L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 20

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 99-104).


XX

L’AMBASSADE DE JOHN SILVER.


Je vis deux hommes en dehors de la palissade : l’un d’eux agitait un linge blanc ; l’autre était John Silver en personne, calme comme toujours.

Il était encore de très bonne heure, et il faisait une des matinées les plus froides que j’eusse jamais vues, — un de ces froids qui semblent vous transpercer jusqu’aux moelles. Le ciel était pur et sans nuages, et le soleil levant commençait à dorer la cime des arbres. Mais le bas du monticule où se trouvaient John et son lieutenant restait encore baigné dans l’ombre et comme enveloppé des vapeurs exhalées par le marécage. Ce froid glacial et cette buée ne disaient rien de bon sur le climat de l’île. Évidemment la position était humide, malsaine et dangereuse.

« Que personne ne se montre, dit le capitaine. Je gage que c’est une ruse pour nous attirer dehors… Qui vive ?… reprit-il. Halte, ou je fais feu !…

— Drapeau parlementaire ! » répondit Silver.

Le capitaine se défilait sous le porche, se gardant avec soin. Il se retourna et dit :

« La bordée du docteur au Nord, Jim à l’Est, Gray à l’Ouest. L’autre bordée rechargera les armes… Attention, mes braves, et l’œil ouvert ! »

Puis il revint aux rebelles.

« Que voulez-vous avec votre drapeau parlementaire ? demanda-t-il.

Cette fois ce fut le compagnon de Silver qui répondit :

— Le capitaine Silver, Monsieur, désire venir à votre bord pour arranger une trêve.

— Le capitaine Silver ?… Connais pas !… Quel est cet officier ? cria le capitaine.

Et il ajouta en aparté :

« … Capitaine !… Par ma barbe, voilà de l’avancement !… »

John répondit lui-même :

— C’est moi, Monsieur. Ces pauvres gens m’ont choisi pour chef après votre désertion, Monsieur (il appuya avec intention sur le mot). Nous sommes prêts à nous soumettre et à ne plus parler de rien, s’il était possible d’arriver à des conditions favorables. Tout ce que je demande, c’est votre parole, capitaine Smollett, de me laisser ressortir sain et sauf, et de me donner une minute pour me mettre hors de portée avant de reprendre les hostilités.

— Mon garçon, je n’ai pas envie de vous parler, répliqua le capitaine. Si vous avez quelque chose à me dire, ma foi, c’est votre affaire, et vous pouvez venir. S’il y a trahison, ce sera de votre côté, et qu’elle vous soit légère !…

— C’est tout ce qu’il faut, capitaine, cria gaiement John Silver. Un mot de vous suffit, et je me flatte de me connaître en gens d’honneur… »

Nous vîmes l’homme qui tenait le drapeau parlementaire essayer de retenir Silver. Et cela n’avait rien de très étonnant après la réponse cavalière du capitaine. Mais Silver lui rit au nez en lui tapant sur l’épaule, comme si l’idée même d’un soupçon était absurde. Il s’avança vers la palissade, jeta sa béquille en avant, puis s’éleva sur les poignets et franchit l’obstacle avec une vigueur et une agilité surprenantes.

Je dois l’avouer : ce qui se passait m’intéressait à tel point que je ne songeai même plus à mes devoirs de sentinelle ; j’abandonnai ma meurtrière, je m’avançai sur la pointe du pied derrière le capitaine, qui s’était assis sur le seuil ; le menton dans ses mains et les yeux fixés sur l’eau qui sortait en bouillonnant du chaudron enterré dans le sable, il sifflotait un air populaire. Silver avait beaucoup de peine à escalader le flanc du monticule. Gêné par la raideur de la pente, les moignons d’arbres dont le sol était semé et le sol mouvant qui s’éboulait sous lui, il était aussi empêché, avec sa béquille, qu’un navire à sec. Mais il s’acharnait en silence et finit par arriver devant le capitaine, qu’il salua le plus courtoisement du monde.

Il avait fait toilette pour cette entrevue : un immense habit bleu couvert de boutons de cuivre lui pendait jusqu’aux genoux et un beau chapeau galonné était posé en arrière sur sa tête.

« Vous voilà, mon garçon, dit le capitaine. Asseyez-vous, puisque vous êtes fatigué.

— N’allez-vous pas me permette d’entrer, capitaine ? demanda John d’un ton de reproche. Il fait un peu froid ce matin pour rester dehors, assis sur le sable.

— Silver, répondit le capitaine, il ne tenait qu’à vous d’être chaudement assis, à cette heure, près de vos fourneaux… Ou vous êtes le cuisinier de mon navire, et je crois faire un peu plus que je ne dois en vous autorisant à vous asseoir devant moi, — ou vous êtes le capitaine Silver, rebelle et pirate, et alors vous savez bien que vous n’avez droit qu’à la potence.

— N’en parlons plus, capitaine, reprit Silver en s’installant. Il faudra m’aider à me relever, voilà tout… Mais savez-vous que vous êtes fort bien ici ?… Et voilà Jim !… Docteur, je vous présente mes devoirs… Je vois avec plaisir que vous êtes tous comme chez vous…

— Si vous avez vraiment quelque chose de sérieux à dire, mon garçon, mieux vaudrait y arriver, fit le capitaine.

— Très juste, capitaine, très juste. Le devoir avant tout… Eh bien, donc, vous avez eu une fière idée, la nuit dernière, capitaine : ce n’est pas moi qui le nierai. C’était une fière idée. Il y en a un parmi vous qui n’est pas manchot… Et je ne nierai pas non plus que quelques-uns des miens ont été ébranlés par cette affaire… Peut-être tous l’ont-ils été, ébranlés… Peut-être ai-je été ébranlé moi-même… peut-être est-ce la raison qui m’amène ici pour négocier… Mais, capitaine, croyez-moi : cela n’arrivera pas deux fois !… S’il le faut, nous saurons monter la garde et laisser porter d’un point ou deux sur le rhum !… Vous croyez sans doute que nous étions tous dans les vignes du Seigneur ? Eh bien, ce serait une erreur. J’avais toute ma tête à moi. Seulement j’étais fatigué comme un chien. Il s’en est pourtant fallu d’une seconde à peine que je prisse votre homme sur le fait… Car, je vous le garantis, le mien n’était pas mort encore quand je suis arrivé près de lui, — non il ne l’était pas !…

Tout cela était évidemment de l’hébreu pour le capitaine, mais on ne l’aurait jamais deviné à sa physionomie.

« Après ? dit-il tranquillement, comme s’il avait compris.

Moi, je commençais à comprendre. Les paroles de Ben Gunn me revenaient en mémoire. Je me disais qu’il avait sans doute fait une visite nocturne aux pirates pendant qu’ils cuvaient leur rhum autour du feu, et je calculais avec joie que nous n’avions plus affaire qu’à quatorze ennemis.

— Mais arrivons au fait, reprit Silver. Nous voulons ce trésor et nous l’aurons, — voilà la question. Quant à vous, vous ne seriez pas fâchés d’avoir la vie sauve, je présume, et cela dépend de vous. Vous possédez certaine carte, n’est-il pas vrai, capitaine ?…

— C’est possible.

— Allons, allons, vous l’avez, je le sais. À quoi bon se tenir ainsi à quatre pour ne pas dire un bon oui ? Cela ne sert de rien… Il nous faut cette carte-là !… Quant au reste, je ne vous ai jamais voulu de mal, capitaine…

— Oh ! vous savez, nous sommes fixés là-dessus. Nous savons quels étaient vos projets, — et j’ajoute que nous nous en moquons, attendu qu’il vous est impossible de les mettre à exécution. »

Et le capitaine le regarda tranquillement dans les yeux, en bourrant sa pipe.

— Si vous croyez tout ce que vous dit Gray !… s’écria Silver.

— Gray ?… Gray ne m’a rien dit, je ne lui ai rien demandé, et, qui plus est, je vous verrais, vous, lui et toute l’île, au diable, avant de lui rien demander !… Mais, je vous le répète, je suis fixé.

Ce petit accès de vivacité parut calmer Silver. Il reprit d’un ton plus insinuant :

« Soit !… Ce n’est pas moi qui me mêlerai de juger ce que des gentlemen considèrent comme leur point d’honneur… Mais puisque vous allez fumer une pipe, capitaine, je prendrai la liberté d’en faire autant. »

Il bourra sa pipe et l’alluma. Pendant quelques minutes les deux plénipotentiaires fumèrent en silence, tantôt se regardant, tantôt tassant leur tabac, ou se penchant pour cracher. C’était une vraie comédie, de les voir faire.

« Donc, reprit Silver, nous y voici. Vous me remettrez la carte, pour trouver le trésor, et vous vous engagerez à ne plus tuer mes hommes. De mon côté, je vous donnerai le choix entre deux systèmes : ou bien vous revenez à bord avec nous, une fois le trésor embarqué, et je vous donne ma parole — par écrit si vous le souhaitez — de vous déposer sains et saufs en quelque bon endroit. Ou bien, si cela ne vous plaît pas, car je ne nie pas que quelques-uns de mes hommes sont un peu sujets à caution et peuvent avoir de la rancune, — ma foi, vous pouvez rester ici… Nous partagerons les provisions, bien également, et je vous donnerai ma parole — par écrit si vous le désirez — de vous signaler au premier navire que je rencontrerai et de l’envoyer vous prendre… Voilà ce qui s’appelle parler, je pense. Le diable m’emporte si vous pouviez compter sur des conditions pareilles. Et j’espère…

Ici il haussa la voix.

« … J’espère que tout le monde dans ce blockhaus m’entend, car ce que j’en dis est pour tout le monde.

Le capitaine se leva et secoua les cendres de sa pipe dans la paume de sa main gauche.

— C’est tout ? demanda-t-il.

— Tout, assurément, répondit John Silver. Refusez ces conditions et vous n’aurez plus de moi que des balles.

— Fort bien, dit le capitaine. À votre tour, écoutez-moi. Si vous voulez vous rendre, et arriver ici sans armes, l’un après l’autre, je m’engage à vous mettre aux fers à fond de cale et à vous ramener en Angleterre pour être traduits devant les tribunaux maritimes. Si vous ne voulez pas, — aussi vrai que je m’appelle Alexander Smollett et que le pavillon britannique flotte au-dessus de moi, — vous irez à tous les diables !… Vous ne trouverez pas le trésor. Vous êtes incapables de diriger le navire, vous ne savez même pas vous battre : Gray, que voilà, a eu raison de cinq d’entre vous. Vous avez manqué le coche, maître Silver, comme vous ne tarderez pas à vous en apercevoir. C’est moi, votre capitaine, qui vous le dis. Et j’ajoute que c’est le dernier avis que vous aurez de moi, — et que je vous logerai une balle dans le dos la première fois que je vous reverrai… Et maintenant, sans adieu !… Par file à gauche et débarrassons le plancher !…

La face de Silver était à peindre. Les yeux lui sortaient de la tête. Il secoua le feu de sa pipe.

— Aidez-moi à me relever ! cria-t-il.

— Ce ne sera pas moi, dit le capitaine.

— Qui me donne la main pour me relever ? hurla le cuisinier.

Pas un de nous ne bougea. Grommelant les plus dégoûtantes imprécations, il se traîna sur le sable jusqu’à ce qu’il eût atteint le porche et réussi à se mettre debout sur sa béquille. Crachant alors, dans la fontaine :

« Voilà ce que je pense de vous ! cria-t-il. Avant une heure de temps, je veux qu’il ne reste pas une miette de votre blockhaus !… Oh ! vous pouvez rire !… Rira bien qui rira le dernier… Mais je jure qu’avant peu, ceux qui mourront seront les moins à plaindre !… »

Et il s’éloigna en trébuchant dans le sable. Après quatre ou cinq efforts infructueux pour franchir la palissade, il dut se faire aider par l’homme au drapeau parlementaire et bientôt disparut parmi les arbres.