L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre V

CHAPITRE V

LES LOIS DES GAZ ET L’HYPOTHÈSE MOLÉCULAIRE


En 1804, Alexandre de Humboldt mettait en ordre, à Paris, les résultats de ses célèbres voyages dans l’Amérique du Sud. Il eut à s’occuper, en particulier, de la question suivante : la composition de l’air atmosphérique est-elle constante, ou varie-t-elle aux différents points du globe ? De son temps, on ne connaissait rien de fixe sur ce sujet, d’autant moins qu’il n’existait pas de méthode générale sûre. Il s’adressa à Berthollet, qui était alors à Paris le chimiste le plus marquant, en le priant de confier à quelqu’un la tâche d’étudier les méthodes employées et d’en trouver une bonne. Berthollet recommanda le jeune Gay-Lussac (1778-1850), avec qui Humboldt se mit au travail. Ils trouvèrent que de toutes les méthodes, celle d’Alessandro Volta était de beaucoup la meilleure. Elle consiste à mélanger l’air avec un excès connu d’hydrogène, puis à provoquer l’explosion du gaz tonnant, et à déduire de la diminution de volume observée la quantité d’oxygène. Cette diminution de volume se compose du volume de l’oxygène, et de celui de l’hydrogène qui se sont unis pour donner de l’eau. Si on connaît le rapport dans lequel se combinent ces deux gaz, on peut facilement calculer la part qui revient à l’oxygène, et, par suite, la proportion d’oxygène dans l’air. L’application du procédé exigeait la connaissance exacte de ce rapport, que Gay-Lussac détermina avec le plus grand soin. Il rechercha, en particulier, si sa valeur dépendait d’un excès d’oxygène ou d’hydrogène.

Avec toute la précision que comportaient les mesures, le résultat fut qu’un volume d’oxygène se combine exactement à deux volumes d’hydrogène, quelles que soient les conditions de l’expérience, pourvu que les deux gaz soient mesurés dans les mêmes conditions.

La question principale était résolue. Mais l’esprit de Gay-Lussac s’attacha à la simplicité de ce nombre 2. Était-ce un hasard ? était-ce l’expression d’une loi générale ?

Il ne pouvait y avoir de loi générale que si ce rapport simple se retrouvait pour des conditions de température et de pression différentes de celles dans lesquelles les volumes des gaz avaient été mesurés. Relativement à la pression, on savait depuis Boyle que tous les gaz, quelle que soit leur constitution chimique, ont la même compressibilité : si, à une certaine pression, deux volumes de gaz sont dans le rapport de 1 à 2, à toute autre pression, ils seront dans le même rapport. Gay-Lussac avait montré, quelques années plus tôt, dans son travail de débutant, qu’il existe une loi tout à fait analogue pour la température : toute variation de température modifie la pression ou le volume dans le même rapport pour tous les gaz. Conformément à ces lois, le rapport simple des volumes de gaz, qui se combinent pour donner de l’eau, est tout à fait indépendant de la température et de la pression ; il demeure le même dans toutes les conditions, ce qui rend très vraisemblable l’existence d’une loi générale.

Quelques années plus tard, Gay-Lussac prouva expérimentalement que, dans tous les cas alors connus ou pratiquement réalisables, les volumes de deux ou plusieurs gaz, qui se combinent ou prennent part à des réactions chimiques, sont dans des rapports simples. Il n’hésita pas à ériger ce fait en une loi générale, connue depuis lors sous le nom de loi de Gay-Lussac (c’est plutôt une des lois de Gay-Lussac, car il en a découvert plusieurs autres). Elle a joué un rôle fondamental en chimie.

Il faut se représenter que, dans les toutes premières années du xixe siècle, les découvertes de Richter étaient passées inaperçues, tandis que l’hypothèse atomique de Dalton et ses conséquences quantitatives pour les poids de combinaison commençait à fixer l’attention des chimistes. On pourrait croire que Dalton salua cette découverte comme un appui précieux apporté à ses vues personnelles, puisqu’elle établissait l’existence de rapports particulièrement simples entre le nombre des atomes et le volume des gaz. Mais, ni à ce moment, ni jamais dans la suite, Dalton ne voulut se convaincre de l’exactitude de la loi de Gay-Lussac : exemple instructif de la psychologie des savants.

Berzélius s’occupait alors très activement de vérifier les conséquences quantitatives de l’hypothèse de Dalton et saisissait avec empressement tous les moyens qui pouvaient conduire à la détermination des poids atomiques. Il reconnut tout de suite l’importance que la loi de Gay-Lussac avait pour la question, et chercha bientôt à l’y appliquer.

Les gaz se combinent selon leurs poids équivalents, et ils se combinent dans des rapports de volume simples. En rapprochant ces deux faits, on est vite amené à penser que les poids de volumes égaux peuvent être regardés comme proportionnels aux poids atomiques. Il y aurait là un moyen de trouver sans ambiguïté, parmi tous les multiples du poids équivalent le vrai poids atomique. Les poids atomiques seraient proportionnels aux poids de volumes égaux des gaz ou à leurs densités, et des volumes égaux des différents gaz contiendraient exactement le même nombre d’atomes.

Par exemple, l’oxygène étant seize fois plus dense que l’hydrogène, on devait conclure qu’un atome d’oxygène pèse seize fois plus qu’un atome d’hydrogène. Alors, un atome d’eau était formé de deux atomes d’hydrogène et d’un atome d’oxygène.

Tout cela allait très bien, mais les difficultés commencèrent pour la vapeur d’eau : un atome d’oxygène et deux atomes d’hydrogène ne peuvent donner plus d’un atome d’eau ; la vapeur d’eau devait alors occuper le même espace que l’oxygène qui entre dans sa composition. Mais elle occupe, en réalité, le volume de l’hydrogène, c’est-à-dire un volume double.

En admettant qu’un atome d’eau se compose d’un atome d’hydrogène et d’un demi-atome d’oxygène, on eût écarté cette difficulté, mais personne n’osait le faire, car on admettait que l’indivisibilité était un attribut de l’atome. Et Berzélius abandonna bientôt la théorie des volumes, parce qu’il n’y a pas à lutter contre les faits.

Très peu de temps après qu’on eut rencontré cette difficulté, les moyens de l’éviter, tout en conservant l’indivisibilité de l’atome, furent indiqués par deux physiciens, Amadeo Avogadro (1776-1850) et André-Marie Ampère (1755-1836), qui, indépendamment l’un de l’autre, développèrent les mêmes idées. Conservons notre exemple deux volumes de vapeur d’eau contiennent un volume d’oxygène, et, si l’on ne veut pas de demi-atomes d’oxygène, on n’a qu’à admettre que le gaz oxygène est formé d’atomes doubles. Alors, un atome de vapeur d’eau contiendrait un atome simple d’oxygène. L’étude de tous les autres cas existants montre qu’il n’est pas nécessaire d’admettre de rapport plus compliqué ; il suffit de supposer l’existence d’atomes doubles pour pouvoir représenter toutes les autres combinaisons gazeuses, et on peut admettre que des volumes égaux des différents gaz contiennent le même nombre de ces petites particules. Ces plus petites particules ou molécules des gaz ne sont plus identiques avec les atomes ; pour les éléments gazeux ordinaires, on doit les envisager comme formées de deux atomes égaux.

La marche des idées ne s’est pas faite si simplement que je viens de l’exposer en raccourci. Ampère avait songé à d’autres relations de nature cristallographique, et, pour les représenter, il avait admis dans les plus petites particules des gaz, non pas deux atomes, mais quatre. On hésita d’abord sur le nom à donner à ces particules pour les distinguer des atomes.

Actuellement, on les nomme molécules et on réserve le nom d’atomes pour les plus petites particules élémentaires. Atomes et molécules sont naturellement aussi hypothétiques les uns que les autres.

On aurait pu penser que Berzélius saluerait avec joie cette disparition d’une difficulté, qui l’avait empêché de maintenir la théorie des volumes. Ce ne fut pas le cas. Berzélius reconnut que la difficulté était écartée par cette distinction entre molécules et atomes, mais il prétendit qu’il n’y avait pas d’autre raison de faire cette distinction. Si une hypothèse ne cadre pas sous sa forme primitive avec les faits, on peut presque toujours, et très facilement, la modifier par des suppositions accessoires convenables, de façon à la remettre en harmonie avec l’expérience. Mais ces modifications expriment seulement le fait à expliquer sous une forme plus imagée, sans donner aucun résultat nouveau. Ces améliorations faites par des hypothèses ad hoc n’accroissent pas la science.

Berzélius avait pratiquement raison, car il s’écoula près d’un demi-siècle sans qu’on utilisât l’expédient indiqué par Avogadro et Ampère. Et c’est seulement quand fut mise en lumière la dépendance, d’ailleurs souhaitée par Berzélius, que la vieille idée fut reprise ; depuis lors, elle a prouvé son utilité et étendu son influence jusqu’à nos jours.

C’est principalement en chimie organique que se montra féconde l’idée d’Avogadro et d’Ampère. L’attention des savants, dans les premières années du xixe siècle, s’était surtout portée sur la chimie inorganique ; puis, la chimie organique se développa extraordinairement vite sous l’influence enthousiaste de Justus Liebig (1803-1873), et fixa bientôt l’intérêt. Tous les jours, on découvrait des corps nouveaux et ces trésors si rapidement acquis demandaient à être bien classés. La conception et la classification des produits organiques devinrent alors une question fondamentale.

En chimie inorganique, s’était développée une vue que Berzélius, avec une énergie opiniâtre, voulut appliquer au nouveau royaume : c’était le dualisme électrochimique, d’après lequel toute combinaison possède deux parties constitutives : l’une positive, l’autre négative.

Les découvertes de Richter nous ont déjà montré l’importance, fondamentale pour le développement des théories chimiques, de cette représentation provenant de l’étude des sels, et nous la retrouverons encore maintes fois. Le point de vue dualiste convient très bien pour les sels halogènes, qui ne sont formés que de deux éléments ; mais, pour les sels oxygénés, contenant au moins trois éléments, naissent déjà des difficultés. Selon Berzélius, ces sels se composent d’un oxyde basique et d’un oxyde acide (l’anhydride d’acide) ; c’est l’origine du concept de radical ou complexe d’atomes, qui se comporte comme un élément, en ce qu’il peut passer d’une combinaison à l’autre, sans que sa composition se modifie.

On recourut à ce concept de radical pour systématiser les composés organiques, qui contiennent au moins trois éléments, et on définit la chimie organique : la chimie des radicaux composés. Gay-Lussac avait fait du cyanogène et de ses combinaisons une étude pénétrante et magistrale, qui caractérisait ce corps comme un radical montrant avec les halogènes la plus grande ressemblance, et présentant certains rapports avec les corps de la chimie organique.

On considéra l’alcool comme l’hydrate d’un radical hydrocarboné et on étudia les rapports de l’alcool et de l’éther. On pouvait obtenir l’éther en enlevant de l’eau à l’alcool ; il était donc naturel de penser que l’éther était le premier hydrate, et l’alcool le second hydrate d’un carbure d’hydrogène C4 H8, comme l’expriment les deux formules C4 H8 (H2 O) et C4 H8 . 2 (H2 O) (notation moderne).

On objecta à cela que si les formules des deux corps sont rapportées à des volumes de vapeur égaux, on ne trouve dans l’alcool que la moitié du nombre des atomes de carbone qui sont dans l’éther, et que par conséquent la relation supposée ne peut être exacte. Les défenseurs de la théorie des radicaux répondirent que le fait devait faire rejeter le calcul des formules pour des volumes égaux de vapeur.

Alors parut le célèbre travail de Williamson (1824-1904), qui fit valoir le raisonnement suivant : si, conformément aux rapports des densités de vapeur, on lui attribue une formule doublée par rapport à celle de l’alcool, l’éther contient deux radicaux de carbure d’hydrogène, tandis que l’alcool n’en contient qu’un. Mais alors on doit pouvoir fabriquer un éther contenant deux radicaux différents. Williamson fit une analyse expérimentale très remarquable des réactions qui se passent pendant la formation bien connue de l’éther à partir de l’alcool et de l’acide sulfurique, et, s’étant rendu maître des méthodes correspondantes, il réussit à préparer de l’éther renfermant deux radicaux différents.

On pouvait tirer de ce fait cette conclusion plus générale : les formules chimiques rapportées à des volumes égaux de vapeur représentent mieux que d’autres formules les relations et les transformations réciproques des combinaisons organiques, et on peut reconnaître à ces formules l’importance d’une méthode. Puis d’autres exemples concordant avec le cas de l’éther furent signalés et des concepts déjà anciens reparurent (p. 78). Le concept de molécule ou de poids moléculaire, qui fit alors son entrée dans la science, a conservé son importance jusqu’à nos jours.

D’abord ce concept fut exclusivement compris d’une façon intuitive selon l’hypothèse atomique, et, jusqu’à aujourd’hui les traités définissent la molécule comme la plus petite quantité de matière qui puisse exister à l’état libre. Évidemment, il ne faut pas prendre cette définition à la lettre. On n’a jamais institué d’expériences sur les plus petites quantités de matière qui puissent exister à l’état libre, et on ne peut pas dire s’il en faudrait un million ou un quatrillion pour faire un milligramme. Aussi toute l’histoire du développement de ce concept de molécule montre qu’il ne s’agit pas du tout de nombres absolus, mais seulement de nombres relatifs. À cet égard, les poids moléculaires sont comme les poids atomiques. Nous devons donc nous demander quelle est la signification du concept de poids moléculaire, abstraction faite des représentations hypothétiques qui s’y rattachent.

Voici la réponse conforme à ce qui vient d’être dit : les quantités de matière qui, à l’état gazeux, occupent le même volume dans les mêmes conditions, présentent des rapports chimiques particulièrement simples. En nous servant de l’équation bien connue des gaz p v = R T, où p désigne la pression, v le volume, T la température absolue et R une quantité qui reste constante pour une masse donnée du gaz, et qui est d’ailleurs proportionnelle à cette masse, nous pouvons exprimer le même fait d’une manière encore plus nette. Les masses de différents gaz pour lesquelles R a la même valeur sont proportionnelles aux poids moléculaires de ces gaz. Si on détermine la valeur de R par exemple pour 2 × 16 = 32 grammes d’oxygène, 32 étant le poids moléculaire pris arbitrairement double du poids atomique de l’oxygène, on trouve le poids moléculaire de n’importe quel autre gaz, en prenant la masse de ce gaz pour laquelle la valeur de R est la même que pour 32 grammes d’oxygène. C’est cette valeur qui est habituellement désignée par R.

Comment se fait-il que cette constante R représente avec les poids équivalents une relation si remarquable ? C’est que nous avons affaire à un cas particulier d’une loi plus générale. Si, par l’électrolyse, on détermine les masses des différents corps qui voyagent avec les mêmes quantités d’électricité, on trouve, comme nous le verrons plus tard en détail, que ces masses sont chimiquement comparables, ce sont les équivalents chimiques conformément à la loi de Faraday. Si l’on détermine pour différents éléments, les masses qui ont même capacité calorifique, on obtient de nouveau des masses chimiquement comparables, savoir les poids atomiques. Et il y a encore d’autres lois exprimant que les masses de différents corps auxquelles correspondent des valeurs égales de certaines grandeurs — grandeurs de capacité des différentes énergies — sont chimiquement comparables. Les poids équivalents ou poids de combinaison ne sont eux-mêmes autre chose que les grandeurs de capacité pour l’énergie chimique. Il s’agit donc ici d’une relation générale des grandeurs de capacité des diverses sortes d’énergie pour différents corps, c’est-à-dire pour différents complexes d’énergie.

Ces considérations ne se trouvent généralement pas dans les traités actuels. Par suite du développement croissant des représentations atomiques, qui ont servi aussi à figurer les rapports d’isomérie, comme nous le verrons au chapitre suivant, les chimistes se sont de plus en plus habitués à considérer les atomes comme des êtres réels, et à se servir du poids moléculaire, que la considération des atomes a rendu intuitif, et qui est le plus approprié à l’exposé des expériences et des théories chimiques.

Selon la théorie atomique, les formules moléculaires doivent être écrites de façon à ne pas faire intervenir de fractions d’atomes parce que dans cette théorie il n’en existe pas. Présentée sous une forme plus affranchie d’hypothèses, cette condition signifie que, en écrivant les formules, il faut éviter de fractionner les poids atomiques. C’est naturellement tout à fait arbitraire et nous pourrions aussi bien écrire les formules moléculaires O et H. Cela n’aurait d’autre conséquence que de nous forcer à écrire la formule de l’eau H O1/2 pour la rapporter au même volume, et il n’y a rien à objecter à cela tant que O et H sont pour nous de pures désignations pour les poids de combinaison des éléments en question. On aurait même ainsi l’avantage de donner la même valeur au poids équivalent et au poids moléculaire des éléments-types, l’oxygène, l’hydrogène, etc. Tous les professeurs savent quelles difficultés les commençants éprouvent pour apprendre que le poids atomique de l’oxygène est 16 et son poids moléculaire 32. Cependant la crainte des fractions d’atomes est beaucoup trop grande et trop répandue pour que je puisse songer non pas à faire cette proposition, mais à en espérer la réalisation.

Comme je l’ait dit, il suffit de doubler tout simplement les poids équivalents des éléments oxygène, hydrogène, etc., pour avoir des formules moléculaires qui se rapportent à des volumes de gaz égaux. Par là on évite les fractions d’atomes ; le résultat parut d’ailleurs menacé de ce côté pendant quelque temps, mais la contradiction a pu être levée de façon satisfaisante, et ce succès n’a pas peu contribué à l’extension de l’hypothèse moléculaire.

Il y avait un groupe bien défini de corps, notamment les sels ammoniacaux, qui n’étaient pas en harmonie avec l’hypothèse moléculaire en ce qui concerne les densités de vapeur. Pour le chlorure d’ammonium par exemple, on trouvait une densité de vapeur qui ne donnait pas au poids moléculaire la valeur 53,5 correspondant à la formule Az H4 Cl, mais une valeur moitié moindre.

À peine cette contradiction était-elle signalée par les adversaires de l’hypothèse moléculaire qu’on indiqua de différents côtés une façon possible de la lever. Il suffisait, pour expliquer le phénomène observé, d’admettre que la vapeur de chlorure d’ammonium ne contient pas la combinaison intacte, mais un mélange de gaz acide chlorhydrique H Cl et d’ammoniaque N H3. Par cette décomposition, chacune des molécules en donne deux, ce qui double le volume et diminue la densité de moitié. Les adversaires de la théorie, tout en acceptant la possibilité du fait, firent remarquer à juste titre que la preuve n’en était pas encore donnée, et qu’elle devait être apportée par ceux qui affirmaient l’existence de cette décomposition.

On reconnut alors combien il est difficile de distinguer si une masse de gaz homogène est un gaz pur ou un mélange, ou plus exactement une solution. D’ordinaire on s’en assure en liquéfiant ou solidifiant le gaz, et en observant si cette transformation se fait oui ou non à température et à pression constantes : dans le premier cas, on a affaire à un corps pur, dans le second, à une solution. On savait que la vapeur du chlorhydrate d’ammonium se condense sous pression constante en chlorhydrate solide pur, mais cela pouvait tenir aussi à une recombinaison des deux gaz, au moment de la condensation. Il fallait montrer l’état de décomposition de la vapeur sans qu’elle abandonnât l’état gazeux.

Pébal résolut le problème : il mit à profit ce fait que les différents gaz ne se diffusent pas avec la même vitesse. Si la vapeur du sel ammoniac est formé d’ammoniaque et d’acide chlorhydrique, l’ammoniaque qui est plus léger doit, d’après une loi expérimentale, traverser plus vite une paroi poreuse que l’acide chlorhydrique plus lourd, et la composition de la vapeur doit changer, tandis que, dans l’autre cas, elle resterait constante. Pébal montra que, quand il y a diffusion de la vapeur à travers une paroi d’amiante, le résidu devient acide, et que la partie qui a traversé la paroi présente une réaction alcaline, résultat conforme aux prévisions théoriques.

On objecta que la paroi d’amiante pouvait agir sur la vapeur de sel ammoniac et la décomposer. Pébal répéta l’expérience en employant une paroi de sel ammoniac contre laquelle on ne pouvait plus élever la même objection, et le résultat fut identique. On montra encore que la diffusion libre sans aucune paroi produit exactement le même effet.

Mais les contradicteurs ne cédèrent pas si facilement. Ils prétendirent que la diffusion même peut provoquer la décomposition. On leur répliqua avec raison que la séparation par diffusion est due à ce que les deux gaz présents possèdent des vitesses de diffusion différente ; tant que la décomposition ne s’est pas effectuée, les propriétés des corps résultant de la décomposition ne peuvent se manifester. Alors les adversaires déclarèrent qu’ils étaient disposés à accorder une petite séparation : puisque la diffusion éloigne constamment les parties séparées des gaz l’une de l’autre, cela suffisait pour donner finalement un effet de séparation notable comme celui qu’on observait.

Les défenseurs de l’hypothèse moléculaire restèrent d’abord sans réponse, n’ayant sous la main aucun moyen de mesurer la séparation dans ce cas. Pourtant sur un autre exemple, avec l’hydrate de chloral, on put effectuer une mesure de cette sorte. L’hydrate de chloral présente également une densité de vapeur trop faible, et on avait admis que sa vapeur se décompose en eau et en chloral. Si donc elle contient moitié de vapeur d’eau, un corps contenant de l’eau ne se désagrégera pas à son contact, en supposant que la tension de la vapeur d’eau qui correspond à sa désagrégation soit plus petite que la moitié de la tension de vapeur de l’eau pure : au contraire, si la vapeur est une vapeur sèche, il devra se désagréger.

C’étaient des considérations tout à fait exactes et très en avance sur l’époque (il s’agit à peu près des environs de 1865) ; malheureusement, elles ne prirent pas l’importance qu’elles méritaient, car, pendant que Wurtz, qui avait exprimé ces idées, faisait l’expérience et trouvait que la vapeur d’hydrate de chloral se comportait comme une vapeur humide, ses adversaires prétendaient avoir observé le contraire. Ainsi l’affaire semblait demeurer indécise. La discussion s’était limitée à un petit groupe de chimistes, et il ne paraissait pas très urgent de faire des efforts particuliers pour les convertir, ce qui semblait d’ailleurs sans espoir.

Plus récemment, des faits tout différents ont très heureusement permis de combler cette lacune. On avait observé que beaucoup de gaz, qui réagissaient très vivement les uns sur les autres dans les conditions ordinaires, perdaient cette tendance, si on les débarrassait très soigneusement de toute trace de vapeur d’eau. On pouvait expliquer cela en disant que la vapeur agit dans ces circonstances comme un catalyseur, c’est-à-dire accélère notablement la réaction, extraordinairement lente pour les gaz secs. Si, à l’avance, on débarrasse aussi complètement que possible le sel ammoniac de son eau (les appareils doivent naturellement être desséchés en même temps avec un soin extrême), il se dissocie si lentement qu’on peut facilement observer sa densité normale. En ajoutant une trace de vapeur d’eau, on voit le volume se doubler. De même, un mélange d’acide chlorhydrique et d’ammoniaque, à l’état sec, se combine lui aussi tout à fait lentement, de façon inappréciable, comme l’exige la théorie d’après laquelle les influences catalytiques accélèrent ou ralentissent les deux phénomènes, combinaison ou décomposition.

Une autre question, qui se présente immédiatement, est celle de l’exactitude de la loi de Gay-Lussac. La loi des poids équivalents et la loi de Faraday se sont montrées si exactes qu’on n’a pas réussi, jusqu’à présent, à les trouver en défaut ; au contraire, la loi de Dulong et Petit n’est que grossièrement approchée et on a généralement reconnu que les diverses lois relatives à la conservation des grandeurs de capacité représentent les résultats expérimentaux avec des approximations très différentes. La loi générale des gaz ne s’applique pas exactement aux gaz réels, qui s’écartent tous, chacun à leur façon, de la relation simple représentée par l’équation p v = R T. Cette équation ne correspond donc pas à un gaz réel, mais bien à un gaz idéal, et cela paraît nettement fixer le rôle de la loi de Gay-Lussac : ce n’est pour les gaz réels qu’une loi approchée, une loi-limite.

Cependant la cause n’est pas tout à fait désespérée ; et précisément ce nom de loi-limite marque le point qui nous laisse encore quelque espoir de trouver la loi exacte. L’expression loi-limite signifie que la loi s’applique d’autant mieux qu’on se rapproche davantage d’une certaine limite et que, à cette limite, la loi serait rigoureusement exacte. Nous savons par les mathématiques que les limites se trouvent d’ordinaire à l’infini, c’est-à-dire hors d’atteinte. Dans notre cas, il en est un peu autrement. Les gaz obéissent d’autant plus exactement à la loi simple que leur pression est plus faible, et, par suite, leur volume plus grand. Sous une pression infiniment petite, tous les gaz se comporteraient comme un gaz idéal. La température n’a pas d’influence notable sur l’exactitude de la loi des gaz ; son influence n’a pas toujours le même sens, et nous ne nous en occuperons pas.

L’infini physique n’est pas absolument calqué sur l’infini mathématique. On peut pousser un calcul mathématique jusqu’à tel degré d’approximation que l’on désire, et, tant que l’on reste dans le fini, il persiste une erreur assignable ; si petite qu’elle soit, cette erreur est toujours de grandeur finie. Mais, pour les mesures physiques, il y a une limite d’erreur : tout ce qui tombe en dessous de la plus petite différence observable est pour nous pratiquement nul ; nous ne connaissons ni son existence, ni sa grandeur, nous savons seulement que c’est une quantité plus petite qu’une quantité donnée. Cela déplace la question. Peut-on atteindre expérimentalement des états dans lesquels les écarts avec la loi des gaz soient inférieurs aux erreurs que comportent forcément les mesures ?

La réponse est affirmative ; elle est pourtant affectée d’une restriction qui semble d’abord lui enlever une grande partie de sa valeur. Plus la pression est petite, plus le gaz se rapproche de l’état limite parfait ; mais plus aussi diminue l’exactitude de nos mesures de pression. Par suite, nous ne savons pas bien si la disparition des écarts à faible pression est due à ce que ces écarts sont très petits, ou à ce que les erreurs d’expérience sont assez grandes.

Il y a encore une autre voie qui nous mène plus près du but. Les gaz réels s’écartent de la loi simple, mais fort peu, et, en gros, ils se comportent comme la loi l’exige. On peut représenter les phénomènes d’une façon très suffisante en ajoutant à la loi simple des termes complémentaires qui expriment ces écarts, et qui, par conséquent, tendent vers zéro pour des pressions infiniment petites et des volumes infiniment grands. Dans une équation de ce genre, appliquée au cas d’un gaz réel, faisons tendre la pression vers zéro et le volume vers l’infini, les termes qui restent ne représentent pas seulement un gaz idéal, mais ils correspondent au gaz réel à la limite, c’est-à-dire pour une toute petite pression et un très grand volume. Voici, dès lors, comment se pose la question ces gaz fictifs particuliers : suivent-ils la loi de Gay-Lussac en deçà des erreurs de mesure ou non ? Ici les mesures peuvent se faire dans les conditions les plus favorables, de sorte que l’exactitude peut être poussée aussi loin que le permettent les ressources techniques : on peut donc soumettre la loi de Gay-Lussac à un contrôle très serré.

Pour nous représenter comment ce contrôle s’effectue, rappelons-nous que, en théorie, la constante R de l’équation p v = R T prend la même valeur pour des masses chimiquement comparables des différents gaz. Pratiquement, cette valeur varie un peu pour les différents gaz suivant qu’ils s’écartent plus ou moins de la loi ; pour le même gaz, elle varie avec la pression, puisque les écarts deviennent plus grands quand la pression augmente. Nous pouvons apporter à la loi des gaz les corrections indiquées plus haut et calculer la constante R correspondante, affranchie de l’influence de la pression et du volume. Si la loi de Gay-Lussac est rigoureusement applicable, on doit trouver la même valeur quand on rapporte cette constante à des masses comparables des gaz, puisque ces masses sont données, indépendamment de toutes mesures sur les volumes des gaz, par les poids équivalents ou par leurs multiples.

De toutes les formules proposées pour représenter les propriétés des gaz réels, la plus connue et la plus féconde est celle de van der Waals, qui apporte certaines corrections au volume et à la pression du gaz expérimentalement mesurés. Les gaz se comportent, surtout pour les fortes pressions, comme si une partie seulement était soumise à la loi de Boyle, l’autre partie étant pratiquement incompressible. Si v contribue à représenter le volume total et si b désigne cette partie incompressible, la différence vb représente la partie qui obéit à la loi de Boyle.

Quant à la pression, tout se passe comme si à la pression extérieure de gaz mesurée au manomètre s’ajoutait une pression inhérente à sa nature, ou pression intérieure. Cette pression intérieure dépend beaucoup du volume total : elle augmente très rapidement quand le volume diminue. On a reconnu que l’hypothèse d’une pression intérieure inversement proportionnelle au carré du volume était dans bien des cas suffisamment approchée. Par suite, dans l’équation des gaz, nous remplacerons la pression extérieure p par la somme de cette pression et de la pression intérieure a/v², soit p + a/v², où a est une constante, savoir la valeur de la pression intérieure quand le volume est égal à l’unité.

Introduisons ces valeurs corrigées dans l’équation des gaz ; elle devient :

(p + a/v²) (vb) = R T

Les mesures faites sur un gaz pour différentes valeurs du volume et de la pression nous mettent à même de calculer les deux constantes a et b, puis, en introduisant ces valeurs dans l’équation ci-dessus, nous pouvons en tirer pour les différents gaz la valeur de R rapportée au poids moléculaire, c’est-à-dire au poids équivalent ou à un de ses multiples, et vérifier ensuite si pour les différents gaz ces valeurs de R sont égales dans les limites des erreurs d’expériences.

Dans ces derniers temps, on a fait maintes fois des calculs de ce genre. Ils ont montré que la loi de Gay-Lussac s’applique aux gaz rapportés à l’état limite idéal d’une façon aussi exacte qu’il est possible de le vérifier actuellement.

Nous arrivons ainsi à penser d’une façon générale que les autres lois analogues, qui jusqu’à présent ne se sont pas montrées aussi exactes, pourraient être également transformées en lois rigoureuses par une modification correspondante, séparant la partie variable de la grandeur en question de sa partie invariable. L’avenir apportera sans doute une réponse décisive à ce sujet.