L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 23

Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 114-117).


XXIII

À MARÉE DESCENDANTE.


La pirogue de Ben Gunn, comme je devais avoir ample moyen de le vérifier, se trouva fort supérieure à sa mine, légère, admirablement adaptée à un navigateur de ma taille et de mon poids ; mais c’était bien l’embarcation la plus capricieuse et la plus fantasque à diriger. Quoi qu’on fît, elle avait toujours une tendance à s’en aller de côté, et la manœuvre où elle excellait, c’était à tourner sur elle-même comme une cuve. Ben Gunn lui-même a bien voulu reconnaître avec moi qu’elle était « un brin difficile à orienter, quand on ne savait pas ses habitudes ».

Ses habitudes étaient à coup sûr singulières. Elle tournait dans tous les sens, excepté celui où je désirais aller. La plupart du temps, nous progressions bâbord en avant, et il n’est pas douteux pour moi que sans le reflux je ne serais jamais arrivé au schooner. Heureusement, le jusant m’y portait, et, comment que je tinsse ma pagaie, il était à peu près impossible de manquer l’Hispaniola.

D’abord je la vis se dresser devant moi comme une tache plus noire sur l’obscurité générale. Puis je commençai à distinguer la coque et les agrès. Enfin, le courant m’entraînant toujours, je m’aperçus que j’allais passer sous la haussière, et je m’en saisis.

Cette amarre était tendue comme une corde d’arc, et le courant si fort, que le schooner virait sur son ancre. Tout autour de sa coque, dans la nuit, l’eau chantait en fuyant comme un ruisseau de montagne. Un coup de mon couteau, et l’Hispaniola s’en allait vers le large avec la marée. Rien de plus simple en apparence. Mais je me rappelai tout à coup qu’un grelin tendu et qu’on tranche net peut être chose dangereuse comme une ruade. Il y avait dix à parier contre un que la pirogue et moi, nous serions jetés en l’air si j’avais l’imprudence de couper l’ancre de l’Hispaniola. Cette réflexion m’arrêta, et si le hasard ne m’avait pas encouragé de la façon la plus formelle, il est fort probable que j’aurais abandonne mon projet.

Mais la brise avait sauté au Sud-Ouest ; pendant que je méditais ainsi, il arriva qu’elle frappa l’Hispaniola et la força contre le courant. À ma joie intense, je sentis le câble se relâcher sous mes doigts et la main dans laquelle je le tenais plongea dans l’eau pendant une seconde ou deux.

Je pris aussitôt ma décision. Tirant mon coutelas, je l’ouvris avec mes dents, puis je me mis à scier un toron après l’autre jusqu’à ce qu’il n’en restât plus que deux sur l’épaisseur du câble, pour tenir le navire. Après quoi, je m’arrêtai, attendant, pour trancher ces deux derniers torons, que l’amarre fût de nouveau détendue par un souffle de vent.

Pendant tout ce temps, j’avais entendu des voix dans le salon ; mais à vrai dire, j’étais si occupé de mes pensées et de mon travail qu’à peine m’en étais-je inquiété. Maintenant, n’ayant plus rien à faire, je me pris à écouter. Je reconnus alors dans une de ces voix celle de Hands, le second maître, celui qui avait été jadis le canonnier de Flint. L’autre était naturellement celle de notre ami au béret rouge. Les deux hommes étaient pris de boisson, c’était clair, et continuaient probablement à boire ; car, pendant que j’écoutais, l’un d’eux, toujours en parlant d’une voix avinée, ouvrit la fenêtre de l’arrière et jeta à la mer quelque chose qui me parut être une bouteille vide.

Non seulement ils étaient ivres, mais ils semblaient être furieusement en colère. Les jurons volaient dru comme grêle, et de temps à autre il y avait une telle explosion que je les croyais sur le point d’en venir aux mains. Mais chaque fois la querelle s’apaisait, les deux voix se mettaient à grommeler des menaces plus sourdes, jusqu’à ce qu’une crise nouvelle se produisît, toujours sans résultat comme la précédente.

À terre, je voyais parmi les arbres du rivage la chaude lueur du grand feu allumé par les pirates. L’un d’eux chantait d’une voix monotone une vieille ballade de matelot, avec un trémolo à la fin de chaque couplet.

Enfin la brise adonna. Le schooner s’agita faiblement dans l’obscurité ; je sentis le grelin se relâcher sous ma main. Aussitôt, d’un coup, je tranchai les dernières fibres de chanvre.

Le vent avait peu de prise sur la pirogue : aussi fut-elle rejetée presque instantanément par la marée contre l’Hispaniola ; presque en même temps le schooner se mit à tourner lentement sur son arrière, puis à dériver sous l’action du courant.

Je me mis aussitôt à travailler de la pagaie comme un diable, car je m’attendais à chaque instant à être coulé bas par cette masse. Mais, voyant qu’il m’était impossible d’en détacher la pirogue, je pris le parti de chercher uniquement à gagner l’arrière. J’y arrivai enfin et je me vis dégagé de mon redoutable voisin ; au moment même où je donnais la dernière impulsion qui allait m’en séparer, mes mains rencontrèrent un bout de corde qui traînait à l’eau par-dessus bord. Je m’en saisis à l’instant. Pourquoi ? je serais fort en peine de le dire. Ce fut d’abord par un mouvement instinctif. Mais quand une fois j’eus cette corde en main, je m’aperçus qu’elle tenait solidement, et alors la curiosité fut la plus forte ; j’eus envie de m’en servir pour donner un coup d’œil au salon par la fenêtre de poupe. Je me suspendis donc à la corde, je me soulevai lentement, et non sans danger, jusqu’à la hauteur de la fenêtre, et je me trouvai bientôt à portée de voir, avec le plafond, une certaine étendue de la pièce.

À ce moment le schooner et sa minuscule compagne glissaient assez vite sur la baie ; nous étions déjà arrivés au niveau du feu allumé sur le rivage. Le navire bavardait, comme disent les matelots, en faisant route à travers les ondulations de l’eau avec un bouillonnement continu. Je ne parvenais pas à m’expliquer comment les hommes de garde n’avaient pas encore pris l’alarme. Mais quand mes yeux furent au niveau de la fenêtre, je compris tout. À peine eus-je le temps de glisser un regard, tant j’avais peur de lâcher du bout du pied mon esquif peu solide. Ce regard suffit pourtant à me montrer Hands et son camarade enlacés dans une lutte mortelle et se serrant mutuellement à la gorge.

Je me laissai retomber sur les bancs de la pirogue et il n’était pas trop tôt, car si j’avais attendu une seconde de plus, elle m’échappait. Pendant quelques minutes, je restai comme ébloui, avec l’image de ces deux faces violacées s’agitant sous la lampe fumeuse ; puis, mes yeux s’habituèrent à l’obscurité où j’étais retombé.

Sur le rivage, la ballade s’était arrêtée maintenant, et toute la compagnie réunie autour du feu venait d’entonner le refrain familier :

Ils étaient quinze matelots
Sur le coffre du mort ;
Quinze loups, quinze matelots…

Tout à coup un plongeon subit de la même pirogue vint me tirer de ma rêverie. Elle venait de dévier brusquement et de changer de route. En même temps sa vitesse augmentait d’une façon singulière. Autour de moi, de petites vagues se poursuivaient avec un bruit de cascade, en se couronnant d’une écume phosphorescente.

L’Hispaniola, dans le sillage de laquelle j’étais toujours entraîné, semblait vaciller de la quille au faîte de ses mâts et je vis ses agrès se balancer contre les ténèbres de la nuit ; en regardant plus attentivement, je me sentis convaincu qu’elle aussi virait vers le Sud.

Un coup d’œil jeté autour de moi m’en donna la certitude. On peut penser si mon cœur accéléra ses pulsations, quand j’aperçus le feu du camp derrière mon dos !… Le courant avait tourné à angle droit et maintenant, rapide, écumant, emporté, grondant plus haut de seconde en seconde, il entraînait vers la passe — vers la pleine mer — le schooner et la pirogue !…

Presque au même instant des cris éclatèrent à bord du navire J’entendis des souliers ferrés se précipiter sur l’échelle du salon. Je compris que les deux ivrognes, faisant enfin trêve à leur querelle, venaient d’ouvrir les yeux à l’étendue de leur désastre.

Quant à moi, je m’étais déjà couché à plat au fond du misérable esquif, n’attendant plus que la mort. À la sortie de la passe, je savais que nous allions à peu près nécessairement nous précipiter sur la ligne des brisants et que j’y trouverais la fin de tous mes maux. Et quoique je fusse peut-être prêt à mourir, je ne l’étais pas à regarder en face l’épouvantable danger sur lequel je courais. Je fermai donc les yeux.

Longtemps j’attendis ainsi la mort, pensant à tout instant la voir arriver, emporté dans une course vertigineuse sur la cime des vagues, trempé jusqu’aux os par des gerbes d’écume. Puis, par degrés, la fatigue eut raison de l’épouvante. Une sorte de stupeur s’empara de moi ; de l’engourdissement je passai au sommeil ; bercé par les flots, je me mis à rêver de chez nous, de ma mère et de l’Amiral-Benbow.