L’Évolution Française sous la Troisième République/Chapitre XII

chapitre xii

la nation armée.

Un spectacle nouveau. — Le patriotisme à travers les âges. — Sa formule moderne. — Problèmes contradictoires. — Une œuvre de persévérance et de confiance. — L’effet sur la nation. — Officiers et soldats. — Tendances divergentes. — Une leçon de choses socialiste. — Idéal et patriotisme.

On a raconté que lorsque, dans le port de Cronstadt, Alexandre iii, venant rendre visite à la flotte française, passa en revue l’équipage du vaisseau amiral, il laissa échapper ces mots dont une oreille française recueillit la confidence : « Je ne croyais pas que les marins d’une République pussent avoir cette tenue-là. » Si cette parole n’a pas été réellement prononcée, on peut affirmer que l’empereur de Russie l’a pensée et, avec lui, tous les princes et officiers supérieurs qui l’accompagnaient. Le jour où l’hôte impérial de la République française ressentit cette impression, ses fondateurs, les hommes de persévérance et de volonté qui l’édifièrent sur des ruines et la consolidèrent à travers mille orages, ont reçu la récompense suprême de leur énergie et de leur dévouement. Non pas, certes, que la gloire et les conquêtes militaires fussent le but principal de leurs efforts, ou qu’ils aient mis leur ambition à créer une armée plus formidable que les circonstances ne l’exigeaient, mais parce que le fait d’avoir réussi à créer cette armée pour la défense du sol et la protection de la nation constitue la plus grande victoire morale qu’un peuple ait jamais remportée sur lui-même, et prouve que son patriotisme est égal à toutes les difficultés et supérieur à tous les périls.

Tocqueville, en rappelant la dangereuse influence de l’esprit militaire sur les démocraties, a formulé une vérité que personne ne s’était encore avisé de contester. L’officier aristocratique de jadis était quelqu’un en dehors de son grade, tandis que l’avancement est la seule source de considération et d’honneur de l’officier démocratique, et la guerre est la seule occasion d’avancement. Il se trouve ainsi que les armées des peuples qui sont le plus attachés à la paix sont celles qui désirent le plus la guerre, « Ces dispositions opposées de la nation et de l’armée font courir aux sociétés démocratiques de grands dangers ; leurs armées se montrent souvent inquiètes, grondantes et mal satisfaites de leur sort[1]. » « Cette faiblesse des républiques démocratiques en temps de crise, dit encore le célèbre écrivain, est peut-être le plus grand obstacle qui s’oppose à ce qu’une pareille République se fonde en Europe. Pour que la République démocratique subsistât sans peine chez un peuple européen, il faudrait qu’elle s’établit en même temps chez tous les autres. S’il venait jamais à se fonder une république démocratique comme celle des États-Unis dans un pays où le pouvoir d’un seul aurait déjà été établi et fait passer dans les mœurs, comme dans les lois, la centralisation administrative, je ne crains pas de le dire, dans une semblable république le despotisme deviendrait plus intolérable que dans aucune des monarchies absolues de l’Europe[2]. »

Ce sont les États-Unis eux-mêmes qui ont donné à Tocqueville un premier démenti. Leur situation lointaine et leur isolement semblaient favoriser le maintien de la paix. Mais dans leur sein même subsistait un germe de guerre qui arma l’une contre l’autre les deux moitiés de la nation, distinctes de races, de traditions et d’intérêts. Après cette lutte gigantesque de quatre années, nul n’oserait prétendre que la dictature fut impossible, puisque le dictateur se trouvait là tout près, avec un parti pour l’acclamer et nul scrupule pour l’arrêter. Il s’en fallut de quelques bulletins de vote que le peuple n’abdiquât entre ses mains. La dictature n’eût pas duré, sans doute ; mais que de désastres elle eût pu accumuler en peu de temps !

La France était bien plus exposée que les États-Unis : ses tentatives libérales avaient échoué, et, à deux reprises, elle avait subi, pendant d’assez longues périodes, le joug d’un seul. Le régime républicain de 1870 n’avait pas, d’ailleurs, le temps de s’affermir : on se trouvait dans l’obligation d’organiser l’armée en même temps que la liberté. La tâche était effrayante, à ce point qu’elle dut inspirer de secrètes terreurs à plus d’un. N’y avait-il pas moyen de l’éluder ? Sans songer à désarmer, ne pouvait-on indiquer que, dans le nouveau régime, les choses militaires seraient reléguées au second plan ? Combien cette préoccupation en moins eût facilité l’établissement des institutions démocratiques ! Mais les républicains repoussèrent la tentation. Ils acceptèrent toutes les conséquences, toutes les difficultés de la situation. La patrie passa d’abord, la République après. Leur exemple fut suivi, et une très noble et très simple alliance ne tarda pas à se sceller entre eux et leurs adversaires. Chaque fois que les intérêts professionnels de l’armée se trouvèrent en jeu, on vota comme Français, sans distinction de parti.

Ce résultat est dû à la transformation du patriotisme, devenu une sorte de religion nationale. Il est nécessaire d’étudier cette religion-là, parce que son rôle dans la période présente a été si considérable qu’on peut comparer ses effets sur le monde moral à l’action qu’ont exercée, dans le monde matériel, les applications pratiques de la vapeur et de l’électricité. Seulement, si la chose est nouvelle, le mot est ancien. On l’a employé si souvent, à tort et à travers, que le patriotisme apparaît comme un sentiment intransformable, faisant partie du patrimoine même de l’humanité. Il est naturel à l’homme de respecter ses parents et d’aimer ses enfants ; il semble non moins naturel qu’il aime sa patrie. On ne réfléchit point qu’il n’a pas toujours eu une patrie, que la tribu judaïque, la famille romaine, la cité grecque, la royauté franque n’équivalaient nullement à ce qu’aujourd’hui nous appelons la patrie.

Ce n’est pas l’ancienne Égypte qui a pu connaître le patriotisme : « De la mer à la première cataracte, à Philæ, on pourrait délimiter cinq à six pays différents, écrit M. Marius Fontane[3] ; l’idée de patrie ne pouvait pas se former dans l’esprit d’un tel peuple, et la notion de la grandeur par l’unité se fût-elle introduite dans le cerveau de quelques-uns que les rivalités des grands centres eussent combattu cette illogique innovation. » Aussi, « dès qu’on parlait de guerre, la moitié au moins des hommes que leur âge rendait propres au service s’empressaient de se réfugier à la montagne, hors de l’atteinte des agents de recrutement[4] ». Le peuple juif connut le patriotisme sous la forme « d’un dieu national identifié avec la nation, victorieux avec elle, vaincu avec elle, le double, le génie personnifié, l’esprit de la nation dans le sens que les sauvages donnent au mot esprit[5] ». La Grèce fut une confédération de cités au-dessus desquelles planait une idée, celle de la supériorité de la race et de sa prédestination. Rien que cela suffit à effacer par instants les divergences, à faire tomber les barrières et à dresser une Grèce momentanément unifiée en face de l’étranger ; mais c’étaient les productions de leur génie, les légendes dorées de leur passé que les Grecs aimaient et qu’ils défendaient contre les « barbares ». À Rome, il y a un emblème, une sorte de drapeau ; c’est l’emblème de la puissance romaine, de ce pouvoir exercé par une poignée de citoyens sur un pays d’abord, puis sur un ensemble de pays et, enfin, sur toute une portion de l’univers connu. La formule Senatus populusque romanus ne représente pas une patrie, mais un état de choses. L’Empire, qui vient ensuite, n’est pas non plus une nation ; c’est une administration. Vercingétorix, lui, est un patriote ; il pressent l’existence d’une puissance morale qui serait formée à la fois par le sol et par le sang. Il ne sait pas la définir et lui obéit instinctivement. Il est encore trop près des invasions qui promenaient des masses d’hommes à travers les continents et leur ôtaient toute idée de fixité territoriale, toute notion d’un rapport quelconque entre l’homme et le lieu, d’une entente secrète entre la terre et l’âme. Au moyen âge, la France commence d’être quelque chose de précis, tout au moins dans le cœur de ses enfants. « Elle se jette sur la croisade », se chargeant « des actions de Dieu contre l’infidèle[6] ». Sur sa route, elle crée des royaumes et des principautés. Jérusalem, Chypre, Athènes, Constantinople ont pour un temps des souverains français ; des chevaliers vont fonder un État chrétien en Portugal ou chasser du sud de l’Italie les Sarrasins et les Grecs. L’expansion se fait au nom d’une France religieuse, féodale, chevaleresque. Mais des hommes, comme Étienne Marcel, sont là pour marquer que la véritable idée de patrie est encore confuse, que la culture de l’esprit, les qualités les plus éminentes ne suffisent pas à élever l’individu jusqu’à la conception de la collectivité à laquelle il appartient. C’est plutôt chez les humbles, chez les petits, que cette conception existe à l’état embryonnaire. Sans parler de Jeanne d’Arc, qui demeure incompréhensible par la nature de son inspiration plus même que par la réussite de sa tentative, Guillaume l’Aloue, ou bien encore Philippe Le Cat[7], Bochier et tous ceux qui, localement, participent à la délivrance nationale, n’ont-ils pas au fond d’eux-mêmes comme la sensation de cette patrie qui va naître ? Et, plus tard, lorsque la monarchie est devenue le point central, lorsque « le loyalisme de la noblesse et l’amour du peuple envers le souverain tiennent lieu de patriotisme[8] », dans les rangs obscurs des soldats qui meurent pour des intérêts dynastiques, par delà la figure du Roi, apparaît, sans doute, celle de la patrie, mais incertaine, sans contours précis, sans couleur déterminée. Ils la devinent plus qu’ils ne la voient : ils lui doivent pourtant cette consolation de sentir que leur sang répandu pour des causes ingrates fécondera son avenir. Les monarques patriotes, comme Louis xi et Charles v, ne sont plus. Louis xiv aime la France, comme plus tard l’aimera Napoléon, parce qu’il la possède et non parce qu’il sort d’elle. Les grands chefs changent de pays ; ils vont et viennent d’un peuple à un autre, pratiquant le condottiérisme militaire et diplomatique, comme Eugène de Savoie et Mazarin. Puis, aux approches de la Révolution, d’où sortiront les patries sous leur forme moderne, les classes éclairées, qui se détachent de la royauté, s’élèvent, cherchant leur voie, à l’idée de l’humanité. « Nos écrivains du dix-huitième siècle, dit M. Lavisse, ont retrouvé l’humanité perdue depuis le temps de Platon, de Sénèque et de Marc-Aurèle, ou, du moins, remplacée au moyen âge par l’idée ecclésiastique de la chrétienté, plus tard par l’idée politique de l’Europe[9]. »

En Allemagne, de même. « C’est toujours de l’humanité qu’il est question ; l’idée de patrie manque[10]. » Leibnitz l’a conçue et exprimée, mais ses tendances pangermaniques n’ont pas eu d’écho ; il parlait une langue que la foule n’entendait pas. Lessing écrit que « la réputation de patriote est la dernière » qu’il ambitionnerait ; il se proclame « citoyen du monde ». « Patrie, patriotisme, ce sont là des mots, écrit Gœthe en 1772, rien que des mots. Si nous trouvons un endroit dans le monde où nous puissions être tranquilles avec ce que nous possédons, un champ pour nous nourrir, une maison pour nous abriter, n’avons-nous pas là une patrie[11] ? » « L’intérêt patriotique, écrit Schiller en 1789[12], n’a de valeur que pour les nations qui ne sont pas encore mûres, pour la jeunesse du monde. » Kant et Fichte marquent une transition lente ; Stein seul entrevoit nettement la patrie allemande[13]. Or, on est en 1814, et il se trouve encore si en avance sur ses compatriotes que toute cette portion de son œuvre demeure incomprise. Ce sera Hegel qui proclamera l’État « la réalité absolue » et dira que « l’individu n’a d’objectivité, de vérité et de moralité qu’en temps qu’il est un membre de l’État ».

Chez nous, en 1788, les patriotes tiennent leurs regards fixés sur les États généraux qui vont s’assembler ; ils attendent l’heure d’oser. Parmi les abdications de la nuit du 4 août, plusieurs sont sincères. On le voit quand arrivent les heures sombres. Tous ne fuient pas. Ceux chez qui la notion de la patrie moderne est complètement formée sentent où est leur devoir[14] et l’exécutent. Ils ne sont, il est vrai, qu’une poignée. La grande majorité émigre ; parmi les émigrés, les uns ne cherchent que le salut et mènent, hors de France, une vie de privations et de travail non exempte de dignité, mais les autres portent les armes contre leur patrie et volontiers consentiraient à restreindre ses frontières au profit des étrangers qui les aideraient à restaurer le trône. Parmi ceux-là, il y a des criminels qui savent ce qu’ils font ; il y a aussi beaucoup d’inconscients qui n’ont rien compris, rien appris, et continuent de ne voir dans la France que le domaine du Roi dont ils sont, eux, les humbles serviteurs. Tout le monde est d’accord, à présent, pour reconnaître que la patrie était du côté de la Convention. « Les révolutionnaires avaient beau être les disciples des philosophes, se guider par des principes généraux et faire des lois de raison pure ; ils ont déclaré sacré et indivisible le sol national, traité l’invasion comme un sacrilège, proclamé avec un enthousiasme tragique et la déclamation du tocsin le devoir de tous envers la patrie en danger[15]. » « Le principe de toute souveraineté réside dans la nation… la loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs mandataires à sa formation », dit la Déclaration des droits. La nation, ainsi définie, fait un contraste absolu avec les États d’autrefois.

Désormais le vrai patriotisme existe. En Amérique, il est né spontanément de la nature même des choses. « À mesure que les conditions deviennent plus égales, chaque homme en particulier devient plus semblable à tous les autres, plus faible et plus petit. On s’habitue à ne plus envisager les citoyens pour ne considérer que le peuple ; on oublie les individus pour ne songer qu’à l’espèce[16]. » En Europe, ce sont les révolutionnaires français qui l’ont créé par réaction contre l’ancien régime. Mais la Révolution s’est épuisée par son effort même, et, tandis que les autres peuples s’assimilent lentement l’idée de patrie et les principes de liberté que la France leur a inculqués, la France elle-même dénature l’une et oublie les autres. L’épopée impériale a tout confondu, tout brouillé. Elle a ébloui les yeux et troublé les esprits. Une forme de patriotisme apparaît, brutale, injuste, despotique, qui s’entoure de haine et de jalousies et engendrera de terribles représailles ; on viole le droit des peuples, on jette bas les institutions, on se fabrique de la gloire avec de l’injustice et du sang. Être patriote, cela va consister désormais moins à s’élever qu’à abaisser les autres. Le patriotisme sera fondé sur le mépris, au lieu de reposer sur le « respect des patries ». Ainsi compris, on lui a donné un nom spécial ; on l’appelle chauvinisme. Le chauvin aime le bruit, les protestations vaines, les grandes phrases, les attitudes magnanimes, les allures irréconciliables ; il ne comprend guère « le long souvenir des ancêtres, la joie de retrouver notre âme dans leurs pensées et dans leurs actions, dans leur histoire et dans leurs légendes, la joie de faire partie d’un tout dont l’origine est perdue dans la brume et dont l’avenir est indéfini[17] ». L’hymne national, à de certaines heures, l’exalte, mais il n’en entend pas la mélodie chanter continuellement au fond de son âme. Le drapeau, dans les grandes circonstances, soulève son enthousiasme, mais il ne conserve pas le reflet de ses couleurs, tout le jour, au fond de ses yeux. Tout différent est le vrai patriote : son portrait a été admirablement tracé par M. de Vogüé, dans un discours de distribution de prix prononcé au collège Stanislas. « Quelles que soient vos poursuites variées, disait l’éminent académicien à ses jeunes auditeurs, je sais l’objet commun qui vous donnera le plus de plaisir : c’est la grandeur de la France. Quand vous aurez une profession active, interrogez-vous chaque soir : Qu’ai-je fait aujourd’hui pour la grandeur de la France ? Tâchez de porter chaque jour quelque action à ce compte spécial, et, durant cette minute d’examen, écoutez ce que dit la vieille mère qui vous entoure de ses bras, dans l’ombre… Enfant, je t’ai fait avec de longues souffrances ; depuis quinze siècles, mes meilleurs fils ont peiné pour te préparer la suprême fierté de porter notre nom ; tu me dois le doux et libre berceau où la vie sourit mieux qu’ailleurs ; tu vas poursuivre ta fin particulière, chercher ton contentement, aise, gloire, richesse ; rien de plus légitime. Mais distrais pour moi quelque chose de ton effort. Je ne te demande pas seulement l’offre de ton sang dans les grands périls ; c’est trop facile, cela. Je te demande — et c’est plus difficile — le sacrifice quotidien d’une paresse, d’un préjugé, d’une intolérance, d’une part de tes goûts et de tes convoilises individuelles, pour que tu me donnes à ce prix les éléments indispensables de ma force, l’union, la paix intime, la certitude d’être obéie. »

Du patriotisme ainsi compris, la République a fait, en France, une sorte de dogme ; elle l’impose ; elle regarde comme un crime de ne point y croire. Comment cela sera-t-il jugé par nos descendants ? Tout est évolution, dans cet univers, qu’il s’agisse des conditions matérielles ou des lois morales. Le patriotisme, comme la religion, changera encore de nature. Embrassera-t-il certains groupes de nations, puis l’humanité dans son ensemble, envisagée sous un certain angle philosophique ? Nul n’oserait le dire. Mais ce qui est certain, c’est qu’il représente pour le temps actuel une force d’une incalculable portée, de beaucoup la plus grande que les sociétés modernes aient eue à leur disposition ; et ce qui est probable, c’est que nulle des formes plus larges qu’il pourra revêtir dans l’avenir ne sera aussi productive d’enthousiasme. Les précédentes étaient trop étroites ; la prochaine sera trop vaste.

Nous avons dit comment les républicains, acceptant noblement la responsabilité des fautes que d’autres avaient commises, renoncèrent à la perspective, chère à beaucoup d’entre eux, de supprimer les armées permanentes et de les remplacer par des milices nationales. Mais, quel que fût le sentiment d’abnégation qui leur dictait cette conduite, le problème n’en restait pas moins ardu, de faire vivre l’armée et la République, l’une à côté de l’autre d’abord, l’une par l’autre ensuite. Il fallait combiner des éléments qui paraissaient irréconciliables : le vote annuel d’un lourd budget de guerre avec le relèvement de la richesse nationale ; un pouvoir militaire très puissant et très considéré, avec un pouvoir civil qui ne pouvait vivre que de force morale et n’avait pas eu le temps d’en acquérir ; la science et l’habileté professionnelles avec le nombre des unités ; un temps de service suffisamment long, et autant que possible, égal pour tous avec la sauvegarde des professions libérales ; une politique extérieure nécessairement pacifique et réfléchie avec les ambitions et les ardeurs qui naissent du contact permanent des armes ; des soldats qui, sortis des entrailles de la nation, allaient apporter avec eux, au régiment, l’idée républicaine avec des chefs dont beaucoup conservaient au fond de leurs cœurs des sympathies pour les régimes déchus et demeuraient imbus de l’esprit et des traditions des armées monarchiques.

Ce fut encore Gambetta qui dicta la conduite à tenir. Sa volonté de ne pas laisser la politique s’introduire dans l’armée se manifesta dès le début avec netteté. Quand il parlait de l’armée, — fût-ce à Belleville, ce 12 août 1881, où il fit preuve de tous les courages, — on sentait que, laissant sur le seuil ses calculs d’homme politique, ses passions d’homme de parti, il pénétrait comme en un temple où l’âme même de la patrie eût résidé ; son langage et sou geste exprimaient le respect et la foi. Le mot d’ordre fut obéi, parce qu’il était donné avec une autorité et uge élévation qui le plaçaient au-dessus de toute contestation. Il y eût des révoltes. Quand il voulut placer le général de Miribel à la tête de l’état-major général, Gambetta alarma ceux qui le suivaient. Incapables de voir de loin et de haut comme leur chef, ceux-ci ne comprenaient pas que l’armée républicaniserait de force les hommes qui lui consacraient leur existence, et cela par le seul effet du sentiment du devoir. D’autres incidents, à diverses reprises, firent naître des craintes sur la durée de cet harmonieux équilibre qui faisait l’étonnement et l’admiration de l’Europe. On redouta que l’armée ne compromît la paix, ou bien que la politique ne compromît l’armée ; mais non ! Rien n’affaiblissait la discipline des soldats, ni le dévouement des citoyens. Au temps des disputes les plus âpres, des luttes électorales les plus chaudes, la question militaire dans son essence, sinon dans ses détails, demeura au-dessus des partis, là l’avait, dès le premier jour, élevée Gambetta, à la place où les peuples déposent leurs arches d’alliance.

Avec plus de sagesse encore, les gouvernants passaient l’éponge sur les boutades antirépublicaines qui échappaient aux généraux, entre deux manœuvres. Les ministres et le chef de l’État lui-même se contentaient des saluts un peu écourtés et parfois un peu dédaigneux qu’ils recueillaient des autorités militaires. Pendant longtemps le nom de la République demeura absent des allocutions et des ordres du jour ; certaines feuilles radicales s’en indignaient et criaient à la trahison ; en haut lieu, on gardait une sérénité confiante. On savait que des avocats et des hommes d’humble extraction, élevés souvent par le talent, mais parfois aussi par la chance, aux premiers postes de l’État, devaient manquer de prestige auprès des généraux ; on ne doutait pas pour cela de leur dévouement et de leur patriotisme absolus. Un jour vint où le président Carnot, à l’issue des grandes manœuvres, put passer la revue des troupes et où la foule enthousiasmée l’acclama. Les officiers supérieurs se groupèrent autour de lui, touchés, à la fin, de cette sollicitude éclairée, de cette confiance inaltérable témoignées par la République à ses soldats ; et quand la République eut donné pour sœur à l’armée française l’armée russe, leur cœurs furent gagnés ; ils oublièrent que leur chef suprême fût un civil ; le destin lui réservait d’ailleurs, pour récompense, la mort d’un soldat.

Depuis vingt-cinq ans que la France vit dans l’état de paix armée, ses régiments se sont assez de fois renouvelés pour qu’on puisse chercher à se former un jugement d’ensemble sur les résultats atteints ; résultats multiples et assez imprévus, sur plus d’un point du moins. Trois catégories de citoyens ont passé sous les drapeaux : des paysans, des ouvriers et des bourgeois ; et plusieurs générations d’officiers se sont élevées aux grades intermédiaires, sortant des écoles ou du rang. On peut compter qu’au delà du grade de commandant, le passé se mêle, dans les influences subies, au présent, tandis qu’en decà, c’est bien l’armée nouvelle. Cette armée est, dans ses origines, nationale et égalitaire, au premier chef. S’il restait sous couvert des petites particularités provinciales qui subsisteront toujours, quelque ferment de vraie discorde entre hommes du Nord et du Midi, de l’Est et de l’Ouest, cela s’est fondu par le contact. L’unité était faite dès longtemps ; elle s’est parachevée, s’est polie, en quelque sorte. Les préjugés se sont affaiblis ; les esprits se sont ouverts à des conceptions nouvelles ; les intérêts de clocher ont perdu de leur importance ; il en est résulté un grand bien pour la nation en général ; le paysan avait besoin d’être soustrait à l’influence abêtissante de la terre ; l’ouvrier, aux mirages trompeurs des théoriciens qui l’endoctrinent ; le bourgeois, à l’isolement que lui procurent son rang ou sa fortune. La promiscuité du régiment a fait cela ; les corvées accomplies, les punitions subies, les forces dépensées côte à côte avec une perpétuelle rivalité de bonne humeur et d’énergie ont amalgamé la jeunesse, lui enlevant, pour une période, la notion de tout ce qui la divise.

Mais, individuellement, l’effet physique et moral n’a pas été le même pour les uns et pour les autres. Pour la bourgeoisie, le service obligatoire a été l’ancre de salut. Étiolé par l’éducation toute cérébrale et antihygiénique qu’il a reçue, le jeune Français des classes aisées possède souvent tout juste assez de force et de santé pour résister aux premières fatigues de la vie militaire, mais il en sort transformé, méconnaissable, endurci et reposé tout à la fois, les membres fortifiés et le cerveau pacilié. La nouveauté de son existence, le désir d’être gradé le plus tôt possible, l’ont sauvegardé moralement, et il conserve de son passage sous les drapeaux le souvenir de quelque chose de rude et de sain qui a délicieusement rafraichi sa vie[18]. Le paysan et l’ouvrier n’en retirent pas les mêmes avantages ; ils n’ont pas, comme leur camarade, des excès de pensée qui leur fassent apprécier la fatigue physique qu’on leur impose ; ils servent de leur mieux, mais sans prendre un très vif intérêt à ce qu’ils apprennent, et leurs heures de désœuvrement sont lamentablement employées. Quand le travail est fini, on les met sur le pavé. Où peuvent-ils aller ? Que faire ? Personne ne s’occupe d’eux. Leur tâche de soldat est terminée ; on ne s’avise pas qu’ils sont des hommes et qu’on leur doit la « vie totale » pendant tout le temps de leur séjour au régiment. L’officier a rarement conscience de cette partie de sa mission[19]. Il est tout à ses devoirs professionnels. Dans certains régiments de cavalerie, il a même une tendance à faire passer les chevaux avant les hommes ; en tout cas, il ne voit ceux-ci qu’au point de vue du métier et des services qu’ils auront à rendre en campagne. Il se sentirait intimidé et se trouverait ridicule s’il avait à faire acte d’éducateur. Or c’est là précisément ce qui est nécessaire. Jamais un plus beau champ d’éducation n’a été ouvert aux bonnes volontés. Si parfois la vie de garnison est monotone, si Jon se sent, à certaines heures, agacé et découragé par cette perpétuelle préparation à une guerre dont la perspective fuit toujours, quelle source d’intérêt, d’émotions, de satisfactions ne serait-ce pas que de chercher à travailler les âmes en même temps que les muscles ! Avec une pareille besogne à accomplir, qu’y aurait-il à redouter de cet esprit particulariste qui, plus qu’on ne le pense, fait du tort à l’armée, en solidarisant parfois, dans la routine, les officiers d’une même arme, d’une même promotion, d’une même origine ?

Si l’armée, en effet, est moralement une, il faut reconnaître que le corps des officiers est professionnellement divisé. Fantassins, cavaliers, artilleurs, ont des préventions et des préjugés à l’endroit les uns des autres. Ils sont exclusifs, enclins à voir les choses par le petit côté ; parfois ces sentiments, qui ne devraient exister que dans les grades subalternes, — où l’on serait plus disposé à les trouver excusables, — se manifestent jusqu’au sommet de la hiérarchie et influent sur les actes du ministre lui-même. L’esprit de camaraderie prend ainsi une forme regrettable et nuisible. Quant au génie et à l’intendance, les officiers de « combat » les considèrent comme des corps d’ordre tout à fait inférieur, occupés à faire le service domestique de l’armée. Ils apprécient médiocrement les officiers de réserve. Ceux-ci demeurent à leurs yeux de vulgaires « pékins » que ne militariseront jamais le stage réglementaire ni les galons trop aisément conquis.

Une autre cause de discorde s’est introduite parmi eux : c’est la science elle-même. L’immensité de l’effort accompli par les peuples de l’Europe pour pouvoir mettre sur pied, le cas échéant, des masses d’hommes innombrables et puissamment armées, a eu pour conséquence la création de ce qu’on pourrait appeler l’industrie de la guerre. Tout a convergé vers un double but : accroître l’action des engins meurtriers, faciliter les mouvements des troupes ; augmenter la force des coups et la mobilité des combattants. La sphère d’intérêt de l’officier s’est donc étendue démesurément. Tout ce qui concerne les chemins de fer, les ballons, l’électricité, la chimie, la mécanique, est maintenant de son ressort. On peut compter les inventions scientifiques qui ne sont pas utilisables pour la préparation à la bataille ou pour la bataille elle-même. Elles s’amassent les unes sur les autres, reléguant la stratégie au second plan. Il n’y a qu’une chose qu’elles ne peuvent remplacer : le courage personnel, le sang-froid, la bravoure. Et voilà tout aussitôt deux types d’officiers qui se trouvent en présence, peu faits pour collaborer à la même œuvre : l’officier laborieux utilise les loisirs de la paix pour acquérir le plus de connaissances possible, certain qu’il est d’en trouver toujours l’emploi ; l’officier d’action ne tolère de la vie de garnison que ce qui rappelle la vie des camps et dédaigne la partie purement intellectuelle de sa tâche. Même diversité dans l’armée de mer entre celui qui aspire à courir les océans et celui qui vise à conduire des torpilleurs ou cherche la formule pratique d’un bateau sous-marin.

Ni les uns ni les autres ne pouvaient supporter une longue période de paix. L’attente entraîne forcément la lassitude. À moins de provoquer une guerre européenne, on devait donc escompter un relâchement dans le zèle des officiers ; ce relàchement se fût immanquablement produit s’il n’y avait eu, d’une part, les expéditions coloniales, — la Tunisie, le Tonkin, le Dahomey, — pour faire prendre patience aux impulsifs ; de l’autre, un budget militaire assez considérable pour permettre d’expérimenter, de modifier, d’améliorer sans cesse, et ainsi d’entretenir le zèle des travailleurs et des chercheurs. Il faut noter encore l’attitude souvent indécise du gouvernement allemand, toujours agressive d’une partie de l’opinion allemande. La menace s’est atténuée par instants, mais elle n’a jamais cessé complètement. Si elle eût été plus contenue, plus immuable, la France, à la longue, se fût énervée ; si elle l’eût été moins, le relâchement se fût produit. On voit donc quel service l’Allemagne nous a rendu en maintenant l’armée française dans un état permanent de mobilisation morale, pour ainsi dire, et en donnant de la sorte à la République le temps et les moyens de s’établir solidement. Sans l’armée, la République aurait été faible à l’extérieur, et, en France, un gouvernement qui est faible à l’extérieur n’a pas d’avenir. Avec l’armée, par contre, la République risquait d’être confisquée à l’intérieur, au profit d’un pouvoir dictatorial quelconque. Le sentiment du péril existant sur nos frontières a pu seul discipliner la nation.

C’est là, il est vrai, un service d’ordre négatif. Il ne pouvait entrer dans les desseins du vainqueur d’aider le vaincu à reconquérir son rang, et nous avons vu que, si M. de Bismarck s’était montré favorable à la République, c’est qu’il la croyait moins capable que la monarchie de procéder au relèvement de la France. Il se rendit compte trop tard de son erreur. Toutefois la militarisation de la France par l’Allemagne a eu deux autres conséquences, dont l’une a prêté à de nombreuses dissertations tandis que l’autre semble passer inaperçue. La première est l’augmentation demesurée des charges qui pèsent sur la nation du fait des armements obligatoires. L’Allemagne, il est vrai, en souffre comme la France, et plus qu’elle, sa richesse étant moins considérable et son crédit moins robuste. La seconde est l’accoutumance progressive du citoyen à l’organisation socialiste, et cette accoutumance se fait plus rapidement en France qu’en Allemagne, parce que l’armée française est plus démocratique et plus égalitaire que l’armée allemande. Quand il s’agit de socialisme, on semble ne concevoir jamais que la propagande par l’idée ; or la propagande par la forme est bien plus active. On se préoccupe de savoir si la diffusion des théories est rapide ou lente ; on oublie d’observer leur mise en pratique partielle ou locale. L’idée socialiste rencontre peut-être un adversaire sur dix ; l’hostilité des neuf autres vient de ce qu’ils croient à l’impossibilité de son application. Or il est difficile de ne pas voir qu’en devenant réalité, la doctrine de la nation armée, si longtemps traitée d’utopie, a aidé plus qu’aucune autre prédication à l’avènement du socialisme[20].

L’organisation de la France, à l’heure présente, est unique. Il n’en a jamais existé de semblable ; on n’a même jamais admis qu’il pût en exister. La Russie et l’Allemagne sont des monarchies militaires. La France est une démocratie dont la guerre n’est point le but, qui, tout au contraire, s’attache aux œuvres de paix et maintient au premier rang de ses préoccupations le développement de ses ressources intellectuelles, de sa richesse, de son perfectionnement social. Or les citoyens de cette démocratie consentent, depuis vingt ans, à prélever pour le bien collectif une forte part de leur avoir, de leur activité et de leur liberté, et ce consentement est si unanime et si définitif que le jeune Français éprouve une sorte de soulagement de conscience à satisfaire à une loi draconienne que ratifient sans cesse son entrain et sa bonne volonté. En entrant au régiment, il sait qu’à moins de circonstances imprévues, il n’aura pas à se battre ; mais il prépare la défense du sol : la confiance de la patrie est faite, pour une part, de sa force et de son zèle, à lui, et c’est assez pour le payer de sa peine.

Supposez maintenant que la patrie, cessant d’être menacée par des ambitions dynastiques, lui demande de l’enrichir au lieu de la défendre, de manier pour elle un outil au lieu d’une arme ; supposez que le service militaire prenne un caractère nettement industriel (et la transformation n’est peut-être pas aussi lointaine, ni aussi délicate à opérer que vous le pensez). Qu’y aura-t-il de changé ? Du moment que c’est un service commandé au nom de la France, faire aller une machine, établir une charpente, gâcher du plâtre est au moins aussi noble que nettoyer une écurie, fourbir une plaque de ceinturon, ou cirer des bottes. Si l’amour de la patrie a été assez fort pour faire sortir tant de bons soldats d’une jeunesse diversifiée par l’origine, la situation, les habitudes, l’intelligence, qui oserait dire que ce même amour de la patrie ne saurait pas, le cas échéant, en faire sortir de bons ouvriers ? Étant données les habitudes de discipline et d’obéissance prises au régiment par les jeunes générations, on peut affirmer que les deux tiers de la nation sont prêts à accepter le service industriel le jour où il serait établi.

Notre organisation militaire est donc, pour le peuple français, une immense leçon de choses socialiste. Seulement, si les socialistes veulent en faire profiter les doctrines qui leur sont chères, ils ne doivent pas perdre de vue que cette organisation repose pour une part sur le dévouement, l’abnégation et l’esprit de sacrifice, pour une autre part sur l’amour de la patrie. « Idéal et Patriotisme » devrait donc être leur mot d’ordre. Dans les circonstances présentes, étant donné l’état d’âme de la nation et la vaste expérience qui se poursuit, les socialistes ne sauraient commettre de plus grande maladresse que d’insister sur le caractère matériel des réformes qu’ils souhaitent d’accomplir et d’accepter le compromettant appui des internationalistes et des sans-patrie.

  1. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. iii.
  2. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. ii.
  3. Marius Fontane, Les Égyptes.
  4. Maspero, Sous le règne de Ramsès ii.
  5. E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, t. ier.
  6. E. Lavisse, Vue générale de l’Histoire de l’Europe.
  7. Siméon Luce, La France pendant la guerre de Cent ans.
  8. E. Lavisse, Vue générale de l’Histoire de l’Europe.
  9. Id., ibid.
  10. Lévy-Bruhl, L’Allemagne depuis Leibnitz.
  11. Annonces savantes de Francfort.
  12. Lettre à Kœrner,
  13. Lévy-Bruhl, L’Allemagne depuis Leibnitz.
  14. Le général de Marbot, au début de ses Mémoires, consacre quelques lignes à son père ; on devine, derrière cette physionomie à peine entrevue, un esprit « avancé » à qui le devoir patriotique s’impose tout naturellement, bien qu’il n’épouse pas toutes les illusions de ses contemporains. On a décrit aussi, avec la préoccupation d’excuser son libéralisme, la carrière de ce comte de Virieu qui joua au siège de Lyon un si noble rôle et plaça toujours la patrie au-dessus de la royauté. (Voir le Roman d’un royaliste, par le marquis Costa de Beauregard.)
  15. Lavisse, Vue générale de l’Histoire de l’Europe.
  16. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. iii.
  17. E. Lavisse, Discours aux étudiants.
  18. L’effet pourrait être rendu encore plus considérable par une pratique plus intelligente et plus surveillée des lois de l’hygiène.
  19. Voir le célèbre article paru dans la Revue des Deux Mondes sous ce titre : « Du rôle social de l’officier. »
  20. Voir, dans la Deutsche Revue du 4 mars 1893, une très curieuse lettre de M. le baron de Courcel, ancien ambassadeur de France à Berlin, en réponse à une enquête sur la possibilité d’un désarmement.