L’Évolution Française sous la Troisième République/Chapitre XIV

chapitre xiv

la question sociale

Erreurs d’appréciation. — Une expérience sans précédents. — Progrès universels et simultanés. — L’action politique, congrès et élections. — La grève. — Les anarchistes. — Moyens intellectuels. — Les obstacles, la petite propriété. — Allemanistes, broussistes, guesdistes, blanquistes. — Les syndicats. — Une deuxième nuit du 4 août.

« Le second établissement de Lycurgue et le plus hardi, ce fut le partage des terres ; car il y avait entre les habitants une si terrible inégalité qu’elle était même dangereuse pour la ville : la plupart étaient si pauvres qu’ils n’avaient pas un seul pouce de terre, et tout le bien se trouvait entre les mains d’un petit nombre de particuliers… Cela fut aussitôt exécuté. Il partagea les terres de la Laconie en trente mille parts, qu’il distribua à ceux de la campagne, et il fit neuf mille parts du territoire de Sparte, qu’il distribua à autant de citoyens. Il décria toutes les monnaies d’or et d’argent et ordonna qu’on se servirait de monnaie de fer, qu’il fit d’un si grand poids et d’un si petit prix qu’il fallait une charrette à deux bœufs pour porter une somme de dix mines[1] et une chambre entière pour la serrer. » Ce passage de Plutarque a paru, pendant longtemps, propre à réjouir les adversaires et à chagriner les amis du socialisme. Il évoque, en effet, le souvenir d’une tentative avortée faite pour établir l’égalité des conditions parmi les hommes : et cette tentative est l’une des plus radicales qui aient jamais été osées. D’autres, moins célèbres, n’ont pas tourné plus heureusement. La société se repose sur ces échecs successifs. Elle ne croit pas au socialisme : elle le juge condamné par l’expérience aussi bien que par la raison et suit ses progrès avec beaucoup plus de curiosité que d’inquiétude. Bien fortes, d’ailleurs, devaient être les apparences pour avoir égaré Gambetta lui-même et l’avoir amené à nier l’existence de la question sociale. En se reportant à cette parole retentissante qui ne date que d’hier, on mesure le chemin parcouru et l’on se rend compte que l’opinion a été loin de prêter à l’évolution des idées sociales l’attention que comportait un mouvement si considérable.

Pour en bien suivre les différentes phases, il eût fallu, avant tout, se garder d’un rapprochement quelconque avec le passé, car rien, dans le passé, ne permet de conclure à la possibilité ou à l’impossibilité de l’organisation socialiste. Si le socialisme est impossible, c’est parce qu’il porte en soi le germe d’une incapacité majeure, parce qu’il est en opposition avec quelque grande loi sociologique encore inaperçue ; mais ce n’est pas parce que l’expérience des hommes s’est prononcée contre lui. Ses doctrines fondamentales n’ont été appliquées que localement et partiellement, alors qu’elles exigent, par leur nature même, l’universalité de temps et de lieu. On peut dire du socialisme qu’il sera universel ou qu’il ne sera pas. Les grandes inventions qui ont, pour l’individu, raccourci les distances et pour la pensée les ont supprimées, — l’industrie moderne qui a aggloméré les travailleurs et les a fait plus dépendants les uns des autres, — la science qui a émancipé les esprits, la démocratie qui a pénétré les mœurs, tous ces changements ont seuls rendu possible l’expérimentation probante du socialisme.

D’autre part, le mot lui-même prête à confusion, parce qu’on l’emploie dans un sens absolu, en poussant à l’extrême et jusqu’à l’absurde les idées qu’il exprime[2]. On entrevoit donc « un état social où toute initiative individuelle sera étouffée et où chacun travaillera, se reposera, dormira, mangera au commandement des chefs préposés à la garde, à la nourriture, au travail, aux récréations et à l’égalité parfaite de tous[3] ». Il y a quelque puérilité à raisonner de la sorte. On ne doit pas oublier que les socialistes ne sont pas tous des communistes rêvant « l’absorption de toutes les propriétés et de toutes les initiatives dans la toute-puissance de l’État[4] », et que beaucoup d’entre eux visent simplement à une intervention de la collectivité en vue de rétablir dans la société un équilibre toujours prêt à se rompre. En 1840, M. Thiers prononçait à la Chambre ces amusantes paroles : « Est-ce que vous croyez que les chemins de fer remplaceront jamais les diligences ? » Et tous les députés de rire devant l’énormité de la supposition ! De nos jours l’état d’esprit dans certains milieux n’est pas sans analogie avec celui des députés de 1840. Il suffit pourtant d’un coup d’œil pour apercevoir les progrès accomplis par les socialistes, progrès qui revêtent précisément ce caractère d’universalité sans lequel, disions-nous, le socialisme n’aurait ni sens ni portée[5]. En Allemagne, le parti socialiste qui, en 1871, obtenait 101,927 suffrages et 355,670 en 1874, en a réuni, en 1893, 1,800,000, et ses représentants au Reichstag ne sont pas moins de quarante-six. L’Angleterre, ce pays de l’individualisme, a vu les trades-unions adhérer aux programmes collectivistes des congrès de Belfast et de Norwich (1893) et 11 députés ouvriers entrer à Westminster. Le parlement belge compte 29 socialistes ; le folkething danois, 61 ; le Sénat fédéral des États-Unis, 22. En France, les candidats socialistes n’avaient encore en 1890 que 90,000 voix ; en 1893 ils en obtinrent 500,000 et 60 des leurs furent élus. « Après cent ans, l’ordre de choses sorti de 1789 a, en face de lui, des adversaires plus haineux et plus implacables que ne le furent il y a un siècle, pour la Révolution, les privilégiés que cette révolution dépossédait[6]. » Il est intéressant de se demander comment, en France particulièrement, on en est arrivé là et par quelle voie il semble que puisse se dénouer une telle situation.

L’action socialiste a été triple : politique, intellectuelle et violente. Les moyens politiques ont produit de grands résultats. Décriés par les impatients, ils ont abouti, en peu de temps, à la formation d’une minorité parlementaire importante ; le bulletin de vote et les congrès ont plus fait pour la cause de la révolution sociale que les grèves et la dynamite.

Aux élections municipales du 9 janvier 1881, 57 collectivistes et communistes se présentèrent à Paris ; leur programme comportait l’établissement d’ateliers municipaux, la suppression de la police, l’impôt sur le revenu. Ils réunirent en tout 14,174 voix, et aucun ne fut élu. En août 1883, un effort fut tenté à l’occasion des élections aux conseils généraux, et un socialiste — un seul — passa dans la Nièvre. En 1885, pour les élections générales, le parti rédigea un manifeste, assez peu explicite ; on y parlait encore de la « réaction versaillaise », et la préoccupation d’« arracher la République aux riches » ne se dessinait qu’en arrière-plan. Les socialistes ne troublèrent pas les fêtes de 1889 ; ignorant ce qu’allait produire le boulangisme, ils ajournèrent leurs projets ; bientôt l’espoir fut perdu pour eux de voir sombrer la République parlementaire dans une lutte intestine de la bourgeoisie, et ils n’attendirent plus que d’eux-mêmes la réalisation de leurs théories. L’année 1891 vit « s’opérer une séparation significative entre les défenseurs et les adversaires de l’État-providence[7] ». En 1892 enfin les socialistes livrèrent une grande bataille municipale dont le résultat « se chiffra par 160,000 voix, 736 élus et 29 hôtels de ville emportés d’assaut[8] ». À partir de cette date on peut considérer que les socialistes forment un parti politique qui va influer sur la politique générale. En effet, aux approches des élections de 1893, une véritable concentration s’opère à leur profit. L’avant-garde du parti radical vient à eux. À l’issue d’un meeting important tenu à Albi, M. Millerand écrit : « Les fractions socialistes révolutionnaires ont compris l’utilité de l’action électorale. Elles ont proclamé la nécessité de l’union. Il reste à passer des paroles aux actes. Il y a dans ce pays une grande masse d’électeurs désabusés, échappés des cadres et des groupes où ils avaient été longtemps retenus. Le socialisme peut et doit les rallier. Il ne faillira pas à sa tâche[9].» C’est une époque de conversions à gauche. M. Jaurès, qui revient du centre gauche, et M. Goblet, qui arrive de moins loin, sont parmi les catéchumènes. Dans le discours qu’il prononce à Bordeaux en mai 1893, ce dernier déclare qu’au lieu de s’allier aux opportunistes, les vrais radicaux devront désormais s’allier aux socialistes, à la seule condition que ceux-ci « répudient nettement la violence et ne demandent qu’aux moyens légaux et pacifiques le triomphe de leurs idées », et aussi qu’ils cessent de renier l’idée de patrie. Le scrutin donne un résultat imprévu et surprenant ; les candidats socialistes obtiennent 599,588 suffrages. Cependant l’opinion ne s’émeut point.

Pendant ce temps l’entente internationale progresse par le moyen des congrès : congrès nationaux où l’on cherche à se mettre d’accord entre représentants d’un même peuple, en vue de faciliter ensuite l’entente entre peuples, et congrès internationaux où l’on s’efforce de poser les bases de cette entente. En France, on est fort en retard pour l’organisation des congrès. Celui que les socialistes tentent de réunir à Paris, à l’occasion de l’Exposition de 1878, est interdit par la préfecture de police. La majorité de l’opinion approuve les rigueurs gouvernementales ; elle partage jusqu’à un certain point les méfiances du Sénat à l’égard de l’ouvrier, lorsque se pose la question des livrets (1883)[10] ; elle est avec Jules Ferry quand il défend la liberté du travail, dans cette grande discussion sur la question sociale ouverte, à la Chambre, en 1884.

À partir de 1891[11], les congrès se multiplient. En 1892, celui de Marseille est marqué par d’importants débats ; on y entend le célèbre Liebknecht prononcer de redoutables paroles prouvant que, de l’autre côté de la frontière, les convictions socialistes n’affaiblissent pas le sentiment germanique. L’attitude de Liebknecht, Bebel la souligne encore par les déclarations qu’il formule l’année suivante devant le congrès de Zurich (1893). Le mirage de l’union et de la fraternité universelles s’évanouit ; la nationalité, au contraire, se marque fortement dans le vote des délégations, sans que se trouve affaibli pour cela le désir de réaliser une entente entre les prolétaires de tous les pays, entente si nécessaire à la réalisation de leurs espérances. C’est un curieux moment ; les rêves, les utopies, les sentimentalités qui ont si longtemps soutenu les socialistes font place aux calculs, aux raisonnements, aux résolutions pratiques. Cette même année, se tient à Bruxelles le congrès international des mineurs ; la délégation anglaise, qui comprend d’éminentes personnalités, tient son mandat de 340,000 mineurs syndiqués[12]. Bristol voit se réunir le congrès des coopérateurs britanniques, tandis que Reims et Toulouse donnent l’hospitalité à des assemblées socialistes.

Plus active encore est l’année 1894. Ce sont : le quatrième congrès de l’union générale des travailleurs d’Espagne et le quatrième congrès du parti ouvrier espagnol, qui se succèdent, à Madrid, au mois d’août ; le trente-quatrième congrès des trades-unions d’Angleterre[13], qui s’ouvre à Norwich ; le cinquième congrès du parti socialiste italien, qui se tient en septembre à Imola, tandis qu’en octobre le socialisme allemand se réunit pour la dix-septième fois à Francfort. En France, des congrès ont lieu à Tours, à Dijon et à Nantes (douzième congrès du parti ouvrier français). M. Jules Guesde, qui récapitule toutes ces manifestations d’une vitalité indéniable, s’écrie : « Un parti qui, d’un bout à l’autre de l’Europe, donne le spectacle d’une pareille unité, est un parti à qui demain appartient ; … aucune des grandes transformations sociales, aucune des véritables révolutions qui ont changé dans le passé la face du monde, n’a jamais été précédée de la manifestation générale d’un pareil état commun des esprits[14]. »

Cette recherche de l’entente internationale n’a plus rien de secret ni de ténébreux ; est-ce pour cela qu’on y prête une moindre attention ? La légende a singulièrement amplifié le péril tant qu’il ne s’est agi que d’une poignée d’agitateurs formés en société secrète. Maintenant que les revendications sociales sont formulées en plein jour par une masse considérable de citoyens, la sécurité semble rendue à leurs adversaires. La manifestation annuelle dite du 1er mai, dont l’importance provient en grande partie du caractère pacifique qu’elle a revêtu jusqu’ici, est la résultante des efforts vers l’unité du but et la similitude des moyens. C’est en même temps une revue générale des forces socialistes. On a quelque peine à la prendre au sérieux. Pourtant, ceux qui ont vu, à Londres, dans Hyde-Park, le 7 mai 1893[15], John Burns haranguer, du haut d’une charrette transformée en tribune, les 100,000 hommes disciplinés massés autour de lui, ont pu se convaincre que le « platonisme » de la manifestation était tout apparent.

Des moyens violents le plus doux est la grève, qu’elle se termine sans effusion de sang. En France, elle a rarement été sanglante ; sa légitimité n’en fut pas moins discutée[16]. On déniait aux ouvriers le droit de défendre leurs intérêts par une cessation simultanée du travail ; un tel acte semblait un crime contre la société. À plus forte raison leur déniait-on le droit de se mettre en grève pour une cause d’ordre moral. Le « point d’honneur » a souvent provoqué leur résistance. Ce fut le cas notamment pour la célèbre grève de Carmaux. Les ouvriers luttaient pour leur liberté politique ; la Compagnie, pour sa prérogative directoriale[17] ; elle en usait maladroitement, mais cette prérogative n’en existait pas moins. En toute autre circonstance, on eût admiré le remarquable esprit de solidarité, la puissance de sacrifice pour une idée dont firent preuve les grévistes de Carmaux. Mais la passion aveugle, et leur conduite fut censurée d’une manière injuste et irréfléchie.

En 1892, il y a eu, en France, 261 grèves qui ont atteint 500 établissements et 50,000 ouvriers. En 1893, 634 grèves ont atteint 4,386 établissements et 170,123 ouvriers ; ceux-ci ont, de ce chef, perdu 3,174,000 journées de travail. Par contre, 5 coalitions de patrons ont été organisées : 3 par les bouchers et 2 par les boulangers. Sur ces 634 grèves, 443 ont atteint un seul établissement ; 72 en ont atteint de 2 à 5 ; 30, de 6 à 10 ; … 7 grèves seulement ont atteint plus de 100 établissements. 24,5 pour 100 ont été suivies de réussite ; 32,5 pour cent de transaction ; 43 pour 100 d’échec. Dans la plupart des cas, la grève a été causée par une demande d’augmentation de salaire ou par une réduction préalable ; 58 grèves ont pris naissance par solidarité pour renvoi d’ouvriers ou autres causes du même ordre. La force de résistance a été considérable : 59 grèves ont duré de 16 à 30 jours ; 68, de 30 à 100 ; 7 ont duré plus de 100 jours[18]. On a souvent parlé de la « grève générale » comme d’une arme redoutable devant servir à paralyser la marche des affaires dans le monde ; mais cette arme se retournerait en premier lieu contre ceux qui la forgeraient. C’est là, du reste, un inconvénient commun à presque toutes les grèves. « Le temps des grèves est fini, a dit John Burns à Hyde-Park, le 7 mai 1893, indiquant par là qu’il y avait d’autres moyens plus efficaces et moins dangereux d’arriver au but visé. On doit considérer d’ailleurs que, dans un grand nombre de cas, les ouvriers n’ont pas agi par eux-mêmes ni de leur plein gré. Avant même que les socialistes arrivent à former un groupe compact au sein du parlement français, il existait des commis voyageurs en grèves, toujours prêts à se diriger vers le lieu où un conflit menaçait d’éclater. Le type célèbre du carpet-bagger, créé dans les États sudistes d’Amérique par l’émancipation des nègres, s’est trouvé reproduit chez nous avec la différence que le carpet-bagger français était souvent un convaincu et glissait parfois un bon conseil au milieu de beaucoup de mauvais.

La grève même la plus anodine doit être rangée parmi les moyens violents, parce qu’elle cause toujours quelque dommage. Mais elle n’est pas toujours anodine ; elle a provoqué de véritables désastres financiers qui ont atteint des innocents ; elle a même occasionné de plus grands malheurs, crimes individuels, répression barbare, etc. La gamme de la violence va s’élevant jusqu’à la « propagande par le fait » chère aux anarchistes. Qu’en théorie il existe une antinomie entre la conception anarchiste, dans laquelle il n’y a plus d’État, et la conception collectiviste, dans laquelle l’État est tout, nul n’y contredit. Mais on a quelque peine à démontrer la non-existence, dans la pratique, d’un lien entre les collectivistes et les anarchistes. M. Herbert Spencer l’a dit : les doctrines communistes peuvent déterminer « un retour à la lutte pour l’existence telle qu’elle a lieu parmi les brutes[19] ». Il semble qu’une presse anarchiste existât dès l’époque des explosions de Montceau-les-Mines (septembre 1882). Le procès du prince Kropotkine et des « compagnons » impliqués dans les poursuites le prouva. On s’entraînait déjà en vue de faire sauter « les exploiteurs, capitalistes et bourgeois » ; mais l’anarchie paraît être un état d’esprit bien plutôt qu’une secte. Elle a agi ; elle a peu écrit. Le document le plus intéressant où soient exposées ses théories est la déclaration lue par Émile Henry, le 29 avril 1894, devant le jury qui le condamna à mort[20]. Cette déclaration est remarquable en plus d’un point. On y suit très nettement la genèse de la haine sociale qui se développe dans le cœur des révoltés, mais on n’y relève point le plus léger éclaircissement sur la solution entrevue par eux ; on y perçoit, en revanche, les traces d’un incommensurable orgueil qui les aveugle complètement sur l’importance et sur les conséquences de leurs actes. « J’ai voulu montrer à la bourgeoisie, s’écrie emphatiquement Émile Henry, que désormais il n’y aurait plus pour elle de joies complètes ! » Il est évident que les « compagnons », comme ils se désignent eux-mêmes, sont, en quelque sorte, hypnotisés par le mystère dont ils s’entourent, par les entretiens qu’ils ont les uns avec les autres, par une espèce de foi en leur mission, si l’on peut employer de pareils termes en parlant de semblables criminels. La preuve en est que, sortis de leur milieu, arrachés à son influence délétère, ils aperçoivent les choses sous un angle différent. Antoine Cyvoct, qui avait été condamné à mort, en 1883, à la suite de l’explosion du café Bellecour, à Lyon, et avait vu sa peine commuée en celle des travaux forcés à perpétuité, adressait de l’île Nou à ses amis, le 18 janvier 1894, une lettre dans laquelle, après s’être déclaré en solidarité avec eux, il leur disait : «  Arrachez-vous à cette espèce de surexcitation qui vous empêche d’avoir une vision nette du but où vous courez ; résistez à cette sorte d’emballement qui vous entraîne aux pires excès, et comprenez enfin que ce n’est pas par des violences qui soulèvent une réprobation universelle que l’on prépare les révolutions, mais en prenant les cœurs, en s’emparant des esprits. Dites-vous bien, d’ailleurs, que le dernier des bourgeois, fût-il mort demain, les choses n’en seraient pas plus avancées, car vous auriez encore contre vous des milliers de travailleurs qu’il faudrait convertir à vos principes avant de pouvoir songer à les appliquer. »

« Prendre les cœurs et s’emparer des esprits », c’est là précisément ce que ne peuvent réaliser la politique ni la violence. Les socialistes avisés sentent parfaitement combien précieuse est pour cette tâche l’action « intellectuelle ». En même temps que les institutions démocratiques et aussi le service militaire développaient l’esprit d’égalité, le rapprochement de l’extrême misère et de la fortune exagérée a developpé l’esprit de pitié. La coexistence, dans la cité, de la richesse et de la pauvreté est un phénomène si universel et si ancien qu’on s’est habitué à le considérer comme un mal sans remède, et la haine du pauvre contre le riche n’est pas davantage propre au temps présent. Les articles du Père Peinard atteignent à peine, dans l’âpreté de leurs revendications, les poètes sibyllins[21]. À de certaines époques pourtant et dans certains pays, on dirait que la haine s’apaise et que les revendications se font moins brutales et moins entières. Cela se produit lorsque la richesse est fixée, lorsque ceux qui aident à gagner l’argent le voient dépenser sous leurs yeux et peuvent en quelque sorte en contrôler l’emploi. Le paysan attaché au sol, l’ouvrier occupé dans l’usine s’insurgent bien moins contre l’héritage qui transmet la propriété ou contre le patronat qui canalise les profits de l’industrie que contre l’espèce d’anonymat sous lequel s’opère la circulation de cette richesse obtenue par leurs efforts. Presque toutes les aristocraties du passé ont été tuées par l’absentéisme ; et, de nos jours, l’absentéisme est pire qu’il ne fut jamais ! Un autre germe de haine sociale, c’est l’agiotage sous ses formes multiples : il permet la formation rapide de la fortune sans que soit perceptible, pour la masse, le droit de posséder qui résulte à son sens d’une transmission légale ou d’un travail régulier. Ainsi s’est constituée une sorte de féodalité financière ; la société « porte de tout son poids sur un seul pilier : le pilier d’argent[22] ». « D’une part, écrit Léon xiii, traçant le tableau des infirmités sociales[23], d’une part, la toute-puissance dans l’opulence ; une fraction qui, maîtresse absolue de l’industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer en elle toutes les sources : fraction qui, d’ailleurs, tient en sa main plus d’un ressort de l’administration publique. De l’autre, la faiblesse dans l’indigence ; une multitude, l’âme ulcérée, toujours prête au désordre. »

Non seulement les excès de luxe ont pour conséquence d’accroître la misère elle-même, en diminuant les ressources qui pourraient être employées par les riches à la soulager ; ils la rendent aussi plus difficile à supporter. L’inégalité des conditions fait mieux que s’imposer à l’esprit ; elle s’explique philosophiquement et économiquement ; mais cette espèce de mitoyenneté entre le gaspillage effréné des uns et l’absolu dénuement des autres ne peut subsister longtemps sans déterminer un courant de révolte qui entraîne les heureux aussi bien que les déshérités, grâce à ce sens inné de la justice que les passions oblitèrent parfois chez l’homme, qu’elles n’arrivent jamais à effacer complètement. C’est ainsi que la retentissante formule lancée par Tolstoï a trouvé de l’écho dans tous les milieux, et que la « religion de la souffrance humaine » a groupé des fidèles pris à toutes les Églises, même à celle de l’incrédulité. « Une conspiration tacite, inconsciente, s’est nouée entre des gens que tout sépare, depuis le prolétaire qui se rue aveuglément contre la machine sociale jusqu’aux conducteurs patentés de cette machine ; la conspiration commence à la haine d’en bas et finit à la vague pitié d’en haut ; elle réunit les efforts de l’homme d’action et les complaisances de l’homme de pensée ; elle rapproche à leur insu tous ceux qui souffrent du vieil ordre de choses, tous ceux qui en jouissent et le méprisent ; par les chemins les plus divers, elle les pousse pêle-mêle au même but, but visé par les uns, redouté par les autres, qui s’y acheminent quand même[24]. »

Par les moyens politiques, le parti de la révolution sociale a cherché à s’emparer du gouvernement ; ses succès ont été rapides et importants ; par les moyens violents, il s’est efforcé d’effrayer le capital et ne semble pas y être parvenu ; par les moyens intellectuels enfin, il s’est infiltré dans l’opinion générale… Jusqu’où ? C’est ce que l’avenir peut seul nous apprendre.

En France, deux obstacles principaux lui barrent la route, d’une façon peut-être plus apparente que réelle : le premier, c’est le développement de la petite propriété ; le second, ce sont les divisions intestines qui existent dans son sein même.

Le territoire de la France représente 52,857,000 hectares, dont 49,561,861 sont soumis à l’exploitation agricole. La grande culture (domaines de 40 à 300 hectares) est représentée par 142,088 exploitations[25] ; la moyenne culture (de 10 à 40), par 727,222 ; la petite culture (de 1 à 10), par 2,635,030 ; enfin la très petite culture (moins d’un), par 2,167,667[26]. La moitié de la population de la France vit de l’agriculture ; un quart, de l’industrie ; un dixième, du commerce ; quatre centièmes, de professions dites libérales ; six centièmes vivent sans travail d’aucune sorte[27]. Les statistiques de l’administration des contributions directes portent à 8,454,000 le nombre des propriétés rurales et urbaines en France. Il y a près de 4,900,000 propriétaires ruraux, et les cultivateurs exploitant leurs propres terres sont en chiffre rond : 2,150,700 contre 468,000 fermiers et 194,400 métayers. La petite propriété, qui, au reste, est fort ancienne en France[28], n’est pas en voie de diminution. Les propriétaires cultivant leur bien n’étaient que 1,812,573 en 1862 contre 2,150,700 en 1882.

Ces quelques chiffres ont leur éloquence ; ils montrent que la population industrielle n’a aucune puissance numérique comparée à la population agricole, mais que, d’un autre côté, rien ne saurait résister au mouvement que déterminerait l’accord des travailleurs agricoles et des travailleurs industriels. Cet accord est-il réalisable ? Toute la question est là. Les socialistes ne paraissent pas avoir trouvé une formule qui leur permette d’opposer l’un à l’autre les deux types de propriétés territoriales. Mais cette formule, ils la cherchent[29], et le terme même de « propriété paysanne » dont ils commencent à se servir indique l’objet de leurs préoccupations. Il leur faut vaincre, d’une part, l’aversion du petit propriétaire pour ceux qu’il nomme les « partageux » et amener à composition, d’autre part, les irréconciliables du parti, qui proclamaient encore, au récent congrès de Dijon (1894), l’inaliénabilité de la terre. Ils se flattent d’obtenir ce double résultat sans trop attendre. On a coutume de dire que le petit propriétaire voit dans la grande propriété qui l’avoisine la sauvegarde de son droit, et qu’ainsi il est amené à la défendre contre toute atteinte. Il est douteux que ce sentiment existe au delà de l’extension possible entrevue par le petit propriétaire ; celui-ci caresse volontiers le projet d’augmenter son bien ; il ne demande pas qu’on protège le vaste domaine qu’il ne possédera jamais[30]. Son puissant voisin, d’ailleurs, l’opprime souvent en l’enserrant et en l’annihilant ; leurs intérêts ne sont point identiques ; ils sont unis, mais on peut les séparer. Quant aux intransigeants du communisme, ils désarmeront du jour où on leur aura prouvé par des faits, que l’absolu qu’ils proclament est précisément l’obstacle à la réalisation de leurs desseins : tel est le raisonnement des « socialistes de gouvernement ».

Ils ne s’inquiètent pas non plus des divisions et subdivisions en groupes et en sous-groupes qui affaiblissent le socialisme et contribuent à inspirer confiance à ses adversaires. Un coup d’œil donné à l’état des choses dans le camp socialiste français fera mieux comprendre la sécurité des uns et des autres.

Les congrès ouvriers qui se tinrent, à Paris en 1876 et à Lyon en 1878, étaient composés presque exclusivement de partisans de la coopération et du mutualisme proudhonien ; ils répudiaient le collectivisme et l’emploi de la force[31]. Mais par son influence déjà considérable, M. Jules Guesde parvint à faire voter dès 1871 (congrès de Marseille) des résolutions collectivistes ; et l’année suivante, au congrès du Havre, la rupture définitive s’opéra. Jules Guesde avait rapporté de Londres, avec le même respect que Moïse descendant du Sinaï, les nouvelles tables de la loi rédigées par Marx et Engel ; son journal, l’Égalité, jouait un rôle important. Toutefois sa prépondérance n’était pas reconnue par tous. Les communards amnistiés, revenus de Nouméa, le considéraient un peu comme un intrus[32]. Paul Brousse et Joffrin, ce dernier très populaire dans son parti, se disaient « possibilistes », c’est-à-dire un peu opportunistes de procédés. Ils réussirent à provoquer une nouvelle scission en 1882, au congrès de Saint-Étienne, aidés en cela par le peu de succès qu’avaient obtenu aux élections de 1881 les candidats socialistes : 303 groupes restèrent à Saint-Étienne ; 32 groupes, sous la direction de Jules Guesde, émigrèrent à Roanne. Le congrès de Marseille avait divisé le pays en six régions ayant pour chefs-lieux : Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Lille et Alger ; la fédération du Nord resta seule guesdiste ; les autres suivirent Paul Brousse. Mais Paul Brousse était un érudit, un lettré ; il admettait l’action politique, que ce même congrès de Marseille avait condamnée implicitement en décidant que les députés et les conseillers municipaux ne pourraient faire partie du comité national placé à la tête du parti. Paul Brousse et ses amis obtinrent du congrès de Paris (1883) la suppression de cette clause. Ce fut l’occasion d’un grand conflit. Les congrès se succédèrent ; on se déclara anathème de l’un à l’autre ; les syndicats révoltés entrèrent en lutte contre les dirigeants, et en dehors des blanquistes, qui dès le principe étaient demeurés indépendants, trois groupes distincts se formèrent : les allemanistes, les broussistes, les guesdistes[33].

Le parti allemaniste, ainsi nommé du nom de son chef, Jean Allemane, s’appelle officiellement : parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Il est remarquable par l’anonymat et la discipline. Allemane, qui jouit d’une grande influence dans le quartier de la Folie-Méricourt, à Paris[34], est un modeste. Il a appris à ses disciples à se méfier du politicien, à imposer au député de leur choix la formalité de la démission « en blanc », qui place l’élu sous la domination permanente de ses électeurs. Il favorise la grève, qu’il appelle la « guerre les bras croisés », et croit à la supériorité des moyens économiques. Les fédérations allemanistes sont au nombre de quatre : celle du centre (Paris) comprend soixante groupes d’études sociales et vingt syndicats et groupes corporatifs ; celle des Ardennes (Charleville), soixante groupes ou syndicats dont le principal est le syndicat des 4,000 tisseurs de Sedan ; celle de l’Est (Dijon) et celle du Sud-Ouest (Bordeaux), qui représentent chacune une quarantaine de groupes.

Les broussistes, qui s’intitulent : fédération des travailleurs socialistes de France, dominent dans plusieurs quartiers de Paris et en Touraine ; ils sont hostiles à la grève. Paul Brousse, que révolte l’intransigeance de Marx, est un socialiste d’État ; il professe la doctrine du « laisser-aller » ; d’après lui, les services publics deviennent, les uns après les autres, généraux et gratuits ; il n’y a qu’à aider au mouvement : lorsqu’ils seront tous transformés, ce sera le communisme,

Le parti guesdiste (parti ouvrier français) est l’œuvre personnelle de Jules Guesde, homme d’une haute intelligence et d’une rare énergie, que rien n’abat. Abandonné à Saint-Étienne, il a su jeter les bases d’un nouveau groupement, tout politique, il est vrai, et auquel les syndicats n’adhèrent pas. Il se divise en fédération du Midi (Bordeaux), de l’Ouest (Nantes), de l’Est (Troyes), du Centre (Paris), du Nord (Lille). Il compte huit cent trente-trois groupes dont cent quatre-vingt-douze pour la seule région du Nord. L’organisation est, il est vrai, un peu flottante, un peu en façade ; mais l’activité est grande et les résultats sont indéniables.

Quant aux blanquistes (comité central révolutionnaire), ils forment le vrai parti de la Révolution, pour lequel tous les moyens sont bons. Le centre d’action est dans le Cher ; les fédérations du Cher et de l’Allier lui donnent, avec ses groupes de Paris, un total d’environ 35,000 adhérents. Les divergences, on le voit, sont nombreuses ; à en juger, toutefois, par les votes des députés socialistes à la Chambre, on ne voit pas qu’elles empêchent l’entente. « Actuellement, écrit M. Vaillant, il n’y a que des nuances qui, théoriquement, séparent les socialistes ; le socialisme moderne est, quant aux idées, le même dans tous les pays et pour tous les partis[35]. » Et M. Vaillant écrit encore ces lignes qui sont intéressantes à méditer, en ce qu’elles montrent l’état d’esprit d’un des citoyens les plus en vue du parti : « Les révolutions ne sont que les crises politiques et sociales qui éliminent les éléments vieillis de l’ordre social et mettent en œuvre, dégagent pour une évolution nouvelle les éléments accumulés par le progrès des choses et des mœurs, au libre développement desquels s’opposait le régime antérieur, survivant par la force organisée de son gouvernement, de sa classe privilégiée, aux conditions qui l’avaient créé et qui, disparaissant, amènent sa chute. Certes, plus nous irons, plus la volonté des hommes et la force organisée du parti socialiste joueront un rôle dans les déterminations ultérieures, mais à la condition d’être exactement en accord avec le développement historique, avec l’évolution sociale, qu’il lui sera facile de précipiter, mais impossible de contredire ou d’altérer. Quant au temps, à la durée des phases, des étapes à parcourir, nous ne pouvons rien dire. »

Quelque incomplet et imparfait que soit cet aperçu des conditions dans lesquelles se développe le socialisme en France, il suffit à établir l’importance et la continuité du mouvement. Comment s’imaginer qu’un semblable mouvement peut être arrêté, ou refoulé, ou même qu’il peut s’éteindre de lui-même ? Le bon sens dit qu’il doit aboutir à une modification de l’état social, ce qui n’implique pas, d’ailleurs, la disparition complète de la société actuelle, ni son remplacement par la cité collectiviste. Les solutions entrevues sont au nombre de trois : ou bien par l’association se constituera une puissance qui traitera d’égal à égal avec le capital ; ou bien la loi établie par les délégués du plus grand nombre interviendra pour redresser les injustices du hasard et de l’hérédité ; ou bien enfin l’entente volontaire se fera au moyen de concessions réciproquement consenties.

Le courant syndical, en France, est assez considérable ; bien entendu, on ne peut le comparer à celui qui, en Angleterre, détermina la formation des trades-unions[36]. Au 1er juillet 1893, il existait 4,448 associations professionnelles[37] ; 637 de plus qu’en 1892. Dans l’espace d’une année, les syndiqués étaient passés de 723,680 à 900,236, soit une augmentation de 176,156[38]. En 1885, les syndicats ouvriers étaient 221 ; ils sont 1,926. En 1884, il y avait 20 unions. Il y en a maintenant 117[39]; 28 ou 29 bourses du travail centralisent l’action de près de 400 syndicats. Enfin, autour des syndicats se sont groupées des créations de tout genre, orphelinats, écoles, offices de renseignements, services de contentieux, bulletins et revues. Mais l’effort vers la coopération est médiocre ; les sociétés de consommation, entre 1892 et 1893, passent de 38 à 43 seulement, et les sociétés de production de 12 à 16[40]. Le Français a des habitudes invétérées d’individualisme ; il ne recourt à l’association que lorsqu’il ne peut faire autrement ; il n’en a pas l’instinct. Quand, auprès de lui, une association prospère, il cherche toujours celui ou ceux qui la mènent. L’idée de la force collective et anonyme produite par une superposition d’efforts individuels lui demeure étrangère ; il a besoin de se raisonner pour y croire. Cela étant, il semble bien difficile que l’association des travailleurs devienne en France assez puissante pour s’imposer aux pouvoirs publics et aux patrons d’une manière décisive et durable.

La loi n’est pas comme l’association ; il n’est pas besoin de l’acclimater. Le Français est habitué à la respecter et à lui obéir. Qu’une majorité radicale établisse l’impôt vraiment progressif, celui qui limite en fait la fortune privée, — non celui qui, opprimant surtout les moyens, laisse en présence les petits et les grands, — les socialistes n’auront ensuite qu’à perfectionner l’outil dans le sens de leurs idées ; et comme il représente une doctrine juste en théorie, l’impôt progressif sera admis saus révolte. S’il doit ruiner le pays, le pays mettra du temps à s’en apercevoir. On l’enserrera d’ailleurs dans tout un réseau législatif calculé pour rétablir l’équilibre au profit des moins fortunés, des moins intelligents, et sans doute aussi des moins laborieux. Une seule constatation à faire pour le présent, c’est que la loi tend à devenir de plus en plus minutieuse et de plus en plus prévoyante ; elle s’occupe de tout, veut tout régler, pénètre partout. La solution de la question sociale par la loi paraît la plus probable ; ce serait aussi la moins bonne.

Reste enfin la conciliation ; au point où en est la lutte des classes, dont les optimistes s’efforcent en vain de nier jusqu’à l’existence, l’hypothèse paraît ironique. On n’aperçoit pas les deux partis en présence signant une trêve soudaine, renonçant à leurs prétentions et se donnant une seconde fois le « baiser Lamourette ». D’ailleurs, la classe aisée trouverait-elle son chemin de Damas et reviendrait-elle à la notion des devoirs que comporte la possession de la fortune, que l’abîme creusé entre elle et la classe laborieuse n’en serait point comblé. Il est trop tard pour restituer ce que Le Play appelle le patronage. Le patron n’est plus assez indiscuté pour l’offrir à ses ouvriers, ni assez puissant pour le leur imposer. La participation aux bénéfices n’est à leurs yeux qu’une aumône, si elle n’est pas une charte d’égalité. L’œuvre si belle des logements ouvriers doit, pour réussir, constituer un placement rémunérateur, et, dès lors, elle ment à son but de relèvement social. Ce ne sont là que des expédients d’une valeur réelle, mais très passagère. La charité, elle, est un aveu. « Il y a dans sa pratique, écrit avec exaltation Édouard Rod[41], un aveu d’injustice qu’un esprit droit ne saurait accepter ; corriger l’iniquité du sort en abandonnant la plus faible part de son superflu, n’est-ce pas une criminelle hypocrisie ? Nous avons des devoirs, ou nous n’en avons pas ; si nous n’en avons pas, buvons, mangeons, jouissons, les yeux fermés aux misères dont le spectacle nous gâterait nos joies, sûrement retranchés dans une forteresse d’égoïsme. Si nous en avons, ne croyons pas les remplir par un sacrifice parliel de nous-mêmes, ne trompons pas notre conscience par des demi-concessions. C’est tout entier qu’il faut nous donner, nous, nos plaisirs, nos cœurs et nos biens… Donne tout aux pauvres et suis-moi. On ne peut qu’obéir ou désobéir à la rigoureuse parole : si l’on ne fait pas tout, on n’a rien fait. » Même comprise de cette façon sublime et pratiquée aussi étroitement, la charité ne résoudrait rien. Ce qu’il faudrait, c’est trouver la « formule qui pourrait se substituer aux injustices anciennes sans s’appuyer sur des injustices nouvelles[42] », et, l’ayant trouvée, l’appliquer d’un accord commun. Ce qu’il faudrait, c’est une deuxième nuit du 4 août, moins tardive et plus précise. Or, la classe aisée ne sait pas encore s’il faut « unir les résistances ou raisonner des concessions[43] ».

L’heure de le savoir va sonner. La génération nouvelle s’en rend compte ; elle pressent dans sa marche l’approche d’un sommet : de là elle entreverra les vastes territoires qui sont le vingtième siècle. L’aurore est très pâle. Elle ignore si le jour qui vient doit être une froide matinée d’hiver ou un midi printanier. Mais elle est résolue ; son pas demeure ferme ; elle ne laisse pas son regard errer en arrière vers les vallées disparues.

Et l’esprit de la France est avec elle.


fin.

  1. La mine vaudrait environ quatre-vingt-treize francs.
  2. Voir la fameuse brochure de M. Richter, Où mène le socialisme.
  3. Le Temps (1895).
  4. Sigismond Lacroix (le Radical).
  5. Le socialisme apparaît comme un fruit naturel de la civilisation parvenue à un certain degré d’avancement. Il est identique pour toutes les nations du monde qui ont atteint ce degré et ne se manifeste d’une manière différente que chez les peuples qui ne l’ont pas atteint, la Russie, par exemple, et la Turquie ; d’autre part, il demeure supérieur aux constitutions politiques. Son plus puissant et redoutable adversaire, Bismarck, n’a pu le réduire ; la liberté dont il jouit en Angleterre ne lui est pas plus favorable que l’hostilité qu’on lui oppose en Allemagne.
  6. Recevant un reporter du Journal, M, Crispi lui faisait en 1892 cette déclaration mélancolique : « La bourgeoisie est fortement atteinte, elle paraît devoir durer beaucoup moins longtemps que la féodalité. Cela donne matière à de tristes réflexions, si l’on songe surtout que l’éducation du quatrième état n’est point faite. » (Le Temps, 26 décembre 1892.)
  7. André Daniel, l’Année politique, 1891.
  8. Manifeste du parti guesdiste en 1893.
  9. La Petite République française, 25 avril 1893.
  10. Les livrets d’ouvriers avaient été supprimés par la Chambre ; le Sénat consentit à la suppression de l’obligation, mais mentionna la faculté pour l’ouvrier d’avoir un livret, ce qui revenait à rétablir le droit pour le patron d’en exiger la production.
  11. Entre 1878 et 1891, il y a eu une longue série de congrès organisés en France par les différents groupes socialistes. Ces congrès n’ont d’importance qu’au point de vue du fractionnement des opinions qui y étaient représentées. Nous reviendrons sur ce sujet tout à l’heure.
  12. Sur un total de 650,000 que compte la Grande-Bretagne.
  13. Ainsi que nous le disions plus haut, les trades-unions se sont prononcées pour le collectivisme. Elles avaient, en 1803, manifesté de fortes tendances dans cette voie ; en 1894, elles ont, à une très grande majorité, « invité leurs deux millions de membres à ne voter aux élections législatives et municipales que pour des candidats ayant accepté le programme collectiviste ».
  14. Le Matin, 14 septembre 1894.
  15. Les Anglais, gens pratiques, reportent la manifestation au premier dimanche de mai, afin d’éviter un chômage inutile.
  16. La grève est ancienne dans le monde. Elle existait, en Égypte, sous Ramsès ii. Il est à noter qu’en France, la plupart de ses caractères actuels. En 1724, raconte M. Franz Funck-Brentano dans la Revue rétrospective, des ouvriers typographes ayant été appelés d’Allemagne à Paris par les maîtres imprimeurs, il s’ensuivit un abaissement de salaire et une protestation générale. Un jeune ouvrier de vingt-trois ans, François Thominet, se trouvait à la tête du mouvement ; on se saisit de lui ; il fut mis en secret, au Petit-Châtelet, plusieurs mois durant. La même année, les bonnetiers se mettaient en grève, parce qu’on avait réduit leurs salaires. Le syndic des marchands bonnetiers demanda au contrôleur général de sévir contre les « cabalistes ». — Grève, coalition, cotisation pour soutenir la grève, menaces, atteintes à la liberté du travail, tout s’y produit comme de nos jours. Seulement, la lettre de cachet avait raison des meneurs.
  17. Il est à remarquer que le même cas s’est présenté à Saint-Denis ; les patrons, mieux avisés, ont donné à l’ouvrier élu maire toutes facilités pour remplir les devoirs de sa charge. On se rappelle que le conflit de Carmaux avait pour origine l’élection à la mairie et au conseil d’arrondissement de l’ouvrier Calvignac et le renvoi par la Compagnie de ce même Calvignac sans motif plausible autre que la dignité dont l’avait revêtu le suffrage universel.
  18. Statistiques du ministère du commerce, reproduites par le Temps.
  19. Lettre adressée au Figaro, en date du 24 janvier 1894.
  20. Émile Henry avouait être l’auteur des attentats de la rue des Bons-Enfants et du café Terminus.
  21. « Les riches, pour agrandir leurs domaines et se faire des serviteurs, pillent les misérables. Ah ! si la terre n’était pas fixée si loin du ciel, ils se seraient arrangés pour que la lumière ne fût pas également répartie pour tous. Le soleil, acheté à prix d’or, ne luirait plus que pour les riches, et Dieu aurait été contraint de faire un autre monde pour les pauvres (viii, 3). » M. Gaston Boissier (la Fin du paganisme) cite encore ce rêve d’avenir qui a dû troubler plus d’un cerveau : « La terre alors sera partagée entre tout le monde. On ne la divisera pas par des limites, on ne l’enfermera pas dans des murailles. Il n’y aura plus de mendiant ni de riche, de maître ni d’esclave, de petit ni de grand ; plus de roi, plus de chef ; tout appartiendra à tous (ii, 320). »
  22. E.-M. de Vogué, l’Heure présente (Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1892).
  23. Encyclique Rerum novarum.
  24. E.-M. de Vogué, l’Heure présente (Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1892).
  25. Du chiffre d’hectares exploités par la grande culture il convient de retrancher la propriété départementale et communale et celle des hospices, congrégations religieuses, chemins de fer, bureaux de bienfaisance, etc., soit environ 5,000,000 d’hectares.
  26. Rapport de M. Tisserand sur l’enquête décennale de 1882.
  27. Les mines, carrières, manufactures, usines occupent 1,130,000 individus ; la petite industrie, 6,093,000. Le commerce comprend : 789,000 banquiers, commis, marchands en gros ; 1,895,000 boutiquiers ; 1,164,000 hôteliers-cafetiers. Les chemins de fer et la marine marchande occupent 800,000 individus ; les fonctions de l’État, 805,000 ; les rentiers sont au nombre de 1,849,000.
  28. Voir les Populations rurales de la France, par M. Baudrillart ; les Voyages en France d’Arthur Young, et Leroy-Beaulieu, la Petite Propriété foncière en France et à l’étranger. (Revue des Deux Mondes du 15 février 1888.)
  29. Voir les articles de M. Jaurès, dans la Dépêche de Toulouse (octobre 1893).
  30. C’est ce qu’exprimait spirituellement un député dont les revenus personnels se montaient à 40,000 francs environ, en demandant qu’un impôt spécial fût établi sur les fortunes dépassant 2 millions.
  31. Leur chef était M. Barberet, depuis chef de bureau au ministère de l’intérieur.
  32. Jules Guesde, de son vrai nom Mathieu Basile, n’avait fait que diriger un journal à Montpellier et y avait patronné, en 1871, la candidature de Gambetta. On savait qu’il avait blâmé le massacre des otages et rendu hommage « à nos braves soldats qui peuvent se battre, mais n’assassinent jamais ».
  33. Voir les remarquables articles de M. de Seilhac publiés dans la Revue bleue des 7 et 21 septembre, 5 octobre et 2 novembre 1895, auxquels sont empruntés une grande partie des détails que nous donnons ici.
  34. En 1893, les allemanistes ont obtenu à Paris 50,000 voix.
  35. Lettre à M. de Seilhac (Revue bleue du 2 novembre 1895).
  36. On se rappelle qu’au début les trades-unions furent traitées avec méfiance par les pouvoirs publics et privées des garanties essentielles à l’existence de toute société. Une série d’attentats étant venue jeter l’alarme dans l’opinion, une grande commission d’enquête fut instituée qui proposa le régime de la liberté absolue. Les trades-unions devinrent par la suite « l’une des bases reconnues de la paix sociale en Angleterre ».
  37. 1893. 1892.
    Nombre. Membres. Nombre. Membres.
    Syndicats
    patronaux 
    1.397 114.176 1.212 102.649
    ouvriers 
    1.926 402.125 1.589 288.970
    mixtes 
    173 30.052 137 18.561
    agricoles 
    952 352.883 863 313.800
  38. Rapport du ministre du commerce sur le développement des associations professionnelles pendant l’année 1892-1893. Ce rapport ne concerne que les associations constituées conformément à la loi de 1884 ; beaucoup ne le sont pas. Ces chiffres sont donc trop faibles.
  39. Dont 29 patronales, 61 ouvrières, 11 mixtes, 16 agricoles
  40. Le Temps du 5 janvier 1894.
  41. Éd. Rod, Le Sens de la vie.
  42. F. Magnard (le Figaro du 20 mars 1893).
  43. Id., ibid.