L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 22

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 109-113).


XXII

COMMENT JE REPRIS LA MER.


Les rebelles ne reparurent pas et ne donnèrent plus signe de vie. Ils avaient leur compte pour ce jour-là, selon l’expression du capitaine. Nous eûmes donc tout le temps de panser les blessés et de préparer notre dîner. Le squire et moi nous étions chargés de ce soin, et les gémissements des patients, tandis que le docteur les examinait, étaient chose si horrible à l’intérieur du blockhaus, que nous préférâmes, en dépit du danger, aller faire notre cuisine en plein air.

Des huit hommes qui avaient été atteints dans le combat, trois seulement respiraient encore, le capitaine Smollett, Hunter, et le pirate blessé à la meurtrière. Encore celui-ci était-il à peu près mort, car il expira entre les mains du docteur. Hunter, en dépit de nos soins, ne reprit pas connaissance. Toute la journée, il râla, et au milieu de la nuit, sans avoir prononcé une seule parole, ni indiqué par aucun signe qu’il eût conscience de ce qui lui arrivait, il rendit le dernier soupir. Quant au capitaine, il était grièvement blessé, mais non pas mortellement. Aucun organe essentiel n’avait été atteint. Une balle lui avait brisé l’omoplate ; une autre lui avait traversé les muscles du mollet. Le docteur croyait pouvoir affirmer qu’il en reviendrait ; mais le repos le plus absolu lui était nécessaire ; il ne fallait pas qu’il bougeât, ni même qu’il ouvrît la bouche.

Pour moi, je n’avais rien qu’une longue coupure sur les doigts. Le docteur y appliqua une bande de taffetas gommé et me tira les oreilles par-dessus le marché.

Aussitôt après dîner, le squire et lui tinrent conseil auprès du capitaine. La délibération fut assez longue ; quand elle eut pris fin, il était midi passé, le docteur prit son chapeau et ses pistolets, passa un coutelas dans sa ceinture, mit la carte dans sa poche, un fusil sur son épaule, puis il descendit à la palissade, l’escalada prestement et partit à travers bois.

J’étais assis avec Gray au bout de la salle, afin de n’être pas à portée d’entendre ce que disaient nos chefs en se consultant. Au moment où Gray vit disparaître le docteur, sa stupéfaction fut si profonde qu’il en oublia de fumer sa pipe.

« Le diable m’emporte, s’écria-t-il, le docteur est fou.

— N’ayez crainte, lui répondis-je, il est assurément le dernier de nous à qui ce malheur arrivera.

— Alors, camarade, c’est moi qui ai perdu la tête, répliqua Gray, car je ne comprends rien à sa conduite.

— Bah ! il doit avoir son idée, repris-je. Peut-être va-t-il trouver Ben Gunn. »

Je devinais juste, comme la suite des événements le démontra. Mais, en attendant, comme il faisait aussi chaud dans le blockhaus que dans l’enclos palissadé, je me mis à ruminer, moi aussi, un projet de promenade qui était loin d’être raisonnable. Cela me prit en me faisant une image enchanteresse du plaisir que devait trouver le docteur à marcher sous bois, à l’ombre des arbres, en humant la bonne odeur des pins et en entendant autour de lui le chant des oiseaux, — tandis que j’étais là à griller dans cette casemate, les vêtements collés par la résine, au milieu des cadavres et du sang.

Tout en lavant à grande eau le plancher de la salle, d’abord, puis la vaisselle du dîner, je laissais insensiblement ces pensées s’emparer de mon imagination ; elles finirent par la dominer entièrement. Enfin, à un certain moment, me trouvant près d’un sac de biscuits et remarquant que personne ne faisait attention à moi, je fis le premier pas dans la voie d’une escapade, en commençant par remplir mes poches de biscuit.

C’était insensé, si l’on veut. Assurément, j’allais m’engager dans une entreprise des plus téméraires. Mais j’étais au moins décidé à m’entourer de toutes les précautions possibles ; et je calculais que — quoi qu’il arrivât — ces biscuits m’empêcheraient toujours de mourir de faim pendant vingt-quatre heures.

Le second pas fut de m’emparer d’une paire de pistolets que je cachai sous ma jaquette avec ma poire à poudre et un petit sac de balles.

Quant au plan que j’avais en tête, il n’était pas en lui-même des plus mauvais. Il s’agissait de descendre vers le banc de sable qui séparait le mouillage de la pleine mer à l’Est, de retrouver la Roche-Blanche que j’avais observée la veille et de m’assurer si le bateau dont m’avait parlé Ben Gunn y était caché ou non. La vérification du fait avait assurément son importance, je le crois encore à l’heure qu’il est. Seulement, comme j’étais certain qu’on ne me permettrait pas de quitter le blockhaus, je résolus de partir sans tambour ni trompette et de m’échapper quand personne ne me verrait. C’est là ce qui rendit ma tentative coupable. Mais je n’étais qu’un enfant et je ne sus pas résister à la tentation.

Saisissant donc un moment où le squire et Gray étaient occupés à renouveler le pansement du capitaine, — je me glissai jusqu’à la palissade, je la franchis, et j’avais détalé dans les bois avant que mon absence eût seulement été remarquée.

C’était ma seconde équipée, plus imprudente encore que la première ; car je ne laissais que deux hommes valides pour défendre le fort. Et, comme celle-là pourtant, elle devait servir à notre salut.

Je me dirigeai tout droit vers la côte orientale, car j’avais décidé de longer la langue de terre en question du côté du large, pour éviter d’être aperçu par les pirates. L’après-midi était déjà très avancée, mais le soleil n’avait pas encore disparu à l’horizon et la chaleur était accablante. Tout en marchant dans les bois, j’entendais le grondement lointain des brisants, et en même temps l’agitation des feuilles et des hautes branches me montrait que la brise de mer était assez forte. Bientôt l’air devint plus vif et plus frais. Encore quelques pas et je débouchais sur la lisière du fourré. Au loin, la mer bleue s’étendait jusqu’à l’horizon. Presque à mes pieds, les flots venaient rouler en écumant sur la grève ; car jamais ils n’étaient calmes autour de l’île du Trésor ; le soleil pouvait être brûlant, l’atmosphère sans souffle, la mer rester au large aussi unie qu’un miroir : toujours d’énormes vagues faisaient retentir leur tonnerre le long de la côte ; il n’y avait pas un seul point de l’île où, nuit et jour, on n’entendit leur mugissement, plus ou moins affaibli par la distance.

Je marchai donc le long de ces vagues, en me dirigeant vers le Sud ; puis, quand je crus m’être suffisamment avancé dans cette direction, je profitai de l’abri de quelques buissons pour me glisser avec précaution jusqu’à la ligne de faîte de la langue de terre.

Derrière moi, j’avais la mer ; devant moi, le mouillage, qui semblait aussi mort qu’un lac de plomb, abrité qu’il était par l’île du Squelette ; et, se réfléchissant dans ce miroir, l’Hispaniola immobile, avec le drapeau noir à sa corne.

Une des chaloupes se trouvait amarrée à tribord, et dans cette chaloupe je reconnus Silver. Deux hommes se penchaient aux bastingages, au-dessus de lui ; l’un d’eux portait un béret rouge, c’était évidemment le même coquin que j’avais vu quelques heures plus tôt à califourchon sur la palissade. Ils semblaient être en train de rire et de causer ; mais à la distance de plus d’un mille, qui me séparait d’eux, il m’était naturellement impossible de distinguer un mot de ce qu’ils disaient. J’entendis pourtant des cris horribles qui éclatèrent tout à coup, non sans me faire d’abord grand’peur ; mais je ne tardai pas à reconnaître la voix du capitaine Flint, le perroquet de Silver, et j’arrivai même à distinguer le brillant plumage de l’oiseau, perché sur le poing de son maître.

La chaloupe s’éloigna bientôt pour revenir au rivage. L’homme au béret rouge et son compagnon rentrèrent alors dans l’intérieur du navire, par l’escalier du salon.

Précisément à ce moment, le soleil disparaissait derrière la Longue-Vue ; un brouillard épais s’éleva aussitôt du marécage ; la venue prochaine de la nuit s’annonçait. Je vis qu’il n’y avait pas de temps à perdre si je voulais trouver ce soir même la barque de Ben Gunn.

La Roche-Blanche, très visible au-dessus des broussailles, se trouvait à trois ou quatre cents pas environ vers l’extrémité de la pointe. Je fus néanmoins assez longtemps à y arriver, car j’avais soin de ramper pour ne pas être vu, en m’arrêtant à tout instant derrière les buissons. Aussi la nuit était-elle presque tombée quand je l’atteignis enfin. Sous la roche même, je découvris alors une sorte de niche tapissée de gazon, abritée par des bruyères fort épaisses, et formée d’une petite tente de peaux de chèvre, comme celles dont se servent les bohémiens errants en Angleterre.

Je me glissai jusqu’à ce creux, je soulevai un coin de la tente et je me trouvai en présence du canot de Ben Gunn, — un produit du terroir s’il en fut jamais. C’était une espèce de pirogue de bois dur, informe et rugueuse, pontée, si j’ose ainsi dire, de peaux de chèvre le poil en dedans ; si petite qu’à peine devait-elle être suffisante pour moi, et que je me suis toujours demandé comment un homme avait pu s’en servir ; avec un banc de rameur aussi bas que possible, un appui pour les pieds et une double pagaie en guise de propulseur. Je n’avais pas vu alors de pirogues de bois et de peaux, telles qu’en construisaient les anciens Bretons ; mais j’en ai vu depuis, et je ne puis donner une meilleure idée de l’embarcation de Ben Gunn qu’en disant qu’elle ressemblait de tout point à la plus primitive de ces pirogues. Elle en possédait en tout cas la principale qualité, — qui est une légèreté extrême.

Maintenant que j’avais vu et touché ce bateau, on pourrait croire que j’avais suffisamment fait l’école buissonnière. Mais une nouvelle idée venait de poindre dans ma tête, et cette idée me séduisait au point de l’accomplir, je crois, à la barbe même du capitaine Smollett. Cette idée, la voici : Pourquoi, protégé par les ombres de la nuit, n’irais-je pas dans cette pirogue jusqu’à l’Hispaniola, pour couper son amarre et laisser aller le schooner s’échouer où il voudrait ?… Il me semblait que les rebelles, après leur défaite du matin, ne pouvaient plus songer qu’à lever l’ancre et à prendre le large. Il me paraissait beau de les en empêcher. Et maintenant que je les voyais laisser leurs hommes de garde sans chaloupe, l’entreprise pouvait être relativement aisée.

Je m’assis par terre pour penser à ces choses et croquer un biscuit, en attendant que la nuit fût tombée. On aurait dit qu’elle était faite à souhait pour mon projet. Le brouillard montait à vue d’œil et cachait entièrement le ciel. L’obscurité fut bientôt profonde. Quand je me décidai à prendre le canot de Ben Gunn sur mon épaule et à me diriger presque à tâtons vers la mer, il n’y avait que deux points visibles dans tout le mouillage : le premier était le grand feu, près du marais, autour duquel les pirates vaincus noyaient leur humiliation dans le rhum ; l’autre était une petite lueur pâle qui perçait à peine le brouillard en indiquant la position du navire à l’ancre.

Le schooner avait graduellement viré de bord avec la marée descendante ; son avant se trouvait tourné de mon côté ; les seuls fanaux allumés à bord se trouvaient dans le salon ; et ce que je voyais n’était que la réflexion, sur la surface des eaux, de la nappe de lumière qui sortait de la fenêtre de la poupe.

La marée étant déjà très basse, j’eus à marcher pendant un assez long espace sur le sable mouillé, où j’enfonçais jusqu’à la cheville. Mais enfin j’arrivai à l’eau, et, y entrant jusqu’à mi-jambe, je réussis à déposer assez adroitement ma pirogue, la quille en bas, sur l’onde amère.