L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 61-66).


CHAPITRE VI.

l’entretien.


Tu es en possession de tous les secrets de la maison, François ; et je jurerais bien que tu as été à l’office, arrosant ton humeur curieuse d’excellente ale, et le régalant du bavardage du sommelier ; oui, ou bien occupe avec la joyeuse femme de chambre et ses confitures, ces gens là ont la clé de tous les secrets domestiques.
Ancienne comédie.


Le lendemain de la scène que nous venons de décrire, le favori disgracié quitta le château. À l’heure du déjeuner le prudent majordome et mistress Lilias étaient assis dans l’appartement de ce dernier personnage, en grave conférence sur l’événement important du jour : l’entretien était animé par un petit repas de gâteaux et de confitures, à quoi le prévoyant M. Wingate avait ajouté un petit flacon d’excellent vin vieux des Canaries.

« Il est parti à la fin ! » dit la moderne Abigaïl[1] en portant son verre à ses lèvres, « et voici pour boire à son bon voyage.

Amen ! répondit gravement le majordome ; « je ne souhaite point de mal au pauvre garçon abandonné.

— Et il est parti comme un canard sauvage, tel qu’il était venu, continua mistress Lilias. Pas de pont levis à baisser, pas de chaussée à parcourir pour lui. Mon homme s’est embarqué sur le bateau qu’on appelle le Petit-Hérode, bien que ce soit une honte de donner le nom d’un chrétien à du bois et à du fer, et il s’est ramé lui-même jusqu’à l’autre côté du lac : là il est parti et il a disparu, et il a laissé tous ses beaux habits épars dans sa chambre. Je ne sais qui va balayer toute cette friperie, quoiqu’elle vaille bien la peine d’être ramassée pourtant.

— Sans doute, mistress Lilias, répondit le majordome, et dans ce cas, je serais assez porté à croire que ces objets n’encombreront pas long-temps le plancher.

— Maintenant, M. Wingate, continua la suivante, ne vous réjouissez-vous pas véritablement dans votre cœur de voir la maison débarrassée de ce petit chien de parvenu qui nous jetait tous dans l’ombre ?

— Certes, mistress Lilias, répliqua Wingate, quant à se réjouir, ceux qui ont vécu aussi long-temps que moi dans les grandes familles ne se presseront jamais de se réjouir de quoi que ce soit. Et pour ce qui est de Roland Græme, quoique ce soit un grand débarras, à tout prendre, cependant que dit l’excellent proverbe ? « On sait ce qu’on perd ; on ne sait ce qu’on gagne. »

— On ne sait ce qu’on gagne, vraiment ? répéta mistress Lilias ; je dis que nous ne pouvons gagner un favori qui soit pire, ni même la moitié aussi mauvais que lui. Il aurait été la ruine de notre pauvre chère maîtresse (ici elle fit usage de son mouchoir) corps et âme, et ses biens aussi, car elle dépensait plus d’argent pour le fournir de vêtements que pour quatre des domestiques de la maison.

— Mistress Lilias, dit le sage majordome, j’opine que notre maîtresse n’a pas besoin de cette sollicitude de notre part, étant, sous tous les rapports, compétente pour prendre soin de son corps, de son âme, et de ses biens par dessus le marché.

— Peut-être ne parleriez-vous pas ainsi, répondit la suivante, si vous aviez vu comme elle avait l’air de la femme de Loth lorsque le jeune homme a pris congé d’elle. Ma maîtresse est une bonne dame, et une dame vertueuse et bienfaisante, et dont on dit beaucoup de bien ; mais je ne voudrais pas pour deux schillings et un plack que sir Halbert l’eût vue ce matin.

— Oh, fi ! fi ! fi ! » dit plusieurs fois le majordome ; « les serviteurs doivent entendre et voir, et ne rien dire. D’ailleurs, milady est entièrement dévouée à sir Halbert, comme en effet elle a bien raison de l’être, puisque c’est le chevalier le plus renommé dans le pays.

— Allons, allons, reprit la suivante, je n’y entends pas plus de mal que cela ; mais ceux qui courent après la renommée au-dehors sont les plus portés à désirer la tranquillité chez eux, voilà tout ; et il faut considérer l’état de solitude de milady, qui lui a fait accueillir avec plaisir le premier fils de mendiant que le chien lui a rapporté des eaux du lac.

— Et c’est pour cela que je dis : Ne vous réjouissez pas trop, ni trop promptement, mistress Lilias ; car, si votre maîtresse avait besoin autrefois d’un favori pour passer le temps, soyez sûre que le temps ne passera pas plus agréablement pour elle, maintenant qu’il est parti. Elle aura donc à se choisir un nouveau joujou, et vous pouvez compter qu’elle n’en manquera pas.

— Et où devrait-elle le choisir, si ce n’est parmi ses serviteurs fidèles et éprouvés, qui ont mangé son pain et bu son vin durant tant d’années ? J’ai connu plus d’une dame, d’un rang aussi élevé que le sien, qui n’a jamais pensé à avoir d’autre amie, ou d’autre favorite que sa femme de chambre, toujours en ayant en même temps tous les égards convenables pour l’ancien et fidèle majordome, M. Wingate.

— Vraiment, mistress Lilias, je vois en partie le but auquel vous visez, mais je doute que votre trait l’atteigne. Dans l’état de choses qu’il vous plaît de supposer, ce ne seront ni les barbes plissées de votre bonnet, soit dit avec tout le respect qui leur est dû, ni mes cheveux gris, ni ma chaîne d’or, qui rempliront le vide que le départ de Roland Græme laissera nécessairement dans les loisirs de notre maîtresse. Ce sera un jeune ecclésiastique, fort savant, prêchant une nouvelle doctrine ; un docte médecin exaltant les vertus d’une nouvelle drogue ; un vaillant cavalier à qui on ne refusera pas la permission de porter ses couleurs à une course de bague ; un adroit joueur de harpe qui par son talent enlèverait le cœur du sein d’une femme, comme on dit que le signor David Rizzio a enlevé celui de notre pauvre reine ; voilà l’espèce de gens qui remplacent la perte d’un beau jeune favori, et non un vieux majordome ou une femme de chambre d’un certain âge !

— Eh bien ! vous avez de l’expérience, monsieur Wingate ; et vraiment je voudrais que mon maître renonçât à courir çà et là, et s’occupât davantage des affaires de sa maison. Nous aurons du papisme après tout cela au milieu de nous ; car savez-vous ce que j’ai trouvé parmi les habits du beau monsieur ? un chapelet à grains d’or ! les ave et les credo aussi, je vous assure ! Je me suis jetée dessus comme un faucon.

— Je n’en doute pas, je n’en doute pas, » dit le majordome en remuant la tête d’un air plein de sagacité ; « j’ai souvent remarqué que le jeune homme se livrait à des pratiques qui sentaient le papisme, et qu’il avait grand soin de les cacher. Mais vous trouverez un catholique sous le manteau du presbytérien, aussi souvent qu’un fripon sous le capuchon du moine. Ce sont de très-beaux grains de chapelet, » ajouta-t-il en regardant attentivement le bijou, « et ils peuvent peser quatre onces d’or fin.

— Et je veux les faire fondre tout de suite, dit-elle, avant qu’ils égarent quelque pauvre âme aveugle.

— Très-prudemment pensé, mistress Lilias, en vérité, » dit le majordome avec un signe d’assentiment.

« Je veux en faire une paire de boucles de souliers, ajouta mistress Lilias ; je ne voudrais pas porter les colifichets du pape, ou quelque chose qui en aurait eu la forme, un pouce au-dessus de mon cou-de-pied, quand même ce seraient des diamants au lieu d’être des grains d’or. Mais voilà ce que nous avons gagné par les visites du père Ambroise au château, avec la mine hypocrite d’un chat qui guette le moment de voler de la crème.

— Le père Ambroise est le frère de notre maître, » objecta gravement le majordome.

— Cela est vrai, maître Wingate, répondit Lilias ; mais est-ce une raison pour qu’il vienne pervertir les fidèles sujets du roi et en faire des papistes ?

— Que Dieu nous en préserve, mistress Lilias ! » répondit le sententieux majordome, « et cependant il y a des gens qui sont pires que des papistes.

— Je ne sais où l’on pourrait les trouver, » dit la femme de chambre avec un peu d’aigreur ; « mais je crois, monsieur Wingate, que si l’on vous parlait du diable lui-même, vous diriez qu’il y a des gens qui sont pires que Satan.

— Assurément, je le dirais, répliqua le majordome, en supposant que je visse Satan debout à côté de moi. »

La femme de chambre tressaillit ; et, après s’être écriée : « Que Dieu nous bénisse ! » ajouta : « Je m’étonne, monsieur Wingate, que vous preniez plaisir à effrayer ainsi les gens.

— Pardon, mistress Lilias, ce n’était pas là mon intention, répliqua le majordome ; mais écoutez un peu : les papistes n’ont le dessous que pour le moment ; et qui sait combien de temps ce mot moment durera ? Il y a deux grands comtes papistes dans le nord de l’Angleterre, qui ont en abomination le mot réformation ; je veux dire les comtes de Nothumberland et de Westmoreland, hommes assez puissants pour ébranler quelque trône que ce soit dans la chrétienté. Ensuite, quoique notre roi d’Écosse, que Dieu le bénisse ! soit bon protestant, cependant il y a sa mère, qui était notre reine… J’espère qu’il n’y a pas de mal à dire aussi : que Dieu la bénisse !… Elle est catholique ; et il y a bien des personnes qui commencent à croire qu’on s’est conduit trop durement envers elle : c’est ainsi que pensent les Hamilton dans l’Ouest, et quelques-uns de nos dans des frontières ; et les Gordon, dans le Nord, qui tous désirent voir un nouvel ordre de choses. Or, si par hasard ce nouvel ordre de choses arrive, il est probable que la reine reprendra sa couronne, et que la messe et les croix se relèveront ; et alors à bas les chaires, les robes de Genève, et les bonnets de soie noire.

— Et vous, monsieur Jasper Wingate, dit Lilias, vous qui avez entendu la parole et écouté le pur et précieux M. Henri Warden, pouvez-vous bien déclarer, ou seulement penser sans frémir, que le papisme tombera sur nous comme une tempête, ou que la femme Marie fera de nouveau du trône royal d’Écosse un trône d’abomination ? Je ne m’étonne pas que vous soyez si poli envers ce moine encapuchonné, lorsqu’il vient ici avec ses yeux baissés qu’il ne lève jamais sur la figure de milady, avec sa douce petite voix, ses souhaits et ses bénédictions. Qui accueillerait tout cela au château, si ce n’est maître Wingate ?

— Mistress Lilias, » dit le majordome du ton d’un homme qui se propose de clore la discussion, « il y a raison pour tout. Si j’ai reçu le père Ambroise avec complaisance, et si j’ai souffert qu’il eût, de temps en temps et comme à la dérobée, quelques moments de conversation avec ce Roland Græme, ce n’est pas que je me souciasse le moins du monde de sa bénédiction ou de sa malédiction, mais seulement par respect pour le sang de mon maître. Dans le cas où Marie reviendrait, qui sait s’il ne nous offrira point à son tour un appui solide, comme celui que son frère nous a prêté jusqu’ici ? Car c’en est fait du comte de Murray si la reine recouvre ce qui lui appartient : heureux encore s’il peut conserver sa tête sur ses épaules ! Puis tombe notre chevalier, avec le comte son patron ; et qui doit s’asseoir sur la selle vide, si ce n’est ce père Ambroise ? Le pape de Rome peut le relever promptement de ses vœux, et alors nous aurions sir Édouard le guerrier, au lieu d’Ambroise le moine. »

La colère et l’étonnement empêchaient Lilias de parler pendant que son vieil ami, avec l’air d’un amour-propre satisfait, lui faisait part de ses spéculations politiques. Enfin, elle fit éclater son courroux et son mépris : « Quoi ! maître Wingate, s’écria-t-elle, avez-vous mangé le pain de ma maîtresse, sans parler de celui de mon maître, pendant un si grand nombre d’années, pour penser qu’elle puisse être dépossédée de son château d’Avenel par un misérable moine qui n’a pas une goutte du même sang dans ses veines ? Moi, qui ne suis qu’une femme, je voudrais voir auparavant qui est le plus solide de ma quenouille ou de son capuchon. Vous devriez rougir de honte, maître Wingate ! Si je ne vous regardais comme une ancienne connaissance, ceci irait droit aux oreilles de ma maîtresse, dût-on m’appeler pour ma peine rapporteuse et conteuse d’histoires, comme lorsque je dis que Roland Græme avait tiré un coup de fusil au cygne sauvage. »

Maître Wingate fut un peu déconcerté en s’apercevant que le détail qu’il avait donné de ses profondes vues politiques avait fait naître dans l’esprit de la femme de chambre des soupçons sur sa fidélité, plutôt que de l’admiration pour son savoir : il chercha donc, aussi promptement que possible, à se justifier et à donner des explications, quoique intérieurement il fût très-offensé du jour déraisonnable, suivant lui, sous lequel il avait plu à mistress Lilias Bradbourne d’envisager ses expressions. Il demeura convaincu que le refus d’approbation de la suivante provenait uniquement de ce qu’elle considérait que le père Ambroise, en supposant qu’il devînt maître du château, aurait certainement besoin des services d’un majordome, mais que ceux d’une femme de chambre deviendraient, dans la même supposition, totalement superflus.

Après que l’explication eut été reçue comme les explications le sont ordinairement, les deux amis se séparèrent, Lilias, pour répondre au sifflet d’argent de sa maîtresse qui l’appelait auprès d’elle, et le prudent majordome pour s’acquitter des devoirs de sa place. Ils se séparèrent avec un moindre degré de déférence et d’égards que de coutume : car le majordordome sentait que sa sagesse mondaine était en quelque façon censurée par l’attachement plus désintéressé de la femme de chambre ; et mistress Lilias Bradbourne était forcée de considérer son vieil ami, à peu près comme un homme qui s’accommode à tous les temps et à toutes les circonstances.



  1. Suivante de Bethsabé. a. m.