L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 25-40).


CHAPITRE III.

le retour.


La lune de la moisson, sur son déclin, luisait encore large et brillante ; le cor de la sentinelle se fit entendre au milieu de la nuit ; et tandis que les deux battants de la porte s’ouvraient, les pieds des chevaux faisaient retentir le pavé.
Leyden.


« Et vous aussi, Roland, vous voudriez être soldat ? » dit à son jeune pupille la dame d’Avenel, qui, assise sur un banc de pierre à l’une des extrémités de la plate-forme de la tour, voyait l’enfant essayer, avec un long bâton, d’imiter les mouvements de la sentinelle, tour à tour portant, présentant ou baissant sa lance.

« Oui, milady, » répliqua l’enfant ; car il s’était maintenant familiarisé et répondait hardiment et promptement aux questions de sa protectrice, « je veux être soldat, car il n’y a de gentilhomme que celui qui porte une épée à son côté.

— Toi, gentilhomme ! » dit Lilias qui, comme à l’ordinaire, était auprès de sa maîtresse ; « un gentilhomme comme j’en ferais un d’une cosse de fève, avec un couteau rouillé.

— Allons, ne le tourmentez pas, Lilias, dit la dame d’Avenel ; car, ou je suis bien trompée, où il est d’un sang noble : voyez comme vos injures lui font monter le rouge au visage.

— Si j’étais la maîtresse, madame, répondit Lilias, une bonne baguette de bouleau lui donnerait des couleurs d’une manière plus utile.

— En vérité, Lilias, dit la dame, on dirait que ce pauvre enfant s’est rendu coupable de quelque offense envers vous ; ou bien s’il ne peut obtenir vos bonnes grâces, je ne me trompe pas en disant que c’est précisément parce qu’il est très-avant dans les miennes ?

— À Dieu ne plaise ! milady, répondit Lilias ; j’ai vécu trop longtemps avec les gens de qualité pour trouver à redire à leurs folies ou à leurs caprices, pour un chien, pour un oiseau, ou un enfant. »

Lilias était une espèce de favorite, une domestique gâtée, qui souvent se donnait plus de liberté avec sa maîtresse que celle-ci n’était disposée à en permettre. Mais ce qui ne plaisait pas à la dame d’Avenel, elle faisait semblant de ne pas l’entendre, et c’est ce qui arriva dans cette circonstance. Elle résolut de veiller avec plus de soin et plus d’attention sur l’enfant, qui jusqu’alors avait été principalement confié à la garde de Lilias. « Il doit, se disait-elle, être né d’un sang noble ; ce serait lui faire injure de penser autrement d’une taille si bien prise et de traits si intéressants. Le caractère passionné auquel il s’abandonnait quelquefois, son mépris du danger et son impatience de toute contrainte, avaient en eux quelque chose d’aristocratique. Assurément l’enfant était né dans, un rang élevé. » Telle fut sa conclusion ; et elle agit en conséquence. Les autres domestiques, moins jaloux, ou moins scrupuleux que Lilias, agirent comme font ordinairement les gens de cette classe : ils suivirent le courant et flattèrent, dans leur propre intérêt, le caprice de leur maîtresse. Par suite, l’enfant se donna bientôt ces airs de supériorité que la vue d’une déférence générale manque rarement d’inspirer. On aurait dit effectivement que le commandement était sa sphère naturelle : tant il se conduisait avec aisance, soit en exigeant, soit en recevant des preuves de soumission à ses fantaisies. Le chapelain, il est vrai, aurait pu s’interposer pour réprimer cet air de hauteur que Roland Græme prenait avec tant de complaisance ; et probablement il se serait trouvé très-disposé à lui rendre ce service ; mais la nécessité de régler avec ses frères certains points contestés de la discipline de l’Église l’avait appelé depuis quelque temps hors du château, et le retenait dans une partie éloignée du royaume.

Les choses étaient dans cet état au château d’Avenel, lorsque le son aigu et prolongé d’un cor se fit entendre des bords du lac, signal auquel la sentinelle s’empressa gaiement de répondre. Lady Avenel reconnut le signal de son mari, et courut précipitamment à la fenêtre de l’appartement dans lequel elle était assise. Une troupe composée d’environ trente lanciers ayant devant eux un pennon déployé, côtoyait les bords sinueux du lac et s’avançait, vers la chaussée. Un seul cavalier marchait à la tête, et ses armes brillantes réfléchissaient les rayons du soleil d’octobre. Même à cette distance, la dame reconnut le haut panache portant les couleurs d’Avenel mêlées avec la branche de houx ; et le port assuré, la contenance pleine de dignité du cavalier, ainsi que les mouvements majestueux de son coursier brun-foncé, annonçaient suffisamment Halbert Glendinning.

Le premier sentiment de Lady Avenel à l’arrivée de son époux fut celui d’une joie extatique, mais bientôt vint s’y mêler une crainte qui l’avait quelquefois agitée : elle redoutait que sir Halbert n’approuvât pas tout à fait la distinction particulière avec laquelle elle avait traité le petit orphelin qu’elle avait pris sous sa tutelle. Pour éprouver une pareille crainte, il fallait qu’en effet elle se reprochât secrètement d’avoir outrepassé, à l’égard de son jeune protégé, les bornes d’une amitié prudente : car Halbert Glendinning était pour le moins aussi doux et aussi indulgent qu’il était ferme et raisonnable dans l’administration de sa maison, et sa conduite envers son épouse, en particulier, avait toujours été extrêmement affectueuse et tendre.

Et cependant elle craignait que, dans cette affaire, sa conduite ne fût désapprouvée de sir Halbert. Prenant donc sur-le-champ la résolution d’attendre jusqu’au lendemain pour parler de l’anecdote relative à l’enfant, elle donna ordre à Lilias de l’emmener hors de l’appartement…

« Je ne veux pas aller avec Lilias, madame, » s’écria l’enfant gâté, qui avait plus d’une fois réussi par son obstination à en venir à ses fins, et qui, comme bien des gens d’un âge mûr, se plaisait à exercer une pareille autorité : « je ne veux pas aller dans la vilaine chambre de Lilias ; je veux rester, et voir ce brave guerrier qui passe si fièrement sur le pont-levis.

— Vous ne devez pas rester, Roland, » répliqua la dame d’un ton plus absolu qu’elle ne parlait ordinairement à son petit favori.

« Je le veux ! » répéta l’enfant, qui avait déjà senti son importance et comptait qu’on ne manquerait pas de lui céder.

« Je veux ! dites-vous, Roland ? que signifie ce mot ? Je vous dis qu’il faut que vous vous en alliez.

Je veux, » dit l’enfant précoce, « est une expression qui convient à un homme ; il faut est déplacé dans la bouche d’une dame.

— Vous faites l’insolent ! s’écria lady Avenel ; Lilias, emmeez-le sur-le-champ.

— J’ai toujours pensé, » ajouta Lilias en souriant, et prenant l’enfant malgré lui par le bras, « qu’il faudrait que mon jeune maître cédât la place au plus âgé.

— Et vous aussi, vous faites l’impertinente ? mademoiselle, demanda lady Avenel ; la lune a-t-elle donc changé, que vous vous oubliiez tous de cette manière ?

Lilias ne répliqua point, mais emmena l’enfant qui, trop fier pour tenter une résistance inutile, lança à sa bienfaitrice un coup d’œil dans lequel on put lire combien il aurait été disposé à braver son autorité s’il eût eu quelque chance de succès.

Lady Avenel se sentit contrariée en voyant jusqu’à quel point cette légère circonstance l’avait agitée, dans un moment où elle aurait dû être tout entière à la joie de revoir son époux. Mais nous ne retrouvons point le calme par la réflexion seule que notre agitation est hors de saison. La rougeur du mécontentement n’avait pas encore disparu de sa joue ; le trouble qu’elle avait éprouvé n’était pas encore dissipé, lorsque son mari, sans casque, mais portant encore le reste de ses armes, entra dans l’appartement. Sa présence bannit toute autre pensée ; elle vola vers lui, serra dans ses bras ce corps couvert de fer, et couvrit de baisers ce visage noble et martial avec une affection évidente et sincère. Le guerrier lui rendit tendrement ses caresses ; car le temps qui s’était écoulé depuis leur union avait peut-être diminué ce qu’il y avait de romanesque dans son amour ; mais il avait plutôt accru sa tendresse raisonnable ; et les longues et fréquentes absences de sir Halbert Glendinning avaient empêché le calme de cette affection de dégénérer en indifférence.

Lorsque ces premières marques d’amour et ces premières félicitations eurent été données et reçues, la dame d’Avenel, fixant tendrement ses yeux sur le visage de son mari, lui dit :

« Vous êtes changé, Halbert ; vous avez fait une rude et longue course aujourd’hui, ou vous avez été malade.

— Je me suis bien porté, Marie, répondit le chevalier ; j’ai joui d’une très-bonne santé, et une longue course n’est pour moi, tu le sais, qu’une affaire d’habitude constante. Ceux qui sont nés d’un sang noble peuvent dormir toute leur vie dans l’intérieur de leurs châteaux et de leurs manoirs ; mais l’homme qui a conquis la noblesse par ses propres exploits doit toujours rester en selle, pour montrer qu’il mérite le rang auquel il s’est élevé. »

Pendant qu’il parlait ainsi, sa femme le regardait tendrement et cherchait à lire au fond de son âme ; car le ton dont il s’exprimait était celui de la tristesse et de l’abattement.

Sir Halbert Glendinning était au fond le même homme qu’autrefois ; mais toutes les qualités qui paraient sa jeunesse s’étaient bien modifiées dans leur développement. La franchise impétueuse du jeune ambitieux avait fait place au sang-froid calme et ferme du vaillant soldat et du politique habile. On voyait des traces profondes creusées par les soucis dans ses nobles traits, sur lesquels autrefois passaient toutes les émotions, comme de légères vapeurs sur un ciel d’été. Ce ciel était maintenant, non pas peut-être obscurci par les nuages, mais tranquille et grave comme une soirée paisible d’automne. Son front était plus large et plus découvert que dans la jeunesse, et la chevelure noire et touffue, qui se bouclait encore sur la tête du guerrier, ne garnissait déjà plus ses tempes, non par l’effet de l’âge, mais par celui de la pression constante du casque ou du bonnet d’acier. Sa barbe, suivant la mode du temps, était courte et épaisse, relevée en moustaches sur la lèvre supérieure, et se terminant en pointe à l’extrémité. Ses joues, brunies par l’intempérie des saisons, avaient perdu le vif coloris de la jeunesse, mais offraient le teint vigoureux d’une active et robuste virilité. Halbert Glendinning était en un mot un chevalier digne de marcher à la droite d’un roi, de porter sa bannière dans les combats, et d’être son conseiller en temps de paix ; car ses regards exprimaient cette fermeté réfléchie qui fait prendre une résolution sage et l’exécuter avec hardiesse. Et cependant sur ses nobles traits on voyait répandue l’expression d’une tristesse, dont peut-être il ne s’apercevait pas lui-même, mais qui n’échappa point à l’observation inquiète de son épouse affectionnée.

« Quelque chose est arrivé, ou est sur le point d’arriver, dit la dame d’Avenel, cette tristesse ne couvre pas votre front sans qu’il y ait une cause : nous sommes sûrement menacés de quelque malheur national ou particulier.

— Il n’y a rien de nouveau que je sache, répondit Halbert Glendinning ; mais de tous les maux qui peuvent affliger un royaume il en est peu que l’on ne doive redouter pour ce pays malheureux et divisé.

— Eh bien donc, je vois qu’il y a eu quelque funeste entreprise. Lord Murray ne vous aurait pas retenu si long-temps à Holy-Rood, s’il n’eût eu besoin de votre secours dans quelque affaire importante.

— Je n’ai pas été à Holy-Rood, Marie ; j’ai été pendant plusieurs semaines en pays étranger.

— En pays étranger ! et sans m’écrire un mot !

— À quoi cela aurait-il servi ? sinon à vous rendre malheureuse, mon cher amour : votre imagination aurait converti le plus léger zéphyr qui aurait ridé la surface de votre lac, en un fier ouragan bouleversant l’océan germanique.

— Et avez-vous réellement traversé la mer, » reprit lady Avenel, que cette idée remplissait de terreur et de surprise, « réellement quitté votre pays natal, mis le pied sur des rivages lointains où la langue écossaise est inconnue ?

— Réellement, bien réellement, » répéta le chevalier en lui pressant tendrement la main avec un air enjoué ; « j’ai fait cet exploit merveilleux ; j’ai roulé pendant trois jours et trois nuits sur l’Océan, les vagues impétueuses se brisant à côté de mon oreiller, et seulement une planche mince me séparant de l’abîme.

— En vérité, mon cher Halbert, c’était tenter la divine Providence. Je ne vous ai jamais engagé à ôter l’épée de votre côté, ni à poser la lance que vous aviez à la main ; je ne vous ai jamais dit de rester assis lorsque votre honneur vous commandait de vous lever : mais l’épée et la lance ne sont-elles pas des armes assez dangereuses pour la vie d’un homme, et fallait-il vous exposer au milieu des flots courroucés et des mers orageuses ?

— Nous avons en Allemagne et dans les Pays-Bas des hommes qui nous sont unis par la même foi, et avec qui il est à propos que nous fassions alliance. C’est vers quelques-uns de ces hommes que j’ai été envoyé pour une affaire aussi importante que secrète ; j’y suis arrivé sain et sauf, et j’en suis revenu en pleine sécurité. Il y a plus de danger à courir pour la vie d’un homme entre ce château et Holy-Rood, que dans toutes les mers qui baignent les terres basses de la Hollande.

— Et le pays, mon Halbert, et le peuple, sont-ils comme nos bons Écossais ? Comment se comportent-ils envers les étrangers ?

— C’est un peuple, ma chère Marie, fort par les richesses, qui rendent les autres nations faibles, et faible dans les arts de la guerre, qui rendent les autres nations fortes.

— Je ne vous comprends pas, mon ami.

— Le Hollandais et le Flamand, Marie, versent, pour ainsi dire, toute leur activité dans le commerce, et nullement dans la guerre ; leurs richesses achètent les bras des soldats étrangers à l’aide desquels ils protègent ce commerce ; ils construisent des digues sur les bords de la mer pour conserver le territoire qu’ils ont conquis et lèvent des régiments chez le Suisse persévérant et chez le rude Germain, pour protéger les trésors qu’ils ont amassés. C’est ainsi qu’ils sont forts dans leur faiblesse ; car les mêmes richesses que des nations plus puissantes pourraient être tentées de leur ravir, arment les étrangers en leur faveur.

— Les misérables fainéants ! » s’écria Marie, pensant et sentant comme une Écossaise de l’époque ; « ils ont des bras et ne combattent point pour le pays qui les a vus naître ? On devrait leur couper à tous le poignet.

— Non, ce serait une sentence par trop rigoureuse ; car leurs bras servent leur patrie, bien que ce ne soit pas dans la guerre, comme les nôtres. Regarde, Marie, ces collines stériles, cette profonde et sinueuse vallée le long de laquelle les bestiaux reviennent en ce moment de leurs maigres pâturages : la main de l’industrieux Flamand couvrirait ces montagnes de forêts, et ferait croître du blé là où nous ne voyons maintenant que des terres incultes et de stériles bruyères. Le cœur me saigne, Marie, lorsque je regarde cette contrée et que je songe à ce qu’elle deviendrait entre les mains d’hommes pareils à ceux que j’ai vus tout récemment ; d’hommes qui ne cherchent pas une vaine réputation dérivée d’ancêtres morts depuis long-temps, qui n’ambitionnent point la gloire sanguinaire acquise dans des querelles modernes ; qui enfin parcourent en tous sens leur pays, non pour le ravager et l’appauvrir, mais en cherchant les moyens de le conserver, de l’enrichir et de l’embellir encore.

— Dans notre pays, mon Halbert, ces améliorations disparaîtraient comme un songe : les arbres seraient détruits par les Anglais, nos ennemis, avant qu’ils eussent cessé d’être des arbrisseaux, et le blé que vous auriez semé serait moissonné par le premier voisin qui aurait à sa suite plus de cavaliers que vous n’en pourriez rassembler. Mais pourquoi murmurer ? Le destin qui vous a fait naître Écossais vous a donné une tête, un cœur et un bras pour soutenir dignement ce nom.

— Il ne m’a point donné de nom à soutenir, » dit Halbert en se promenant lentement dans l’appartement. « Mon bras a été levé le premier dans toutes nos querelles ; ma voix s’est fait entendre dans tous les conseils, et les plus sages ne m’ont point censuré ; l’astucieux Lethington, le profond et sombre Morton, ont eu des conférences secrètes avec moi, et Grange et Lindsay ont reconnu que, sur le champ de bataille, j’ai rempli le devoir d’un brave chevalier. Mais le moment important où ils ont besoin de ma tête et de mon bras une fois passé, ils ne voient plus en moi que le fils de l’obscur tenancier de Glendearg. »

C’était là un sujet que lady Avenel redoutait toujours ; car le rang conféré à son mari, la faveur dont il jouissait auprès du puissant comte de Murray, et les grands talents par lesquels il justifiait ses droits à ce rang et à cette faveur, étaient des motifs qui augmentaient plutôt qu’ils ne diminuaient l’envie contre sir Halbert Glendinning, homme d’une naissance inférieure et obscure, qui, par son seul mérite personnel, s’était élevé à ce haut degré de considération. La fermeté naturelle de son âme ne suffisait pas pour lui faire mépriser l’avantage idéal d’une illustre généalogie, avantage si fort apprécié par tous les hommes avec qui il avait des rapports ; et les cœurs les plus nobles sont tellement accessibles à de puérils sentiments de jalousie, qu’il y avait des moments où il se sentait mortifié en voyant que son épouse pouvait se glorifier d’une naissance illustre et d’une longue suite d’ancêtres : alors il regrettait que son importance, comme propriétaire d’Avenel, ne fût due qu’à son mariage avec l’héritière de ce domaine. Il n’était pas assez injuste pour permettre à des sentiments aussi indignes de lui de prendre possession constante de son esprit ; mais ils se représentaient de temps en temps, et ils n’échappaient pas à l’observation inquiète de son épouse.

« Si le ciel nous eût accordé des enfants, » se disait-elle dans ces tristes moments ; « si notre sang se fut mêlé dans un fils qui eût réuni les avantages de ma naissance et le mérite personnel de mon mari, ces réflexions pénibles et importunes n’auraient jamais troublé notre union ; mais un pareil héritier, dans lequel nos affections, aussi bien que nos intérêts, se seraient concentrés, est un bien qui nous a été refusé. »

Animée de pareils sentiments, lady Avenel ne pouvait voir sans chagrin que les pensers de son époux se dirigeaient vers ce sujet de leurs regrets communs. Dans cette occasion, comme dans toutes les autres, elle s’efforça de détourner le cours désagréable des réflexions d’Halbert.

« Comment pouvez-vous, lui dit-elle, vous appesantir sur des idées qui ne mènent à aucun résultat ? Est-il donc bien vrai que vous n’ayez point de nom à soutenir ? Vous, vaillant et brave, sage dans le conseil et fort dans la bataille, n’avez-vous pas à soutenir une réputation que vous vous êtes acquise par vos propres exploits, réputation plus honorable que celle qu’on doit uniquement à une longue suite d’ancêtres ? Les hommes de bien vous aiment et vous honorent, les méchants vous craignent et les turbulents vous obéissent ; et ne faut-il pas que vous fassiez tous vos efforts pour vous assurer la continuation de cet amour, de cet honneur, de cette crainte salutaire, de cette obéissance nécessaire ? »

Tandis qu’elle parlait ainsi, l’œil de son mari puisa dans le sien du courage et de la résignation ; le regard d’Halbert brilla d’une vive étincelle, et, lui prenant la main, il lui dit : « Cela est très-vrai, ma bonne Marie : je mérite le reproche que tu me fais d’oublier ce que je suis, en murmurant parce que je ne suis pas ce que je ne puis être. Je me vois maintenant au point où se sont trouvés leurs ancêtres les plus renommés. Certes, il est plus honorable de pouvoir dire que l’on possède les qualités nécessaires au fondateur d’une maison, que d’être le descendant d’une famille qui les possédait quelques siècles auparavant. Le Hay de Loncarty, qui légua son joug sanglant à sa lignée ; l’Homme-Noir, qui fut le premier fondateur de la maison de Douglas, ne pouvaient se glorifier d’une suite d’ancêtres aussi longue même que la mienne. Car tu le sais, Marie, mon nom tire son origine d’une famille d’anciens guerriers, quoique mes ascendants immédiats aient préféré l’humble situation dans laquelle tu les as trouvés. La guerre et le conseil ne conviennent pas moins à la maison de Glendowyne, même dans ses derniers rejetons, qu’aux plus fiers possesseurs actuels des nobles barons de l’Écosse. »

En parlant ainsi, il se promenait dans l’appartement, et lady Avenel souriait intérieurement, en voyant avec quelle ténacité son mari s’arrêtait à réfléchir sur les prérogatives de la naissance ; et cherchait à établir ses droits, quelque éloignés qu’ils pussent être, à une part dans ses prérogatives, au moment même où il affectait de les mépriser. On devinera facilement, néanmoins, qu’elle ne laissa rien échapper qui pût faire soupçonner qu’elle s’apercevait de la faiblesse de son mari, sorte de sagacité que peut-être la fierté de sir Halbert n’aurait pas soufferte très-patiemment.

En revenant de l’extrémité de la salle jusqu’où il s’était promené, pendant qu’il justifiait les droits de la maison de Glendowyne à tous les privilèges de l’aristocratie : « Où donc est Wolf ? dit-il, je ne l’ai pas vu encore, et il était ordinairement le premier à me féliciter de mon arrivée.

— Wolf, » répondit la dame Avenel avec un léger degré d’embarras dont peut-être il ne lui eût pas été facile de se rendre compte à elle-même ; « Wolf est à la chaîne pour le moment ; il a été hargneux contre mon page.

« Wolf à la chaîne ! et Wolf hargneux contre votre page ! répliqua sir Halbert Glendinning ; Wolf n’a jamais été hargneux contre personne, et la chaîne éteindra toute son ardeur, ou le rendra sauvage. Holà ! qu’on détache Wolf sur-le-champ. »

On obéit, et le gros chien se précipita dans l’appartement, dérangeant par ses sauts et ses gambades impétueuses tout l’assemblage de dévidoirs, de rouets et de quenouilles : aussi, Lilias, que l’on appela pour remettre les choses en ordre, s’écria-t-elle naturellement que le favori du laird valait le page de milady.

« Et qui est ce page, Marie ? » demanda le chevalier, dont l’attention fut rappelée sur ce sujet par l’observation de la femme de chambre ; « qui est ce page que tout le monde semble mettre en balance avec mon vieil ami et mon favori Wolf ? Depuis quand avez-vous aspiré à l’honneur d’avoir un page ? Et enfin qui est cet enfant ?

— Je me flatte, mon Halbert, » répliqua lady Avenel, non sans un peu de rougeur, « que votre épouse n’a pas moins de droits à une suite convenable que les autres femmes de sa condition ?

— Chère Marie, répondit le chevalier, il suffit que vous désiriez un pareil serviteur ; et cependant je n’ai jamais aimé à entretenir des domestiques aussi inutiles. Un page de dame ! Il peut fort bien convenir aux orgueilleuses Anglaises d’avoir un frêle jeune homme pour porter la queue de leurs robes depuis le pavillon jusqu’au salon, pour les éventer lorsqu’elles sommeillent, et toucher le luth lorsqu’il leur plaît de l’écouter ; mais nos matrones écossaises étaient au-dessus de pareilles vanités, et notre jeunesse écossaise doit être accoutumée de bonne heure à la lance et à l’étrier.

— Allons, mon cher mari, reprit-elle, c’était par pure plaisanterie que j’ai appelé cet enfant mon page. Au fait, c’est un petit orphelin que nous avons retiré du lac, où il était sur le point de se noyer et que j’ai gardé au château par charité. Lilias, amenez ici le petit Roland. »

Roland entra, et courant se mettre à côté de la dame d’Avenel, saisit les plis de sa robe, puis se retournant, il fixa des regards attentifs, non sans un mélange de crainte, sur la figure imposante du chevalier. « Roland, dit la dame d’Avenel, va baiser la main du noble chevalier, et prie-le d’être ton protecteur. » Mais Roland n’obéit point, et restant à son poste, continua de fixer ses regards timides sur sir Halbert Glendinning. « Approche du chevalier, mon enfant, répéta-t-elle ; de quoi as-tu peur ? va baiser la main de sir Halbert.

— Je ne veux baiser d’autre main que la vôtre, milady, répondit l’enfant.

— Faites ce qu’on vous dit, monsieur, répliqua lady Avenel. Il est intimidé par votre présence, » continua-t-elle, en l’excusant auprès de son mari ; « mais n’est-ce pas un bel enfant ?

— Et Wolf aussi est beau, répartit sir Halbert en caressant son favori ; c’est un beau chien ; mais il a sur votre nouveau protégé le double avantage d’obéir lorsqu’on lui commande, et de ne pas entendre lorsqu’on fait son éloge.

— Allons, je vois que vous êtes maintenant fâché contre moi, répliqua la dame ; et cependant il n’y a pas de mal à secourir un malheureux orphelin, à aimer ce qui en soi est aimable et digne d’affection. Mais vous avez vu M. Warden à Édimbourg, et il vous aura prévenu contre le pauvre enfant.

— Ma chère Marie, répondit sir Halbert, M. Warden connaît trop bien ses devoirs pour s’immiscer dans vos affaires ou dans les miennes. Je ne blâme ni le secours que vous avez donné à l’enfant, ni les bontés que vous avez pour lui ; mais je pense que, vu sa naissance et ses espérances, vous ne devez pas le traiter avec une tendresse excessive ; elle ne servirait qu’à lui inspirer des idées qui ne conviendraient point à l’humble situation pour laquelle le ciel l’a fait naître.

— Mais, mon cher Halbert, répliqua lady Avenel, je vous en prie, regardez cet enfant, et voyez s’il n’a pas l’air d’avoir été destiné par le ciel à être quelque chose de plus noble qu’un simple paysan. Ne peut-il pas être réservé, comme d’autres l’ont été, à s’élever d’une humble condition aux honneurs et aux distinctions ?… »

Elle en était là, lorsque l’idée qu’elle marchait sur un terrain délicat se présenta tout-à-coup à elle et lui dicta le parti le plus naturel, mais en même temps le plus mauvais de tous en pareille occasion, celui de s’arrêter tout court dans l’explication qu’elle avait commencée. Son front se colora et celui de sir Halbert Glendinning se couvrit d’un léger nuage, mais ce ne fut que pour un instant, car il était incapable de se méprendre sur les sentiments de son épouse, ou de supposer qu’elle eût eu l’intention de le mortifier.

« Il en sera ce que vous voudrez, mon amour, répliqua-t-il ; je vous dois trop pour vous contredire en rien de ce qui peut rendre plus supportable votre vie solitaire. Faites de cet enfant tout ce que vous jugerez convenable ; vous êtes parfaitement libre à cet égard. Mais souvenez-vous que c’est votre pupille et non le mien ; souvenez-vous qu’il a des bras pour être utile aux hommes, une âme et une bouche pour adorer Dieu ; élevez-le donc de manière à ce qu’il soit fidèle à son pays et au ciel ; et quant au reste, disposez-en comme vous l’entendrez ; ce sera votre affaire. »

Cette conversation décida du sort de Roland Græme, à qui, depuis cette époque, le maître du manoir d’Avenel fit peu d’attention, tandis que la maîtresse continua de le favoriser et de le gâter.

Elle eut des suites importantes, et dans le fait elle contribua à mettre le caractère de l’enfant dans tout son jour, accompagné de toutes ses ombres. Comme le chevalier lui-même semblait renoncer à toute surveillance à l’égard du favori de son épouse, le jeune Roland se trouva dès-lors exempt de cette discipline sévère à laquelle, comme attaché au service d’un grand seigneur écossais, il aurait été assujetti suivant l’usage rigoureux de ces temps-là. D’ailleurs l’intendant, ou le majordome, tel était le titre pompeux que s’arrogeait le chef des domestiques de chaque petit baron, ne crut pas à propos de prendre parti contre le favori de la dame Avenel, surtout parce que c’était elle qui avait apporté ce domaine dans la famille. Maître Jasper Wingate était un homme versé, comme il s’en vantait souvent, dans la connaissance de ce qui se passait au sein des grandes maisons, et savait diriger sa barque, même contre vent et marée.

Ce prudent personnage fermait les yeux sur beaucoup de choses, et évitait de fournir à Roland Græme l’occasion de lui désobéir : dans ce but il n’exigeait rien du jeune page au-delà de ce que celui-ci paraissait disposé à faire de lui-même. Il conjecturait avec raison que, si petite que fût la part du jeune homme à la faveur du chevalier d’Avenel, cependant porter des plaintes contre lui serait se mal faire venir de la maîtresse, sans se concilier les bonnes grâces du maître. Agissant d’après ces considérations prudentes, et non sans consulter ses aises et ses convenances, il en montra à l’enfant autant, et seulement autant que celui-ci voulut bien en apprendre, admettant volontiers toute raison qu’il plaisait à son élève de donner pour excuser sa paresse ou sa négligence. Comme les autres personnes du château qui étaient chargées de l’instruction du jeune page imitaient la prudente conduite du majordome, on n’exerçait qu’une bien légère surveillance sur Roland Græme, par conséquent ; et celui-ci acquérait en somme les connaissances qu’un esprit actif et l’ennui d’une oisiveté absolue lui faisaient obtenir de lui-même par l’emploi de ses propres moyens.

Sa qualité de favori de lady Avenel le faisait aussi mal venir des gens attachés au chevalier. Plusieurs d’entre eux, du même âge et d’une origine aussi obscure que le page fortuné, se voyaient assujettis à l’observation de l’ancienne et rigoureuse discipline du service féodal. Roland Græme était donc pour ceux-là un objet de jalousie, et ils manifestaient leur haine en rabaissant son mérite ; mais le jeune homme possédait des qualités qu’il était impossible de déprécier. Un noble orgueil, et un sentiment d’ambition qui se manifesta de bonne heure, firent pour lui ce que la sévérité et des leçons constantes faisaient pour les autres. Le jeune Roland déploya, dès ses premières années, cette flexibilité de corps et d’esprit qui fait de tout exercice, soit mental, soit corporel, un amusement plutôt qu’une étude ; et l’on aurait dit qu’il acquérait accidentellement et par saillies les talents qu’une instruction sérieuse et régulière, accompagnée de fréquentes réprimandes et quelquefois de châtiments, procurait à peine à tous les autres. Il obtint de tels succès dans les exercices militaires ou les arts de l’époque, auxquels il trouva convenable de s’appliquer, qu’il étonnait les personnes qui ignoraient qu’un enthousiasme ardent tient souvent lieu d’application constante. Ainsi les jeunes gens qui apprenaient d’une manière plus régulière le maniement des armes, l’équitation et les autres exercices en honneur à cette époque, avaient peu de raison de se vanter de leur supériorité : quelques heures et l’action puissante d’une volonté énergique semblaient faire pour Roland Græme plus que des semaines de leçons régulières ne pouvaient faire pour les autres.

Ce fut avec ces avantages, si l’on pouvait effectivement leur donner ce nom, que le caractère du jeune Roland se développa rapidement. Il était hardi, absolu, tranchant et impérieux, généreux quand on ne lui résistait et qu’on ne le contrariait en rien ; véhément et emporté quand on le censurait, ou qu’on s’opposait à sa volonté. Il se considérait comme n’étant attaché à personne, comme ne devant compte de ses actions à personne, excepté seulement à sa maîtresse : encore avait-il peu à peu acquis sur l’esprit de la dame cette espèce d’ascendant, suite si naturelle d’une trop grande indulgence. D’ailleurs, bien que les serviteurs et les vassaux immédiats de sir Halbert Glendinning vissent cet ascendant avec jalousie, et profitassent de toutes les occasions pour mortifier la vanité du beau page, il ne manquait pas d’autres personnes disposées à se concilier les bonnes grâces de la dame d’Avenel, en flattant et en soutenant le jeune homme qu’elle protégeait. Si, comme un poète nous l’assure, un favori n’a point d’ami, du moins il ne manque guère de courtisans et de flatteurs.

Mais c’était surtout parmi les habitants du petit hameau des bords du lac que Roland Græme s’était fait un parti puissant. Comparant leur propre situation avec celle des hommes immédiatement et constamment attachés au chevalier, qui le suivaient dans ses fréquents voyages à Édimbourg et ailleurs, ces villageois prenaient plaisir à se considérer et à se représenter de leur côté comme les vassaux de lady Avenel plutôt que ceux de son mari. Il est vrai que la prudence et l’affection de cette digne épouse ne les encourageaient nullement dans leurs tentatives à faire ressortir cette distinction ; mais les villageois persistaient à croire qu’il devait lui être agréable de recevoir leur hommage particulier et sans partage ; et le principal moyen par lequel ils lui donnaient des preuves de leurs sentiments était le respect qu’ils témoignaient au jeune Roland Græme, le favori de la descendante de leurs anciens seigneurs. C’était une sorte de flatterie trop détournée pour craindre une réprimande ou une censure, et l’occasion qu’elle fournit au jeune homme de se former pour ainsi dire une faction à lui dans les limites de l’ancienne baronnie d’Avenel n’ajouta pas peu à l’audace et au ton décidé d’un caractère naturellement hardi, impétueux et ennemi de toute contrainte.

Des deux habitants de la maison qui avaient manifesté de bonne heure quelque jalousie contre Roland Græme, Wolf oublia aisément ses préventions ; d’ailleurs, avec le temps, le brave chien alla dormir près de Bran, le Luath et les autres limiers héroïques des anciens temps. Mais sir Warden, le chapelain, vivait encore, et conservait son aversion pour le jeune homme. Cet homme, tout bon, tout simple et tout bienveillant qu’il était, se faisait une idée un peu trop haute du respect qui lui était dû comme ministre de l’Évangile : il exigeait des habitants du château plus de déférence que le jeune page, hautain pétulant et fier de la faveur de sa maîtresse, ne se sentait disposé à lui en accorder. Son air hardi et indépendant, son amour pour la parure, son peu d’aptitude à recevoir les instructions, et son endurcissement contre les reproches, étaient des circonstances qui portaient le bon vieillard, avec plus de précipitation que de charité, à désigner le page impertinent comme un vase rempli de la colère céleste, et à montrer en lui l’esprit de hauteur et d’orgueil, avant-coureur prophétique de la ruine et de la destruction. La plupart des serviteurs et des personnes attachées à sir Glendinning partageaient la même opinion charitable ; mais tant que Roland jouirait de la faveur de leur maîtresse, et qu’il serait souffert par leur maître, ils ne voyaient pas qu’il fût prudent de manifester publiquement leur pensée.

Roland Græme sentait suffisamment la position désagréable dans laquelle il se trouvait ; mais par ses manières hautaines il se dédommageait de l’air réservé, froid et sarcastique avec lequel les autres domestiques le traitaient ; il prenait un ton de supériorité qui forçait les plus obstinés à lui obéir ; et s’il en était souverainement haï, il avait du moins la satisfaction d’en être craint.

L’éloignement marqué du chapelain eut pour effet de recommander Roland à l’attention du frère d’Halbert, Édouard, qui, sous le nom conventuel de père Ambroise, était encore du petit nombre de moines à qui l’on permettait de demeurer, avec l’abbé Eustache, dans le cloître de Kennaquhair. Le respect qu’on avait pour sir Halbert avait empêché de les renvoyer tout à fait de l’abbaye, quoique leur ordre fût en grande partie supprimé ; on leur avait interdit l’exercice public de leur culte, et de leurs splendides revenus on ne leur avait laissé qu’une chétive pension alimentaire. Le père Ambroise faisait encore quelques visites, bien rares à la vérité, au château d’Avenel, et l’on remarquait dans ces occasions qu’il accordait une attention toute particulière à Roland Græme ; et celui-ci répondait à la bienveillance du bon père avec une plus grande effusion de sentiment qu’il n’avait coutume d’en montrer.

Ainsi s’écoulèrent plusieurs années, pendant lesquelles le chevalier d’Avenel continua de jouer un rôle important dans les convulsions de sa malheureuse patrie, tandis que le jeune Græme anticipait, et par ses vœux et par ses qualités personnelles, sur l’âge auquel il serait en état de sortir de l’obscurité de sa présente situation.