L’Évolution Française sous la Troisième République/Chapitre VIII

chapitre viii

la crise (1885-1889).

La majorité se désagrège. — Les élections de 1885 : demi-victoire réactionnaire. — Erreurs et maladresses. — Un budget courageux. — Le ministère Rouvier. — Les premiers exploits du général Boulanger. — Scandales imprévus. — Élection de M. Carnot. — Le Comité de la rue de Sèze. — Exposition de 1889. — La Haute Cour. — Les élections : la fin du boulangisme.

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Lorsque l’émotion et la colère de la première heure se furent calmées, les députés qui avaient renversé le ministère Jules Ferry et l’opinion, qui s’était égarée à leur suite, pressentirent les difficultés et les périls auxquels la République allait avoir à faire face. Jules Ferry était le seul homme susceptible de grouper, au sein de la Chambre actuelle, une majorité véritable. En dehors de lui on ne pouvait recourir qu’à ces cabinets de concentration mal soutenus dans le Parlement, incompris de la nation et dont une série d’expériences malheureuses allait accroître encore le discrédit. Le 6 avril 1885, après de longs pourparlers, M. Henri Brisson accepta la présidence du conseil[1] et la mission ingrate de préparer les élections législatives. M. Brisson appartenait à la nuance avancée de l’opinion républicaine ; mais s’il avait blâmé la politique de son prédécesseur, il ne songea pas à éluder — au détriment de l’honneur et des intérêts de la France — les responsabilités qui en résultaient pour lui. On ne pouvait faire aux radicaux que des concessions de détail ; le Panthéon fut désaffecté à l’occasion des funérailles de Victor Hugo, et dans son indulgence pour les manifestants du 24 mai qui avaient arboré sur la voie publique des insignes séditieux, M. Allain-Targé établit une distinction restée fameuse entre les drapeaux et les bannières. Mais lorsqu’il fallut faire sanctionner par les Chambres les traités de protectorat signés en 1884 à Hué et à Pnom-Penh, lorsque furent portées à la tribune une proposition d’amnistie en faveur des condamnés politiques et une demande de mise en accusation de Jules Ferry et de ses collègues, le cabinet Brisson retrouva devant lui la droite unie à l’extrème gauche et se vit soutenu par le gros des forces ferrystes. Elles l’appuyaient à contre-cœur, il est vrai, et avec une sorte de répugnance dédaigneuse, n’acceptant de lui aucune direction et stimulées plutôt par les attaques de l’opposition que par l’autorité du gouvernement. Cette majorité, d’ailleurs, ne se reformait que pour se désagréger de nouveau à tout moment ; l’initiative parlementaire en prenait occasion pour se donner libre carrière ; jamais on ne vit pareille abondance de projets de loi ; la plupart, d’une opportunité douteuse, tendaient, par leur originalité, à fixer dans l’opinion le nom — jusque-là obscur — du député à l’initiative duquel ils étaient dus.

Les élections allaient se faire au scrutin de liste ; à mesure qu’elles approchaient, l’incertitude augmentait sur leur résultat probable. L’opposition avait de sérieux griefs à faire valoir ; le parti conservateur était, sans doute, en proie à des divisions qui l’affaiblissaient ; mais les orléanistes, les victoriens, les jérômistes pouvaient se mettre d’accord pour détruire : sur ce terrain là, les derniers événements rendaient l’entente plus facile, Aussi les plus enthousiastes partisans du scrutin de liste, ceux qui avaient espéré, en l’établissant, émanciper le suffrage universel, soustraire la politique aux influences locales et faire voter pour des idées plutôt que pour des hommes, ceux-là mêmes sentaient leur confiance ébranlée et se demandaient si, en hâtant la réforme, ils n’avaient pas devancé l’heure où l’état des mœurs électorales lui permettrait de porter tous ses fruits. Ce n’est pas tout de décréter un progrès ; encore faut-il qu’il soit à la portée de ceux auxquels on prétend l’appliquer. Tout en continuant d’admettre théoriquement la supériorité du scrutin de liste, beaucoup pensaient à présent qu’il eût mieux valu maintenir le serutin d’arrondissement et se prenaient à regretter leur vote.

Il était manifeste que les électeurs, au jour du vote, se sentiraient désorientés et déroutés ; on devinait leur embarras, à voir celui des candidats ; les groupes politiques tentaient de s’unir contre l’ennemi commun et, cherchant dans leurs programmes les points sur lesquels il y avait, de part et d’autre, communauté de sentiments, étaient amenés tout naturellement à rédiger des manifestes vagues et incolores où l’on ne remarquait que ce qui ne s’y trouvait pas ; ou bien à former des listes incroyablement bigarrées, telles qu’il était impossible aux électeurs de bonne foi de les déposer dans l’urne sans leur avoir fait subir bon nombre de modifications. L’« Alliance républicaine » des comités radicaux et progressistes de Paris, présidée par M. Tolain, publia un manifeste dont les tendances modérées se trouvaient presque démenties par le programme qui y était accolé ; la liste des candidats patronnés par l’Alliance allait de M. Frédéric Passy à M. Lockroy, en passant par MM. Spuller, Ranc et Brisson[2]. Les radicaux de nuance plus avancée rédigèrent « le programme de la rue Cadet », où il était question de « la souveraineté absolue du suffrage universel » et des « lois de protection et d’émancipation du travail ». Néanmoins, on put constater que le Sénat et la présidence de la République ne figuraient plus parmi les institutions à supprimer. Le danger pressenti assagissait les moins sages, sauf, bien entendu, ceux qui considèrent l’intransigeance absolue non seulement comme le plus saint des devoirs, mais comme la base de toute politique féconde. Ceux-là, réunis en « Comité central des groupes républicains radicaux socialistes de la Seine », publièrent un programme « précis ». On peut juger, en effet, de sa précision par le résumé suivant : Il n’y aura plus ni Sénat, ni président, ni ministres, mais de simples fonctionnaires nommés par l’Assemblée unique et toujours révocables par elle. La commune sera autonome, — la magistrature élective, — l’instruction intégrale, — l’impôt progressif ; il n’y aura plus de budget des cultes, plus de peine de mort, plus d’armées permanentes, plus d’hérédité en ligne collatérale, plus de différence entre l’enfant naturel et l’enfant légitime ; les fonctionnaires seront pécunairement et personnellement responsables ; les biens des congrégations seront confisqués ; on revisera tous les contrats ayant aliéné la propriété publique (mines, canaux, chemins de fer)… Il est difficile de dire ce que nos descendants penseront d’une semblable conception de la « chose publique ». Peut-être, un jour, certains de ces vœux seront-ils considérés comme raisonnables et réalisables ; mais à l’époque où ils étaient ainsi formulés, ils ne représentaient que cette niaise adoration de la logique et de l’absolu qui a, tant de fois, stérilisé les plus belles et plus solides qualités de l’esprit français.

Le centre gauche manquait, lui aussi, de direction et d’unité dans l’action. M. Ribot, dans le Pas-de-Calais, M. Francis Charmes, dans le Cantal, unis aux opportunistes et avouant franchement les quelques fautes commises, s’efforçaient de réaliser l’union des républicains ; en Seine-et-Oise, par contre, le « comité républicain libéral », dans lequel on s’étonnait de trouver MM. Barthélemy Saint-Hilaire et Léon Say, publiait un manifeste où il était parlé de « fanatisme persécuteur » et où la « République des opportunistes » était représentée comme « le déficit et le gaspillage en permanence ». Ce factum n’était pas sans analogie, dans sa violence, avec celui que soixante-seize députés sortants de la droite avaient rendu public le 2 septembre et au bas duquel dix de leurs collègues avaient refusé d’apposer leur signature.

Leurs partisans supplièrent les princes de garder le silence, afin de laisser planer sur l’avenir une indécision favorable. Un comité central, présidé par M. Lambert de Sainte-Croix, invita les électeurs à courir au plus pressé en « arrêtant la France sur la pente de la ruine et de l’anarchie ». Des solutions futures du problème gouvernemental, il ne fut pas question. « Chacun y cache son drapeau, chacun y dissimule le parti auquel il appartient », disait de l’Union conservatrice le prince Napoléon, dans une lettre à un ami auquel il exposait les motifs de son abstention. Le fait est que pour réunir sur une même liste MM. de Cassagnac, Decazes, Keller, Haussmann, Édouard Hervé, de Mun, Robert Mitchell, il était impossible de sortir du vague et de l’imprécis.

Les élections eurent lieu le 4 octobre : 176 réactionnaires et 127 républicains furent élus, 270 sièges restèrent en ballottage. Le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme, le Calvados, l’Eure, le Finistère, les Landes, les Hautes et Basses-Pyrénées, l’Indre, le Tarn-et-Garonne, l’Ardèche et l’Aveyron étaient conquis par la réaction. À Paris, 4 députés seulement étaient élus sur 38 ; la liste Clemenceau avait en moyenne 150,000 voix, et la liste Tolain 105,000. Les révolutionnaires en obtenaient 26,000 et les conservateurs 87,000. Mais, tandis que la déception des républicains, loin de dégénérer en panique, faisait, dans leurs rangs, l’union plus complète, le triomphe parut griser les réactionnaires. M. de Cassagnac dévoila trop tôt la « pensée de derrière la tête » de ses amis, et l’opinion qui demeurait, au fond, hostile à toute forme de révolution, eut le temps de se ressaisir : le scrutin de ballottage du 18 octobre ne fit passer que 25 réactionnaires contre 244 républicains. Au point de vue numérique, la situation était sensiblement la même qu’en 1877, mais l’échec moral était plus grave ; il frappait les institutions par-dessus les hommes[3]. L’opposition de droite comprenait maintenant 65 bonapartistes, 73 monarchistes et 64 réactionnaires de nuance indéterminée[4] ; la gauche, 107 radicaux et 275 républicains, dont 75, pour le moins, inclinaient vers le radicalisme. Dès les premières séances, on put se rendre compte que l’appel de M. Brisson, qui préconisait courageusement une politique d’affaires, ne serait pas entendu. Dès que le Tonkin se trouva de nouveau en jeu, l’entente se fit entre la droite et l’extrême gauche. Le gouvernement proposait de reporter sur l’année 1886 certains crédits votés pour 1885, non dépensés, et qui compléteraient la somme nécessaire pour 1886. Une coalition qui allait de MM. Raoul-Duval et Dompierre d’Hornoy jusqu’à MM. Clemenceau et Rochefort, décida la nomination d’une commission de 33 membres chargée d’examiner en détail tout ce qui s’était fait par rapport au Tonkin ; 26 députés favorables à l’évacuation et 7 hostiles furent élus, et la commission, se partageant aussitôt en trois sous-commissions : militaire, diplomatique, économique, présidées par MM. Lockroy, Andrieux et Boysset, se mit à la besogne avec ardeur. Ce ne fut pas seulement au Tonkin et à l’étranger que ces événements causèrent de l’émotion ; ils soulevèrent, en province, les plus énergiques protestations, et, sous la pression du sentiment public, le désarroi se mit parmi les fauteurs du complot. La déposition du général Brière de l’Isle, entièrement favorable au Tonkin et exonérante pour Jules Ferry, vint encore ajouter à leur embarras. D’autres témoignages furent apportés, rendant impossible à la commission de proposer l’évacuation ; elle le fit cependant, en termes très détournés ; les rapports présentés par M. Pelletau pour le Tonkin et par M. Hubbard pour Madagascar n’étaient de nature à faciliter ni la pacification de l’Indo-Chine, ni l’aboutissement des négociations avec les Hovas. Le triste débat occupa quatre séances, du 21 au 24 décembre. La droite accueillit presque par des outrages le seul de ses membres, Mgr Freppel, qui se déclara en faveur des crédits ; M. Clemenceau chercha des faux-fuyants pour présenter son plan. Le président du conseil, qui avait parlé devant la commission avec beaucoup d’énergie et de noblesse, renouvela ses déclarations ; le 24, à dix heures du soir, les crédits furent votés par 274 voix contre 270 ; l’absence de 22 députés de droite invalidés avait sauvé le Tonkin.

L’année était mauvaise pour tout le monde : à deux reprises l’Europe avait cru la guerre prochaine ; des conflits avaient failli éclater entre l’Angleterre et la Russie, entre l’Allemagne et l’Espagne ; finalement, les Serbes et les Bulgares en étaient venus aux mains ; Alphonse xii était mort, et une régence autrichienne s’établissait à Madrid. La succession hollandaise mal assurée, la constitution danoise en danger, la question d’Irlande devenant chaque jour plus pressante et plus difficile à résoudre, tout cela assombrissait l’horizon politique. Pour la France, 1886 n’allait apporter ni améliorations ni changements. « L’année 1886, dit M. André Daniel[5], a été, à l’intérieur, une année d’équivoques, fertile en incidents oiseux, stérile en résultats pratiques ; à l’extérieur, une année d’appréhensions et d’inconséquences. Le cabinet Freycinet a passé onze mois à chercher son équilibre : il a usé son temps, ses forces et son crédit à tenter de détacher de l’extrême gauche une cinquantaine de voix et n’y a pas réussi ; il est impossible de discerner quelle pensée maîtresse a inspiré sa politique au dehors. »

Le cabinet Freycinet, qui prit le pouvoir le 7 janvier 1886[6], héritait d’une situation qui eût découragé les plus braves ; la Chambre, sur laquelle continuaient de peser, à gauche la néfaste et occulte influence de M. Clemenceau, à droite les intrigues inavouées des ambitions inconstitutionnelles, présentait le terrain le moins solide sur lequel pût s’aventurer un gouvernement ; il fallait l’incomparable souplesse de M. de Freycinet pour glisser entre les récifs, embrouiller les contradicteurs, faire dévier les coups et obtenir le vote d’ordres du jour à deux faces où l’équivoque masquait le manque de confiance. Le conflit serbo-bulgare était un sujet d’inquiétudes ; la crise économique, dont le monde entier souffrait depuis 1882, en était un autre. Grèves aux États-Unis, jacquerie moderne dans le bassin minier de Charleroi, troubles en Angleterre, semblaient présager une révolution sociale. En France, la grève de Decazeville avait été ensanglantée par l’assassinat du représentant de la Compagnie des mines, M. Watrin, et l’acte en lui-même terrifiait moins l’opinion que les scènes sauvages au milieu desquelles il s’était accompli. Et malgré cela le pays, loin de se désaffectionner de la République, comme il avait paru au moment des élections, lui revenait peu à peu[7]. L’on sentait que le courant réactionnaire de 1885 était arrêté déjà ; le fait devint certain lors du renouvellement de la moitié des conseillers généraux (août 1886) : les assemblées départementales se tenant, de par la loi, hors de la politique, le suffrage universel pouvait désigner des conservateurs sans qu’il en résultât d’ébranlement constitutionnel. Pourtant, les résultats furent plutôt favorables au parti républicain[8]. La chose avait d’autant plus d’intérêt que ces élections se faisaient au moment où venait d’avoir lieu l’expulsion intempestive des princes. Rien ne prouvait mieux à quel point le pays, désormais, demeure étranger aux agitations dynastiques.

En cette affaire, le gouvernement agit avec imprudence et légèreté ; au début de son ministère, M. de Freycinet avait repoussé de lui-même la loi d’expulsion que les radicaux présentaient ; la fête donnée le 15 mai par le comte de Paris à l’occasion du mariage de sa fille, la princesse Amélie, avec le prince royal de Portugal, duc de Bragance, avait-elle donc modifié la situation ? On ne pouvait le prétendre sérieusement ; les républicains, en prenant ce mariage pour prétexte d’une loi de défense des institutions républicaines, soulignaient fort maladroitement un des arguments préférés des partisans de la forme monarchique. À cette époque, où la République n’était point encore sortie définitivement de son isolement en Europe, les royalistes pouvaient rappeler logiquement que les alliances entre maisons souveraines facilitent et parfont les alliances entre peuples et entre gouvernements ; il semblait, d’ailleurs, qu’on en eût d’autres exemples à portée, et la force de cet argument était même admise par bon nombre de républicains, lesquels se bornaient à déclarer que cette infériorité se trouvait compensée par les autres avantages que présente la forme républicaine. De plus, comme il était difficile d’expulser, à propos d’une simple réception, tous les princes et princesses appartenant aux familles ayant régné sur la France, on s’arrêta à une demi-mesure qui frappait les seuls prétendants et leurs héritiers mâles par ordre de primogéniture. Ce rappel de la loi salique et cette consécration de l’ordre de succession au trône constituaient une seconde et non moins grave maladresse. On en commit une troisième : les princes qui appartenaient à l’armée, le duc de Chartres, qui avait si noblement combattu en 1870, le duc d’Aumale, dont le nom demeurait attaché à l’histoire de la conquête de l’Algérie, furent rayés des cadres. Le duc d’Aumale adressa au Président de la République une lettre de protestation, incorrecte dans la forme, noble et droite dans le fond ; le gouvernement dut riposter par un arrêté d’expulsion, et le prince, en quittant la France, lui fit un royal cadeau : il légua à l’Institut, dont il était membre, le château restauré de Chantilly et les merveilles qui s’y trouvaient entassées[9].

Le fait que ces incidents n’avaient pas exercé d’influence sur le résultat des scrutins et que nulle émotion ne se traduisait dans les milieux électoraux, dessilla les yeux de quelques conservateurs ; l’un d’eux, M. Edgar Raoul-Duval, s’employa à fonder une « droite républicaine » ; il n’y parvint pas ; à d’autres en devait revenir l’honneur. Mais le remarquable discours qu’il prononça pendant la discussion du budget de 1887 demeurera comme un monument de sens et d’honnêteté politiques[10].

Ce budget mérite dans l’histoire un peu incolore des budgets de la République une place à part, à cause de la sincérité courageuse avec laquelle il fut préparé par le ministre des finances, M. Sadi-Carnot. Un an plus tôt, en juin et juillet 1885, avait eu lieu devant le Parlement une discussion approfondie sur les finances françaises[11]. Il y avait été établi que la dette perpétuelle (20 milliards) provenait tout entière des régimes antérieurs, et que le second Empire y figurait, à lui seul, pour 12 milliards ; que, d’autre part, la dette amortissable (6 milliards) était d’origine républicaine, mais que la moitié en avait été consacrée à la réfection du matériel de guerre et l’autre moitié à des travaux publics ; qu’enfin la dette flottante, qui était de 1,400 millions, comprenait 726 millions de découverts antérieurs à 1870[12]. Il n’est pas inutile de rappeler ces chiffres, à cause des critiques exagérées et injustes que les partis d’opposition adressaient journellement aux finances républicaines. Par contre, ce fait qu’en trois exercices 75 millions d’économies avaient pu être réalisés sur les dépenses ordinaires et que les crédits supplémentaires avaient pu être ramenés de 200 millions en 1882 à 30 millions en 1884, et cet autre fait que, dans le budget de 1887, M. Carnot avait pu obtenir, sur les divers départements ministériels, une économie nouvelle de 50 millions, indiquent à quel degré s’était élevé le gaspillage et quel est le prix de revient de cette fameuse administration que l’Europe est censée nous envier.

Ces 50 millions ne couvraient point le déficit auquel le ministre des finances avait à faire face. Les recettes totales de 1885 avaient donné une moins-value de 37 millions par rapport aux évaluations budgétaires, et de 5 millions par rapport au produit correspondant de 1884 ; les deux premiers mois de 1886 accusaient déjà un rendement inférieur de 23 millions et demi aux évaluations budgétaires et de 15 millions et demi au produit correspondant de 1885. C’était donc une insuffisance de 206 millions, et le gouvernement avait promis de ne pas contracter d’emprunt, de ne point créer d’impôt nouveau et de fondre le budget extraordinaire dans le budget ordinaire.

M. Carnot se procurait 76 millions par la réforme de l’impôt sur les boissons, en doublant le prix de la licence et en portant la taxe de l’alcool de 156 à 215 francs par hectolitre. Il se proposait de prendre les 80 autres millions sur le chapitre v du ministère des finances, créé par l’Assemblée nationale pour l’amortissement des obligations sexennaires. M. Carnot demandait à transformer en dette perpétuelle les 466 millions d’obligations sexennaires, c’est-à-dire à faire une émission de rentes, et dès lors voulait la faire complète ; il émettait donc 1,466 millions de 3 pour 100 perpétuel, afin de couvrir en même temps 152 millions d’obligations à court terme que le gouvernement avait été autorisé à créer pour pourvoir aux dépenses extraordinaires de 1886, — 105 millions de dépenses extraordinaires indispensables pour compléter les armements et 750 millions destinés à rembourser la Caisse des dépôts, — en un mot à « dégager la dette flottante ». C’était assurément là un budget sincère et honnête ; il accusait « les dangers et l’obscurité de nos finances et simplifiait la comptabilité publique[13] ». Mais la commission du budget s’arrêta à une demi-mesure et ne consentit qu’une émission de 500 millions[14]. Puis peu à peu, repoussant ceci, acceptant cela, elle déséquilibra l’ensemble du projet et proposa, à la dernière heure, d’établir l’impôt sur le revenu[15]. Le désordre était complet ; le ministre des finances voulut se retirer ; il ne conserva son portefeuille que par patriotisme, sur les instances qui lui furent faites. L’ensemble du budget avait été renvoyé à la commission ; jamais pareille incohérence ne s’était manifestée ; on vota des réductions, des imposilions et des réformes également imprévues[16]. La suppression des sous-préfets, décidée contre l’avis du gouvernement, amena sa chute. Le ministère laissait derrière lui le souvenir d’une carrière peu brillante. Son initiative, en général, n’avait pas été heureuse ; il avait eu la main lourde à Châteauvilain[17] et avait péché par légèreté en Orient[18]. Personne ne le regretta. M. Goblet, qui venait de rendre des services à l’instruction publique, prit la présidence du conseil et obtint le vote de deux douzièmes provisoires[19]. Son langage, à la fois ferme et modeste, lui conquit des sympathies et détendit un peu la situation. La détente ne fut pas de longue durée ; les élections partielles continuaient de prouver que le pays demeurait attaché à la République. Mais à la Chambre, les discussions se ressentaient de la présence des partis inconstitutionnels, dont l’apparente gravité de la situation extérieure ne suffisait pas à calmer les ardeurs.

Il y avait comme un frémissement d’armes dans toute l’Europe. M. de Bismarck affectait de redouter l’influence du général Boulanger, dont l’attitude, il est vrai, avait des cotés alarmants, bien que l’ampleur de ses projets de réorganisation militaire[20] indiquàt plutôt des intentions immédiatement pacifiques. En réalité, il s’agissait pour le chancelier d’obtenir le vote du septennat militaire ; il dut, d’ailleurs, pour y parvenir, recourir à la dissolution du Reichstag et il l’intervention du Pape. Toutefois, ces bruits de guerre, ces attaques envenimées de la presse allemande, les inquiétudes qui se manifestent sur les divers marchés financiers pouvaient, par leur fréquence même, agir sur l’opinion, tout au moins la rendre nerveuse et irritable. Il n’en fut rien. La France supporta cette nouvelle épreuve avec toutes les apparences du calme le plus hautain[21] ; et quand se produisit le déplorable incident Schnaebelé, la dignité d’attitude de la nation et le sang-froid du ministre des affaires étrangères M. Flourens, eurent seuls raison des injustifiables provocations de M. de Bismarck. Le chancelier avait dépassé toutes limites : armements en Allemagne, expulsions en Alsace, campagne de presse, tout avait été mis en œuvre. L’Europe finit par voir clairement d’où partaient les projets attentatoires à son repos. Cependant, en France, on commença de concevoir le danger qu’il y aurait à maintenir plus longtemps le portefeuille de la guerre entre les mains du général Boulanger ; ses allures étaient suspectes ; on sentait en lui un empressement à se faire remarquer dont aucun de ses prédécesseurs n’avait donné l’exemple. La popularité dont il jouissait déjà dans certains milieux inquiétait pour l’avenir. On se demandait si la République allait entrer dans l’ère des « pronunciamientos ». Le cabinet fut renversé le 17 mai 1887, sur une question budgétaire ; toute la droite, insensible à un appel que M. Goblet lui avait indirectement adressé, et à une certaine fermeté de caractère dont il avait fait preuve[22] vota contre lui ; à gauche, le désir d’écarter du pouvoir le général Boulanger causa, dans les rangs des ministériels, de nombreuses défections. La crise fut particulièrement longue et difficile à dénouer. Par esprit d’opposition, l’extrême gauche soutenait le ministre de la guerre ; jamais elle ne s’était montrée plus hargneuse et moins maniable ; tous ses efforts semblaient tendre à compliquer les questions et à les rendre insolubles. C’était bien un de ces partis qui « perdraient dix républiques s’il y en avait dix à perdre, et qui ne seront jamais surpassés dans l’art de précipiter sur la pente des chutes irrémédiables, sans point d’arrêt possible, les institutions démocratiques[23] ». En éloignant le général Boulanger, on s’attirerait le reproche d’avoir cédé « à la peur de l’Allemagne ». Ce reproche se pressentait déjà sur les lèvres des radicaux et des monarchistes ; il fallait, pour l’affronter, du courage et de la vigueur. M. Rouvier se dévoua et forma un cabinet homogène autour duquel il convia à se grouper tous les hommes d’ordre et de bonne volonté, sans distinction d’opinions[24].

On n’en avait pas fini avec l’ex-ministre de la guerre. En quittant la rue Saint-Dominique, le général Boulanger avait lancé, contre l’usage, un ordre du jour à l’armée : il y parlait de « rentrer dans le rang », ce qui était assurément loin de sa pensée. Lorsqu’il partit pour Clermont-Ferrand, où il venait d’être pourvu d’un commandement de corps, la Lique des patriotes et les journaux la Lanterne, l’Intransigeant lui préparèrent une ovation tumultueuse ; la gare fut envahie ; le général se prêtait complaisamment à ces manifestations ; ses portraits étaient répandus partout avec profusion ; il mettait de l’ostentation dans ses actes les plus simples ; à la revue du 14 juillet, les Parisiens s’exercèrent à pousser le cri de : « Vive Boulanger ! » qui allait devenir le cri de ralliement de tous les mécontents. En même temps on découvrait certains désordres administratifs du précédent cabinet : à la marine, 19 millions de dépenses engagées sans crédit, — aux postes, 37 employés nommés à la dernière heure, au mépris de tous les règlements, — au commerce, des emplois créés et des traitements distribués sur les fonds de l’Exposition de 1889[25]. Les radicaux se donnaient beaucoup de mal pour faire croire à l’existence d’un pacte secret entre le ministère et la droite. Il n’y avait en réalité qu’une détente bien nécessaire au fonctionnement des rouages gouvernementaux. Les ministres, d’ailleurs, répondaient par des actes plutôt que par des paroles : par le dépôt du budget de 1888, qui contenait 129 millions de réductions et qu’on trouva simple et lumineux ; par des succès diplomatiques à Constantinople, où les énergiques instructions données à M. de Montebello amenèrent le rejet par le sultan de la convention Drummond-Wolf[26], à Madagascar, où se posait la question de l’exequatur des consuls, et en Angleterre, où se poursuivaient des négociations relatives aux Nouvelles-Hébrides et aux îles sous le Vent[27]. En un mot la situation paraissait en voie de se rétablir tant à l’intérieur qu’à l’extérieur : ni le vote du service de trois ans, ni l’essai de mobilisation d’un corps d’armée tenté avec succès par le général Ferron[28] n’avaient empêché nos rapports avec Berlin de s’améliorer, si bien que l’incident de Raon-sur-Plaine fut réglé rapidement à la satisfaction de la France. Enfin le conseil municipal de Paris ayant invité les autres conseils des communes de France à lui envoyer des délégués en vue de se concerter pour organiser le « véritable » centenaire de 1789, sa délibération fut annulée. Partout l’activité, le zèle, l’initiative se manifestaient ; on assistait à une véritable renaissance gouvernementale : elle coïncidait, il est vrai, avec une sorte de recul des conservateurs, lesquels s’inquiétaient que les choses n’allassent trop bien pour le ministère et que la République n’en bénéficiât en même temps que le pays[29].

Or, une circonstance imprévue vint changer soudain la face des choses, et un abîme se creusa dans lequel on put croire que la République allait s’effondrer. Le 7 octobre (1887), la mise à la retraite du général de brigade Caffarel appela l’attention sur un trafic de croix de la Légion d’honneur dont il avait été parlé à plusieurs reprises dans les journaux, sans qu’on attachât beaucoup d’importance à leurs dénonciations le plus souvent anonymes et imprécises. Au cours des perquisitions faites chez une dame Limouzin, qui avait organisé, en vue de ce détestable commerce, une véritable agence, on découvrit des lettres compromettantes de M. Wilson, gendre du Président de la République. La nouvelle ne causa pas une grande surprise dans le monde parlementaire ; M. Wilson était, depuis longtemps, suspect. Mais, dans les masses, l’émotion fut considérable. Comme il arrive en pareil cas, les révélations se multiplièrent, rapides et accablantes. Le gouvernement tenta vainement de s’opposer à la demande d’enquête parlementaire déposée par M. Cunéo d’Ornano ; elle fut votée par 338 voix contre 130. Quelques jours plus tard, une demande d’autorisation de poursuites contre M. Wilson fut votée à l’unanimité.

L’opinion s’exaspéra en apprenant bientôt que, tandis que l’affaire s’instruisait, deux lettres de M. Wilson avaient été soustraites au dossier et remplacées par deux autres[30]. De ce jour on sentit que rien n’empêcherait le chef de l’État d’être irrémédiablement atteint par la déchéance morale d’un membre de sa famille, On commença donc à parler de sa démission en termes qui lui rendaient à peu près impossible de ne pas la donner : la pression de tous les hommes politiques s’ajouta à celle de l’opinion, mais en vain. Alors, pour atteindre le Président, on renversa le ministère (19 novembre 1887). Mais M. Grévy ne voulait pas comprendre : il s’occupa de constituer un nouveau cabinet. Cependant l’agitation populaire augmentait ; une houle se formait comme celle qui, en pleine mer, précède certaines tempêtes. La situation présentait de l’analogie avec celle du 23 février 1848 : fort heureusement, la Chambre fit preuve de sang-froid et de retenue, et repoussa les atteintes aux libertés parlementaires qui lui étaient proposées.

M. Grévy disputait son pouvoir pied à pied. Ses tergiversations aggravaient le péril. En même temps les partis s’occupaient de sa succession virtuellement ouverte. Les premiers pointages donnèrent à penser que Jules Ferry serait élu, et dès lors les « leaders » radicaux perdirent toute mesure ; ils voulurent organiser une émeute et s’abouchèrent avec M. Déroulède. Peu patriotiquement, certains parlaient même de revenir à M. Grévy et de le retenir au pouvoir plutôt que d’y laisser parvenir Jules Ferry. Ce mouvement n’échappa pas au Président, qui parut disposé à en profiter et, malgré des promesses réilérées, ajourna encore l’envoi de sa lettre de démission, À cette nouvelle l’émotion fut intense ; les sénateurs et les députés, avec beaucoup de dignité, se contentèrent néanmoins de suspendre leurs séances « en attendant la communication annoncée ».

Le message vint enfin ; il dissimulait mal le dépit et le ressentiment et contenait quelques phrases déplacées sous la plume d’un Président politiquement irresponsable. On ne s’attarda pas d’ailleurs à en peser les termes. L’attention se concentrait sur l’élection du nouveau Président : les nombreuses réunions préparatoires laissaient en présence, à l’ouverture du congrès, les candidatures de MM. Jules Ferry, Floquet, de Freycinet, Brisson et Carnot. Le premier tour de scrutin ne donna pas de résultat ; au second tour, 616 voix républicaines portèrent à la présidence de la République française le petit-fils de l’organisateur de la victoire. L’effervescence se calma aussitôt, et chacun retourna à ses affaires[31]. L’Europe, qui suivait anxieusement le développement d’une crise qu’elle croyait grosse de périls pour la France, nota, avec une sorte de stupeur, cette preuve imprévue de la solidité et de l’élasticité de la constitution républicaine. Elle attendit avec une curiosité que la France partageait les actes du nouveau Président. M. Carnot était un homme distingué : il portait un nom illustre ; il avait été un ministre habile et intègre : mais sa modestie et la nature même de ses services ne l’avaient pas désigné à l’opinion : il était inférieur en notoriété à ses concurrents de la veille ; ce qu’on savait de son caractère disposait à la sympathie, et les Français crurent en lui lorsqu’il leur dit dans son message présidentiel : « Tout ce que j’ai de force et de dévouement appartient à mon pays. » L’avenir devait donner à ces paroles, qui sont aujourd’hui gravées sur le bronze et sur le marbre, une auguste et sanglante signification.

Celui qui disparaissait, après neuf années de présidence, avait perdu ses droits à la reconnaissance de la nation. Sa défaillance qui fut unique — tout porte à le croire — est d’une nature telle que sa mémoire n’en sera jamais complètement exonérée. La présidence de M. Grévy n’en a pas moins rendu à la République des services considérables, tant par sa durée que par son caractère pacifique. On a su depuis, en combien de circonstances, l’influence modératrice du chef de l’État s’était exercée sur les hommes qui l’entouraient. M. Grévy possédait une intelligence très pénétrante, du tact et cette placidité que donne une conception un peu sceptique du monde. Les traditions qu’il avait su établir autour de sa haute fonction, il était aisé de les modifier dans un sens plus souple, plus séduisant, plus généreux. La présidence, du moins, dominait maintenant les fluctuations des partis, qui s’étaient habitués à ne plus guère la mêler à leurs querelles ; cet avantage était immense. M. Thiers avait exercé un pouvoir trop personnel ; le maréchal, quoique plus constitutionnel, avait, surtout après le 16 mai, semé des défiances autour de l’Élysée. M. Grévy n’usa même pas de toutes les prérogatives politiques que lui accordait la constitution : il parut vouloir se renfermer dans un rôle de « premier magistrat » plutôt que de chef d’État. Ce fut cette attitude qui, en enlevant aux ennemis de la présidence leurs griefs contre l’institution, permit à M. Carnot, sans sortir de la légalité, de jouer, pour le plus grand bien de la République, un rôle plus actif et plus brillant.


ii

Les difficultés intérieures qui s’amoncelaient depuis 1885 n’étaient pas aplanies par le grand changement qui venait de s’opérer. La Chambre demeurait décomposée et sans force ; le hasard présidait au vote. L’opinion se trouvait dans un état stationnaire et lassé qui se manifesta au renouvellement sénatorial partiel du 5 janvier 1888. Quant au ministère, formé en dehors de toute indication précise, il manquait de prise sur le Parlement[32].

Le budget de 1888 étant naturellement en retard, on avait dû recourir une fois de plus aux douzièmes provisoires, et de nouveau l’incohérence régnait dans les délibérations. Le projet dont M. Yves Guyot était rapporteur portait élévation des droits de succession collatérale et des licences de boisson : ce système fut repoussé. La commission refusa de s’occuper du budget des cultes, dont fort heureusement la Chambre vota le maintien ; mais celui du Tonkin fut impitoyablement refusé. Ce voie antipatriotique amena la retraite du sous-secrétaire d’État aux colonies, M. Félix Faure, et causa une vive émotion. La Chambre dut se déjuger, mais au lieu d’accepter le chiffre proposé, qui était de 20 millions, elle le réduisit à 19,800,000 francs et se contenta de cette mince satisfaction d’amour-propre.

L’heure présente convenait mal à de pareilles incartades. Un péril grandissait sur lequel les ennemis de la République spéculaient joyeusement. Le 28 février 1888, avaient lieu diverses élections partielles. Le général Boulanger réunit, comme par hasard, 12,500 voix dans la Loire, 11,000 en Maine-et-Loire, 16,000 dans la Marne… des affiches électorales avaient été répandues en son nom ; le journal la Cocarde venait d’être fondé, on ne savait pas avec quel argent ; mais avec quelles intentions, — tout le monde le comprenait. Les distributions d’emblèmes, de portraits, de chansons devenaient chaque jour plus abondantes. Bientôt le bruit se répandit que non seulement le général Boulanger, abandonnant son poste, était venu trois fois à Paris sans permission, mais qu’il avait eu recours, pour le faire, à un déguisement honteux. On ne voulut pas d’abord y croire, tant une semblable conduite paraissait indigne d’un soldat français. Mais il fallut bien se rendre à l’évidence. Le ministre de la guerre mit le général en retrait d’emploi (mars 1888), et tout aussitôt celui-ci, jetant le masque, se montra à Paris entouré de MM. Rochefort, Déroulède, Michelin, Laur, Laisant, Laguerre. Sa candidature posée dans l’Aisne y réunit 45,000 voix, et un « Comité républicain de protestation nationale » se fonda pour exploiter sa popularité.

M. Tirard avait annoncé que Boulanger serait traduit devant un conseil d’enquête composé de ses pairs. Le conseil d’enquête se réunit le 26 mars à l’École militaire, sous la présidence du général Février, et à l’unanimité déclara qu’il y avait lieu d’admettre Boulanger d’office à la retraite. L’opinion n’accepta pas immédiatement ce jugement : on cria à l’injustice. C’était là une symptôme grave entre tous. L’armée, par la voix de ses chefs les plus autorisés, proclamait qu’un officier supérieur avait failli à ses devoirs ; elle le rejetait comme indigne, et l’on hésitait à ratifier le verdict !

Peu de jours après, un vote d’urgence sur la revision de la constitution dont, au fond, personne ne se souciait sérieusement, renversa le cabinet ; les radicaux arrivèrent au pouvoir, comme pour suivre de plus près, par une ironie du sort, l’aboutissement de leur œuvre de désorganisation et rendre évidente l’incapacité gouvernementale à laquelle les condamnaient leurs théories aussi bien que les circonstances[33]. Pendant ce temps une agglomération d’aventuriers politiques se formait autour du « Comité de la rue de Sèze », attendant des faveurs et des places, et la « jeunesse conservatrice » arborait l’œillet rouge, symbole de ses tendances dictatoriales. Il était de bon goût d’être boulangiste : dans les salons parisiens, le général recueillait des sourires et aussi — on l’apprit plus tard — des subsides pour sa cause. Le regard impénétrable, l’allure paisible comme un homme qui ne se sent pas inférieur à sa destinée, si grande soit-elle, il se mouvait à l’aise au milieu du parti le plus bizarre qui fût jamais réuni autour d’un homme politique.

Le 8 avril, dans la Dordogne, Boulanger avait été élu par 59,500 suffrages contre 36,000. Le 15 avril, dans le Nord, il en avait recueilli 176,000 (parmi lesquels ceux de droite étaient en grand nombre). Il parut deux fois à la tribune de la Chambre, puis démissionna bruyamment pour se représenter en même temps dans le Nord, la Charente-Inférieure et la Somme. 130,000 voix dans le premier de ces départements, 57,000 et 77,000 dans les deux autres se portèrent de nouveau sur son nom. C’étaient maintenant les chefs royalistes, MM. de Mackau, de Lévis-Mirepois, de Mun, de Breteuil, qui lui donnaient leur concours ; le clergé suivait. À peine, dans les rangs conservateurs, quelques rares indépendants exprimaient-ils leur indignation. Le bruit courait que le comte de Paris avait mis sa main dans celle de l’aventurier : mais on ne savait encore rien de précis à ce sujet. Boulanger se gardait bien de mettre fin à une équivoque qui servait ses ambitions. Son duel avec le président du conseil et le ridicule d’avoir été blessé, lui général, par un avocat, l’étrange état-major dont il s’entourait, ses manifestes solennels et vides, rien ne semblait susceptible d’entamer sa popularité.

À l’extérieur, la situation était inquiétante. Au mois de mars, le vieil empereur d’Allemagne était mort, laissant le trône à son fils, devenu Frédéric iii, et le rescrit adressé au prince de Bismarck par le nouveau César avait étonné le monde. « Indifférent à l’éclat des grandes actions qui apportent la gloire, disait l’Empereur, je serai satisfait si, plus tard, on dit de mon règne qu’il a été bienfaisant pour mon peuple. » Mais celui qui prononçait ces nobles paroles était lui-même aux portes du tombeau. Un merveilleux effort de volonté l’avait tenu debout pour ceindre la couronne. Déjà ses forces le trahissaient. Quelques mois plus tard, il expirait, et désormais les destinées de l’Europe reposaient, pour une part, entre les mains d’un jeune prince dont on ne savait rien, si ce n’est qu’il semblait prendre trop d’intérêt aux choses militaires et vivre pour la guerre seule.

À l’intérieur, tout n’était pas obscur et troublé : le Président de la République avait entrepris de parcourir la province ; son affabilité, sa bonté, la façon si correcte dont il remplissait sa haute fonction, lui gagnaient tous les cœurs, et les républicains voyaient avec satisfaction monter cette popularité de bon aloi. Quant aux sénateurs, ils semblaient avoir échappé à l’influence déprimante du milieu ; ils demeuraient calmes et réfléchis comme de véritables « pères conscrits[34] ». Précisément, M. Floquet préparait un projet de revision des lois constitutionnelles qui ne tendait à rien moins qu’à déconsidérer le Sénat, en attendant qu’on pût le supprimer. Le président du conseil était vraiment mal inspiré ; il ne s’entendait pas mieux à apaiser les haines sociales qu’à se concilier l’opinion modérée, et parlait à tous un langage ambigu et ampoulé qui ne rappelait en rien ses allocutions de président de la Chambre, si pleines de goût et d’élégance. Les grèves se succédaient à Amiens, à Troyes, aux mines de la Loire, dans le Limousin. Jamais, il faut le reconnaitre, un chef de gouvernement ne s’était trouvé dans une semblable impasse. Mais pourquoi s’y trouvait-il ? Là était justement le côté paradoxal de la situation. Les radicaux eux-mêmes commençaient à comprendre qu’une énergique concentration était la seule ancre de salut, et que cette concentration ne pouvait s’opérer que sur le terrain modéré. Le ministère succomba enfin, au cours de la discussion du malencontreux projet de revision. Il venait de perdre une dernière bataille électorale. Le 27 janvier 1889, le général Boulanger avait été élu à Paris par 244,149 voix (dont 70 à 80,000 de droite), contre 162,419 données à son concurrent. Ce concurrent était M. Jacques, président du conseil général de la Seine. Les différentes fractions du parti républicain, en s’unissant sur son nom, lui avaient donné le droit de s’intituler « candidat de la République[35] ». L’échec n’en avait que plus de portée. Bien des gens crurent, le soir de cette journée mémorable, que le régime parlementaire de 1875 avait reçu son arrêt de mort et que la dictature était à nos portes. À l’étranger, où les opinions des Parisiens passent volontiers pour être celles de la France entière, on n’en douta pas. Or le boulangisme avait un adversaire très puissant et éminemment parisien avec lequel l’idée n’était venue à personne qu’il fallût compter. C’était l’Exposition universelle de 1889.

Lorsque le gouvernement de la République française manifesta son intention de célébrer par une Exposition universelle internationale le centenaire de 1789, cette résolution causa en Europe un certain embarras. Il ne pouvait, dans l’esprit d’aucun homme raisonnable, y avoir de doute sur la légitimité de la célébration d’un semblable anniversaire. Assurément on n’eût pas compris que la France, même monarchique, pût s’abstenir de rendre hommage aux grandes et nobles idées sous l’impulsion desquelles avait été inaugurée une évolution nécessaire et bienfaisante, dont le cours des événements transforma malheureusement le caractère en celui d’une révolution sanglante. Dès 1886, le prince impérial d’Allemagne (depuis Frédéric iii), recevant à Berlin M. Antonin Proust, louait, devant lui, les intentions déjà connues de notre gouvernement et parlait de 1789 comme d’une « grande date » dont le centenaire méritait d’être célébré[36]. Il y a longtemps, en effet, que la Révolution française est entrée dans le domaine de l’histoire et que les princes ont fait la paix avec sa mémoire. Quant aux peuples, ils n’ont pas oublié ce dont ils lui sont redevables. On peut presque soutenir ce paradoxe, qu’en cette circonstance, c’eût été aux nations étrangères à prendre les devants : la Révolution française a été semblable au feu ; tout le monde s’y chauffe ; celui qui l’allume est seul à se brûler les doigts.

L’Europe, toutefois, n’avait pas assez confiance en notre sagesse pour se sentir pleinement rassurée sur la façon dont nous entendions fêter le centenaire. Elle pressentait vaguement la théorie du « bloc », que M. Clemenceau formula dans la suite, et se demandait si notre invitation ne l’exposait pas à nous voir confondre dans un même élan d’enthousiasme patriotique le 5 mai avec le 10 août, et célébrer le centenaire de 1793 en même temps que celui de 1789. Quand les fondations des palais du Champ de Mars commencèrent à sortir du sol, il fallut prendre un parti, et les chancelleries se consultèrent. Elles se mirent à peu près d’accord sur une formule très élastique qui consistait à accepter l’invitation de la France tout en ayant l’air de la refuser. L’on vit alors se former, dans les capitales étrangères, des comités qui s’occupèrent d’assurer la participation des monarchies européennes à l’Exposition de Paris ; les gouvernements qui avaient décliné la représentation officielle s’empressèrent de prêter leur appui à ces comités et de marquer par là leur bonne volonté et leur désir de coopérer au succès de l’entreprise.

On se ménageait de la sorte une porte pour entrer et sortir du Champ de Mars sans se compromettre. Tout dépendrait de l’attitude du gouvernement français, du langage de ses représentants aux approches de l’inauguration. D’ailleurs, dans certains milieux, on avait conservé l’impression qu’en choisissant la date de 1889, la République avait voulu satisfaire aux exigences des radicaux et qu’elle était résolue à trouver un prétexte pour reculer, au dernier moment, l’ouverture de l’Exposition jusqu’en 1890, la séparant ainsi du centenaire proprement dit : ce qui eût aplani toutes les difficultés. La République n’eut point cette faiblesse ; elle comprit que l’absence de quelques habits brodés n’enlèverait pas beaucoup d’éclat à son Exposition, et eut la philosophie de passer outre à la légère blessure d’amour-propre que ces abstentions officielles pouvaient lui causer[37].

Le 5 mai, le Président de la République se transporta au palais de Versailles, avec les ministres et les grands corps de l’État. Une cérémonie, empreinte d’une dignité simple, qui produisit partout la meilleure impression, eut lieu dans la Galerie des Glaces. On y célébra, en termes modérés, les grands souvenirs qu’évoquait le centenaire. Le lendemain, les splendeurs enfermées dans le Champ de Mars furent livrées à la foule. Ceux qui de loin ou de près participaient à la grande œuvre avaient bien donné à entendre que les palais de l’Exposition exerceraient sur l’imagination populaire une attraction irrésistible. Mais ils le disaient tout bas, avec un reste d’incertitude et une sorte d’hésitation inquiète. Quand le drapeau flotta sur la tour Eiffel, que les échafaudages eurent disparu et que, dans les jardins resplendissants, l’eau des fontaines commença de couler, tout le monde sut dans Paris que la réalité dépassait le rêve.

Tout avait paru conspirer contre l’Exposition, tout semblait maintenant concourir à son succès. Les fêtes se succédèrent sans que le moindre incident vint les troubler. Une série de congrès scientifiques, artistiques, littéraires, attiraient à Paris l’élite intellectuelle de l’univers. Le chef de l’État et ses ministres, ainsi que le Dr Chautemps, président du Conseil municipal, se multipliaient pour faire les honneurs de la capitale ; comme toutes leurs démarches et tous leurs discours étaient marqués au coin du tact le plus parfait, qu’en aucune circonstance l’ordre ne parut troublé, l’Europe sentit ses craintes s’évanouir ; sur les pas de Sa Majesté le schah de Perse, — monarque sans préjugés, — le roi de Grèce et plusieurs princes entrèrent à l’Élysée. Le lord-maire était déjà venu représenter l’Angleterre, et il avait été à l’Hôtel de ville l’hôte de la municipalité parisienne. Les peuples ne cessaient de manifester leurs sympathies ; on vit même, dans certains pays, le Parlement désavouer par un vote l’attitude du souverain.

Mais de toutes les solennités qui marquèrent cette heureuse époque, nulle ne fit une plus profonde impression que la réception des étudiants étrangers ; 478 délégués étrangers et 218 délégués des Facultés de France se trouvèrent réunis à Paris du 2 au 12 août 1889. On vit partout, en ces jours de liesse, « les barrettes de satin de l’Université de Bologne, le bonnet de feutre des écoliers de Padoue, les longues écharpes de Genève et de Lausanne, les casquettes galonnées de Liège et de Bruxelles et le bonnet frangé d’argent des gradués d’Oxford, les insignes divers des Universités d’Édimbourg, de Lund, d’Upsal, de Copenhague, de Florence, de Coïmbre, le pourpoint, le sabre et les bottes éperonnées des étudiants de Budapest[38] ». On les admira surtout à l’inauguration de la nouvelle Sorbonne, où toutes les bannières universitaires du monde défilèrent devant le Président de la République.

C’est alors que l’opinion apprit que la France possédait des étudiants. Elle apprenait bien des choses, cette opinion légère et bavarde qui juge trop souvent les monuments sur leurs façades. Un instant elle resta étonnée et comme interdite devant les sympathies et les louanges. Elle se demanda si l’on n’était pas le jouet d’un rêve, si cette science, ce génie qui se révélaient de toutes parts, ces énergies qui montaient, ces travaux si vastes et si profonds qui venaient au jour tout à coup, si tout cela était bien réel et bien à nous.

Tels furent le sens et la portée des fêtes du centenaire. Vraisemblablement, les hommes qui s’en étaient faits les promoteurs n’avaient pas prévu cela. Ils avaient jugé utile de rappeler de grands souvenirs révolutionnaires : c’étaient cent années du passé qu’ils avaient prétendu remettre sous les regards de la France. On eut beau couler en bronze, sur les places publiques, les hommes de 1789, réunir dans les musées tout ce qui pouvait rappeler leurs exploits, répéter sur tous les tons qu’ils avaient trouvé l’axe du monde faussé, et que d’un vigoureux coup d’épaule ils l’avaient redressé pour la suite des temps ; tout cela se disait sans conviction, comme par acquit de conscience, et la foule n’écoutait pas. Tout entière à la joie de la résurrection, elle comparait la prospérité présente avec les angoisses de la veille ; elle ressentait ce « sentiment[39] de vie et de fierté que dut éprouver Lazare en remontant du tombeau ». Qu’on était loin de ce jour néfaste où les Français, vainçus, désespérés, s’étaient trouvés en face de « toute une France à refaire[40] » ! Cette œuvre s’était accomplie dans le crépuscule ; l’Exposition la projeta soudain en pleine lumière.

Il advint donc que, pour avoir goûté pendant quelques mois la joie très grande et très noble de commander l’attention du monde, le citoyen français se prit à relire avec soin le bulletin de vote qu’on avait glissé dans sa main, et que, l’ayant lu, il le jeta pour en prendre un autre. Certaines désillusions, des critiques bruyantes dont quelques-unes semblaient justifiées, une sorte d’incertitude et d’hésitation dans la conduite des affaires, avaient fini par ébranler sa confiance en cet état-major républicain qu’il avait longtemps maintenu au pouvoir envers et contre tous ; il sentait maintenant que le régime sous lequel s’était préparée cette grandiose manifestation de la science et du travail ne méritait pas d’être renié un soir de victoire. Rien qu’à regarder l’ensemble de l’Exposition, la masse avait senti cela ; l’élite, en étudiant le détail, arrivait à la même conclusion. Les uns et les autres avaient constaté cette situation barométrique qui s’appelle la prospérité. Un regard jeté en arrière leur fit apercevoir la route parcourue d’une marche lente, mais continue, le progrès réalisé presque dans toutes les branches de l’activité humaine. Ils reprirent confiance en la République ; ainsi se trouva éliminé le principe morbide qui avait donné naissance au boulangisme ; il nous reste à dire comment sombra la barque qui portait Boulanger lui-même et ceux qui avaient suivi sa rapide fortune.

Au lendemain du jour où son élection parisienne était venue couronner la série de ses triomphes électoraux, le général s’était rendu à Tours pour y formuler le programme de son gouvernement futur. Il le fit en termes ténébreux et équivoques qui ne précisaient rien et, par conséquent, ne l’engageaient à rien. Il était peu empressé, d’ailleurs, de voir intervenir une solution et ne souhaitait rien tant que de pouvoir indéfiniment prolonger cette « préface de son règne » dans laquelle il se complaisait. Entre lui et les membres du cabinet, la lutte semblait inégale. M. Tirard était redevenu premier ministre ; il avait pris, avec la présidence du conseil, le portefeuille du commerce[41] ; il était le ministre de l’Exposition ; c’était à M. Constans qu’incombait le rôle de généralissime des forces politiques ; à lui de choisir son terrain, de fortifier ses positions, de régler l’attaque, de tout préparer pour la grande bataille d’automne. On tenait M. Constans pour un homme énergique et habile ; il ne se montra pas inférieur à sa réputation. Ses premières mesures donnèrent tout de suite une idée de la conception qu’il se faisait de son rôle. Il n’hésita ni à poursuivre la Ligue des patriotes[42], ni à décourager l’agitation ouvrière organisée par les « chambres syndicales et groupes collectifs indépendants de la Seine », ni à rouvrir les portes de la France au duc d’Aumale, ni à surseoir à des laïcisations d’hospice déjà ordonnées, ni surtout à réclamer le vote d’une loi réglant la procédure du Sénat siégeant en qualité de Haute Cour de justice. Ce dernier acte était significatif. Il causa d’abord quelque surprise. Parmi ceux qui s’inquiétaient le plus de constater les progrès du boulangisme, beaucoup ignoraient encore la part de responsabilité qui revenait à Boulanger lui-même, sa perversion, ses lointains calculs, ses agissements ; ils se demandaient, tout en le sentant coupable, comment le Sénat parviendrait à établir une culpabilité toute d’intentions. La retraite inopinée du procureur général, M. Bouchez, qui se refusait à requérir contre le prévenu, transforma ce doute en émotion. Avec ce sens profond de la justice qui est en lui, le peuple français se demanda si, pour sauver la République, on n’allait pas commettre une sorte d’erreur judiciaire voulue. Ce fut Boulanger qui se chargea de le rassurer. Il prit la fuite avec Rochefort et le comte Dillon[43], impliqués comme lui dans les poursuites. Les boulangistes, atterrés, soulignèrent par leur attitude l’acte d’accusation que leur chef venait de dresser contre lui-même, et, le 4 avril, la demande en autorisation de poursuites contre Boulanger fut votée par 333 voix contre 199. Le 12 avril, la Haute Cour s’assembla et le procès commença.

Dans le parti républicain, l’union se faisait instinctive et absolue ; les nuances s’effaçaient ; la bonne volonté devenait générale. Les députés s’empressèrent à faciliter le vote du budget. La situation, d’ailleurs, était bonne. Les quatre premiers mois de 1889 accusaient une plus-value de 19 millions sur le rendement des impôts indirects par rapport à 1888, et le ministre des finances avait doublé son autorité sur le Parlement par son attitude dans l’affaire du Comptoir d’escompte[44]. Le scrutin d’arrondissement avait été rétabli sur la proposition du précédent cabinet : une loi interdisant les candidatures multiples fut votée. L’armée républicaine avait sur ses flancs le nouveau groupe de l’Union libérale qui, présidé par M. Barboux, ancien bâtonnier de l’ordre des avocats, recueillait les adhésions des conservateurs hostiles à la dictature. La droite monarchiste faisait ouvertement campagne avec les boulangistes[45]. En province, certains réactionnaires dressèrent, avec l’aide du clergé, les « cahiers de 1889 », où ils résumaient leurs revendications. Quant aux boulangistes eux-mêmes, ils ne paraissaient point rassasiés de tapage et de scandale. Leurs députés étaient devenus de véritables commis voyageurs en désordre ; ils cherchaient à se faire arrêter dans les réunions électorales et à se faire expulser des séances de la Chambre, jugeant excellent ce genre de réclame[46].

Les élections départementales pour le renouvellement de la moitié des conseils généraux leur portèrent le premier coup. Boulanger, par un manifeste aux allures impériales, posa sa candidature dans 80 cantons, choisis avec grand soin parmi les 1,439 qui élisaient des conseillers généraux. Il fut élu 12 fois seulement, et, après le ballottage, on vit que les républicains conservaient la majorité dans 74 conseils sur 90. Le procès devant la Haute Cour se déroula lentement. La droite sénatoriale, après s’être déclarée incompétente, se retira ; mais quand on connut le réquisitoire du procureur général Quesnay de Beaurepaire, la condamnation de Boulanger ne fit plus de doute, et chacun comprit son empressement à mettre la frontière entre ses juges et lui. Le réquisitoire eût certainement gagné à être plus bref et à ne contenir que des faits probants et prouvés ; un certain nombre ne l’étaient qu’insuffisamment. Mais l’attentat contre la République ressortait de l’ensemble des témoignages recueillis avec une évidence telle qu’il était impossible de le nier, pour peu qu’on fût de bonne foi.

Les élections eurent lieu le 22 septembre et le 6 octobre 1889 ; le premier scrutin donna 390 résultats : 230 républicains, 86 royalistes, 52 bonapartistes et 22 boulangistes furent élus. Au second tour, grâce à leur esprit de discipline, les républicains firent passer 129 des leurs contre 51 réactionnaires. La Chambre comprenait donc 359 républicains et 211 réactionnaires. La débandade qui s’opéra parmi ces derniers dès le lendemain des élections accentua encore, et l’étrangeté de leur alliance, et l’importance de leur défaite. Ces amis d’un jour que rien ne rapprochait, si ce n’est l’ambition et la rancune, se séparèrent en s’injuriant. Ils rejetèrent les uns sur les autres la responsabilité de leur banqueroute. Boulanger s’installa à Jersey, délaissé et honni. Il sortait de l’histoire par la petite porte ; il devait quitter la vie, deux ans plus tard, en héros de roman ayant fait preuve d’incapacités qu’on lui pardonnera et commis contre le patriotisme un crime pour lequel il n’existe pas d’amnistie[47].

  1. Il eut pour collaborateurs MM. de Freycinet, Allain-Targé, Carnot, Goblet, Demôle, Pierre Legrand, Sarrien, Hervé Mangon, le général Campenon, l’amiral Galiber.
  2. Voir, pour les détails des candidatures électorales, l’Année politique, d’André Daniel, pour 1885.
  3. Il peut être intéressant de comparer les totaux des suffrages républicains et réactionnaires aux élections de 1876, 1877, 1881 et 1885 ; les chiffres furent les suivants :

    1876…    4,028,153 républicains.    3,202,335 réactionnaires.   
    1877…    4,367,202
    3,577,882
    1881…    5,128,442
    1,789,767
    1885…    4,327,162
    3,541,384
  4. Il est à remarquer que les principaux chefs, MM. de Broglie, Decazes, de Meaux, de Fourtou, n’avaient pu se faire réélire.
  5. André Daniel, L’Année politique, 1886.
  6. Il comprenait MM. Baïhaut, Demôle, Sarrien, Develle, Granet, Lockroy, le général Boulanger, l’amiral Aube. MM. Goblet et Sadi-Carnot avaient conservé l’instruction publique et les finances, et M. de Freycinet avait pris, avec la présidence du conseil, les affaires étrangères, auxquelles il avait adjoint les pays de protectorat. — Le 28 décembre 1885, M. Jules Grévy avait été réélu, par 457 voix sur 589 votants, Président de la République française pour sept ans.
  7. Le 14 février, l’Ardèche, la Corse, les Landes, la Lozère, élirent des députés républicains.
  8. Sur 1,434 conseillers sortants, on comptait 1,002 républicains et 432 conservateurs ; le serutin donna la victoire à 987 républicains et à 449 conservateurs. C’était, pour les premiers, uue perte de quinze sièges seulement (deux nouveaux cantons avaient été créés).
  9. En parfait contraste avec cette conduite chevaleresque, se dessinait l’attitude du général Boulanger, ministre de la guerre ; étant sous les ordres du duc d’Aumale, le général lui avait jadis adressé quelques lettres où il entrait plus d’esprit de courtisanerie que de respect hiérarchique militaire. Ces lettres furent publiées : le ministre de la guerre nia d’abord les avoir écrites et fut bientôt convaincu de mensonge.
  10. L’initiative prise par M. Raoul-Duval répondait à un besoin qui se manifestait de plus en plus clairement aux yeux de tous les hommes politiques. « Comprendront-ils enfin, avait dit Jules Ferry le 18 août, à la séance d’ouverture de la session du conseil général des Vosges, qu’en dehors de la République franchement et résolument acceptée, il n’y a plus, pour les conservateurs dignes de ce nom, ni rôle politique sérieux à prétendre, ni action efficace à exercer sur les grands intérêts nationaux ? » Ces mêmes idées, reprises plus tard par M. Waldeck-Rousseau, lui inspirèrent un de ses plus éloquents discours.
  11. M. Carnot, déjà ministre des finances, y avait pris part, ainsi que MM. Amagat, Daynaud, de Soubeyran, députés, Fresneau, Blavier, sénateurs, et Jules Roche.
  12. André Daniel, L’Année politique, 1885. Documents officiels.
  13. André Daniel, L’Année politique, 1886.
  14. L’emprunt eut lieu le 10 mai ; l’État offrait à souscrire pour 18,947,367 francs. Il en fut souscrit pour 401,819,513. Donc l’emprunt était couvert plus de vingt fois. Mais ce succès ne dénotait pas moins la stagnation des affaires.
  15. C’est au cours de cette discussion du budget que, le 6 novembre 1886, M. Raoul-Duval prononça le grand discours dont il est fait mention plus haut.
  16. Les crédits du Tonkin ne réunirent que 269 voix contre 245.
  17. Il s’agissait de la fermeture d’une chapelle ouverte sans autorisation dans une usine. Le fait que le propriétaire de l’usine accueillit en tirant quelques coups de revolver les gendarmes chargés de procéder à la fermeture de la chapelle indiquait chez celui-ci l’absence de l’esprit évangélique, mais ne légitimait pas de la part des gendarmes des décharges qui coutèrent la vie à des innocents.
  18. Le différend serbo-bulgare une fois réglé, la Grèce était demeurée en armes, forte de son bon droit, attendant toujours les compensations promises et maintenant ses réclamations, auxquelles il était visible que l’Europe se refuserait une fois de plus à donner satisfaction. M. de Freycinet voulut intervenir amicalement et fit remettre à M. Delyannis, par notre ministre, M. de Moüy, une note par laquelle la France engageait la Grèce à se concilier les sympathies de l’Europe en ne donnant pas prétexte à un nouveau conflit dans les Balkans. La note avait été remise le 23 avril ; le 25, le cabinet hellène céda et, le 26, les ministres d’Allemagne, d’Autriche, d’Angleterre et de Russie en furent avisés ; mais, le même soir, sans tenir compte de la démarche de la France, ils déposèrent un ultimatum devant lequel M. Delyannis refusa de s’incliner. Le 7 mai, les représentants des quatre puissances quittèrent Athènes. M. de Freycinet, au lieu d’y laisser du moins M. de Moüy, l’invita à venir « conférer » avec lui, tandis que l’Europe, au mépris de sa parole et de ses engagements, établissait le blocus sur les côtes de Grèce. La diplomatie de M. de Freycinet avait été plus heureuse auprès du Vatican. Léon xiii mit fin aux négociations qu’avait entarnées la Chine en vue d’obtenir l’envoi d’un nonce à Pékin ; la France eût perdu de la sorte l’influence que lui donne en Extrême-Orient le protectorat des missions catholiques.
  19. MM. Sarrien, Dauphin, Berthelot et Flourens formèrent le nouveau cabinet, avec les anciens coliègues de M. Goblet.
  20. Le général Boulanger avait retiré les projets de loi déposés par ses prédécesseurs et les avait remplacés par une espèce de code général établissant l’unité d’origine des officiers.
  21. En Alsace, quinze députés protestataires furent élus.
  22. M. Goblet avait, notamment, dissous le conseil municipal de Marseille qui avait levé sa séance, le 18 mars, en l’honneur de l’anniversaire de la Commune.
  23. E. de Pressensé, Variétés morales et politiques. 1 vol., Paris, 1886.
  24. M. Rouvier choisit pour ses collaborateurs MM. Fallières, Spuller, de Heredia, Dautresme, Barbe, Mazeau, Barbey et le général Ferron ; il maintint le portefeuille des affaires étrangères entre les mains de M. Flourens.
  25. André Daniel, L’Année politique, 1887.
  26. Voir plus haut le chapitre intitulé : « La Tunisie et l’Égypte. »
  27. La France y recouvrait sa liberté d’action aliénée par une convention antérieure.
  28. Le projet était dû à l’initiative de son prédécesseur. Le général Ferron présenta aussi des projets de loi importants, complétant la 6e division de cavalerie indépendante qui n’avait jamais été organisée, créant dix-huit nouveaux régiments d’infanterie territoriale, améliorant le sort des sous-officiers rengagés, etc.
  29. Le comte de Paris choisit ce moment pour lancer un manifeste à tendances césariennes. Les divergences de vues de ses conseillers se reflétaient dans l’expression de la pensée du prince, qui tour à tour vantait les bienfaits de la liberté ou du despotisme.
  30. M. Gragnon, préfet de police, responsable, fut aussitôt destitué et remplacé par M. Léon Bourgeois.
  31. Les injures prodiguées à M. Jules Ferry eurent, toutefois, un lamentable résultat. À la Chambre des députés, un fanatique tira sur lui. La balle, par miracle, s’aplatit sur sa poitrine : elle causa cependant une lésion qui, dit-on, hâta la mort de l’illustre homme d’État.
  32. M. Tirard, président du conseil, n’avait formé qu’un cabinet d’affaires avec MM. Fallières, Flourens, Sarrien, de Mahy, Faye, Loubet, Dautresme, Viette et le général Logerot.
  33. M. Floquet devint président du conseil et choisit pour collaborateurs MM. de Freycinet (guerre), Goblet (affaires étrangères), Ferrouillat, l’amiral Krantz, Peytral, Deluns-Montaud, Viette, Lockroy, Pierre Legrand. Peu de temps avant, l’ambassadeur de Russie avait enfin été autorisé par son gouvernement à entretenir des relations avec le président de la Chambre, lequel, de ce jour, fut considéré comme ministrable. On sait que, dans sa jeunesse, M. Floquet s’était laissé aller à prononcer un jour des paroles injurieuses pour le tsar Alexandre sur le passage de ce souverain, hôte de Napoléon iii.
  34. Les électeurs sénatoriaux eux-mêmes participaient du calme de la haute Assemblée, ainsi que le prouvérent les élections partielles en Eure-et-Loir et dans la Haute-Vienne.
  35. « On ne vote pas pour un prénom », avait dit M. de Cassagnac. « C’est le prénom de la République », lui avaient répondu ses adversaires.
  36. Les capitales du monde : Berlin, par M. Antonin Proust.
  37. En France même on se préoccupait assez peu de ces questions de formes. Un petit groupe très insignifiant s’était constitué au début pour organiser une « agitation » contre le centenaire. Après quelques débats autour d’un tapis vert, les hommes qui le composaient, ne trouvant aucun écho dans le pays et forcés de constater leur impuissance, se séparèrent. Quelques dévots qui frémissaient d’angoisse devant la « moderne Tour de Babel », et quelques artistes à l’esprit étroit qui reprochaient à M. Eiffel de « déshonorer Paris », présentèrent d’honnêtes pétitions qui furent civilement ensevelies dans les cartons administratifs. Quant aux dilettanti de l’opinion, ils étaient tout aux faits et gestes du général Boulanger, et l’Exposition ne prit d’importance à leurs yeux que lorsqu’ils surent que M. Carnot se rendrait à l’inauguration dans une voiture à la Daumont.
  38. Les fêtes de l’Université de Paris. — Supplément au Bulletin de l’Association générale des étudiants.
  39. E.-M. de Vogué, À travers l’Exposition
  40. É. Zola, la Débâcle.
  41. Le Président de la République avait fait appeler M. Tirard après l’échec d’une combinaison Méline, Ribot, Casimir-Périer. Le ministère comprenait MM. Spuller (affaires étrangères), Constans, Rouvier, de Freycinet, Fallières, Thévenet, Yves Guyot et l’amiral Krantz qui, décédé peu après, fut remplacé par l’amiral Jaurès.
  42. Atchinoff, un aventurier cosaque, désavoué par la Russie, s’était installé à Sagallo. Le voisinage de l’Abyssinie rendait possible une intervention de l’Italie. Atchinoff reçut donc l’ordre de se retirer et refusa. Nos croiseurs, avec un peu trop de précipitation, bombardèrent alors son campement : il y eut cinq ou six tués. L’incident était malheureux. La Ligue des patriotes ouvrit aussitôt une souscription pour indemniser les familles des victimes et publia une violente protestation contre le gouvernement. La Ligue fut poursuivie, et une enquête mit à jour son organisation secrète : à la suite de cette découverte, des demandes en autorisation de poursuites furent déposées contre MM. Naquet, Turquet, Laguerre et Laisant, députés, membres du comité directeur.
  43. Boulanger se rendit à Bruxelles ; le 24 avril, sur l’invitation du gouvernement belge, il quitta la Belgique et gagna Londres, où il séjourna,
  44. La chute du Comptoir d’escompte et le suicide de son directeur faillirent entraîner des désastres financiers. Avec une énergie et une promptitude remarquables, M. Rouvier sauva le marché de Paris en obtenant de la Banque de France et des banques privées les avances de fonds nécessaires pour désintéresser les déposants, créanciers du Comptoir.
  45. Son manifeste était empreint de violence et d’exagération ; il portait, à côté des signatures du duc de Doudeauville, du marquis de Breteuil, de MM. Jolibois, de Mackau, de Cassagnac, Léon Chevreau, Delafosse, de Martimprey, celles de MM. de Mun et Jacques Piou. On comprend l’hésitation de leurs électeurs à admettre l’évolution qui les amena peu après à la République.
  46. Les séances des 22, 25, 27, 29 juin et 3 juillet comptèrent parmi les plus tapageuses et les plus indécentes. Pour donner une idée du diapason auquel s’élevaient les violences, on peut citer ces paroles de M. Laisant, prononcées au cours d’une réunion électorale et qui valurent à leur auteur d’être traduit devant un conseil d’enquête militaire, comme chef de bataillon de l’armée territoriale, et d’être radié des cadres : « Si la guerre était déclarée, je ne prendrais pas mon poste, face à l’ennemi, sachant que j’aurais derrière moi des hommes comme Constans et Thévenet… Qui sait si, un jour, ils ne livreront pas leur patrie à l’étranger ! »
  47. La liquidation du « grand parti national » continua d’alimenter les feuilles publiques. Il y eut des scandales, des révélations, des duels. À Paris, le 27 avril 1890, lors des élections municipales, les boulangistes, orientés cette fois vers la gauche radicale, tentèrent un dernier effort. Ils ne parvinrent qu’à faire nommer 2 des leurs contre 65 républicains et 13 conservateurs. À la Chambre, lors de la vérification des pouvoirs, 23 réactionnaires ou boulangistes furent invalidés ; 11 seulement furent réélus.