L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre IV

Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 52-72).

CHAPITRE IV

L’HYPOTHÈSE ATOMIQUE ET LA LOI DES PROPORTIONS MULTIPLES


La raison, pour laquelle l’œuvre de Richter est passée ainsi à l’arrière-plan, est le développement simultané de l’hypothèse atomique de John Dalton (1766-1844). Déjà dans l’antiquité, on avait émis cette idée que tous les corps se composent de particules extrêmement petites, invisibles même à l’aide des instruments les plus puissants, et on y avait souvent songé depuis. Mais Dalton le premier en tira des conséquences quantitatives susceptibles d’un contrôle expérimental. Il se demanda si tous les atomes d’une substance déterminée, le soufre, par exemple, étaient toujours rigoureusement égaux entre eux, ou s’ils présentaient de petites variations, comme celles que l’on rencontre entre les grains de sable. L’expérience montre que tous les échantillons de soufre ont exactement les mêmes propriétés, quels que soient leur mode de préparation et leur histoire antérieure : Dalton en conclut que tous les atomes d’une substance donnée doivent être égaux, autrement il serait possible, par distillation ou par quelque autre opération, d’obtenir des sortes de soufre dont les propriétés différeraient tant soit peu, un échantillon contenant des atomes plus grands, un autre des atomes plus petits, tout comme on peut avoir du sable fin et du sable grossier. On reconnaît ici la même considération générale sur la différence des substances pures et des solutions, qui nous a servi pour poser les fondements du concept de l’élément (p. 30).

Si l’on suppose en second lieu que les atomes des éléments sont seuls simples, et que les atomes des combinaisons sont formés par les atomes des éléments simples qui entrent dans la combinaison, on est forcément conduit à la conclusion suivante : toutes les combinaisons chimiques ne peuvent se former que suivant des rapports de poids bien déterminés, fixés par les rapports des poids des atomes qui y entrent. Car, puisque les atomes de chaque élément sont tous égaux entre eux, ils ont tous le même poids, et les combinaisons chimiques ne sont possibles que selon les rapports de ces poids qu’on appelle les poids atomiques. Il est vrai que la petitesse des atomes ne nous permet pas de déterminer leurs poids isolément. L’analyse ne donne pas non plus les poids des divers atomes qui forment une combinaison, mais bien le rapport du poids de tous les atomes présents d’un élément à celui de tous les atomes de l’autre. Par exemple, dans une combinaison où tous les éléments se combinent atome à atome, le rapport en question est égal au rapport des poids des deux sortes d’atomes. On ne peut déterminer le poids absolu, mais seulement le poids relatif des atomes.

Ces considérations, malgré leur caractère hypothétique, sont beaucoup plus familières aux chimistes d’aujourd’hui que celles de Richter. Comme on le voit, elles mènent plus loin, car la pensée de Richter ne visait que les sels neutres[1], et les considérations de Dalton donnent un schéma pour toutes les combinaisons quelles qu’elles soient. Toutes les combinaisons chimiques doivent donc être réglées dans leur ensemble de telle sorte que les masses pondérales de leurs éléments puissent être représentées par des nombres tout à fait déterminés, propres à chaque élément, savoir les poids atomiques relatifs de ces éléments. C’est l’idée de Richter étendue à toutes les combinaisons chimiques possibles.

Dalton ne s’est pas trop occupé de la question de savoir si ces conséquences très importantes, qu’on avait tirées de ses considérations, s’accordaient aussi avec l’expérience. Trop convaincu par des raisons générales de l’exactitude de son hypothèse pour juger cette vérification nécessaire ou même bien importante, il ne la fit que dans un seul cas : quand deux éléments, par exemple, le carbone et l’hydrogène, peuvent se combiner en diverses proportions, les masses de l’un rapportées à une même masse de l’autre sont dans un rapport simple tel que 1 : 2, 1 : 3etc., car toujours un nombre entier d’atomes de l’un de ces éléments doit s’unir à un nombre entier d’atomes de l’autre, et les poids relatifs doivent être dans le rapport des nombres entiers correspondants. On connaissait alors deux combinaisons de carbone et d’hydrogène, le gaz des marais et le gaz oléfiant. Dalton analysa les deux gaz, et trouva que, pour la même masse d’hydrogène, le second renferme deux fois plus de carbone que le premier.

Cette loi des proportions multiples, comme on l’a appelée depuis, ne reposait pas alors exclusivement sur les recherches de Dalton, guidées par l’hypothèse atomique. Dans quelques cas particuliers, son existence avait été prouvée par voie purement expérimentale, et c’étaient encore les sels, fait caractéristique, qui fournissaient ces exemples.

Déjà à propos de la loi de Richter, relative aux sels neutres, on pouvait se demander ce qu’il advient des sels acides et basiques. Pour ces sels, William-Hyde Wollaston (1766-1828) trouva une loi simple : la masse d’acide combinée à une masse donnée de base est exactement double, triple, quadruple ou multiple de la masse du même acide, qui, dans le sel neutre, correspond à la même masse de base. C’est comme on voit la loi des proportions multiples appliquée aux sels.

Quelques-unes des expériences simples et intuitives par lesquelles Wollaston établit sa loi valent la peine d’être connues. On pèse deux masses égales de bicarbonate de sodium, et on transforme l’une d’elles en sel neutre par la chaleur. Les deux échantillons sont alors enveloppés dans de petits morceaux de papier et introduits sur la cuve à mercure dans des tubes gradués qui contiennent un peu d’acide chlorhydrique concentré. L’acide carbonique se dégage, et il y en a exactement deux fois plus pour l’échantillon non chauffé que pour celui qui a été chauffé. Ou bien on prend deux masses égales d’oxalate acide de potassium, et, par la chaleur, on transforme l’une d’elles en carbonate de potassium. On met alors les deux échantillons dans de l’eau, et l’échantillon non chauffé contient exactement assez d’acide en excès pour former avec le carbonate de potassium de l’oxalate neutre. Si l’on prend du tétroxalate, un tiers de sel non décomposé suffit à la neutralisation.

Quand il publia ses recherches, Wollaston déclara qu’il connaissait encore une collection d’autres faits analogues, mais qu’il abandonnait ce sujet traité par la théorie de Dalton d’une façon plus générale.

Enfin Berzélius soumit à une vérification rigoureuse l’hypothèse de Dalton en ce qui concerne le rapport des poids pour les combinaisons chimiques, et cette vérification fut aussi favorable qu’on pouvait l’espérer : toutes les analyses pouvaient être exprimées par des poids atomiques déterminés, et Berzélius qui, au début, avait opposé des critiques très vives à l’hypothèse très hardie de Dalton, devint alors son plus chaud partisan, et c’est lui qui la répandit avec le plus de succès.

Berzélius étendit d’une façon tout à fait générale la conception atomique des combinaisons chimiques. Il représenta simplement la composition des corps par des formules dans lesquelles les atomes des éléments étaient désignés par les initiales de leur nom latin, et affectés de coefficients qui indiquent le nombre des atomes dans chaque combinaison : pour faire accepter la conception atomique, ce moyen nouveau fut irrésistible. Depuis lors, tout le développement de la chimie s’est fait dans le sens de l’hypothèse atomique, et ces vues sont aujourd’hui si familières à tous les chimistes qu’il est la plupart du temps très difficile de séparer les faits expérimentaux, à l’expression desquels sert l’hypothèse, des formules qui résultent de l’existence supposée des corpuscules indivisibles. Il faut reconnaître que l’hypothèse atomique s’est dans la suite très bien adaptée aux progrès de la science et que, outre la loi des poids équivalents, elle a pu d’une façon pratique rendre intuitives plusieurs autres lois d’expérience. D’ailleurs, il faut bien le dire, il n’y a guère de chimistes qui ne pensent ou n’expérimentent conformément à cette hypothèse, de sorte qu’on a quelque tendance à ne pas y découvrir de difficultés et de contradictions, et même, autant qu’on le peut, à les laisser à l’arrière-plan.

Est-il possible d’établir la loi générale des poids équivalents sur quelque fait expérimental plus général, comme Richter l’a fait pour les sels ? Nous pouvons répondre affirmativement. Il faut remarquer d’abord que la façon de raisonner de Richter permet de tirer d’un fait qualitatif, la persistance de la réaction neutre, une conclusion quantitative, l’existence des poids équivalents ; mais elle prouve seulement que leur existence est nécessaire, et elle ne donne pas le moyen d’en déterminer les valeurs. Il faut pour cela que l’analyse chimique entre en jeu avec ses ressources ordinaires.

F. Wald proposa le premier, il y a une dizaine d’années, un mode de raisonnement grâce auquel on a pu interpréter un fait qualitatif d’une grande généralité, d’où la loi générale des poids équivalents découle aussi nécessairement que la loi des poids équivalents des sels découle de la persistance de la neutralité.

Berzélius avait déjà indiqué la signification générale de ce fait, mais ne l’avait interprété que dans le sens de l’hypothèse atomique. Voici en quoi il consiste : si des substances composées entrent dans des combinaisons d’ordre plus élevé, elles se comportent comme un tout, absolument comme les éléments.

Pour rendre la chose intuitive par un exemple, considérons un des premiers cas étudiés par Berzélius. Il prenait du sulfite de plomb et l’oxydait avec de l’acide azotique pour former du sulfate de plomb. Dans le liquide au fond duquel se trouvait le dépôt insoluble de sulfate, il cherchait un excès éventuel de plomb ou de soufre sous forme d’azotate de plomb ou d’acide sulfurique. Il ne trouva pas d’excès de ce genre et il en conclut que le rapport du plomb au soufre est le même dans le sulfate que dans le sulfite ; seule la proportion d’oxygène varie.

Berzélius observa ce fait général dans une série d’autres cas, qu’il choisit de façon à pouvoir appliquer les réactions les plus sensibles connues de son temps. Il obtint toujours le même résultat : pour former plusieurs combinaisons plus ou moins complexes, les mêmes éléments s’unissent toujours exactement dans le même rapport. C’est ce qu’on peut appeler la loi des réactions intégrales.

Environ un demi-siècle plus tard, Stas reprit expérimentalement la même question. Il en avait également senti l’importance pour la loi des poids équivalents, sans pourtant en tirer la conséquence que je viens d’indiquer. Il travaillait avec le chlorate, le bromate et l’iodate d’argent ; à l’inverse de Berzélius, il partait de la combinaison la plus compliquée et la transformait en une combinaison plus simple, le composé halogéné de l’argent correspondant. Ici les ressources de l’analyse étaient beaucoup plus délicates et plus sensibles encore. Le résultat fut le même : le passage d’une combinaison à l’autre ne fit pas apparaître le moindre excès de l’un des éléments communs ; en d’autres termes, le rapport de ces éléments est le même dans les combinaisons ternaires Ag Cl O3etc. que dans les combinaisons binaires Ag Cl, etc.

Actuellement les analyses, qu’on fait tous les jours, ont confirmé de la façon la plus étendue les résultats de ces expériences effectuées dans un but déterminé. Dans les analyses, les calculs reposent en grand nombre sur le même principe, et l’accord complet de ces calculs avec l’expérience prouve qu’aucune faute ne s’est introduite, qui dépasse les erreurs de mesure. C’est par le procédé de l’induction incomplète que nous obtenons nos lois scientifiques, car on ne peut jamais faire sur une question toutes les expériences imaginables, et ce serait nécessaire pour établir une induction complète : nous généralisons donc ces observations, et nous admettons que, dans tous les cas, les corps composés interviennent comme un tout dans d’autres combinaisons.

Ce point accordé, il est facile d’en déduire la loi générale des poids équivalents. Prenons pour points de départ trois éléments A, B, C, et supposons d’abord, pour plus de simplicité, qu’ils ne puissent s’unir que dans un seul rapport l’un avec l’autre, pour donner des combinaisons binaires ou ternaires. Nous pouvons d’abord partir de l’unité de poids de A et déterminer quel poids de B s’y combine pour donner A B, nous appelons cette masse de B son poids équivalent par rapport à A ; appelons de même poids équivalent de A B par rapport à A la somme de l’unité de poids de A et du poids équivalent de B qui se trouve dans A B. Combinons maintenant C avec un poids équivalent de A B pour former le composé ternaire A B C et appelons encore poids équivalent de C par rapport à A B la masse nécessaire de C.

Procédons de même en combinant d’abord C à A, puis A C à B pour obtenir la combinaison ternaire A C B : nous obtenons ainsi un poids équivalent de B par rapport à A C. Nous voulons établir que le poids équivalent de C par rapport à A est égal au poids équivalent de C par rapport à A B, et que de même les poids équivalents de B par rapport à A et A C sont égaux entre eux.

La démonstration repose sur ce que la combinaison A C B doit être regardée comme identique à la combinaison A B C. La nature d’une substance simple ou composée ne dépend pas de son histoire antérieure, mais seulement de ses éléments[2].

Donc, si on combine d’abord A à B pour former A B, puis A B à C, la combinaison A B se comporte vis-à-vis de C comme un tout pour former A B C, et le rapport entre A et B est le même dans A B C que dans A B. De même le rapport entre A et C est le même dans A C que dans A C B ou dans A B C, les deux substances A C B et A B C étant identiques. Si donc on détermine pour la combinaison ternaire les masses de B et de C que l’on en peut tirer en même temps que l’unité de masse de A, ces nombres n’expriment pas seulement les rapports des éléments dans la combinaison ternaire, mais aussi les rapports des éléments dans les trois combinaisons binaires possibles A B, A C et B C. Car chacune de ces combinaisons binaires se combine comme un tout avec le troisième élément pour former la combinaison ternaire A B C, et aucune d’elles ne peut contenir les éléments dans un rapport différent de celui où il se trouve dans la combinaison ternaire.

Comme on le voit, ces considérations ont une grande analogie avec celles qui ont conduit Richter à la loi des poids équivalents entre acides et bases. Les unes et les autres, partant d’un fait qualitativement établi, nous font connaître l’existence de lois quantitatives, sans pourtant nous livrer, par les mêmes expériences, les valeurs numériques elles-mêmes. Dans les deux cas l’analyse quantitative est nécessaire, et une seule analyse suffit pour déterminer le nombre qui intervient dans toutes les combinaisons possibles d’une substance donnée.

De plus, les deux séries de considérations présentent un point commun d’importance fondamentale, sur lequel je dois particulièrement insister. Dans le raisonnement de Richter, on suppose qu’une solution, qui a été préparée avec des proportions équivalentes des sels A B et A′ B′, est identique à une solution préparée avec des masses équivalentes des sels A B′ et A′ B, autrement dit que l’histoire de la formation de cette solution n’a aucune influence sur sa composition. Pour déduire la loi générale des poids équivalents, on fait la même supposition à l’égard de la combinaison ternaire. Ce sont là deux formes d’un postulat plus général, à savoir que les états considérés sont des états d’équilibre chimique, ou, en d’autres termes, que ces systèmes ne changent pas, quel que soit le temps pendant lequel on les observe, toutes circonstances égales d’ailleurs. Chaque fois que l’on peut montrer que des chemins différents peuvent conduire au même système, on est en droit de conclure qu’il existe entre les différents chemins possibles certaines relations, sans quoi le système obtenu ne pourrait être indépendant du chemin suivi : ainsi l’existence des poids équivalents, ou poids de combinaison, est l’expression générale des relations en question. Le fait fondamental de Richter, la persistance de la neutralité, ne se rapporte naturellement qu’aux sels, et, par suite, il en est de même de sa conclusion. Le fait fondamental, qui sert de point de départ aux nouvelles considérations, savoir que les substances composées, elles aussi, se comportent comme un tout dans les réactions chimiques, a trait à des phénomènes chimiques de tous genres, et les conclusions qu’on en tire sont générales.

Dans cette sorte de raisonnement, on constate d’abord qu’un certain résultat ne dépend pas du chemin suivi ou, plus généralement, est indépendant de certaines conditions, puis on choisit arbitrairement ces conditions : cette façon de raisonner est de la plus haute importance dans les sciences. Par exemple, si on établit que la somme convenablement formée des énergies d’un système isolé ne peut être modifiée par des phénomènes d’aucune sorte, et si on égale les valeurs de cette somme pour deux états définis du système, on obtient entre les constantes qui caractérisent ces états une équation capitale pour l’application de la loi de la conservation de l’énergie. Pour l’énergie libre et pour quelques autres fonctions, on trouve de même des grandeurs qui se comportent de façon analogue, et, si on les envisage pour des chemins différents, mais équivalents, on est conduit aux conséquences multiples du second principe, de la thermodynamique. Ces fonctions, qui conservent leur valeur pour certains changements simultanés de leurs variables, ont reçu le nom d’invariants, et les explications qui précèdent font comprendre leur importance fondamentale pour l’intelligence des phénomènes naturels.

Je dois encore compléter les réflexions qui précèdent en ce qui concerne le point de départ des considérations de Dalton pour la loi des proportions multiples. Il dit que, si deux éléments s’unissent pour former plusieurs combinaisons, les diverses masses de l’élément qui varie, rapportées à l’unité de masse de l’autre élément supposé fixe, sont dans des rapports rationnels simples. Naturellement il est indifférent de considérer tel élément que l’on veut comme constant ou comme variable. On peut, dans l’exemple de Dalton, gaz des marais et gaz oléfiant, prendre comme unité de comparaison la quantité de carbone : le rapport des masses hydrogènes est de 2 à 1 ; ou bien on peut considérer la quantité d’hydrogène comme constante : le rapport des masses de carbone est alors de 1 à 2.

Peut-on aussi déduire cette loi des considérations générales ? Oui, car elles ont déjà établi que le poids équivalent d’une substance composée est nécessairement égal à la somme des poids équivalents de ses éléments (p. 61). Si la substance combinée A B se combine à l’élément B, elle intervient comme un tout dans la nouvelle combinaison, et son poids équivalent doit s’unir à une masse de B égale au poids équivalent de B. Il s’ensuit que, dans la substance qui se forme, la masse de l’élément B est proportionnellement double de celle qui existe dans la combinaison A B, car, dans un poids équivalent A B, il y avait un poids équivalent B, et cette masse A B s’unit précisément avec un nouvel équivalent de B pour donner la nouvelle combinaison (A B) B ou A B2.

Pour cette nouvelle combinaison A B2, le même raisonnement s’applique, un équivalent de A B2 pourra se combiner à un nouvel équivalent de B pour donner A B3. On peut, cela va de soi, raisonner de même pour des combinaisons quelconques, et je n’ai pas besoin d’entrer dans des explications détaillées.

Nous ne nous occuperons pas ici de la détermination des poids atomiques. Nous ne pouvons non plus retracer les vicissitudes de cette vieille opinion que tous les éléments sont des combinaisons d’un seul élément primitif. C’est seulement dans le dernier temps que l’on a découvert des faits expérimentaux, qui s’accordent avec la possibilité de cette idée générale. Mais on ne peut en dire autant d’une autre idée, dont on trouve déjà chez Richter les premières traces.

Richter avait été conduit à penser qu’il doit exister certaines relations entre les valeurs numériques des équivalents des différents acides et bases, et que les éléments rangés par ordre de grandeur doivent se placer comme les termes d’une série mathématique. Il avait même déjà interprété les places vides qu’il trouvait dans ces séries présumées régulières, en les attribuant à des substances qui n’étaient pas encore découvertes, et calculé à l’avance les poids équivalents d’acides et de bases inconnus. Ces considérations ne plaisaient pas à ses contemporains. Là-dessus le malheur voulut que le chimiste Trommsdorff annonçât la découverte d’une nouvelle substance basique qui, à cause de son absence de goût, fut appelée terre aguste. Des analyses de Trommsdorff, Richter déduisit que cette nouvelle substance se plaçait précisément dans une des lacunes existantes de sa série et considéra cette découverte comme une chance toute particulière. Malheureusement, on reconnut bientôt que cette substance n’était que du phosphate de calcium, et cela desservit beaucoup les vues de Richter.

Plus tard, les équivalents ou les poids atomiques étant déterminés en grand nombre, on revint à la question des rapports de leurs valeurs numériques. Döbereiner montrait déjà, vers 1825, que les éléments offrant quelque parenté existent souvent par triades, et que le poids atomique de l’élément moyen d’une triade est à peu près la moyenne arithmétique de ceux des éléments extrêmes. Par la suite, d’autres savants élargirent ces vues ; en particulier Pettenkofer reprit l’idée des séries mathématiques de Richter. Mais on ne trouva de régularité décisive que lorsqu’on rangea les poids atomiques de tous les éléments sans exception dans l’ordre de leurs valeurs numériques. Le Français de Chancourtois et l’Anglais Newlands furent les premiers à trouver quelque chose de général sur ce sujet. En 1864, Newlands exposa sa loi de l’octave à un congrès de savants anglais : tous les éléments étant rangés en série par ordre de poids atomiques croissants, la série ainsi constituée possédait cette propriété que, en avançant de sept termes à partir d’un élément quelconque, on retombait sur l’élément qui s’en rapprochait le plus par ses propriétés. Ce genre de considérations parut alors si bizarre que le président demanda ironiquement à Newlands s’il ne trouverait pas une loi analogue en rangeant les éléments par ordre alphabétique. Aussi Newlands ne réussit-il pas à attirer l’attention sur ses recherches, et c’est seulement beaucoup plus tard, quand d’autres chimistes plus connus eurent travaillé de leur côté dans le même ordre d’idées qu’on en reconnut la fécondité.

Lothar Meyer (1830-1895) et D. Mendeleieff (1834-1907) publièrent leurs résultats en 1869, indépendamment l’un de l’autre. Ils trouvaient tous deux que cette série des poids atomiques rangés par ordre numérique peut se décomposer en tranches telles que, dans chacune d’elles, les places correspondantes soient occupées par des éléments offrant une certaine similitude. Il fallait pour cela faire des transpositions dans l’ordre reçu jusqu’alors, en introduisant certains multiples des poids équivalents à la place de ceux qu’on admettait auparavant. Sous ce rapport, Mendeleieff se distingua par son audace, et il eut la main très heureuse. Se basant sur les analogies existantes, il put prévoir à l’avance les propriétés d’un certain nombre d’éléments qui étaient encore inconnus : la présence des lacunes dans son tableau l’avait poussé à admettre leur existence, et il vit triompher quelques-unes de ses prédictions. Dès lors son idée fut reprise et développée avec zèle. On reconnut que non seulement presque toutes les propriétés et relations des éléments, mais aussi celles de leurs combinaisons de même nature, pouvaient être représentées comme des fonctions périodiques de leur poids atomique.

D’ailleurs, on vit en même temps qu’il s’agissait moins d’une loi exacte pouvant être exprimée sous une forme déterminée, que d’une règle approchée qui, en raison d’une certaine indétermination, est assez comparable aux classifications de l’histoire naturelle. Les éléments isolés ne sont nullement rangés uniformément ou selon quelque loi simple par rapport à leur poids atomique. Les différences des valeurs correspondantes ne sont pas distribuées d’une façon constante ou régulière, elles paraissent l’être tout à fait irrégulièrement. Dans certains cas (tellure-iode, argon-potassium), des relations de parenté tout à fait certaines ont obligé les chimistes à placer le plus grand poids atomique devant le plus petit, en sorte qu’il a fallu enfreindre le principe fondamental lui-même. Ajoutez encore que l’arrangement conforme au système périodique fait disparaître certaines analogies réellement existantes (baryum et plomb, cuivre et mercure), tandis que d’autres éléments (or et métaux alcalins) se trouvent rapprochés, entre lesquels, même avec de la bonne volonté, on ne voit que bien peu de ressemblance. Mais en face de ces cas défavorables, il y en a tant de favorables que, sans nul doute, nous avons affaire ici à une relation très importante, pour laquelle il ne reste plus qu’à trouver une expression complètement satisfaisante.

Si on envisage au point de vue le plus général tout le tableau périodique, on a l’impression que les éléments n’y sont pas distribués exactement sur le schéma régulier, mais qu’ils y sont répartis d’une façon un peu relâchée, de telle sorte que chacun d’eux est arrivé au voisinage de sa place systématique, mais ne l’occupe pas tout à fait. On rencontre parfois des cas semblables dans d’autres branches de la science ; on peut dire la plupart du temps qu’il s’agit de grandeurs, qui peuvent varier sous certaines conditions, et que les irrégularités observées tiennent à ce que les conditions comparables ne se sont pas produites ou n’ont pas été maintenues. Mais les valeurs numériques des poids atomiques, dont il s’agit ici, ne peuvent être modifiées, si peu que ce soit, par aucune circonstance connue ; c’est même leur propriété caractéristique, et l’état actuel de la science ne permet pas de chercher pour ces irrégularités d’explications de cette sorte.

Voici encore une autre difficulté du même genre. Toutes les propriétés des éléments et de leurs combinaisons se présentent comme des fonctions des poids atomiques, c’est-à-dire qu’on peut imaginer une expression mathématique (on en a même établi) dans laquelle il suffit d’introduire la valeur du poids atomique pour obtenir la valeur d’une certaine propriété. Ces expressions ont toujours le caractère de fonctions continues, c’est-à-dire qu’elles donnent à toute valeur arbitrairement choisie de l’une de ces variables une valeur correspondante de l’autre. D’après la loi de continuité on peut, grâce à elles, interpoler pour trouver une valeur inconnue entre deux valeurs connues. Les prédictions de Mendeleieff, qui, de son temps, ont montré si brillamment l’utilité du système périodique, ne sont plus maintenant que des interpolations de ce genre, faites en admettant la loi de continuité ; l’exactitude des résultats prouve que la supposition était légitime dans un certain sens. Ces réflexions font penser qu’il y a, ou peut-être qu’il y eut des conditions dans lesquelles les poids atomiques sont ou étaient variables d’une façon continue. Sans doute ces conditions ne se présentent pas dans nos expériences actuelles, où les valeurs sont figées en une immobilité complète. Mais on peut tout au moins imaginer que cette fixation s’est accomplie dans des conditions où l’univers n’avait pas pu prendre un arrangement absolument régulier, et que, depuis lors, les poids atomiques ont subi l’influence de ce demi-chaos.

Cela nous amène à songer à la transformation du radium en hélium, signalée à la fin de la leçon précédente, et à la possibilité de la transmutation générale des éléments. Mais il faut remarquer que le radium et l’hélium, chacun de leur côté, se comportent tout à fait comme les autres éléments, en ce qui concerne l’invariabilité de leur poids atomique : ils présentent une variabilité discontinue et non continue du poids équivalent. Ce n’est donc pas de ce côté que nous pouvons attendre une explication immédiate. Peut-être une étude plus approfondie des rapports de transmutation fera-t-elle trouver encore quelques circonstances nouvelles inconnues jusqu’ici et capables de nous expliquer une continuité possible dans la variation du poids atomique ; tout récemment de telles possibilités se sont montrées, mais il faut attendre encore leur développement général.


  1. Il l’a étendue plus tard aussi au déplacement des métaux les uns par les autres dans leurs combinaisons.
  2. Les faits d’allotropie et d’isomérie semblent contredire cette supposition : nous l’expliquerons plus tard.