forêts, et maintenant vous êtes surprise, et vous appelez du secours, lorsqu’il commence à menacer, à mordre, à mettre en pièces, suivant la nature de son instinct.

— Monsieur Warden, » répliqua lady Avenel vivement offensée, « vous êtes l’ancien ami de mon mari, et je crois à la sincérité de votre affection pour lui et pour sa famille. Permettez-moi cependant de vous dire que, lorsque je vous ai demandé vos conseils, je ne m’attendais pas à ces cruelles réprimandes de votre part. Si j’ai eu tort d’aimer ce pauvre orphelin plus que d’autres enfants de la même classe, j’ai peine à croire que l’erreur ait mérité une censure aussi sévère, et si une discipline plus stricte était nécessaire pour dompter ce caractère impétueux, on doit considérer, ce me semble, que je suis une femme, et en supposant que j’aie erré dans cette circonstance, il est du devoir d’un ami de venir à mon secours au lieu de me faire des reproches. Je voudrais que tout fût remis en harmonie avant le retour de mon mari. Il n’aime pas à voir la discorde et la mésintelligence dans la maison, et je serais fâchée qu’il crût que le désordre a été occasionné par une personne que je protège. Que me conseillez-vous de faire ?

— Renvoyez ce jeune homme de votre service, madame, répondit le prédicateur.

— Vous ne sauriez me conseiller une pareille action ; vous ne sauriez comme chrétien, et comme ayant des principes d’humanité, me conseiller de renvoyer un jeune homme sans protection, auquel ma faveur, faveur peu judicieuse, si vous le voulez, a suscité tant d’ennemis.

— Il n’est pas nécessaire de l’abandonner tout à fait, madame, quoique vous le renvoyiez de votre service pour en chercher un autre, ou pour embrasser un état plus convenable à sa condition et à son caractère. Autre part, il peut devenir un membre utile de la société ; ici, il n’est qu’un brouillon et une pierre d’achoppement pour tout le monde. Ce jeune homme a des éclairs de bon sens et d’intelligence, quoiqu’il manque d’application. Je lui donnerai moi-même des lettres de recommandation pour Olearius Schinderhausen, savant professeur à la célèbre université de Leyde, où l’on a besoin d’un sous-concierge : là, indépendamment de l’instruction gratuite, si Dieu lui donne la grâce d’en profiter, il recevra cinq marcs par année, plus les vieux habits du professeur, qui renouvelle son costume tous les deux ans.

— Ce plan ne saurait convenir, mon cher monsieur Warden, » dit la dame, pouvant à peine retenir un sourire ; « nous penserons de nouveau à cette affaire. En attendant, je compte sur vous pour démontrer à ce malheureux enfant, ainsi qu’à toute notre maison, la nécessité de réprimer ces violents accès de jalousie et de colère ; je vous supplie de leur faire sentir quels sont leurs devoirs à cet égard envers Dieu et envers leur maître.

— Vous serez obéie, madame, dit Warden. Jeudi prochain, j’adresserai une exhortation à la famille : avec l’aide de Dieu, je lutterai centre le démon de la colère et de la violence qui s’est introduit dans mon petit troupeau, et je me flatte de chasser le loup de la bergerie, comme s’il était poursuivi par une meute tout entière. »

Cette partie de la conférence fut la plus agréable à M. Warden. La chaire était, à cette époque, un instrument aussi puissant pour exciter l’esprit public que la presse l’est devenue depuis, et, ainsi que nous l’avons déjà vu, le chapelain d’Avenel avait eu des succès comme prédicateur. Il s’ensuivait naturellement qu’il s’exagérait un peu la puissance de ses talents oratoires, et que, comme plusieurs de ses confrères dans ces temps de troubles, il était charmé de trouver l’occasion de faire entrer dans ses discours des sujets importants de discussion, qui présentaient un intérêt public ou particulier. Dans ce siècle grossier on n’avait aucune idée de cette délicatesse qui prescrit le temps et le lieu propres à une exhortation personnelle : comme le prédicateur de la cour adressait souvent la parole au roi lui-même, et lui dictait la conduite qu’il devait tenir dans les affaires de l’état, de même l’aumônier d’un château féodal entreprenait souvent, en pleine chapelle, de discuter la conduite privée du seigneur ou de quelque membre de sa famille, et, selon les cas, il l’encourageait à persévérer dans le bien, ou dirigeait contre lui les censures spirituelles ; et tout cela, sans généralités, sans détours, sans épargner les noms propres.

Le sermon au moyen duquel Henri Warden se proposait de rétablir la bonne harmonie dans le château d’Avenel avait pour texte ce passage bien connu : Celui qui frappe du glaive périra par le glaive[6]. C’était un singulier mélange de bon sens et d’éloquence, de pédanterie et de mauvais goût. L’orateur, s’étendit fort au long sur le mot frappe, démontrant à ces auditeurs que ce mot s’appliquait aux coups portés avec la pointe aussi bien qu’avec le tranchant, et plus généralement à l’aide d’un javelot, d’une flèche, d’un mousquet, et enfin de toute arme propre à donner la mort. Il prouva d’une manière également satisfaisante que le mot glaive comprenait les glaives de toute espèce, épée, espadon, sabre, rapière, coutelas ou cimeterre. « Mais, » continua-t-il d’un ton plus animé, « si le texte sacré comprend dans son anathème tous ceux qui frappent avec l’un ou l’autre de ces instruments que l’homme a inventés pour exercer des actes d’hostilité ouverte, à plus forte raison s’applique-t-il à ces armes funestes qui, d’après leur forme et leur volume, semblent imaginées plutôt pour satisfaire traîtreusement une animosité particulière, que pour détruire un ennemi préparé et armé pour sa défense. Tels, » continua-t-il en jetant un regard sévère vers le lieu où le page était assis sur un coussin aux pieds de sa maîtresse, portant à son ceinturon cramoisi un élégant poignard à manche doré, « tels je considère plus spécialement ces intruments de mort qui, dans la bizarrerie de nos mœurs modernes, sont portés non seulement par des voleurs et des coupe-jarrets, à qui ils conviennent naturellement, mais même par de jeunes hommes destinés au service des femmes, et qui attendent dans les antichambres les ordres de leurs honorables maîtresses. Oui, mes amis, ces armes fatales, fabriquées pour accomplir tous les maux et pour n’opérer aucun bien, sont comprises dans l’épouvantable malédiction portée contre le glaive ; que ce soit un stylet emprunté aux perfides Italiens, une dague des sauvages habitants des montagnes, un coutelas tel qu’en portent nos brigands et assassins des frontières, ou enfin le petit poignard de nos efféminés : tous ces funestes engins ont été inventés par le diable lui-même, comme des instruments toujours prêts de vengeance, prompts à frapper et dont il est difficile de parer les coups. Le spadassin vulgaire portant l’épée et le bouclier rougirait lui-même de faire usage d’une arme aussi perfide. Elle est propre enfin, non à des hommes ou à des soldats, mais à ces êtres indéfinis qui, élevés parmi des femmes, deviennent eux-mêmes de douteux hermaphrodites, et joignent l’irritabilité et la poltronnerie de la femme aux faiblesses et aux passions de leur propre sexe. »

Il ne serait pas facile de décrire l’effet que ce discours produisit sur la congrégation d’Avenel. Lady Marie paraissait interdite et offensée ; les domestiques pouvaient à peine contenir, sous l’apparence d’une profonde attention la joie avec laquelle ils avaient entendu le chapelain lancer ses foudres sur le favori détesté ; mistress Lilias triomphait et relevait la tête avec tout l’orgueil que lui inspirait son animosité satisfaite ; tandis que le majordome, gardant une stricte neutralité dans l’air général de sa figure, tenait les yeux fixés sur un vieil écusson suspendu au mur, et paraissait l’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse : il aimait mieux sans doute encourir le reproche de n’avoir pas été attentif au sermon, que celui d’écouter avec une approbation marquée une sortie qui paraissait désagréable à sa maîtresse.

Le malheureux jeune homme, objet de cette harangue, avait reçu de la nature des passions qui jusqu’alors n’avaient pas été suffisamment réprimées : aussi ne put-il déguiser les sentiments d’indignation qu’il éprouvait en se voyant ainsi exposé, d’une manière tout à fait directe, au mépris et à la censure du petit monde dans lequel il vivait. Son front rougit, ses lèvres pâlirent, il grinça les dents, il serra les poings, et saisit machinalement l’arme à laquelle le ministre avait donné un caractère aussi hideux ; enfin, à mesure que le prédicateur ajoutait de nouvelles couleurs à ses invectives, il sentit sa rage s’accroître à tel point, que, dans la crainte d’être entraîné à quelque acte de violence, il se leva, traversa précipitamment la chapelle, et quitta la congrégation.

Le prédicateur, saisi de surprise, s’arrêta tout à coup, tandis que le bouillant jeune homme passait devant lui comme un éclair, en lui lançant un regard auquel il eût voulu donner le pouvoir de la foudre pour consumer et anéantir le moraliste. Mais il ne fut pas plus tôt sorti de la chapelle, il n’eut pas plus tôt fermé avec violence la porte de l’allée voûtée qui communiquait au château, que l’inconvenance de sa conduite fournit à Warden un mouvement précieux d’éloquence. Il fit une courte pause, après laquelle, d’une voix lente et solennelle, il prononça le terrible anathème : « Il s’est retiré d’entre nous, parce qu’il n’était pas un des nôtres ; le malade a repoussé l’amertume salutaire du remède ; le blessé a reculé devant le scalpel bienfaisant du chirurgien ; la brebis s’est enfuie de la bergerie et s’est livrée à la fureur du loup, parce qu’elle n’a pu tenir la conduite humble et paisible exigée de nous par le pasteur suprême. Ah ! mes frères, gardez-vous de la colère, gardez-vous de l’orgueil ; gardez-vous du péché mortel et destructeur qui se montre si souvent à nos faibles yeux paré des vêtements les plus brillants ! Qu’est-ce que notre honneur terrestre ? L’orgueil, et l’orgueil seulement. Que sont les dons de l’esprit et les grâces du corps dans ce monde ? Orgueil et vanité ! Les voyageurs parlent d’Indiens qui se parent de coquilles, se bariolent le corps de diverses couleurs, et qui sont aussi vains de leurs ridicules ajustements que nous le sommes de nos misérables avantages charnels. L’orgueil a pu précipiter l’étoile du matin du haut du ciel jusque sur le bord de l’abîme. C’est l’orgueil qui alluma l’épée flamboyante placée aux portes d’Éden ; c’est l’orgueil qui rendit Adam sujet à la mort et qui le fit errer péniblement sur la surface de la terre, dont il aurait été le maître ; c’est l’orgueil qui nous apporta le péché, l’orgueil qui double chaque péché apporté par lui. L’orgueil est l’avant-poste que le démon et la chair défendent avec la plus grande opiniâtreté contre les assauts de la grâce ; et jusqu’à ce qu’il soit emporté et rasé dans ses fondements, il y a plus à espérer d’un insensé que d’un pécheur. Arrachez donc de votre cœur ce rejeton maudit de la pomme fatale ; déracinez-le, fût-il entrelacé avec les liens de votre propre vie. Profitez de l’exemple du misérable pécheur qui nous a quittés et des moyens que vous offre la grâce, tandis qu’elle agit aujourd’hui, avant que votre conscience soit desséchée comme par le feu d’un tison ardent, que vos oreilles soient assourdies comme celles de la couleuvre, et que votre cœur soit endurci comme la meule du moulin. Levez-vous donc et agissez ; luttez et terrassez ; résistez, et l’ennemi fuira devant vous ; veillez et priez, de peur que vous ne succombiez à la tentation. Que la chute des autres soit pour vous un avertissement et un exemple. Surtout ne vous reposez point sur vous-mêmes ; car une pareille confiance est le symptôme le plus alarmant de la maladie elle-même. Le pharisien se croyait peut-être humble lorsqu’il s’abaissait dans le temple et qu’il remerciait Dieu de ce qu’il n’était pas comme les autres hommes, et particulièrement comme le publicain ; mais, tandis que ses genoux touchaient le pavé de marbre, sa tête s’élevait aussi haut que le pinacle du temple. Ne vous trompez donc point vous-mêmes, et n’offrez point un métal faux, quand le métal le plus pur que vous pourriez présenter est à peine une vile scorie ; ne pensez pas qu’il soutienne l’essai de la sagesse suprême. Cependant ne reculez pas devant votre tâche, par la crainte des difficultés que mon devoir ne m’a pas permis de vous déguiser. L’examen de soi-même peut beaucoup, la méditation peut davantage encore, la grâce seule peut tout. »

Et il termina par une exhortation touchante et animée, dans laquelle il conjura ses auditeurs d’invoquer la grâce divine, qui déploie toute sa perfection dans l’humaine faiblesse.

L’auditoire n’entendit pas ce sermon sans être vivement affecté, quoiqu’on pût se demander si les sentiments de triomphe inspirés par la retraite ignominieuse du page favori ne détruisaient pas, dans l’esprit d’une grande partie des auditeurs, l’effet des exhortations du prédicateur à la charité et à l’humilité. Et, dans le fait, leurs physionomies portaient cet air de satisfaction qu’on remarque dans une troupe d’écoliers, quand, ayant vu un de leurs camarades puni pour une faute à laquelle ils n’ont pris aucune part, ils s’occupent de leur tâche avec une double ardeur, d’un côté parce qu’ils ne sont pas dans l’embarras, et de l’autre parce que leur camarade s’y trouve.

Ce fut avec des sentiments tout autres que la dame d’Avenel rentra dans son appartement. Elle était fort peu satisfaite de ce que Warden avait choisi pour sujet d’une discussion publique une affaire de famille à laquelle elle prenait un intérêt personnel. Mais elle savait que le digne homme réclamait ce droit comme faisant partie de sa liberté chrétienne à titre de prédicateur, et qu’il était en cela justifié par l’usage universel de ses confrères. Mais la conduite arrogante de son protégé l’affligeait encore plus profondément. En manquant d’une manière aussi remarquable, non seulement au respect qu’il devait avoir pour sa présence, mais encore à celui que dans ce temps-là on montrait à tout ministre de l’Évangile, il avait donné une nouvelle preuve de ce caractère indomptable dont ses ennemis l’accusaient. Et néanmoins, tant qu’il avait été sous ses yeux, elle ne s’était pas aperçue qu’il y eût en lui plus d’ardeur et d’impétuosité qu’il ne convenait à son âge. Cette opinion pouvait en quelque façon lui-être inspirée par la partialité, par la bonté et l’indulgence qu’elle avait toujours eues pour son jeune protégé ; mais encore regardait-elle comme impossible qu’elle se fût totalement trompée dans l’idée qu’elle s’était formée de son caractère. Une violence excessive ne s’accordait guère avec une constante hypocrisie, quoique Lilias donnât charitablement à entendre que, dans certaines circonstances, ces deux vices s’alliaient parfaitement ensemble. Et cela posé, lady Avenel ne pouvait s’en rapporter exactement à des propos et à des rapports directement contraires à son expérience et à son observation. La pensée de cet orphelin s’était attachée à toutes les fibres de son cœur et le remplissait d’une tendresse dont elle ne pouvait elle-même se rendre raison. Il semblait lui avoir été envoyé du ciel pour remplir ces intervalles de langueur et de vide qui revenaient sans cesse après de courts moments de jouissance. Peut-être lui était-il plus cher parce qu’elle voyait qu’il n’était aimé d’aucune autre personne, et qu’elle sentait que l’abandonner serait fournir à son mari et aux ennemis de l’enfant une occasion de triompher de la prééminence de leur jugement sur le sien : circonstance qui n’est jamais tout à fait indifférente au meilleur des époux de l’un ou de l’autre sexe.

En un mot, la dame d’Avenel résolut intérieurement de ne pas abandonner son page aussi long-temps que son page pourrait raisonnablement être protégé. Et pour s’assurer de ce qui restait à faire à cet égard, elle donna ordre qu’on l’amenât en sa présence.



  1. Terme de fauconnerie : le petit.
  2. Terme de fauconnerie : jusqu’à ce qu’il perche.
  3. Personnage d’un drame de Shakspeare, intitulé Twelfth-Night. a. m.
  4. Ancienne monnaie d’Écosse équivalant à 40 centimes. a. m.
  5. Jeddart, nom vulgaire et abrégé de Jedburgh chef lieu de comté en Écosse. a. m.
  6. Paroles que Jésus-Christ adressa à Saint-Pierre quand celui-ci eut coupé une oreille à Maltus. Évangile selon saint Matthieu, c. xxvi, v. 52. a. m.