L’Écumeur de mer/Chapitre 30

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 353-363).

CHAPITRE XXX.


Monsieur, c’est un fardeau au-dessus de mes forces. Cependant je vais essayer de le porter pour l’amour de vous, jusqu’à la dernière extrémité.
Shakspeare. Tout ce qui finit bien est bien.


Le vaisseau qui parut dans un moment si peu opportun pour la sûreté du croiseur anglais réduit à la moitié de son équipage, était un bâtiment qui parcourait la mer des îles Caraïbes, cherchant une aventure comme celle qui venait de se présenter. On l’appelait la Belle Fontange, et son commandant, âgé de vingt-deux ans, était bien connu dans les salons du Marais, et derrière les murs de la rue Basse-du-Rempart[1], comme un des plus brillants et des plus aimables entre les hommes qui fréquentaient les premiers, et un des plus braves et des plus habiles parmi les aventuriers qui se fiaient à leur adresse dans la rue que nous venons de citer. Son rang et son influence à Versailles avaient procuré au jeune chevalier Dumont de la Rocheforte un commandement auquel il n’aurait eu aucun droit par son expérience et ses services. Sa mère, proche parente d’une des beautés de la cour, avait été prendre les bains de mer, suivant l’ordre de son médecin, pour échapper aux dangers de la morsure d’un petit bichon. Comme épisode des longues descriptions qu’elle avait l’habitude d’écrire à ceux dont les connaissances nautiques se bornaient au spectacle de quelques fossés et de quelques pièces d’eau remplies de carpes, ou à celle de quelque bras vaseux de la Seine, elle avait voué son plus jeune fils à Neptune. En temps convenable, c’est-à-dire pendant que cette fantaisie poétique était dans toute la force de son accès, le jeune chevalier fut enrôlé, et longtemps avant que cet avancement eût pu être régulier et judicieux, il eut le commandement de la corvette en question et fut envoyé dans les Indes conquérir de la gloire pour lui et pour son pays.

Le chevalier Dumont de la Rocheforte était brave, mais il n’avait pas ce calme et cet empire sur soi-même, principal mérite d’un marin. Son courage participait de son caractère ; il était bouillant, impétueux et irréfléchi. Il avait la fierté d’un gentilhomme, et malheureusement pour le devoir qu’il remplissait alors pour la première fois, son orgueil le portait à mépriser cette espèce de connaissance mécanique qu’il eût été si important au commandant de la Fontange de posséder en ce moment. Il dansait admirablement, faisait les honneurs de sa cabine avec une élégance parfaite, et avait causé la mort d’un excellent marin, tombé du vaisseau à la mer, par accident, parce qu’il sauta après lui pour aller à son secours, sans avoir aucune connaissance de la natation, ce qui fit qu’on fut obligé de sauver le chef au lieu de s’occuper de son inférieur. Il composait fort joliment des vers, et avait quelque idée de la nouvelle philosophie qui commençait alors à se répandre dans le monde ; mais les cordages de son vaisseau et les lignes d’un problème mathématique semblaient être pour lui des labyrinthes où il ne s’était jamais hasardé.

Il fut peut-être heureux pour la sûreté de l’équipage que la Belle Fontange possédât un officier inférieur, né à Boulogne-sur-Mer, qui était assez instruit pour s’apercevoir si le bâtiment suivait une bonne route et s’il ne déployait pas quelques-unes de ses voiles de perroquet dans un moment inopportun. Le vaisseau lui-même était élégamment et régulièrement construit. Ses agrès étaient légers et aériens, et il avait une grande réputation de rapidité. Il semblait partager son seul défaut avec son commandement, et manquait peut-être de la solidité nécessaire pour résister aux vicissitudes et aux dangers de l’élément turbulent sur lequel il était destiné à voguer.

Les deux vaisseaux étaient alors à environ un mille de distance l’un de l’autre. La brise était calme et suffisamment fraîche pour toutes les évolutions ordinaires d’un combat naval, tandis que les vagues étaient assez tranquilles pour permettre que les vaisseaux fussent manœuvrés avec confiance et justesse. La Fontange courait de l’avant vers l’est, et, comme elle avait l’avantage du vent, ses hauts espars s’inclinaient doucement dans la direction de son adversaire. La Coquette naviguait sur l’autre bord, et nécessairement inclinait son flanc du côté opposé à l’ennemi. Les deux vaisseaux étaient dépouillés de leurs voiles de perroquet, de leurs brigantines et de leurs grands focs, quoique les voiles hautes du bâtiment français flottassent à la brise comme les plis gracieux de quelque drapeau fantastique. On ne voyait aucun être humain sur l’un ni sur l’autre vaisseau, quoique des masses sombres autour de chaque tête de mât prouvassent que les gabiers étaient préparés à remplir leur devoir, même dans la confusion et les dangers d’un combat. Une ou deux fois la Fontange inclina davantage son avant dans la direction de la Coquette, puis, se relevant au vent, elle s’arrêta pleine de majesté. Le moment était proche où les vaisseaux pourraient se mettre en travers à un point où le mousquet eût rapidement envoyé son messager à travers l’espace qui les séparait.

Ludlow, qui surveillait attentivement tous les changements de position ainsi que les variations de la brise, se rendit sur la poupe et parcourut l’horizon avec sa lunette, pour la dernière fois avant que son vaisseau ne fût enveloppé de fumée. À sa grande surprise, il découvrit une pyramide de voiles s’élevant au-dessus de la mer dans la direction du vent. Les voiles étaient visibles à l’œil nu et n’avaient jusque-là échappé à l’observation que par l’urgence des devoirs du moment. Appelant le contre-maître près de lui, il lui demanda son opinion sur le caractère de ce second étranger. Mais Trysail confessa que, malgré sa longue expérience, il lui était impossible de dire rien de plus, sinon que c’était un vaisseau courant devant le vent avec un nuage de voiles déployées. Cependant, après un second et plus long examen, le vieux marin crut pouvoir ajouter que le vaisseau étranger avait la carrure, la symétrie d’un croiseur ; mais de quelle dimension ? c’était ce qu’il ne pouvait assurer.

— Ce peut être un vaisseau léger ayant ses grandes voiles de perroquet et ses bonnettes déployées, ou peut-être ne voyons-nous que les toiles hautes de quelque lourd bâtiment, capitaine Ludlow. — Ah ! le Français l’aperçoit aussi, car la corvette a des signaux au loin.

— Prenez votre lunette. Si l’étranger répond, nous n’avons pas autre chose à faire que de fuir.

On examina de nouveau et avec attention les espars les plus élevés du bâtiment éloigné ; mais la direction du vent empêchait qu’aucuns signes de communication avec la corvette fussent visibles. La Fontange parut également incertaine du caractère de l’étranger, car pendant un moment il sembla évident qu’elle avait l’intention de changer sa course. Mais ce moment d’indécision dura peu. Les vaisseaux voguaient déjà en travers l’un de l’autre, leurs voiles pressées constamment par la brise.

— Apprêtez-vous, mes amis ! dit Ludlow d’une voix basse mais ferme, et, conservant sa position élevée sur la poupe, tandis qu’il ordonnait à son contre-maître de retourner sur le pont principal ; — faites feu lorsque vous verrez la lueur des canons de l’ennemi.

Un moment d’attente générale suivit. Les deux gracieux bâtiments s’avancèrent avec calme jusqu’à portée de la voix. Le silence était si profond sur la Coquette, que tous ceux qui étaient sur son bord pouvaient entendre le mugissement de l’eau qui s’amassait sous son avant, et qu’on aurait pu comparer à la respiration pesante de quelque énorme animal qui rassemblait toute son énergie pour un effort inaccoutumé ; d’un autre côté le bruit et les clameurs se faisaient entendre parmi les cordages de la Fontange. Au moment où les deux vaisseaux s’approchaient l’un de l’autre, on distingua la voix du jeune Dumont ordonnant à ses gens de faire feu, à travers un porte-voix. Ludlow sourit, et il y avait dans ce sourire tout le mépris dont un marin est susceptible. Levant à son tour son porte-voix, il le montra d’un geste tranquille à son équipage attentif, et une décharge d’artillerie fut vomie des flancs sombres du bâtiment, comme si c’eût été par la volonté seule du vaisseau. Les canons de l’ennemi répondirent presque aussitôt à ce message, et les deux vaisseaux passèrent promptement hors la direction du boulet. Le vent avait envoyé la fumée sur le vaisseau anglais, et pendant quelque temps elle flotta sur ses ponts, tourbillonna autour des voiles et passa sous le vent avec la brise qui succéda au contre-courant des explosions. Le sifflement d’un boulet et le craquement du bois avaient été entendu au milieu du combat. Jetant un regard sur son ennemi, qui conservait toujours la même position, Ludlow quitta la poupe, et, avec toute l’anxiété d’un marin, il essaya d’examiner les drisses.

— Qu’avons-nous perdu, Monsieur ? demanda-t-il à Trysail, dont le visage devint visible à travers la fumée. Quelle est la voile qui frappe aussi lourdement ?

— Il y a peu de mal de fait, Monsieur. — Peu de mal. — Mettez la main à ce palan sur cette vergue d’avant. — Vous, marins d’eau douce ! vous vous remuez comme des limaçons dans un menuet !

— Le Français a troué la voile qui est sous le vent, Monsieur. Mais nous pourrons promptement étendre nos voiles de nouveau.

— Renversez-la, mes amis, comme si c’était une branche morte. — Bien ; calmes ; en dehors votre bouline, en avant. — Abordez-la, vous le pouvez. — Abordez-la, il le faut.

La fumée avait disparu, et l’œil du capitaine parcourait rapidement toute l’étendue de son vaisseau. Trois ou quatre gabiers s’étaient déjà emparés de la voile déchirée et ils étaient assis sur l’extrémité de la vergue d’avant, occupés à assujettir leur captive. On voyait un trou ou deux dans d’autres voiles, et çà et là un cordage peu important pendait de manière à prouver qu’il avait été coupé par le boulet.

C’était tout le dommage qu’il aperçut dans le haut du vaisseau, et il n’était pas de nature à captiver son attention. La scène était différente sur le pont : le faible équipage s’occupait avec ardeur à charger les canons, et les refouloirs ainsi que les écouvillons passaient de main en main avec rapidité. L’alderman n’avait jamais été plus absorbé sur son livre de comptes, qu’il ne le paraissait dans son devoir de canonnier, et les jeunes gens auxquels le commandement des batteries avait nécessairement été confié s’aidaient avec zèle de toute leur expérience. Trysail était debout près du cabestan, donnant froidement les ordres dont nous avons parlé, et regardant le haut du vaisseau avec un intérêt assez grand pour le rendre insensible à tout ce qui se passait autour de sa personne. Ludlow vit avec chagrin que le sang souillait le pont à ses pieds, et qu’un matelot était tombé mort à quelques pas de lui. Le brisement d’une planche et des éclats de vaigrages ou revêtements intérieurs du navire, montraient le point par lequel le boulet destructeur avait passé. Comprimant ses lèvres, comme un homme résolu, le commandant de la Coquette s’avança plus loin, et examina la roue de corderie. Le contre-maître charpentier, qui tenait les raies de la roue, était calme, et avait l’œil fixé sur le côté vertical de la voile principale, aussi invariablement que l’aiguille montre le pôle.

Ces observations furent le résultat d’une minute. Les différentes circonstances que nous venons de détailler avaient été reconnues si rapidement qu’elles avaient été notées sans perdre un instant la connaissance de la situation précise de la Fontange. Cette dernière était déjà dans le lit du vent. Il devint nécessaire de répondre à cette évolution par une évolution aussi prompte.

L’ordre ne fut pas plus tôt donné, que la Coquette, comme si elle eût été sensible au danger qu’elle courait d’être placée en enfilade de l’avant à l’arrière, tourna contre le vent, et, au moment où son adversaire était prêt à décharger ses canons, elle fut en position de lui rendre et de recevoir sa bordée. Les deux vaisseaux approchèrent de nouveau l’un de l’autre et échangèrent une seconde fois leurs torrents de feu. Ludlow vit alors à travers la fumée la vergue énorme de la Fontange se balançant pesamment contre la brise et la voile frappant contre son mât. S’élançant de la poupe sur un mât d’étai qui avait été renversé un moment auparavant, il sauta sur le gaillard d’arrière à côté du contre-maître.

— Resserrez les bras, dit-il rapidement mais parlant bas et d’une voix claire ; donnez un tour aux boulines. — Loffez, Monsieur, loffez ; — assujettissez le vaisseau contre le vent.

La réponse calme et nette du contre-maître charpentier et la manière avec laquelle la Coquette vomissait toujours ses torrents de flammes inclinée vers la brise, annonçait la promptitude des subordonnés. Une minute plus tard les énormes masses de fumée qui enveloppaient les deux vaisseaux se joignirent et formèrent un nuage blanc, qui roula rapidement, chassé par les explosions, sur la surface des vagues, mais qui en s’élevant plus haut dans l’air se dirigea gracieusement sous le vent.

Notre jeune commandant passa avec rapidité au milieu des batteries, parla d’une voix encourageante à son équipage et reprit son poste sur la poupe. La position stationnaire de la Fontange et ses efforts pour gagner le vent étaient déjà un avantage pour le croiseur de la reine Anne. Il y avait sur le vaisseau français une indécision qui attira bientôt l’attention d’un homme dont les talents dans sa profession ressemblaient à l’instinct.

Le chevalier Dumont avait occupé ses loisirs à parcourir l’histoire navale de son pays. Il y avait trouvé que tel ou tel commandant avait reçu beaucoup d’éloges pour avoir jeté ses voiles de hune au mât par le travers de son ennemi. Ignorant la différence d’un vaisseau en ligne et d’un autre engagé seul, il s’était déterminé à donner la même preuve de courage. Au moment où Ludlow était seul sur la poupe, surveillant d’un œil attentif les progrès de son propre vaisseau et la position de son ennemi, indiquant seulement par un geste au zélé Trysail qui était au-dessous de lui ce qu’il désirait qui fût fait, il y avait une discussion sur le gaillard d’arrière du vaisseau français entre le natif de Boulogne-sur-mer et le brillant favori des salons ; ils discutaient sur l’expédient auquel le dernier s’était arrêté pour prouver l’existence d’une qualité dont personne ne doutait. Le temps perdu dans cette discussion fut de la dernière importance pour le croiseur anglais. Avançant rapidement, il fût bientôt hors de la portée des canons de son adversaire, et avant que le Boulonnais eût convaincu son supérieur de son erreur, la Coquette avait viré de bord, et loffait à travers le sillage de la Fontange. Les voiles de hune de cette dernière se remplirent alors tardivement ; mais avant que le vaisseau eût recouvré son mouvement, les voiles de son ennemi ombrageaient son pont. On pouvait alors supposer que la Coquette passerait au vent. Dans ce moment critique la masse des voiles de perroquet du croiseur anglais fut presque déchirée en deux par un boulet. Le vaisseau tomba sur le côté, les vergues s’entremêlèrent et les deux bâtiments furent engagés.

La Coquette avait tout l’avantage de la position. S’apercevant de l’importance de ce fait, Ludlow voulut rendre cette position plus sûre en jetant les grappins. Lorsque les deux vaisseaux furent ainsi accrochés l’un à l’autre, le jeune Dumont se trouva soulagé d’un immense embarras. Le fait avait suffisamment prouvé que pas un seul de ses canons n’aurait porté, tandis qu’une meurtrière décharge de mitraille venait de balayer ses ponts ; il donna l’ordre d’aborder, mais Ludlow, avec son équipage affaibli, ne s’était pas décidé à une si périlleuse évolution, sans avoir prévu les moyens d’en éviter toutes les conséquences. Les vaisseaux se touchaient seulement sur un seul point, et ce point était protégé par deux rangs de mousquets ; aussitôt que l’impétueux Français parut sur la poupe de son vaisseau, accompagné d’une troupe de matelots, un feu serré et mortel renversa toute cette troupe à l’exception d’un seul homme. Le jeune Dumont resta debout, pendant un moment son œil égaré brilla, mais son corps agile obéit encore à l’impulsion d’un esprit impétueux ; il s’élança en avant et tomba sans vie sur le pont de son ennemi. Ludlow surveillait chaque mouvement avec un calme que ni sa responsabilité personnelle, ni le bruit et les rapides incidents de cette terrible scène ne pouvaient détruire.

— Voilà le moment d’en venir aux mains, s’écria-t-il en faisant signe à Trysail de descendre de l’échelle, afin qu’il pût passer.

Son bras fut arrêté, et le vieux et grave contre-maître montra le côté d’où venait le vent.

— On ne peut se méprendre, dit-il, à la coupe de ces voiles et à la hauteur de ces espars ; le vaisseau éloigné est un autre bâtiment français.

Un regard apprit à Ludlow que Trysail avait raison ; un autre suffit pour lui indiquer ce qu’il était nécessaire d’entreprendre.

— Laissez tomber le dernier grappin ! — Coupez-le ! — Dégagez ! Ces mots furent criés à travers le porte-voix, d’un ton qui se fit entendre distinctement au milieu du tumulte du combat.

Dégagée en avant, la poupe de la Coquette céda à la pression de son ennemi, dont les voiles portaient toutes, et elle se trouva bientôt en position de brasser ses vergues d’avant vigoureusement en arrière, dans une direction opposée à celle qu’elle venait de quitter ; ses flancs touchèrent la poupe de la Fontange, le dernier grappin fut dégagé, et les vaisseaux se séparèrent.

L’esprit qui avait présidé aux évolutions de la Coquette gouvernait toujours ses mouvements. Les voiles étaient brassées, le vaisseau obéissait au gouvernail ; et avant que les deux bâtiments eussent été séparés cinq minutes, les manœuvres de la Coquette avaient repris leur train accoutumé.

Des gabiers agiles étaient sur les vergues, et de larges plis d’une toile neuve flottaient au gré de la brise, car on tendait de nouvelles voiles. Les cordes furent jointes par leurs bouts, ou remplacées par de nouveaux cordages, les espars examinés ; enfin on n’oublia aucun des soins et des précautions nécessaires à la sûreté du vaisseau. Chaque espar fut assujetti, les pompes sondées, et le vaisseau continua son chemin, comme s’il n’eût jamais fait feu ni reçu des boulets.

D’un autre côté, la Fontange avait l’apparence d’un vaisseau vaincu. Il régnait sur son bord la plus grande confusion. Ses voiles déchirées volaient en désordre, plusieurs cordages importants battaient contre ses mâts, et le vaisseau lui-même voguait devant la brise comme un bâtiment naufragé. Pendant plusieurs minutes, il n’y eut aucun commandement sur le vaisseau, et lorsqu’on eut perdu un temps précieux qui donna au croiseur anglais l’avantage du vent, l’équipage de la Fontange fit une tardive tentative pour relever le vaisseau. Le plus haut et le plus important de ses mâts trembla un instant, puis il tomba avec bruit dans la mer.

Malgré l’absence d’une grande partie de ses matelots, le succès de la Coquette eût été certain, si la présence de l’étranger n’eût forcé Ludlow à abandonner son avantage. Mais les conséquences en étaient trop positives pour qu’il pût se permettre autre chose qu’un regret bien naturel de ne pas profiter d’une occasion si favorable. Le caractère du vaisseau qui s’approchait ne pouvait pas être méconnu plus longtemps. Tous les matelots de la Coquette reconnaissaient les voiles hautes et étroites, les mâts élevés et amincis par le haut et les courtes vergues de la frégate dont la carène était alors distinctement visible, comme un habitant de la terre ferme reconnaît un individu à ses traits et à son costume. S’il y eût eu quelques doutes à ce sujet, ils auraient tous cédé la place à la certitude, lorsqu’on vit l’étranger échanger des signaux avec la corvette brisée.

Il était temps que Ludlow prît une prompte détermination. La brise tenait toujours au sud, mais elle commençait à faiblir, et, suivant toute apparence, elle devait tomber avant la nuit. La terre était à quelques lieues au nord, et l’on n’apercevait rien en mer, à l’exception des deux croiseurs français. Descendant sur le gaillard d’arrière, il s’approcha du contre-maître, qui était assis sur une chaise tandis que le chirurgien pansait une blessure assez grave qu’il avait à la jambe. Serrant amicalement la main au vieux marin, il lui exprima sa reconnaissance pour les services qu’il avait rendus dans un moment si pénible.

— Dieu vous bénisse ! capitaine Ludlow, répondit celui-ci ; les combats sont les plus sûrs moyens pour éprouver les vaisseaux et les amis ; et, Dieu soit loué ! la reine Anne peut se féliciter des uns et des autres aujourd’hui. Aucun matelot n’a oublié son devoir, autant que mes yeux ont pu me l’apprendre, et ce n’est pas dire peu de chose avec un équipage réduit de moitié et un ennemi une fois plus fort que nous ! Quant au vaisseau, il ne s’est jamais mieux conduit. J’avais un triste pressentiment lorsque je vis la grande voile de perroquet se déchirer comme un morceau de mousseline entre les mains d’une couturière. — Courez en avant, monsieur Hopper, et dites aux matelots dans les agrès d’avant de donner un tour à ce hauban ; ayez soin de tirer également tous les haubans ; — c’est un jeune homme actif, capitaine Ludlow, il ne lui manque qu’un peu plus de réflexion, un peu plus d’expérience et une pointe de modestie. Avec les talents qu’il acquerra petit à petit dans la marine, on pourra en faire un officier passable.

— Ce jeune homme promet ; mais je suis venu demander votre avis, mon vieil ami, sur ce qu’il nous reste à faire : il n’y a aucun doute que le bâtiment qui arrive sur nous ne soit une frégate française.

— On pourrait aussi bien douter de la nature d’un hameçon, qui est destiné à attraper tout le fretin et à laisser échapper le gros poisson. Nous pourrions lui montrer nos voiles, et essayer de la pleine mer ; mais je crains que ce mât de misaine ne soit trop faible, avec les trois trous qui y sont, pour supporter les voiles dont nous aurions besoin.

— Que pensez-vous du vent ? dit Ludlow affectant une indécision qu’il n’avait pas, afin de ménager la susceptibilité de son compagnon blessé. S’il tenait, nous pourrions doubler Montauk, et aller chercher le reste de nos gens ; mais s’il tombe, ne courrons-nous pas le danger que la frégate ne toue à portée de canon ? nous n’avons pas de bateau pour lui échapper.

— Le sondage sur cette côte est aussi régulier que le toit d’une maison, reprit le contre-maître après un moment de réflexion, et mon avis est, puisque c’est votre bon plaisir de le demander, capitaine Ludlow, que nous gagnions les côtes autant que possible tandis que le vent est bon ; alors je crois que nous n’aurons point à craindre une visite de la frégate ; quant à la corvette, mon opinion est qu’elle ressemble à un homme qui a bien dîné et qui n’a point envie de manger un autre morceau.

Ludlow applaudit au conseil de son subordonné, car c’était précisément ce qu’il avait résolu de faire, et, après avoir de nouveau complimenté le contre-maître sur son sang-froid et son habileté, il donna les ordres nécessaires. Le gouvernail de la Coquette fut placé tout au vent, les vergues furent équarries, et le vaisseau fut mis devant la brise. Après avoir couru dans cette direction pendant quelques heures, le vent tomba peu à peu ; le plomb annonça que la quille était aussi près du fond que l’heure de la marée et le triste et pesant murmure de la mer le rendaient prudent. Bientôt le vent tomba tout à fait, et le jeune commandant ordonna qu’on jetât une ancre.

Son exemple, sous ce dernier rapport, fut suivi par les croiseurs ennemis. Ils s’égaient réunis promptement, et des bateaux allèrent d’un vaisseau à l’autre tant que le jour dura. Lorsque le soleil se cacha derrière la ceinture occidentale de l’Océan, les lignes sombres des deux vaisseaux, éloignés d’environ une lieue, devinrent de moins en moins distinctes, jusqu’à ce que les ténèbres de la nuit enveloppassent la mer et les côtes dans leur obscurité.



  1. L’allusion sera aisément comprise par tous ceux à qui l’histoire de Paris est familière. À l’époque où nous reporte ce roman, tous les duels avaient lieu sous les remparts.