L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre II

Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 26-36).

CHAPITRE II

LES ÉLÉMENTS

Idées actuelles.


Nous allons reprendre la suite d’idées interrompue plus haut (p. 18), et, en nous appuyant sur la différence entre une substance pure et une solution, nous arriverons à une définition des éléments, qui se rattache essentiellement à des travaux tout récents.

La question est dominée par la notion de phase : une phase est l’ensemble des parties d’un système matériel qui ont les mêmes propriétés spécifiques. La notion de phase comprend celle de substance pure et celle de solution. Par exemple, une solution saline saturée, au fond de laquelle se trouve du sel non dissous, est un système composé de deux phases, qui sont la solution et le sel solide. Il est indifférent que la phase forme une seule masse ou qu’elle soit composée d’un nombre quelconque de petits fragments, grains ou gouttes : toutes les parties dans lesquelles se retrouvent les mêmes propriétés appartiennent à la même phase. Une masse d’eau, où nagent des morceaux de glace, est un système à deux phases.

Le chimiste serait tenté de ne pas faire cette distinction, puisque l’eau et la glace sont la « même » substance ; mais la glace a une autre densité que l’eau liquide, elle se présente sous une autre forme, elle a une autre chaleur spécifique, etc. Il faut donc, conformément à la définition donnée plus haut, la considérer comme une autre substance. Par contre, un verre de thé au rhum, que le chimiste considère comme un système très compliqué, ne présente qu’une seule phase, car le liquide, s’il a été bien remué, a partout les mêmes propriétés.

Nous devons la notion de phase à Willard Gibbs (1839-1902) ; elle nous donne le moyen de définir la différence, qui existe entre une substance pure et une solution, d’une façon absolument indépendante de toute représentation relative aux combinaisons et aux décompositions chimiques. En général, si nous modifions la température et la pression, il arrive qu’à côté d’une phase donnée commence à s’en former une autre.

Ainsi, nous pouvons congeler l’eau par abaissement de température et la vaporiser par diminution de pression, et, dans les deux cas, il s’établit une nouvelle phase. Il y a, en général, pour la pression et la température, une couple de valeurs bien déterminées, pour lesquelles cette seconde phase peut exister à côté de la première ; tels sont, par exemple, le point de solidification et le point de l’ébullition de l’eau à la pression atmosphérique. Si on apporte ou si on enlève de la chaleur, ou si on modifie le volume, la première phase peut faire place progressivement à la seconde. Ici, deux cas sont possibles :

1o  La transformation est complète à pression et à température constantes, — 2o  il faut modifier constamment la température ou la pression pendant que s’effectue la transformation. Nous appelons substance pure une phase de la première espèce, solution une phase de la seconde espèce. Ainsi à la température constante de 0°, l’eau pure se congèle, la pression elle aussi restant constante, tandis qu’il faut refroidir de plus en plus l’eau de mer pour avoir un dépôt progressif de glace. De même, le point d’ébullition de l’eau pure, sous la pression atmosphérique reste constant jusqu’à la vaporisation de la dernière goutte, tandis que celui de l’eau de mer s’élève d’autant plus qu’il y a déjà plus d’eau vaporisée. Il s’y rattache une autre circonstance importante : le résidu de l’ébullition partielle de l’eau pure a conservé les propriétés de la substance primitive ; par exemple, son point d’ébullition n’a pas changé et par cela il rentre dans la définition. Par conséquent aussi, ce qui s’est vaporisé redevient, après la condensation, de l’eau pure avec les mêmes propriétés, car, si une autre substance s’était séparée sous forme de vapeur, le résidu ne pourrait plus être de l’eau pure. On appelle hylotropes ces changements, qui peuvent se produire sans modification des propriétés du résidu et de la nouvelle phase. Les substances pures sont caractérisées par des transformations hylotropes, les solutions, au contraire, ne présentent pas de transformations hylotropes.

En second lieu, l’expérience nous apprend que les solutions donnent une ou plusieurs substances pures quand on les transforme partiellement en d’autres phases et que, après les avoir séparées, on traite ces phases par le même procédé. Ce mode d’opérer constitue, selon la nature des phases qu’il concerne, la distillation ou la cristallisation fractionnées, et on sait que toutes les séparations et toutes les purifications chimiques reposent sur des séparations de phases. Si on séparait, selon leurs propriétés, en leurs phases diverses, les différentes substances existant dans la nature sous forme de mélanges mécaniques, et, si, de celles de ces phases qui sont des solutions, on tirait les substances pures correspondantes, on n’aurait, en dernier, que des substances pures.

Mais une substance pure ne reste pas la même sous toutes les pressions et à toutes les températures. Par exemple, l’oxyde de mercure a, dans les conditions ordinaires toutes les propriétés d’une substance pure, mais, chauffé vers 400°, il se transforme en un gaz qui se comporte comme une solution : du mercure liquide se sépare par refroidissement, et il reste de l’oxygène gazeux. Par une modification continue du résidu gazeux, la phase gazeuse homogène a donné deux phases, l’une gazeuse, l’autre liquide. Cette transformation n’est donc pas hylotrope. Selon la température et la pression l’oxyde de mercure se comporte donc tantôt comme une substance pure et tantôt comme une solution. Toute solution pouvant être séparée en deux parties constitutives au moins, on donne le nom de substance composée à une substance pure, qui, sous certaines conditions, est susceptible de se transformer en solution.

On peut chercher encore, par une modification convenable de la température et de la pression, à transformer ces substances pures, le mercure et l’oxygène, tirés de la solution gazeuse. Cela ne se peut pas faire, et alors on les appelle des éléments. D’où cette autre définition des éléments : ce sont des substances pures, qui pour toutes les variations possibles de température et de pression, ne présentent que des transformations hylotropes.

Outre la pression et la température, il y a encore d’autres facteurs capables de provoquer des phénomènes chimiques ; d’une façon tout à fait générale, un apport ou une soustraction d’énergie, sous une forme quelconque, peut transformer, dans certains cas, des substances pures en solution ou mélange. Il faut donc élargir la définition et dire : les éléments sont des substances pures qui n’éprouvent que des transformations hylotropes, quelles que soient les influences énergétiques auxquelles elles puissent être soumises.

Il résulte des explications qui précèdent que les deux définitions reviennent pratiquement au même, mais la seconde est bien plus générale et dépend beaucoup moins de suppositions tacites. Car, à la question de savoir si d’une substance quelconque est tirée une autre substance, il faut d’abord répondre en employant la première définition, mais on ne peut pas donner de réponse nette sans fixer la différence entre le concept de substance pure et celui de solution. Ici, comme partout dans l’histoire de la science, on retrouve cette vérité d’expérience : on n’arrive qu’en dernier à ce qu’il y a de plus simple.

Ce sont là de pures questions de forme et de méthode, ne modifiant pas positivement la notion d’élément, et ce point de la science semblait être le plus sûr et le moins discuté. Mais on a observé tout récemment des faits de nature à le bouleverser profondément. Je veux parler du radium, cette substance surprenante, qui, découverte par M.  et Mme Curie, fait aujourd’hui l’objet d’un chapitre tout à fait nouveau. Le radium est un élément qui forme des combinaisons tout à fait semblables à celles du baryum, auquel il est analogue. Il résiste à toutes les tentatives faites pour le décomposer chimiquement, et, à l’égard de toutes les propriétés ordinaires, il est si parfaitement semblable aux autres éléments, qu’on a pu, dans le tableau général de Mendeleieff, lui assigner une place bien déterminée, qui était restée vacante auparavant, parce qu’on était sûr de découvrir tôt ou tard un élément correspondant.

Mais, sur un point capital, le radium et toutes ses combinaisons sont tout à fait différents des autres substances. Il semble enfreindre constamment la loi de la conservation de l’énergie, car il dégage sans cesse de l’énergie sous diverses formes. Notamment, il émet des rayons spéciaux, qui impressionnent la plaque photographique et rendent l’air conducteur ; en outre, il dégage constamment de la chaleur, en sorte que sa température est toujours plus haute que celle du milieu ambiant. L’existence de cette substance menaçait donc de renverser la loi fondamentale de la science, et on pouvait rêver d’un avenir, où sans arrêt et sans épuisement, un poêle, construit avec des briques de radium, chaufferait nos appartements, et peut-être même actionnerait nos machines. La rareté du radium rendrait au début cette énergie trop coûteuse, mais ce n’est pas un obstacle pour le technicien, qui chercherait de nouvelles sources de radium capables de le fournir à meilleur marché.

On résolut enfin l’énigme, ou, plus exactement, on amorça une solution permettant de sauver la loi fondamentale, en sacrifiant d’ailleurs une autre loi presque aussi générale. On conserverait, en effet, la loi de l’énergie, si on pouvait prouver que, tout en produisant et en rayonnant constamment de l’énergie, le radium éprouve une altération équivalente. Un changement d’état est toujours lié à une variation d’énergie, c’est un fait d’expérience journalière. Mais, malgré son activité incessante, le radium ne diminuait pas de poids et ne modifiait pas de façon appréciable et mesurable ses propriétés, en particulier, sa capacité de rayonnement pour les diverses formes d’énergie. Toute issue semblait donc fermée de ce côté.

Alors William Ramsay découvrit que, dans un tube de verre fermé à la lampe et contenant une très petite quantité d’un composé de radium, on peut déceler, au bout de quelque temps, des traces d’un autre élément, l’hélium. Ramsay connaissait bien l’hélium, qu’il avait découvert lui-même et étudié de façon approfondie quelques années auparavant. Par une circonstance heureuse, l’hélium, même en très petite quantité, a la propriété de donner par la décharge électrique un spectre caractéristique. Par ce moyen, on peut reconnaître au spectroscope des quantités d’hélium qui échapperaient à la balance. Quelque temps après l’avoir retiré du tube contenant le composé du radium, Ramsay trouva qu’il s’était reproduit de l’hélium. Il fallait admettre, en conséquence, que le radium se transformait en hélium, qu’il y avait passage d’un élément dans un autre.

Nous avons affaire ici à une véritable transmutation, de celles que les alchimistes ont en vain cherché à produire. La loi de conservation des éléments n’est plus valable en toutes circonstances et exige une restriction. Cette conclusion n’est, d’ailleurs, pas absolument surprenante pour ceux qui se sont occupés de la systématisation et de la classification des lois naturelles. Pour eux, la loi de conservation des éléments fait partie d’un groupe de lois de conservation, et quelques-unes de ces lois ne sont déjà plus des lois absolues. Les grandeurs[1] qu’elles concernent se conservent dans la plupart des réactions, mais partout il y a des exceptions, les unes prouvées, les autres vraisemblables, et cela fait songer pour ces grandeurs à une loi de transformation plus générale encore, qui, du reste, n’est encore ni trouvée, ni exprimée.

Tout récemment, Ramsay a établi d’autres faits surprenants. Le produit gazeux qu’émet directement le radium, l’émanation, conservée pure et à l’état libre, donne, comme on l’a vu, de l’hélium. Si, au contraire, elle est mise au contact de l’eau, il se forme un autre élément gazeux, le néon, et, en présence de sels de cuivre ou d’argent, se constitue un troisième élément, l’argon. En même temps, d’autres éléments de formation nouvelle apparaissent dans les solutions[2]. Cela nous force à transformer radicalement l’idée que nous nous faisions des éléments connus jusqu’ici.

Il y a encore une remarque à faire. D’une manière générale, on connaît aujourd’hui les réactions chimiques beaucoup plus exactement qu’il y a vingt ans ; en particulier, on a étudié les lois qui en règlent la vitesse. Les vitesses chimiques connues jusqu’ici varient beaucoup avec diverses circonstances, avec la température, par exemple. Au contraire, nous ne connaissons encore aucun moyen d’agir sur la vitesse avec laquelle le radium accomplit sa transformation : il rayonne avec la majesté d’un soleil absolument isolé. Quelle que soit la combinaison dans laquelle nous l’introduisions, quelles que soient les variations de température et de pression, il ne nous donne qu’une seule constante de temps naturelle et absolue. Il pourrait nous servir d’horloge et cette horloge ne serait déréglée par aucune perturbation d’aucune sorte. D’ailleurs, ce n’est là que le résultat brut des premières observations, et d’innombrables détails restent encore à étudier. Mais ce qui précède suffit à faire voir quelle modification fondamentale va subir l’ancienne notion d’élément.

Cette première incursion dans l’histoire de la chimie relie donc les idées les plus anciennes aux derniers progrès de la science, et donne une intuition vivante de la dépendance organique, qui fait de ses diverses parties un grand tout.


  1. Ce sont les grandeurs de capacité des différentes sortes d’énergies.
  2. À vrai dire quelques-uns de ces résultats ont été contestés depuis. Il faut attendre les résultats définitifs de ces travaux, dont s’occupent plusieurs savants distingués.