L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 21

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 104-109).


XXI

L’ASSAUT.


En rentrant dans le blockhaus, le capitaine s’aperçut que pas un de nous n’était à son poste, à l’exception de Gray. Et cela le mit dans une véritable colère. Nous ne l’avions jamais vu encore dans un pareil état.

« À vos places ! cria-t-il d’une voix de tonnerre.

Et comme nous nous hâtions de les reprendre, l’oreille basse :

« Gray, ajouta-t-il, je vous mettrai à l’ordre du jour dans le livre de bord, pour avoir fait votre devoir… Monsieur Trelawney, vous m’étonnez !… Docteur, je croyais vous avoir entendu dire que vous aviez porté l’uniforme ! Si c’est ainsi que vous vous êtes conduit à Fontenoy, mieux aurait valu rester au lit !…

Il y eut un grand silence. Puis le capitaine reprit sur un tout autre ton :

« Mes enfants, j’ai lâché ma bordée dans les œuvres vives de Silver. C’est exprès que j’ai tiré à boulet rouge. Avant une heure, vous l’avez entendu, ils viendront à l’abordage… Nous sommes inférieurs en nombre, vous le savez, mais nous combattons à couvert, et il y a une minute j’aurais ajouté : nous avons la discipline pour nous… Il ne tient donc qu’à nous de les battre… »

Il fit le tour de la casemate, s’assura que tout était en règle, chacun à son poste et les armes chargées.

Aux deux bouts de l’édifice, est et ouest, il n’y avait que deux meurtrières ; deux également sur le côté sud où se trouvait la porte ; cinq au nord. En fait d’armes, nous avions une vingtaine de mousquets. Le bois à brûler avait été arrangé de manière à former quatre piles, — quatre tables si l’on veut, — une vers le milieu de chaque côté ; sur chacune de ces tables, quatre fusils chargés et des munitions étaient à portée des sept défenseurs. Au milieu nous avions rangé les coutelas.

« Éteignez le feu, dit le capitaine ; il ne fait plus froid et il est inutile d’avoir de la fumée dans les yeux.

M. Trelawney prit la corbeille de fer et l’emporta dehors, où il laissa les tisons s’éteindre sur le sable.

« Jim n’a pas encore déjeuné, reprit le capitaine. Jim, mangez un morceau et reprenez votre poste. Allons, mon garçon, doublez les bouchées. Vous en aurez besoin dans quelques minutes… Hunter, un verre d’eau-de-vie à tout le monde. »

Tandis qu’on buvait, le capitaine achevait de formuler son plan de défense.

« Docteur, vous vous chargerez de la porte, dit-il. Ayez l’œil ouvert, sans vous exposer ; gardez-vous avec soin, en tirant à travers le porche, Hunter prendra l’est et Joyce l’ouest… Là, mon garçon… Monsieur Trelawney, vous êtes le meilleur tireur ; vous et Gray prendrez le côté nord, avec les cinq meurtrières… C’est là qu’est le danger. S’ils peuvent y arriver et se mettre à tirer sur nous par nos propres sabords, nous commencerons à nous trouver dans de mauvais draps… Jim, ni vous ni moi ne serions bons à grand’chose pour faire le coup de feu. Nous nous tiendrons donc prêts à recharger les armes et à donner main forte… »

Comme l’avait dit le capitaine, la froidure était passée. Le soleil n’eut pas plus tôt dépassé notre ceinture d’arbres qu’il inonda la clairière de ses rayons et en un instant eut pompé les vapeurs. Bientôt le sable fut brûlant et la résine se mit à grésiller sur les troncs d’arbres du blockhaus. On mit bas habits et jaquettes, et en bras de chemise, les manches retroussées jusqu’au coude, nous attendîmes, chacun à notre poste, dans une fièvre d’impatience.

Une heure s’écoula.

« Le diable les emporte ! dit le capitaine. C’est aussi assommant qu’un calme plat.

Presque au même instant, le premier symptôme de l’assaut se produisit.

— S’il vous plaît, Monsieur, dit Joyce avec sa politesse habituelle, dois-je tirer, si je vois quelqu’un ?

— Bien sûr ! s’écria le capitaine. Je vous l’ai déjà dit.

— Merci, Monsieur », répondit Joyce avec la même politesse inaltérable.

Rien ne suivit immédiatement, mais cette remarque nous avait mis sur le qui-vive, écarquillant les yeux et les oreilles, les fusiliers leur arme à la main, le capitaine debout au milieu de la salle, les lèvres serrées et le sourcil froncé.

Quelques secondes se passèrent ainsi. Puis tout à coup Joyce épaula son arme et tira. La détonation ne s’était pas plus tôt fait entendre, qu’une volée de coups de feu éclata au dehors, de tous les côtés de l’enclos. Plusieurs balles ennemies frappèrent le blockhaus, mais pas une n’y entra. Quand la fumée se fut dissipée, les bois d’alentour avaient repris leur aspect calme et désert. Pas une branche d’arbre ne s’agitait, pas un scintillement d’acier ne révélait la présence de l’ennemi.

« Avez-vous touché votre homme ? demanda le capitaine.

— Non, monsieur, je ne crois pas, répondit Joyce.

— Il dit la vérité, c’est quelque chose !… murmura le capitaine. Recharge son fusil, Jim… Combien sont-ils de votre côté, docteur, à votre estime ?

— Je puis le dire exactement, répondit le docteur, on a tiré trois coups par ici : deux ensemble, un plus à l’Ouest.

— Trois, répéta le capitaine. Et de votre côté, monsieur Trelawney ? »

Ici la réponse était plus malaisée. Il en était venu plusieurs du côté nord : sept, pensait le squire ; huit ou neuf, à l’estime de Gray. De l’est et de l’ouest on n’avait tiré qu’un seul coup. Il était donc probable que l’attaque allait porter au nord et que des trois autres côtés on essayait seulement de nous dérouter par un semblant d’hostilités. Mais cela ne changea rien aux arrangements du capitaine. Si les rebelles parvenaient une fois à franchir la palissade, disait-il, ils prendraient la première meurtrière qu’ils trouveraient désarmée et nous tireraient comme des rats dans notre trou.

Au surplus, nous n’eûmes guère le temps de réfléchir. Tout à coup une bande de pirates s’élança hors du bois, au nord, et courut droit à la palissade. Au même instant le feu recommença sur nous de tous côtés, et une balle arrivant par le porche fit sauter le fusil du docteur en morceaux.

Les rebelles s’étaient jetés comme des singes à l’assaut de la palissade. Le squire et Gray tirèrent chacun deux fois, coup sur coup : trois hommes tombèrent, un la tête en avant dans l’enclos et les deux autres en dehors. Un de ceux-ci avait plus de peur que de mal, car il se releva aussitôt et prit sa course à travers les bois.

Mais quatre autres assaillants avaient réussi à franchir la palissade, et sept ou huit autres, ayant évidemment plusieurs fusils, dirigeaient sous bois un feu nourri contre le blockhaus.

Les quatre qui avaient sauté dans l’enclos s’élancèrent sans perdre un instant vers nous, en poussant des cris sauvages. Ceux qui étaient restés sous bois criaient aussi pour les encourager. De notre côté, on tirait sans s’arrêter. Mais la précipitation des tireurs était telle qu’aucun coup ne portait. En un clin d’œil, les quatre assaillants avait escaladé le monticule et ils arrivaient sur nous.

La face de Job Andersen, le second maître, se montra la première au trou du milieu.

« Tout le monde à l’assaut ! tout le monde à l’assaut ! » criait-il d’une voix tonnante.

Presque au même instant, un autre empoignait le fusil de Hunter par le canon, le lui arrachait des mains, puis le repoussant violemment dans l’embrasure, portait au pauvre garçon, en pleine poitrine, un coup de crosse qui le renversa privé de sentiment. Un troisième, faisant le tour de l’édifice, apparaissait à la porte, coutelas en main, et tombait sur le docteur.

La position était en quelque sorte renversée. Tout à l’heure nous tirions à couvert sur un ennemi exposé à nos coups. Maintenant c’est nous qui étions couchés en joue par des ennemis invisibles. Heureusement la fumée nous valut une immunité relative. On ne se voyait plus à deux pas. J’entendis des cris confus, des coups de pistolet, un gémissement de douleur ; puis la voix du capitaine :

« Dehors, mes enfants !… Au couteau !… Et tout le monde dehors !… »

Je pris un coutelas dans la pile, et quelqu’un que je n’eus pas le temps de reconnaître, en en prenant un autre au même instant, m’en donna un coup qui me mit les doigts en sang. À peine y fis-je attention, tant j’avais hâte de m’élancer dehors en plein soleil. J’aperçus le docteur qui poursuivait son agresseur jusqu’au bas du monticule et lui logeait un coup de pointe dans la tête.

« Restez autour de la maison, mes enfants !… » criait le capitaine.

Et même au milieu de ce tumulte je remarquai un changement notable dans sa voix.

J’obéis machinalement et je tournai vers l’est, mon couteau à la main. Au coin de la maison, je me trouvai face à face avec Andersen. Il poussa un hurlement sauvage en brandissant son coutelas. Mais je n’eus même pas le temps d’avoir peur : aussi prompt que l’éclair, je fis un saut de côté, avant que le coup se fût abattu sur moi, et perdant pied dans le sable, je roulai la tête la première sur la pente. J’avais eu le temps de voir les autres rebelles s’élancer tous à la fois sur la palissade pour en finir. L’un d’eux, coiffé d’un béret rouge, et son coutelas entre les dents, avait déjà enjambé le haut de la clôture ; un autre montrait sa tête un peu plus loin. Tout se passa si vite, qu’en me relevant je retrouvai ces deux hommes exactement dans la même attitude. Cependant, dans cet instant rapide, la victoire venait de se décider, et elle était pour nous.

Gray, qui arrivait sur mes talons, avait abattu Andersen avant que le géant eût eu seulement le temps de relever le bras, après m’avoir manqué. Un autre rebelle, frappé d’une balle au moment où il venait de tirer par une de nos meurtrières, expirait, son pistolet encore fumant à la main. Le docteur avait réglé le compte du troisième. Le quatrième de ceux qui avaient pu pénétrer dans l’enclos jugea à propos d’abandonner l’entreprise, et, laissant son couteau sur le champ de bataille, se hâta de revenir à la palissade.

« Tirez, mais tirez donc ! criait le docteur. Et vous mes enfants, remettez-vous à couvert. »

Mais son ordre ne fut pas obéi. Le quatrième assaillant put repasser la palissade et s’enfuir sous bois avec les autres. L’instant d’après, il ne restait plus que les rebelles tombés à l’assaut, dont quatre à l’intérieur et un à l’extérieur de la palissade.

Nous étions rentrés dans le blockhaus, les survivants pouvant d’une minute à l’autre revenir à la charge. La fumée commençait à se dissiper : nous pûmes voir combien la victoire nous coûtait cher.

Hunter était resté privé de sentiment au pied de sa meurtrière. Joyce gisait devant la sienne, frappé d’une balle dans la tête et ne respirant déjà plus ; au milieu de la salle, le squire soutenait le capitaine : ils étaient tous les deux d’une pâleur mortelle.

« Le capitaine est blessé, dit M. Trelawney.

— Ils sont partis ? demanda M. Smollett.

— Ceux qui ont pu, répondit le docteur. Mais il y en a cinq à bord.

— Cinq ! s’écria le capitaine. Tout va bien. Nous voici quatre contre neuf, ce qui vaut mieux que d’être sept contre dix-neuf, comme nous étions hier[1]. »

  1. Les rebelles furent bientôt au nombre de huit seulement ; car l’homme blessé par M. Trelawney à bord du schooner mourut le soir même. Mais nous n’en savions rien encore.