L’Évolution Française sous la Troisième République/Chapitre XIII

chapitre xiii

les idées et les mœurs

La survivance des idées. — Jugements étrangers sur la France. — Le culte de la forme. — Stagnation scientifique et littérature malsaine. — Influence de la démocratie sur les lettres et le langage. — Le réveil : Taine et Renan. — La revanche sur l’immoralité. — La famille et la femme françaises. — Décroissance de la population. — La loi successorale et le malthusianisme.

On s’est souvent donné pour mission de rechercher les rapports entre les idées et les mœurs d’un peuple. Ardue déjà quand il s’agit du passé, une semblable tâche excède véritablement les forces des contemporains. Ces rapports existent, ils sont étroits ; mais, pour les connaître, il faudrait pouvoir déterminer quelles sont, à un moment précis de son histoire, les idées du peuple qu’on veut étudier. Là, précisément, est la difficulté. On l’a dit, « la survivance est une loi de la psychologie des peuples. Des idées autrefois dominantes continuent à s’exprimer alors qu’elles ont perdu depuis longtemps leur efficacité, et on continue de tenir le même langage quoiqu’on ait commencé à agir, parfois sans le savoir, d’après d’autres principes[1]. » Cette vérité a souvent été méconnue. Elle ne s’applique pas aux grands mouvements réformateurs qui ont agité le monde, mais aux transformations lentes de la vie publique. Dans les temps de révolution, l’idée précède l’acte, bien que souvent l’acte dépasse l’idée ; mais dans les temps d’évolution il arrive que la théorie ne s’énonce et parfois même ne se forme qu’après la pratique et d’après elle. De là des contradictions — faites pour égarer l’historien — entre l’état social et les productions artistiques ou littéraires d’une nation. Ces contradictions s’augmentent encore quand il s’agit de la nation française. Plus qu’aucune autre elle a été soumise, au cours du présent siècle, à d’incessantes agitations, à de brusques changements. Son avènemnent à la civilisation moderne a été pénible et troublé ; sa recherche de l’équilibre a été compromise par les efforts mêmes tentés pour l’obtenir ; sa marche vers la science a été entravée, sa conception de La loi morale faussée par les hommes et les circonstances. Il lui est arrivé de perdre de vue le but à atteindre et de ne plus savoir s’il en existait un quelque part. Logiquement, rien n’aurait dû rester debout, après tant de secousses, de ce qui fait la véritable force d’une collectivité, à savoir l’accord sur certains principes généraux de conscience et de jugement.

L’étranger qui étudie la France contemporaine est induit à penser que cet accord n’existe plus. Sa raison le lui suggère ; les documents qu’il consulte le lui confirment. L’histoire, la littérature et la statistique s’unissent, à ses yeux, pour condamner le citoyen français : il le juge ingouvernable et débauché, impuissant à faire progresser la race et à rien organiser de définitif. La prospérité nationale, se dit-il, n’est jamais sortie de l’instabilité politique ; jamais la vertu n’a vécu en bonne harmonie avec l’immoralité. Or l’immoralité et l’instabilité sont un double chancre dont la France est atteinte. Ses destinées sont donc irrémédiablement compromises. Telle est la conclusion de maints travaux publiés au delà de nos frontières, qui ont soulevé nos colères et nous ont fait croire à un parti pris de dénigrement, alors que leurs auteurs étaient simplement coupables d’une analyse trop serrée et de déductions trop rigoureuses. Combien de fois n’avons-nous pas récusé comme étant inspirés par la haine les témoignages d’écrivains qui s’étaient appliqués à nous juger d’après les documents fournis par nous-mêmes et classés selon la méthode scientifique ? Ni leurs raisonnements n’étaient faux, ni nos récriminations n’étaient injustes. Nous avons conscience de valoir mieux que les portraits qu’on fait de nous, mais ces portraits sont faits avec des couleurs fabriquées par nos soins ; pour nous juger sainement, il faudrait donc admettre que la manière de vivre et les habitudes d’esprit du peuple français sont depuis longtemps en désaccord, et qu’il coexiste deux France dont l’une s’amuse de ce qu’écrit l’autre, sans le mettre en pratique. Une semblable dualité d’existence nationale a beau n’être pas rare dans nos annales[2], elle s’impose difficilement à l’esprit.

En ce qui concerne les mœurs publiques, nous avons démenti les pronostics de nos détracteurs. Les pages qui précèdent contiennent le récit d’événements bien faits pour les dérouter ; le plus illustre d’entre eux, le prince de Bismarck, s’y est trompé tout le premier, et il suffit de parcourir les principaux organes de l’opinion étrangère pour relever des appréciations dont les faits n’ont guère tardé à souligner l’inexactitude. Mais lorsqu’il s’agit des mœurs privées, la preuve est plus difficile à faire. On ne peut le tenter qu’indirectement en jetant un rapide coup d’œil sur l’évolution subie depuis vingt-cinq ans par ces grands propagateurs d’erreur ou de vérité, le livre et le journal, et par cette institution fondamentale de la nation moderne, la famille.

Il est superflu de rappeler les beautés et l’ampleur du patrimoine littéraire de la France ; mais il n’est pas inutile de faire observer que les derniers siècles nous ont appris à parler et à écrire plutôt qu’à penser. À cet égard des traditions précises nous sont restées. Le culte de la forme ne comble, chez nous, que des fidèles. Les sujets ont varié d’une époque à une autre : le souci d’en faire un exposé délicat, élégant, disert, est demeuré presque invariable. C’est là une parenté commune entre les œuvres si différentes produites par le génie français que l’extrême noblesse et l’extrême mesquinerie ont inspiré tour à tour. Le duel des grands sentiments et des petites passions est caractéristique de la littérature française ; il a repris, il y a soixante ans, avec une intensité fiévreuse. Sous la monarchie de Juillet, la lutte fut âpre. L’état de la science demeurait stationnaire ; les idées fécondes et les ardeurs généreuses étaient comprimées ; de grands esprits se révoltaient ; mais les œuvres durables, échappées de leur plume, n’étaient point comprises d’un public essentiellement matérialiste dans ses tendances et borné dans ses aspirations. La littérature d’imagination triompha. Les âmes bourgeoises se complaisent, par contraste, au récit d’aventures qu’elles n’auraient pas l’audace d’affronter, et il n’y a rien de tel qu’un citoyen vertueux malgré lui pour apprécier les livres qui ne le sont point. La porte de l’immoralité fut ouverte par un poète d’une séduction rare dont l’influence a été, par la suite, immense et générale. Tout ce qui sait lire fut atteint. L’œuvre d’Alfred de Musset a servi de livre de chevet — on oserait presque dire de bréviaire — à toute une génération. Elle contient du poison pour tous les âges et toutes les natures, pour les simples et pour les raffinés, pour l’adolescence et pour l’âge mûr.

Sous le second Empire, la lutte cessa. L’opinion n’avait plus aucun souci du haut enseignement : « Elle se contentait des licenciés en droit et des docteurs en médecine qu’il fournissait… les besoins pratiques avaient satisfaction[3]. » Dans l’humide obscurité de leurs laboratoires en sous-sol, quelques savants préparaient l’avenir : on ne se moquait même pas d’eux. Des écrivains de génie cherchaient un éditeur ; les romanciers seuls en trouvaient. L’analyse maladive de l’amour physique infestait le roman ; la débauche et l’adultère servaient de thème à tous les récits. On n’absorbe pas impunément les substances vénéneuses. Les classes élevées se corrompirent rapidement. Le bien et le mal furent contraints de vivre dans une méprisable promiscuité. Les idées se gangrenèrent. On admit, notamment, en matière d’éducation, les plus étranges théories. Certains écarts de conduite furent considérés pour la jeunesse comme une épreuve salutaire, et l’indulgence qu’on affichait à l’égard de ceux qui apprenaient de la sorte à « connaître la vie » se mêla de quelque dédain envers le travail et la vertu. Le théâtre servit à exposer des thèses subversives sur le mariage et la famille. L’art aspira à un facile idéal de voluptueuse légèreté. La pensée française s’endormait comme en une vague rêverie d’opium. Chose curieuse ! l’année terrible n’apporta ni remède, ni changement. La guerre terminée, on retrouva le goût des mêmes lectures, des mêmes amusements. Seulement, la presse, devenue libre, fournit un débouché de plus à cette prose malsaine qu’à l’étranger on appelait couramment la « prose française », et l’influence de la démocratie s’exerça d’une manière plus forte et plus directe.

La démocratie pousse à la surproduction, et la surproduction entraine après soi tout un cortège de néfastes conséquences ; conséquences sociales d’abord. Que de rêves irréalisés, d’ambitions déçues qui se tournent en aigreur à l’égard de la société ! Nombreux sont les écrivains méconnus et dignes de l’être, mais convaincus de leur propre génie, qui vont grossir les rangs des mécontents et former l’état-major de la révolution. La presse produit beaucoup de ratés ; le livre encore bien davantage. D’autre part, ceux qui réussissent n’obtiennent ni sécurité, ni repos. Ils doivent vivre sur la brèche pour préserver des caprices de la fortune leur popularité si péniblement acquise. Ils sont dans l’obligation de ne s’arrêter jamais dans la voie ascendante sinon du talent, du moins de la réclame. Cette réclame, ils la réalisent par des moyens multiples. Le pessimisme noir de leurs conclusions attire l’attention sur eux, ainsi que le choix qu’ils font de sujets excentriques ou répugnants. « Il y a aujourd’hui au théâtre, dans la poésie, dans le roman, écrit M. Legouvé[4], une école bien étrange. Les chefs de cette école ont pour objet l’étude de l’âme humaine, mais dans cette étude ils ne s’attachent qu’à ce qui est morbide. Pour eux, la santé morale, les sentiments simples et naturels ne comptent pas. » Dès que leur notoriété le leur permet, ils montent eux-mêmes sur la scène, se substituant à leur œuvre. Le cabotinage littéraire est sans limites : un romancier en renom qui se déplace prend des allures de chef de mission ; il communique ses itinéraires au public à l’avance, pour donner le temps aux étrangers qu’il va honorer de sa visite de lui préparer de glorieuses réceptions ; les frontières franchies, il demeure en rapports télégraphiques avec les journaux de son pays et leur adresse, après chaque banquet, des bulletins de victoire qui rappellent ceux de la Grande Armée. Aux échelons inférieurs de la célébrité, on a recours à des revues d’admiration mutuelle, dont les collaborateurs s’encensent à tour de rôle le plus sérieusement du monde. Ils se qualifient entre eux « d’hommes puissants », et lorsqu’en quelque pamphlet l’un d’eux répand contre la société le fiel dont son âme est remplie, on dit de lui qu’il est « l’adversaire fatal des institutions du siècle ». Ces exagéralions perpétuelles auxquelles nul n’échappe[5] appauvrissent la langue. Il y a des époques où tout s’énonce clairement, les mots ne servant qu’à exprimer des idées. Il y en a d’autres où les mots remplacent les idées, où l’on s’applique à les ranger d’une manière ingénieuse, piquante, harmonieuse. Il y en a enfin où les idées semblent à ce point compliquées qu’il n’existe pas assez de mots pour les traduire. On en invente de nouveaux ; on en emprunte aux langues étrangères. L’écrivain les accumule en gradations pénibles. Mettre son idée à la portée du lecteur semble exiger de sa part un effort excessif de simplification. Si l’on se donne la peine de percer à jour cette fantasmagorie, la pensée centrale apparaît toute simple, toute facile à dire, réduite à ce qui, en d’autres temps, se fût exprimé très brièvement. À lire certains de nos auteurs modernes, vous vous croyez ramené aux beaux jours de la scolastique, tant ils prennent plaisir à compliquer et à embrouiller toutes choses[6].

On ne saurait dire combien de temps il eût fallu pour que l’excès de tels maux déterminât une réaction. Les courants littéraires se forment avec une lenteur extrême. Les Français, par ailleurs, se lassent moins vite que d’autres de ce qui les divertit. Aussi le relèvement qui se manifeste, depuis quelques années, dans l’inspiration et dans les visées d’un grand nombre de leurs écrivains, n’est-il pas le fait d’une réaction. C’est le résultat direct de la diffusion de la méthode scientifique. On a coutume de dire que la science a fait, depuis un siècle, de merveilleux progrès. La chose est indéniable, mais ce qui a modifié entièrement les conditions dans lesquelles s’exercent les facultés de l’esprit humain et lui a ouvert des perspectives indéfinies, ce ne sont pas les faits, c’est la méthode ; ce ne sont pas les résultats, c’est le procédé. Les hommes ont appris que, si l’imagination crée parfois la beauté, la critique seule conduit à la vérité. L’analyse et la synthèse ont été appliquées à tous les ordres de phénomènes, et, tandis que se multipliaient les découvertes dans l’ordre naturel, on a utilisé dans l’ordre social des sources précieuses d’informations demeurées jusque-là improductives, en sorte que le passé s’est éclairci en même temps que le présent. Rapprochez le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet et la Cité antique de Fustel de Coulanges. Ces livres paraissent avoir été écrits par des êtres d’essence différente dont le cerveau ne serait point conformé de même. L’examen, la discussion, la comparaison des textes, l’étude de la valeur exacte des mots, la précision du raisonnement, la rigidité des déductions sont les voies par lesquelles désormais on tend à la certitude.

Cette révolution dans le fonctionnement de la pensée est à coup sûr la caractéristique du dix-neuvième siècle. Elle s’est opérée en majeure partie en dehors de la France et presque à son insu. Bercés par des mirages trompeurs et satisfaits par les productions faciles de leur imagination luxuriante, les Français ont ignoré, jusqu’aux approches de 1870, la montée de la science au delà de leurs frontières. Le mot même leur était étranger ; ils l’employaient comme synonyme de : sciences exactes. Fort heureusement, une poignée d’hommes d’élite, attirés précisément par ce qui écartait la foule, à savoir l’âpreté du labeur et l’austérité du sujet, avaient été chercher le nouveau Graal et l’avaient rapporté dans leur patrie, C’est à eux que la France doit d’avoir pu regagner rapidement le temps et le terrain perdus et d’avoir échappé à un Sedan intellectuel.

En tête de ceux-là, le premier par le génie et par l’influence qu’il a exercée est Hippolyte Taine. Cette influence est bien différente de ce qu’on avait cru tout d’abord ; on peut dire de Taine que ce qu’il a produit n’est rien à côté de ce qu’il a provoqué. En introduisant pour la première fois les démonstrations et les formules précisess dans un ordre de faits qui ne semblaient pas les comporter, Taine a donné aux tendances positives de son temps « une notation en quelque sorte algébrique qui en a redoublé la puissance[7] ». Il a présenté l’homme comme le produit de la race, du milieu et du moment, et son argument préféré était qu’il y a une force principe, une faculté maîtresse de laquelle, une fois bien saisie et bien située, la personnalité se dévelcppe tout entière comme une fleur, et l’œuvre d’art ensuite s’explique comme un fruit naturel[8] ». Les positivistes et les pessimistes lui surent gré de ses démonstrations, le croyant des leurs. Mais aucun sacrifice d’idées ne lui coûtait pour atteindre la vérité, et il prouva par la suite qu’il savait la poursuivre sous quelque déguisement et en quelque lieu que ce fût, si bien que les écoles les plus diverses ont pu se réclamer de lui et que ses ouvrages fournissent du renfort à toutes les armées. C’est là un fait extrêmement rare et qui ne pouvait manquer de frapper par sa nouveauté. Taine avait commencé à écrire en des jours de défaillance où l’on doutait de tout, sauf de la légitimité du doute, en sorte que le doute était devenu peu à peu une religion négative et que, même pour être rangé parmi les négateurs, il fallait réciter un Credo. Or la négation ne saurait longtemps satisfaire les hommes ; on était las de nier ; on ne pouvait pas croire, mais on voulait bien savoir. Taine prouva qu’il était possible d’apprendre en dehors de toute idée préconçue, de tout principe posé à priori ; que pour cela il suffisait d’aller de l’avant en donnant son attention à la moindre pierre du chemin, en n’éludant aucun obstacle, en n’admettant aucune entrave. Dût-elle ne pas produire de résultats directs, une telle méthode contenait le germe d’un perfectionnement illimité pour celui qui la mettait en pratique.

Ces choses toutefois n’étaient pas connues hors de l’enceinte d’un petit cénacle d’esprits ouverts et audacieux. La science ne pouvait conquérir la jeunesse française sans qu’on l’habillât, qu’on la rendit attrayante. Ce fut l’œuvre d’Ernest Renan. Dans le style de Taine, « l’épithète était toujours un argument : tout visait à instruire et à convaincre ; rien n’était sacrifié au désir de plaire ou de séduire[9] ». Dans celui de Renan, le poète transparaît sous le savant. « Son érudition lui fournit des aperçus profonds et nouveaux ; elle lui ouvre de tous côtés de ces perspectives lointaines qui semblent étendre à l’infini les sujets qu’il traite[10]. » Au début de sa carrière, il a établi sa réputation de savant par d’importants travaux ; il s’est acquis de la sorte le droit de parler la langue aérienne d’un poète. Nul ne sait comme lui mêler la fantaisie des suppositions ingénieuses aux données exactes du savoir. La richesse de son imagination égaye les enchaînements de sa logique, comme le rève coupe la vie. On lui reprochera, il est vrai, la liberté grande qu’il prend avec certains documents ; il les brise, les émiette « pour les ajuster à son plan et en composer, comme dans une verrière[11] », la figure qu’il a conçue. On se demandera si ce que la critique allemande à laissé debout en fait de monuments d’informations concernant l’histoire d’Israël ne constitue pas un « canevas à mailles trop larges pour supporter une broderie et qui ne peut être rempli que par des visions[12] ». À l’étranger, on en est même tout scandalisé ; mais, en France, la confiance n’est pas ébranlée, et l’enchantement est complet. Taine avait introduit ia science, et voici que Renan l’a baptisée ! Elle est française, désormais. Chacun veut aller à elle du moment que son culte s’accommode des délicatesses de forme, des subtilités de sentiments et comporte l’harmonie et la grâce extérieures. Et si fort est le courant créé par ces deux influences de Taine et de Renan, qu’il provoque une déviation de toute la littérature d’ordre supérieur. Ceux qui résistent sont entraînés avec les autres. On en vient à reconnaître que tout s’acquiert, que le talent, le génie même veulent être cultivés. L’intellectualisme, « cette perversion de l’esprit qui nous réduit à ne chercher dans la vie que le spectacle de la vie[13] », en reçoit une atteinte grave. La loi du travail cesse d’admettre des exceptions : les romanciers s’y soumettent comme les philosophes. La psychologie les conquiert. Sans doute, ils écrivent des pages et des pages pour analyser toutes les futilités de l’amour vulgaire ; leurs héros favoris sont des inutiles, des impuissants qui se mesurent, se sondent, se contemplent, qui se perdent dans le dédale de leurs pensées maigres et raisonnent les petits frissons qui courent sur leur chair. Chez le plus habile de ces écrivains, celui qui manie la langue avec le plus de talent, Maupassant, on chercherait en vain un type général susceptible de durer après que la mode de ses vêtements aura passé. Néanmoins, il y a effort, il y a recherche et labeur. Le bon grain, d’ailleurs, se développe. Daudet avait déjà stigmatisé certains vices sans donner de conclusion à ses satires. Bourget conclut nettement à une restauration de la loi morale[14], et Zola indique la nécessité d’un changement dans les rapports sociaux. Sur les confins de la littérature d’imagination, presque aussi lus et aussi goûtés que les romanciers, apparaissent ceux qui, avec Eug.-M. de Vogüé et à sa suite, « tâchent de guérir l’infirmité morale au lieu d’en triompher bruyamment[15] » ; et, enfin, il y a les apôtres d’une idée, d’une doctrine, Lavisse, Desjardins, Wagner…, qui entrevoient quelque bien et veulent le réaliser. À mesure que l’inspiration s’élève, la langue s’épure. Là encore, l’action de Renan s’exerce puissamment. « Un grand écrivain laisse après lui quelque chose de plus durable que ses écrits mêmes, a dit M. Gaston Boissier en parlant de Renan ; c’est la langue dont il s’est servi, qu’il a assouplie et façonnée à son usage et qui, même maniée par d’autres mains, garde toujours quelque chose du pli qu’il lui a donné. » Ces qualités du langage, auxquelles les Français sont tellement sensibles, apportent une force de plus au néo-idéalisme en arrêtant sur les lèvres de bien des lecteurs la vieille raillerie de Voltaire, toujours prête à s’échapper.

Mais, malgré tout, la littérature malsaine ne meurt pas. Elle n’est pas écrasée. Elle puise sa force dans l’habitude, cette seconde nature. Au lieu de descendre d’en haut, elle monte maintenant d’en bas où le cercle de ses fidèles s’est démesurément accru. L’idée pornographique maintient partout ses droits. Dans le journal, la politique et le commerce se restreignent pour lui faire une place, et les romanciers les plus célèbres se croient obligés de lui sacrifier pour avoir le droit de dire ensuite des choses honnêtes et sérieuses. Notez qu’elle n’a plus rien de cette gauloiserie chère à nos ancêtres et qui était l’expression de leur joie de vivre et de la franchise de leurs sensations. Elle n’est ni drôle ni franche ! Autrefois, d’ailleurs, il y avait plusieurs sources de gaieté ; aujourd’hui il n’y a plus que celle-là. Aussi le rire a-t-il quelque chose de nerveux, d’apprêté ; il lasse et souvent écœure. Dans l’image et dans la chanson, l’obscénité déborde. La loi a dû intervenir[16], mais l’initiative privée ne la seconde pas. On approuve la « ligue contre la licence des rues » ; on n’y adhère pas, de crainte du ridicule. Les agglomérations d’adolescents et de jeunes gens sont forcément les plus atteintes. Dans les collèges, le mal que dénonçait, il y a vingt ans, M. Sainte-Claire Deville ne s’est pas guéri tout seul et on n’y a pas remédié. Comment y remédier, au reste ? Des réformes scolaires ne suffiraient pas. L’air du dehors pénètre dans le collège, et cet air est vicié. L’adolescent connaît le genre d’existence de son aîné ; il en jouit par avance. Elle s’impose à lui avec le double attrait de ce qui est défendu et qu’on sait à portée. Devenu libre, il se grise avec les autres et en conserve ensuite une tache à son front et comme un poids sur sa vie. Longtemps après qu’il a renoncé aux plaisirs mauvais, la pensée mauvaise demeure en lui. Il est rentré dans le droit chemin, mais il regrette la voie tortueuse. Le devoir l’a repris, mais le souvenir du dérèglement le charme.

Car c’est un fait ; il renonce aux plaisirs mauvais ; il rentre dans le droit chemin ; le devoir le reprend. Sa vie s’éclaircit et se régularise. Qui fait ce miracle ? La France. La France le guérit par l’influence de ses longs siècles de vertu et d’honnêteté dont il subit l’inconsciente poussée ; par la force des liens familiaux dont le réseau, doucement, se resserre autour de lui ; par la suggestion des nobles instincts et des grandes traditions dont le réveil se fait en son être. « Martyrs silencieux, sacrifices muets à la justice et à l’honneur, luttes qui n’ont pas de témoins, victoires qui n’ont pas de triomphes, écrit M. Jean Honcey[17], nous passons à côté de vous sans deviner votre existence, et c’est de vous pourtant que nous vivons. » C’est bien ainsi que le Français vit de la France. La nation a été cimentée si fortement que ce qui désagrégerait une autre nation l’entame à peine. 1870 en a donné, pour ainsi dire, une preuve collective ; la résistance de la famille française en est une preuve individuelle et quotidienne. Si l’étranger dont nous parlions tout à l’heure, non content de compulser et d’annoter des documents écrits, veut en contrôler l’exactitude sur des documents vivants, il s’arrêtera, interdit, devant ce problème déroulant, et, s’il est consciencieux, ne pouvant le résoudre, il se taira. Le fait, du reste, est digne de remarque ; ceux qui connaissent la France superficiellement ou l’étudient de loin ont toujours mille choses à en dire ; ils dénoncent ses torts, réforment ses institutions, découvrent le comment et le pourquoi de ses erreurs. Mais ceux qui y ont vécu longuement et ont pénétré dans le détail de son existence n’ont garde de risquer un jugement d’ensemble. Ils sont effrayés par les éléments contradictoires qu’il faudrait concilier pour apprécier ce peuple à la fois mobile et stable, léger et profond, sceptique et croyant. Surtout ils ne distinguent pas comment s’opère en lui la division entre le bien et le mal ; la ligne de partage reste invisible. Presque partout ils notent la corruption des mœurs en même temps qu’ils constatent la force et l’union de la famille.

Celle-ci n’a pas changé : depuis des siècles, ses fondements sont les mêmes ; on a pu croire, à diverses reprises, qu’ils étaient ébranlés ; des causes locales et passagères en ont donné l’illusion ; mais ni les révolutions politiques, ni les bouleversements économiques, ni même les vices dont la classe dirigeante a subi souvent les ravages, n’ont sensiblement déformé la famille française. Elle repose, encore aujourd’hui, sur le respect de la femme, sur la tendresse confiante des enfants, sur le culte des morts et sur l’amour du pays. Ce sont là des qualités dont aucun peuple ne saurait réclamer le monopole. Elles existent ailleurs, cela est certain ; peut-être même, si on les envisage séparément, trouvera-t-on que d’autres les possèdent à un degré supérieur. Nos détracteurs disent — et il y a du vrai dans leur critique — que la manière dont les Français traitent la femme comporte plus de galanterie que de respect véritable ; les relations entre parents et enfants leur paraissent empreintes d’une tendresse mièvre ; ils trouvent la religion du deuil et du cimetière à la fois vague et formaliste, et l’attachement au foyer, dans son étroitesse un peu mesquine, est, à leurs yeux, restrictif des grandes ambitions et des entreprises osées.

Très différente est, assurément, cette famille type analysée par Le Play et qui repose d’aplomb sur la stricte observance de ce qu’il a appelé le décalogue éternel. L’action du père y est prépondérante et sa domination absolue. Les enfants sont entraînés à la pratique des vertus viriles ; la mort est envisagée comme un accident normal, et l’essaimage au loin comme une loi inéluctable. Chez nous, une plus grande place est faite à la passion, au sentiment, au rêve ; la conception de la vie est différente : la vie elle-même est moins austère et plus attachante ; c’est que l’influence de la femme s’exerce puissamment. On a écrit sur la femme française des pages éloquentes qu’il est impossible de résumer autrement qu’en constatant un fait très simple et très considérable ; tandis que dans les autres pays le mouvement « féministe » va s’accentuant et produit déjà quelque désarroi sur les frontières familiales, en France, il avorte sans cesse ; ses manifestations déclamatoires ne provoquent que l’hilarité. La répugnance à favoriser toute tentative d’émancipation du sexe faible se manifeste même à l’égard de modifications qu’il serait utile d’introduire dans les textes législatifs et dont les conséquences ne sauraient alarmer personne. Pour acquérir une égalité illusoire, la femme française n’aura garde de renoncer au domaine dont elle a elle-même déterminé les limites, au rôle qu’elle s’est choisi, à la souveraineté dont elle s’est assuré la jouissance. Elle a su transformer le mariage en y introduisant des habitudes d’intimité, un équilibre harmonieux, une pénétration des âmes, une fusion des sentiments qui ne paraissent pas avoir existé dans le monde avant sa venue. Nul sacrifice ne lui coûte pour atteindre le but qu’elle se propose : la possession absolue et complète de son époux ; et dans son désir de lui plaire, d’être toujours à ses côtés, elle ne craint pas les éclaboussures qui peuvent l’atteindre, lui, bien qu’en s’y exposant elle se fasse mal juger souvent. Ses enfants lui appartiennent avant tout ; elle ne les donne point à la cité, à la race ; elle se les donne à elle-même pour les aimer, les choyer, leur procurer ce dont elle a soif plus qu’aucune autre de ses semblables : du bonheur. Elle n’a ni l’insouciance du Midi au ciel bleu, ni la résignation du Nord brumeux ; elle prend du mal pour chasser les nuées, pour écarter l’orage ; elle aime d’autant mieux son soleil qu’il est un peu son œuvre ; les larmes seules arrivent à donner à sa ferveur religieuse une signification précise qui est d’obtenir, au delà de ce monde, la revanche du bonheur perdu.

Tel est l’être subtil, complexe, délicat dont l’analyse devrait précéder toute étude consacrée à notre pays. Les sociologues étrangers qui négligent cet indispensable avant-propos s’égarent dans l’édifice qu’ils ont oublié d’éclairer. Ils mettent la main, toutefois, sur un document accusateur et le brandissent victorieusement : la statistique de la population est pour eux le critérium de la certitude définitive ; entre les chiffres qu’elle aligne, ils font tenir tous les vices dont les grandes décadences sociales ont transmis le souvenir : ils font observer que la décroissance des excédents des naissances sur les décès n’est pas, en France, un phénomène accidentel auquel on puisse assigner des causes secondaires et passagères, car cette décroissance s’accentue d’une manière à peu près régulière[18]. La France, au début du dix-neuvième siècle, occupait le second rang parmi les nations de l’Europe ; elle vient aujourd’hui au cinquième rang. L’Autriche l’a dépassée depuis vingt ans. L’Allemagne, qui avait en 1870 le même nombre d’habitants, en compte maintenant treize millions de plus, malgré l’émigration qui, chaque année, lui a enlevé un contingent important ; enfin l’Angleterre, dont la superficie ne représente que les trois cinquièmes de celle de la France et qui fournit des colons à un empire immense, surpasse de trois cent mille environ le total français. Comment expliquer une telle infériorité ? En admettant même que la vie des peuples reproduise exactement les phases de la vie des hommes : adolescence, virilité, vieillesse (et c’est là une hypothèse ingénieuse et séduisante au premier abord, mais dont la critique historique démontre la fausseté), peut-on dire que la vieillesse de la France est commencée ? Une nation sur son déclin ne saurait puiser dans une catastrophe comme celle de 1870 de pareils éléments de rénovation. Ce n’est pas au seuil de la décrépitude qu’on entreprend un tel labeur, qu’on soutient un tel effort. Et pourtant le fait est là, brutal. Il est impossible de se refuser à l’évidence ; la race française paraît frappée d’une stérilité relative.

Bien que ce problème, qui est par excellence celui de notre avenir, n’ait pas fixé autant qu’il le devrait l’attention générale, de nombreux médecins ont été consultés, et leurs diagnostics ne s’accordent pas. Les uns accusent l’immoralité ; d’autres, l’alcoolisme ; d’autres encore, le code civil et la loi successorale. Nous venons de voir combien, en France, l’immoralité demeure superficielle et comment elle trouve dans la famille un véritable antidote. Quant à l’alcoolisme, il n’arrête pas les progrès de la population dans d’autres pays où ses ravages s’exercent plus cruellement encore. Pourquoi en serait-il autrement au dedans de nos frontières ? Reste ce « partage forcé » qu’à chaque génération la loi impose à la fortune privée. Ceux qui n’ont point lu les ouvrages de F. Le Play ont peine à concevoir comment un texte de loi peut apporter dans la vie d’un peuple les perturbations qu’a signalées l’illustre écrivain. Mais le raisonnement l’explique, et l’expérience le prouve.

Les régimes de succession se rattachent à trois types principaux, fondés sur l’abstention du législateur ou sur le double caractère de son intervention. Sous l’empire du régime qu’on peut appeler « la conservation forcée », le bien de la famille (habitation, domaine rural, manufacture, clientèle de commerce) passe intégralement à un héritier unique, sans que le propriétaire intervienne dans le choix de son successeur. Sous sa forme la plus habituelle, ce régime attribue l’héritage à l’aîné des enfants mâles. C’est la coutume « d’aînesse » de l’ancienne France. Elle subsiste encore en Italie, en Hanovre, en Danemark, en Suède et en Norvège, en certains districts de l’Allemagne méridionale et de la Suisse allemande. La transmission intégrale à l’un des cadets a prévalu chez les paysans de plusieurs provinces autrichiennes. La coutume d’ainesse absolue sans distinction de sexe règne dans les provinces basques et s’est même conservée jusqu’à ces dernières années dans le Lavedan et le Béarn. Certaines distinctions basées sur la nature et l’origine des biens sont parfois admises ; c’est ainsi que la conservation forcée ne s’applique en Écosse qu’aux immeubles, dans les pays allemands et scandinaves qu’aux biens reçus en héritage. Si elle a parfois réussi à assurer la stabilité et la paix sociales, la conservation forcée n’en « pas moins mérité de justes critiques : on lui a reproché d’affaiblir le droit de propriété en réduisant le propriétaire au rang d’usufruitier, et d’attribuer des foyers et des ateliers à des hommes qui en sont indignes. En ce qui concerne la France, ce régime, accepté avec faveur par l’opinion tant que la classe privilégiée s’éleva au-dessus des autres par sa vertu et ses services, devint odieux quand la noblesse de cour ne fut plus qu’une cause de scandale. Il était d’ailleurs inégalement pratiqué. Dans l’ancienne constitution de l’Île-de-France et de l’Orléanais, la conservation forcée soutenait exclusivement les familles nobles ; les bourgeois et les paysans étaient soumis au partage forcé ; au contraire, dans les provinces du Centre, du Midi, et en Normandie, elle s’appliquait à tous. Le « partage forcé », régime selon lequel le bien doit être partagé entre plusieurs héritiers institués par la loi, n’a jamais fonctionné nulle part d’une façon aussi exagérée qu’en France en 1793. Il s’étendait même aux enfants illégitimes, et aucune disposition testamentaire n’était admise. Le code civil adoucit un peu ces rigueurs. Le partage existe en Russie, mais pour les seuls biens patrimoniaux, et de plus les enfants mâles y sont privilégiés. Il existe aussi en certaines parties de l’Espagne et du Portugal, dans plusieurs cantons de la Suisse, en Turquie, dans les États barbaresques, mais partout adouci dans le principe comme dans l’application. Enfin la Belgique, la Hollande, les provinces rhénanes, où il fut introduit avec le code civil, l’ont conservé. La Savoie le remplaça de 1815 à 1860 par la liberté testamentaire ; l’Italie moderne y est en partie revenue, notamment par une loi récente destinée à morceler les grandes propriétés des familles romaines. En 1703, le parlement anglais, aspirant à détruire l’influence des catholiques irlandais, le leur appliqua par une loi spéciale. C’est aussi dans un but de destruction que l’établirent les hommes de 1793 ; leur sentiment est clairement indiqué par la discussion qui s’éleva à ce propos au sein de la Convention.

On groupe enfin sous la dénomination de « liberté testamentaire » les régimes de succession sous lesquels le propriétaire peut disposer librement de la moitié au moins de ses biens. Ils sont multiples : nombreuses sont les combinaisons par lesquelles le législateur peut étendre ou restreindre le droit du testateur. À son défaut, la coutume intervient. C’est ainsi qu’en Angleterre, pour le cas où il n’y a pas de testament, une loi qui résume les usages les plus répandus attribue à l’aîné des enfants mâles la totalité des biens immeubles ; mais cette loi n’abroge pas les coutumes locales ; toutes sont reconnues, pourvu qu’elles ne violent pas la liberté testamentaire : ce n’est qu’une loi ab intestat[19]. Selon la logique des choses, le partage forcé doit avoir un double effet : il assure à l’enfant une part à peu près déterminée d’avance dans l’héritage paternel, il lui donne ainsi une sécurité suffisante pour abaisser en lui le sens de l’effort et lui enlever l’obligation de se créer une situation. D’autre part, il force le père à léguer à ses enfants une fortune divisée, amoindrie par conséquent, compromise même, s’il s’agit d’une entreprise commerciale ou industrielle ne supportant pas la division ; le père, dès lors, est incité à limiter sa propre prospérité. D’où développement du fonctionnarisme, répugnance à coloniser et, en général, à entreprendre, et abaissement progressif du chiffre de la population. Tel est bien le cas de la France : les causes accessoires, s’il y en a, ne sauraient masquer la cause principale. Elle peut seule expliquer les abus du malthusianisme,

La statistique fournit d’ailleurs d’autres données probantes ; en l’étudiant, on voit que les départements les plus pauvres sont ceux où les naissances sont en plus grand nombre, et d’un travail récemment publié par un homme compétent, il résulte qu’à Paris la natalité décroît en raison inverse du taux des loyers. Les Français ont donné à Malthus ses lettres de naturalisation : la mise en pratique de ses préceptes est d’ailleurs avouée par beaucoup d’entre eux. Les paysans, les ouvriers agricoles dont on vante, avec raison, les habitudes d’économie, n’épargnent que dans un seul but : assurer l’avenir de leurs enfants, et l’assurer aussi complètement que possible ; on dirait qu’ils ont cette arrière-pensée que la génération suivante ne saura rien ajouter par son travail à ce qu’elle aura reçu en héritage. Ils voudraient léguer à leur fils, non pas le petit magot qui servira à lui « mettre le pied à l’étrier », mais le gros magot qui le fera l’égal du bourgeois dont son père fut l’employé. C’est que le nivelage social est fictif ; la loi le réalise en théorie ; dans la pratique, dans les usages, il n’existe nulle part. Les classes subsistent ; on passe plus facilement de l’une à l’autre, voilà tout. « Dans le grand escalier social, dit M. Taine[20], comparant le palais de l’ancienne France à la construction élevée par Révolution, il y avait plusieurs étages. Chaque homme pouvait gravir les marches du sien, mais non monter au delà… à la rigueur, un homme né sur les plus hauts degrés d’un étage parvenait quelquefois à gravir les plus bas degrés de l’étage suivant, mais il s’arrêtait là. En somme les gens de l’étage inférieur estimaient que, pour eux, l’étage supérieur était inaccessible et, de plus, inhabitable. » La comparaison est juste ; mais si la totalité de l’édifice est ouverte à tous, chaque étage n’en conserve pas moins sa physionomie très spéciale : la langue qu’on y parle, le costume qu’on y porte, les manières qu’on y affecte diffèrent de ce qui est usité aux autres étages. Ce n’est pas le talent, encore moins la vertu qui fait le rang ; ce n’est même pas ce que l’on possède ; c’est surtout ce que l’on dépense. En renonçant à certaines habitudes d’existence, on se déclasse. « À partir d’un certain chiffre de rente, de bénéfice ou de traitement, la vie devient possible. Au-dessous, elle est impossible. » On a vu des gens se suicider parce que leur avoir était descendu au-dessous d’un certain minimum[21] ; on en voit tous les jours qui limitent leur famille plutôt que de restreindre leur train de vie. En bas comme en haut, le raisonnement est le même : les uns n’ont qu’un enfant, afin de lui léguer davantage ; les autres n’en veulent point, pour ne pas s’appauvrir. Telle est la véritable et la seule cause de cette stagnation de la race française, si contraire aux vieilles traditions, à tout le passé national. Si le péril est grand, les remèdes sont à portée. Malheureusement, le malade en a peur, et les médecins sont hésitants.

  1. Lévy-Bruhl, L’Allemagne depuis Leibnitz.
  2. Au moment de la grande Révolution, observe M. Goumy (La France du centenaire, 1889), la France présentait un extraordinaire spectacle : « Ses armées l’avaient faite si forte qu’elle imposait la paix à deux des grandes puissances coalisées contre elle, et ses gouvernants l’avaient faite si misérable qu’elle n’avait ni administration, ni finances, ni justice, ni police, »
  3. L. Liard, Universités et facultés.
  4. E. Legouvé, Jean-Jacques Rousseau. (Le Temps du 9 juillet 1895.)
  5. Un poète, membre de l’Académie française, s’écrie, en réponse à la question que lui pose un journaliste : « Moi, député ! J’irais me noyer dans les torrents de salive politique ! me confondre dans la tourbe des bavards et des imposteurs ! » Quand un acudémicien se permet de semblables expressions, on ne saurait s’étonner que le commun des mortels en fasse abus.
  6. Le décadentisme et le symbolisme ne sont que des formes de cette maladie du langage produite par l’exagération du terme et le besoin de toujours renchérir. C’est ainsi qu’on arrive à dire d’une œuvre vivante, qu’elle est « saignante de vie », et qu’un récit captivant devient « intéressant comme un jaillissement de lave ».
  7. A. Sabatier, Taine (journal le Temps, 7 mars 1893).
  8. Id, ibid.
  9. A. Sabatier, Taine (journal le Temps, 7 mars 1893).
  10. Discours de M. Boissier à l’Académie française (séance du 26 janvier 1894).
  11. Challemel-Lacour, Discours de réception à l’Académie française (séance du 26 janvier 1894).
  12. Id.
  13. L’effort, par Henry Bérenger « L’intellectuel de notre génération, dit Henry Bérenger, est un être plus complexe et plus tourmenté. Il a épuisé toutes les alternatives de ia pensée moderne, et il ne s’est satisfait avec aucune. Une sécheresse lucide a lentement cristallisé son âme ; mais il en souffre, il en meurt parfois, et c’est là sa noblesse. »
  14. Voir surtout la Terre promise.
  15. Gaston Deschamps, Chronique du journal le Temps.
  16. En 1882, en présence de la grande abondance des publications obscènes et des livres pornographiques, la Chambre vota une loi dérogeant aux dispositions générales de la loi sur la presse, pour permettre de poursuivre plus rapidement et plus efficacement les publications obscènes. (Voir un article de M. J. Darmesteter, dans la Revue bleue du 2 mars 1889, sur la littérature vile qui déshonore la France.)
  17. Jean Honcey, Souffles nouveaux.
  18. En 1881, pour la dernière fois, il dépasse 100,000. En 1882, il tombe à 97,000 et s’abaisse en 1888 jusqu’à 44,772. Puis pendant trois années (1890, 1891, 1892), les décès sont en excédent de 38,000, 10,000 et 20,000. L’excédent des naissances reparaît ensuite, mais toujours aussi faible.
  19. Une erreur, communément répandue, consiste à ranger l’Angleterre parmi les pays de droit d’aînesse ; l’Angleterre est, en réalité, un pays de liberté testamentaire ; la substitution n’y est pas admise au delà de deux degrés, mais l’habitude prise dans certaines familles de la renouveler à chaque génération la transforme ainsi en substitution perpétuelle et donne l’illusion du droit d’aînesse.
  20. H. Taine, les Origines de la France contemporaine.
  21. C. Wagner, la Vie simple.