L’Œuvre de Maury/02

Œuvre (1/2)

Œuvre (2/2)

L’ŒUVRE DE MAURY
GÉOGRAPHIE PHYSIQUE ET MÉTÉOROLOGIE DE LA MER.

(Suite et fin. — Voy. premier article.)

Nous avons dit que cette nouvelle branche de la science avait eu son origine dans les études relatives à la construction des Cartes de vents et de courants. Ces études, qui embrassaient les observations de toute nature faites par les navigateurs durant leurs traversées, ouvraient un champ illimité de recherches, aussi favorables aux intérêts de la science qu’à ceux de la navigation et du commerce. Mais Maury avait très-bien vu que tout système d’observations, pour produire des résultats, doit être organisé en vue de questions posées d’une manière précise. L’adoption par la conférence de Bruxelles d’un mode uniforme d’observations météorologiques à la mer, fut le point de départ d’un rapide progrès dans la connaissance des phénomènes et des mouvements généraux de l’atmosphère et de l’Océan. Les principales nations maritimes, intéressées plus directement à ce progrès, réunirent en peu d’années de très-nombreux documents, dont le rapprochement permit d’entrevoir le brillant avenir réservé à la météorologie et à la géographie physique du globe.

À la première page de ses Instructions nautiques Maury disait : « Dans les travaux de notre entreprise nous nous sommes imposé une loi absolue, dont l’expérience nous a démontré le prix : nous maintenir étranger à toute théorie préconçue, ne jamais désirer que nos recherches vinssent à l’appui d’un point de vue plutôt que d’un autre, ne jamais laisser l’opinion devancer les faits dont elle doit être l’expression, telle est cette loi. Une fois ces faits étudiés, sinon toujours suffisamment, du moins autant que le permettaient les données dont nous disposions, nous avons cherché à en donner l’explication. Lorsque plusieurs solutions venaient à se présenter, nous avons choisi celle qui, en dehors du point considéré, s’accordait avec le plus grand nombre possible de faits déjà connus, et nous ne l’avons offerte que sous toutes réserves. »

C’est en restant fidèle à ces principes que Maury, s’appuyant d’ailleurs sur les travaux des savants illustres, vit son œuvre s’agrandir et embrasser bientôt presque toutes les mers du globe, environ les trois quarts de la surface totale de notre planète. Jamais champ plus vaste n’avait été ouvert à la science, et les travaux qui viennent chaque jour en montrer la fertilité disent assez tout l’attrait qu’il offre à la curiosité des explorateurs.

Nous ne pouvons ici qu’indiquer quelques-uns des principaux sujets traités par Maury, et qui renferment les éléments des plus intéressantes et des plus utiles études : « Le vent et la pluie, les vapeurs et les nuages, les marées et les courants de l’Océan, sa salure, sa profondeur, sa chaleur et sa coloration, la température de l’air, les teintes des nuages et leurs formes, la hauteur des arbres, la grandeur de leurs feuilles, l’éclat de leurs fleurs, tous ces faits sont, pour ainsi dire, les exposants de certaines combinaisons physiques, ou mieux encore, le langage dont se sert la nature pour nous faire connaître ses lois ; or, comprendre ce langage, interpréter ces lois, tel est notre but, et pour y arriver nulle observation ne doit être dédaignée. »

Les grandes lois de la circulation atmosphérique trouvent plutôt leur application sur mer que sur terre, et en thèse générale, pour ce qui les concerne, la mer est la règle et la terre l’exception. On comprend dès lors l’importance des travaux qui coordonnent les observations des marins sur les vents pour tous les points de l’Océan et pour chaque saison de l’année. Déjà d’ailleurs, dans le cours de ces travaux, nombre de faits remarquables ont été indiqués, notamment sur les climats des différentes régions du globe, et sur le rôle géologique des vents. On sait que les mêmes latitudes ne donnent pas toujours les mêmes productions du sol. Les climats du Labrador et de l’Angleterre, de la Virginie et de la Californie, de l’Australie et du bassin de l’Amazone, régions en partie comprises sous les mêmes parallèles de latitude, diffèrent beaucoup, et cette différence exerce une influence considérable sur leurs ressources agricoles. En Angleterre on laisse presque toute l’année les troupeaux au pâturage, pendant qu’au Labrador l’hiver est si rigoureux que l’homme même peut à peine trouver de quoi subsister. Dans cette froide contrée les vents dominants soufflent de l’ouest, comme dans les plus doux climats de l’Europe occidentale ; mais au lieu de venir de la mer et d’apporter des vapeurs chargées de calorique, ils arrivent du côté de la terre et sont presque toujours secs.

Nous aurions encore à indiquer l’influence sur les climats des grands courants océaniques : le gulf-stream, le courant noir du Japon, le courant de Humboldt sur la côte ouest de l’Amérique du Sud, etc., et à montrer la relation de ces courants avec les vents qui en suivent la direction. Mais nous devons nous renfermer dans les limites d’un simple résumé, et nous nous proposons d’ailleurs de revenir bientôt, dans une description du gulf-stream, sur cette très-intéressante partie de la géographie physique de la mer.

L’étude des mers intérieures montre avec évidence que les vents jouent en géologie un rôle important. La mer Morte, la mer Caspienne, la mer d’Aral, les grands lacs de l’Amérique du Nord, ont eu jadis un niveau plus élevé, des pluies plus abondantes qu’aujourd’hui, par suite de la plus grande quantité de vapeurs que les vents y apportaient. Les diverses transformations géologiques de la surface terrestre, les chaînes de montagnes qui se sont formées par soulèvement, les continents qui ont surgi du fond de la mer, ont nécessairement fait varier la quantité de vapeur d’eau transportée par les vents. Partout où l’évaporation a surpassé la précipitation, le niveau des mers intérieures et des lacs a dû baisser jusqu’au rétablissement de l’équilibre par la diminution progressive des surfaces d’évaporation. En se plaçant à ce point de vue, on voit que « l’histoire des âges de notre globe est écrite sur les ailes des vents, en partie du moins, en caractères aussi lisibles que ceux dont la nature a laissé l’empreinte sur les roches où le géologue va les déchiffrer. »

Les pluies de poussière, appelées par les marins brumes rousses, à cause de la couleur rouge brique ou cannelle de la poussière recueillie, servent, pour ainsi dire, à étiqueter les vents et permettent de suivre leur trajet à travers l’atmosphère. Ces pluies sont fréquentes entre les parallèles de 17° et 25° nord, et dans le voisinage des îles du Cap-Vert. On a cru longtemps qu’elles étaient originaires d’Afrique. Mais les expériences microscopiques d’Ehrenberg ont démontré que la poussière qui les forme se compose d’infusoires et de débris organiques provenant de l’Amérique du Sud. Aux époques où les vallées du bas Orénoque et du bassin de l’Amazone sont converties en déserts arides, la poussière qui tourbillonne dans les savanes desséchées est élevée par des ouragans équinoxiaux jusqu’à la région des courants atmosphériques qui passent au-dessus des alizés, et transportée par ces courants à travers l’Atlantique. Nous citerons à ce sujet un fait curieux récemment observé. Le quatrième jour après le début du terrible incendie qui a détruit Chicago, on recueillait aux Açores de la cendre transportée par les vents, en même temps que le ciel prenait un aspect roussâtre du côté du nord-ouest, et qu’une odeur empyreumatique se répandait partout.

Les grandes sondes faites par la marine américaine depuis l’adoption du plan recommandé par Maury, et le perfectionnement des procédés de sondage, ont donné une vive impulsion à ce genre de recherches. En rectifiant des idées erronées sur la profondeur des mers, on a pu déterminer avec une approximation suffisante l’orographie de certaines parties de l’Océan. Les sondes d’après lesquelles a été dressée la carte de l’Atlantique depuis le parallèle de 50° N. jusqu’à celui de 10° S., n’ont pas donné de profondeur supérieure à 7 645 mètres (Voy. la carte ci-dessus). C’est probablement entre les Bermudes et les bancs de Terre-Neuve que se trouvent les plus grands fonds. Du cap Race, sur l’île de Terre-Neuve, au cap Clear en Irlande, s’étend le plateau sous-marin sur lequel a été posé le premier câble télégraphique unissant l’ancien et le nouveau monde.

C’est aussi sur ce plateau qu’ont été d’abord recueillis les échantillons du fond composé de coquilles microscopiques dans un état parfait de conservation. L’examen de ces coquilles a mis en lumière des faits d’une grande importance, tant pour la géologie que pour la zoologie, et les lecteurs de la Nature ont pu déjà apprécier, dans les intéressants articles de notre collaborateur M. J. Girard, tout l’attrait des études qui ont pour objet le prodigieux travail des myriades d’animalcules dont les profondeurs océaniques sont peuplées.

Les courants de surface et les courants sous-marins, les mouvements lents connus sous le nom de dérive, de l’Océan, la salure et la densité des différentes mers, leurs températures, les grands mouvements et les phénomènes de l’atmosphère, ont donné lieu à d’innombrables observations, résumées dans la géographie physique de la mer avec un rare esprit de généralisation. L’entreprise si véritablement internationale qui a été le point de départ de ces observations est poursuivie par des savants éminents en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, en Italie, en France, dans la plupart des États civilisés, et les résultats obtenus permettent d’espérer que les masses de documents qui sont maintenant coordonnés et discutés, conduiront aux plus importantes applications théoriques et pratiques. L’avenir de la science, principalement de la météorologie, est dans l’association. Le lieutenant Maury a mis sur la voie de ce progrès par la réalisation d’une idée aussi simple que féconde : l’étude et la discussion des observations enregistrées dans les journaux de bord. Mais les premiers et admirables fruits de cette heureuse idée ont été dus à ses méthodiques études, à sa pénétrante induction, à son profond amour de la nature, et à l’élévation d’un esprit d’élite dont la place est marquée dans la glorieuse histoire de la science au dix-neuvième siècle.

Élie Margollé.