L’Écumeur de mer/Chapitre 29
CHAPITRE XXIX.
Le commandant du vaisseau de Sa Majesté Britannique la Coquette dormit cette nuit-là dans un hamac. Avant que le soleil se fût couché, le léger et rapide contrebandier, en suivant la courbure graduée de la terre, avait disparu à l’Orient, et il ne pouvait plus être question de l’atteindre. Cependant le croiseur royal s’était mis sous toutes ses voiles, et longtemps avant que Ludlow se fût jeté sur son hamac entre les palans du gaillard d’arrière, le vaisseau avait atteint la partie la plus large du détroit, et approchait déjà des îles qui forment le Race.
Pendant toute cette longue et pénible journée, le jeune marin n’avait eu aucune communication avec les habitants de sa cabine. Les domestiques du vaisseau allaient et venaient ; mais quoique la porte s’ouvrît rarement sans qu’il jetât les yeux dans sa direction, ni l’alderman, ni sa nièce, ni le captif, ni même François ou la négresse, ne parurent sur le tillac. Si quelqu’un d’entre eux éprouvait de l’intérêt sur les résultats de cette poursuite, cet intérêt se cachait sous un profond et presque mystérieux silence. Déterminé à ne pas se laisser surpasser en indifférence, et maîtrisé par des sentiments que toute sa fierté ne pouvait vaincre, notre jeune marin prit possession de ce hamac sans chercher à se rapprocher de ses hôtes.
Lorsque le premier quart de nuit fut arrivé, on raccourcit les voiles du vaisseau ; et, depuis ce moment jusqu’à l’aurore, le capitaine sembla plongé dans le sommeil. Il se leva néanmoins lorsque le soleil parut, commanda de déployer les voiles, et renouvela ses efforts pour atteindre son but.
La Coquette atteignit le Race de bonne heure dans la journée, et, traversant rapidement le passage avec une marée descendante, elle fut dans l’après-midi au-delà de Montauk ; le vaisseau n’eut pas plus tôt dépassé le cap et atteint un point où il sentit la brise et les vagues de l’Atlantique, que les gabiers montèrent sur les vergues, et bientôt vingt regards curieux examinèrent le largue. Ludlow se rappela la promesse que l’Écumeur lui avait faite de le rencontrer dans ce lieu, et, malgré les motifs que le dernier devait avoir d’éviter cette entrevue, l’influence du caractère de l’Écumeur était si grande, que le jeune capitaine avait une secrète espérance de voir cette promesse remplie.
— Le largue est vide, dit Ludlow d’un air désappointé, en baissant sa lunette ; et cependant ce contrebandier n’a pas l’air d’un homme qui se cache par peur.
— Peur… Cela veut dire peur d’un Français… et un respect convenable pour les croiseurs de Sa Majesté, ce sont des choses très-différentes, répondit le contre-maître ; je n’ai jamais eu une bandanna ou une bouteille de vieux cognac à terre, sans penser que tous les hommes qui passaient dans la rue pouvaient voir la broderie de l’une et sentir le parfum de l’autre ; mais alors j’ai toujours cru que cette honte n’était qu’un soupçon de mon esprit qui supposait que tout le monde s’apercevait que j’allais commettre une faute. Je soupçonne qu’un de vos recteurs, qui est à l’ancre pour la vie dans une maison bien chaude, appellerait cela conscience : pour ma part, capitaine Ludlow, quoique je ne sois pas un grand logicien en semblables matières, j’ai toujours cru que c’était la crainte naturelle que ces articles ne fussent saisis. Si cet Écumeur de mer vient nous fournir une autre chasse, dans les mers houleuses, il n’est en aucune façon aussi bon juge de la différence qui existe entre un petit et un grand vaisseau que je l’avais pensé, et j’avoue, Monsieur, que j’aurais plus d’espérance de le prendre si la femme qui se trouve sous son beaupré était brûlée.
— Le largue est vide ?
— Oui, et le vent se montre au sud demi-sud ; ce petit bras de mer que nous avons passé entre l’île qui est là-bas et le continent est bordé de baies, et tandis que nous le cherchons en pleine mer, le maudit brigantin est peut-être à l’abri dans un des cinquante bassins qui se trouvent entre le cap et le lieu où nous l’avons perdu ; car, que savons-nous s’il ne s’est pas de nouveau dirigé à l’ouest pendant les quarts de la nuit ; et dans ce moment les coquins rient sous cape en songeant qu’ils s’amusent aux dépens d’un croiseur.
— Il n’y a que trop de vérité dans ce que vous dites, Trysail, car si l’Écumeur est disposé à nous éviter, il en a maintenant les moyens en son pouvoir.
— Une voile ! s’écria le matelot en vigie sur le mât de grand perroquet.
— De quel côté ?
— Du côté du vent, Monsieur ; devant ce nuage clair qui se lève au-dessus des eaux.
— Pouvez-vous voir comment il est gréé ?
— Par saint George, cet homme a raison, interrompit le maître ; le nuage empêchait de le voir ; mais le voilà ; un vaisseau bien gréé, dont les mouvements sont faciles ; son avant est tourné vers l’ouest.
Ludlow regarda à travers sa lunette : il avait un air attentif et grave.
— Nous avons peu de bras pour nous mesurer avec un étranger, dit-il en rendant la lunette à Trysail. Vous voyez qu’il n’a que ses voiles hautes ; cela ne conviendrait à aucun vaisseau marchand par une brise comme celle-ci.
Le contre-maître garda le silence, mais son regard fut encore plus long et plus attentif que celui du capitaine, puis il jeta tristement les yeux sur l’équipage diminué de moitié, et qui regardait avec curiosité le vaisseau devenu distinct par un changement dans la position du nuage. Trysail répondit enfin d’une voix basse :
— C’est un Français, ou je suis une baleine ! On peut le voir à ses courtes vergues et à la manière de hisser les voiles. Eh ! c’est un croiseur ; car un homme qui voudrait tirer parti de sa cargaison ne mettrait pas si peu de voiles lorsqu’il n’est qu’à une journée du port.
— Votre opinion est la mienne. Plût au ciel que tous nos gens fussent ici ! Nous avons peu de monde à opposer dans une action à un bâtiment qui est de la force du nôtre. Combien sommes-nous ?
— Moins de soixante-dix : c’est peu de bras pour vingt-quatre canons et des vergues comme celles-ci à manœuvrer.
— Et cependant le port ne doit pas être insulté : on sait que nous sommes sur ces côtes…
— On nous a vus, interrompit le maître. C’est un vaisseau qui a de l’usage ; il déploie déjà ses voiles de perroquet.
Il ne restait aucun choix entre une fuite précipitée et les préparatifs du combat. Le premier projet aurait été facile, car une heure aurait suffi pour conduire le vaisseau au-delà du cap ; mais le second était plus en rapport avec l’esprit du service auquel la Coquette appartenait. L’ordre fut donné de préparer tout pour le combat. Il est dans la nature du matelot de se réjouir d’un tel ordre, car le succès et l’audace marchent de compagnie, et une longue habitude du premier avait, même à cette époque éloignée, donné une confiance qui approchait presque de la témérité aux marins de la Grande-Bretagne et de ses dépendances. L’ordre de se préparer à une action fut donc reçu par le faible équipage de la Coquette comme il l’avait souvent été lorsque ses ponts étaient remplis du nombre de matelots nécessaire pour donner à son armement toute son efficacité, quoique quelques-uns des plus vieux et des plus expérimentés des hommes de l’équipage, chez lesquels l’âge avait diminué la confiance, secouassent la tête, comme s’ils eussent trouvé de l’imprudence dans cette résolution.
Quelle que fût la secrète hésitation de Ludlow lorsqu’il eut reconnu la force et le caractère de son ennemi, il ne manifesta aucun signe d’irrésolution depuis le moment où son parti parut être pris : les ordres nécessaires furent donnés avec calme, et avec la clarté et la promptitude qui constituent peut-être le principal mérite d’un capitaine de vaisseau. Les boute-hors furent descendus, les voiles hautes serrées, enfin tous les préparatifs ordinaires en pareille occasion furent faits avec autant d’adresse que d’activité. Puis le tambour battit aux quartiers, et lorsque les matelots furent à leurs postes, le jeune commandant eut une meilleure occasion d’examiner les véritables forces de son vaisseau. Appelant le maître, il descendit avec lui à la poupe afin de pouvoir causer avec moins de risque d’être entendu, et en même temps afin de pouvoir mieux observer les manœuvres du vaisseau ennemi.
L’étranger, comme Trysail l’observa, avait subitement tourné sur la quille, et mis son avant au nord : ce changement l’amena devant le vent ; et comme il déploya aussitôt toutes ses voiles il avança rapidement. Sa carène s’était élevée au-dessus de l’eau, pendant les préparatifs de la Coquette, et Ludlow ainsi que son compagnon ne l’examinaient que depuis peu de temps, lorsque le symbole particulier qui annonce un vaisseau de guerre devint visible à l’œil nu. Comme le croiseur de la reine Anne continuait toujours à avancer dans la direction du vaisseau français, une demi-heure suffit pour les amener assez près l’un de l’autre pour dissiper tous les doutes sur leur caractère et leur force réciproque. L’étranger vint au vent et fit aussi ses préparatifs pour le combat.
— Il montre du courage et une belle batterie, observa le maître lorsque les flancs de l’ennemi devinrent visibles par le changement de position. Vingt-six dents, par ma foi ! quoique les œillères doivent manquer, où il ne serait pas assez téméraire pour braver la Coquette de la reine Anne de cette impudente façon ! C’est un bâtiment assez propre, capitaine Ludlow, et agile dans ses mouvements ; mais regardez ses voiles de perroquet toutes hissées avec peu ou point d’avant : je ne nierai pas que la carène ne soit assez bien, car c’est tout simplement l’ouvrage du charpentier ; mais lorsqu’on en vient aux agrès ou à la coupe des voiles, comment des hommes qui demeurent à Lorient ou à Brest pourraient-ils savoir ce qui est gracieux ? Rien ne peut égaler après tout une bonne et solide voile de perroquet anglaise, qui n’est ni trop étroite en haut, ni trop profondément hissée, avec une corde vigoureuse de la grosseur convenable, rabans, œillets d’empointure et boulines qui ont l’air d’avoir crû où ils sont placés, et des voiles que ni la nature ni l’art ne pourraient rendre plus belles. Voilà ces Américains qui font des innovations dans la construction des vaisseaux et dans leur manœuvre, comme si l’on pouvait gagner quelque chose à quitter les habitudes et les opinions de ses ancêtres. Tout le monde peut voir que ce qu’ils ont de mieux est anglais, tandis que toutes leurs folies et leurs sots changements viennent de leur vanité.
— Ils avancent néanmoins, maître Trysail, reprit le capitaine qui pensait qu’un sujet loyal ne devait pas pour cela oublier le lieu de sa naissance, et plus d’une fois ce vaisseau, un des plus beaux modèles de Plymouth, a été vaincu en essayant de gagner de vitesse les côtiers de ces mers. Et ce brigantin qui s’est moqué de nous, lorsque nous voguions à pleines voiles et que nous avions le choix du vent !
— On ne peut dire où ce brigantin fut construit, capitaine Ludlow. Ce peut être ici, ce peut être là ; je le regarde comme un non-descript[1] ; c’est ainsi que le vieil amiral Top avait l’habitude d’appeler les galiotes des mers du nord. Mais, relativement à ces nouvelles modes américaines, à quoi serviront-elles, capitaine Ludlow ? En premier lieu elles ne sont ni anglaises ni françaises, ce qui veut dire qu’elles sont tout à fait étrangères ; en second lieu, elles troublent l’harmonie et les usages établis parmi les ouvriers et fabricants de voiles, et quoiqu’elles puissent aller assez bien, tôt ou tard, soyez-en certain, il leur arrivera malheur. Il est déraisonnable de penser qu’un nouveau peuple puisse découvrir pour la construction d’un bâtiment des choses qui auraient échappé à un marin aussi vieux que… Le vaisseau français cargue ses voiles de grand perroquet et a l’air de vouloir les laisser pendre, ce qui est à peu près la même chose que s’il les condamnait tout d’un coup. — Ainsi donc, mon opinion est que toutes ces nouvelles méthodes ne produiront rien de bon.
— Votre raisonnement est concluant, maître Trysail, répondit le capitaine, dont l’esprit était différemment occupé. Je conviens avec vous qu’il serait plus sûr pour le plus fort de baisser ses vergues.
— Il y a quelque chose de mâle et d’agréable à voir un vaisseau se dépouiller au moment où il se prépare au combat, Monsieur ; c’est comme un boxeur qui ôte sa jaquette dans l’intention de se donner tout entier à l’action. — Les voiles de ce bâtiment se remplissent de nouveau, et il veut manœuvrer encore avant d’en venir à l’ouvrage.
Les yeux de Ludlow n’avaient pas encore quitté le bâtiment étranger. Il vit que le moment de l’action n’était pas éloigné, et recommandant à Trysail de tenir le vaisseau sur sa route, il descendit sur le gaillard d’arrière. Pendant un seul instant le jeune capitaine s’arrêta, la main sur la porte de la cabine, puis surmontant sa répugnance, il entra dans l’appartement.
La Coquette était construite d’après un modèle fort en vogue il y a un siècle, et qui grâce à une inconstance qui a autant d’influence sur l’architecture navale que sur des choses moins importantes, est devenue une seconde fois en usage pour les bâtiments de la force du croiseur. Les appartements du commandant étaient sur le même pont que les batteries du vaisseau, et ils étaient fréquemment construits de manière à contenir deux et même quatre canons de l’armement. Lorsque Ludlow entra dans sa cabine, il trouva plusieurs matelots autour du canon qui était placé du côté de l’ennemi, et tous les préparatifs qui précédaient un combat. La chambre du conseil de l’arrière, ainsi que le petit appartement qui était entre elles deux, étaient néanmoins fermés. Jetant un regard autour de lui, et observant que les charpentiers étaient prêts, il leur fit signe de détruire les cloisons afin d’agrandir l’espace nécessaire à la manœuvre du combat. Tandis qu’on remplissait ses intentions, il entra dans la seconde cabine.
Il trouva l’alderman van Beverout avec ses autres compagnons, et tous attendaient évidemment sa visite. Passant froidement devant le premier, Ludlow s’approcha d’Alida, et la prenant par la main, il la conduisit sur le gaillard d’arrière après avoir fait signe à sa négresse de la suivre. Descendant dans les profondeurs du vaisseau, le capitaine conduisit Alida dans une partie du post-à-bord[2] qui se trouvait au-dessous de la ligne d’eau et aussi éloigné du danger que possible sans être exposé au mauvais air ou à une vue qui aurait été pénible pour le sexe et les habitudes d’Alida.
— Voilà tout ce qu’un vaisseau de guerre peut offrir de sûreté, dans une occasion comme celle-ci, dit le capitaine, lorsque sa compagne se fut assise en silence sur un coffre servant de table. Sous aucun prétexte ne quittez ce lieu jusqu’à ce que je… ou quelque autre personne vienne vous avertir que vous pouvez le faire sans danger.
Alida s’était laissé conduire sans se permettre une question. Quoique rougissant et pâlissant tour à tour, elle vit avec le même silence les petites précautions que le capitaine prenait pour sa sûreté avant de la quitter ; mais lorsqu’il fut au moment de se retirer, le nom de Ludlow s’échappa de ses lèvres, et cette exclamation parut involontaire.
— Puis-je faire autre chose pour calmer vos craintes ? demanda le jeune homme, quoiqu’il évitât de rencontrer les regards de celle qu’il aimait. Je connais la force de votre esprit, et je sais que vous avez un courage qui surpasse celui de votre sexe, sans cela je ne vous aurais pas parlé d’un danger qui peut vous atteindre même ici.
— Malgré les qualités que vous voulez bien m’accorder, Ludlow, je ne suis qu’une femme après tout…
— Je ne vous ai pas prise pour une amazone, répondit le jeune homme en souriant, s’apercevant qu’Alida retenait ses paroles par un effort soudain. Ce que j’espère de vous, c’est le triomphe de la raison sur les terreurs d’une femme. Je ne vous cacherai pas que les chances sont contre nous, et cependant l’ennemi peut payer cher mon vaisseau avant qu’il lui appartienne. Il n’en sera que mieux défendu, Alida, en songeant que votre liberté et votre bonheur dépendent de notre courage. — N’en direz-vous pas davantage ?
La belle Barberie fit un pénible effort pour parvenir enfin à paraître calme, du moins extérieurement.
— Il y a eu un singulier malentendu entre nous, ajouta-t-elle, et cependant ce n’est pas le moment des explications ! Ludlow, je ne voudrais pas que vous me quittassiez dans un tel instant, avec cet air froid et ce regard de reproche.
Alida s’arrêta. Lorsque le jeune homme se hasarda à lever les yeux, il vit cette belle personne debout, une main tendue vers lui, comme si elle lui eût offert un gage d’amitié, tandis que la rougeur de ses joues et ses yeux à demi baissés parlaient avec l’éloquence et la modestie d’une jeune fille. Saisissant la main d’Alida, Ludlow répondit avec émotion :
— Il fut un temps où cette action m’eût rendu heureux !
Le jeune homme n’en dit pas davantage, car ses regards s’étaient arrêtés sans le vouloir sur les bagues qui ornaient la main qu’il tenait. Alida comprit ce regard, et tirant de ses doigts une des bagues, elle la lui offrit avec un de ces sourires qui ajoutaient tant de charmes à sa beauté.
— Je puis disposer de l’une d’elles, prenez-la, Ludlow, et lorsque les devoirs de votre charge seront remplis, remettez-la-moi comme un gage de la promesse que je vous fais de ne pas vous refuser l’explication que vous avez le droit de me demander.
Le jeune homme prit la bague, la passa avec quelque peine à son petit doigt ; son œil égaré semblait demander si une de celles qui restaient n’était pas le gage de la foi jurée. Il est probable qu’il eût continué cette conversation si l’ennemi n’avait fait entendre un coup de canon. Ce signal le rappela à un devoir impérieux ; à demi persuadé de ce qu’il désirait avec tant d’ardeur, il porta à ses lèvres la belle main dont il venait de recevoir un aussi précieux présent, et se précipita sur le pont.
— Le monsieur commence à faire tapage, dit Trysail qui n’avait pas vu sans mécontentement la disparition de Ludlow dans un pareil moment ; quoique son boulet ne nous ait pas atteint, c’est trop fort de laisser à un Français l’honneur de commencer la conversation.
— Il a seulement donné le signal du défi. Laissez-le venir, et il ne nous trouvera pas disposés à le fuir.
— Non, non ! quant à cela il doit s’en apercevoir, reprit le contre-maître en observant les espars à demi nus, et le léger poids auquel il avait réduit le vaisseau. Si notre jeu est de courir, nous avons fait un faux mouvement en commençant la partie. Ces voiles de hunes, cette brigantine et ce grand foc, disent que nous voulons combattre et non pas fuir. Qu’il arrive ce qui pourra de cette affaire, je n’en resterai pas moins contre-maître, mais il n’est pas au pouvoir du duc le plus puissant de l’Angleterre de me ravir la part de l’honneur que j’y prendrai.
Avec cette consolation sur le peu d’espérance qu’il éprouvait d’un avancement en grade, le vieux marin se promena sur le pont, examinant avec attention l’état du vaisseau, tandis que son jeune commandant ayant jeté un regard autour de lui fit signe à son prisonnier et à l’alderman de le suivre à la poupe.
— Je ne veux point pénétrer la nature du lien qui vous unit à quelques personnes de ce vaisseau, dit Ludlow en s’adressant à Seadrift, quoiqu’il tînt ses regards attachés sur le don récent d’Alida, mais il doit être bien puissant si j’en juge par l’intérêt qu’elles prennent à votre sort. Celui qui est aimé ainsi ne peut que le devoir à son mérite. Jusqu’à quel point vous êtes-vous joué des lois, je ne veux point l’approfondir ; mais il s’offre une occasion de vous réhabiliter dans l’opinion publique : vous êtes marin, et il n’est pas nécessaire de vous apprendre que mon vaisseau n’est pas manœuvré par beaucoup de bras, et que les services de tout Anglais seront reçus. Prenez la direction de ces six canons ; et, croyez-en l’assurance que je vous donne, votre fidélité à notre pavillon ne restera pas sans récompense.
— Vous vous méprenez étrangement sur ma vocation, noble capitaine, répondit le contrebandier en riant involontairement. Quoique marin, je suis plus habitué aux mers tranquilles qu’aux tourbillons de la guerre : vous avez visité le brigantin de notre maîtresse, et vous avez dû voir que son temple ressemble plutôt à celui de Janus qu’à celui de Mars. Le pont de la Sorcière des Eaux n’est point garni de cette menaçante artillerie.
Ludlow écoutait avec surprise ; l’incrédulité et le mépris se lisaient tour à tour sur son visage.
— C’est un langage qui ne convient guère à quelqu’un de votre état, dit-il, cachant à peine tout le dédain qu’une telle conduite lui inspirait. Devez-vous fidélité à ce drapeau ? Êtes-vous Anglais ?
— Je suis ce que le ciel a voulu me faire… plus amateur du zéphyr que de l’ouragan, des chansons que du cri de guerre, de la gaieté que d’une humeur sombre.
— Est-ce là l’homme dont la témérité est passée en proverbe ? le courageux, l’habile Écumeur de mer !
— Le nord n’est pas plus éloigné du sud que je ne le suis de lui, relativement aux qualités que vous recherchez en moi ! Il n’était pas de mon devoir de vous détromper sur la valeur de votre captif, tandis que celui dont les services sont de la plus haute importance pour notre brigantin était encore sur les côtes. Loin d’être celui que vous venez de nommer, brave capitaine, je ne réclame pas d’autre titre que celui d’un de ses agents qui, ayant quelque expérience des calculs des femmes, se charge de débiter les marchandises. Quoique peu accoutumé à infliger des blessures, je puis me vanter d’être un excellent consolateur. Souffrez que j’apaise les craintes de la belle Barberie, pendant le tumulte qui se prépare, et vous conviendrez qu’il vous serait difficile de trouver quelqu’un qui s’en acquittât mieux.
— Consolez qui vous voudrez, où il vous plaira, pauvre image d’un homme ! Arrêtez ; car je vois moins de terreur que d’artifice dans ce sourire et ce regard perfides !
— Ne les croyez ni l’un ni l’autre, généreux capitaine ! Sur la foi d’une personne qui peut être sincère au besoin, une crainte salutaire est la plus forte, quelle que soit l’expression mensongère de mes yeux. Et, dans ce moment-ci, j’ai plus envie de pleurer que d’affecter une vaine bravoure.
Ludlow écoutait, plus surpris que jamais. Il avait levé le bras pour arrêter la retraite de Seadrift, et, par un mouvement naturel, il avait saisi sa main. Au moment où il toucha cette main douce et sans gants, une pensée aussi nouvelle qu’elle était subite traversa son esprit. Reculant d’un ou deux pas, il examina la taille agile et légère du contrebandier, et l’expression du mécontentement qui chargeait son front fit place à la plus grande surprise. Pour la première fois il se rappela la voix de Seadrift, plus douce et plus mélodieuse que ne l’est généralement celle de l’homme.
— Vous n’êtes pas en effet l’Écumeur de mer, s’écria Ludlow lorsque cet examen eut cessé.
— Il n’y a pas de vérité plus certaine. Je suis une personne fort peu utile dans cette malheureuse rencontre ; mais si ce brave marin était ici (et une vive rougeur se montra sur les joues de Seadrift), son bras et ses conseils seraient ceux d’un soldat ! Oh ! je l’ai vu dans des scènes encore plus effrayantes, où les éléments mêlaient leur fureur à d’autres dangers. Son calme et son énergie donnaient du courage au plus faible cœur du brigantin ! Maintenant permettez-moi d’aller consoler la timide Alida !
— Je mériterais peu sa reconnaissance, reprit Ludlow, si cette demande était refusée. Allez, brillant et aimable maître Seadrift ? Si l’ennemi craint aussi peu votre présence sur le pont que je la crains auprès de la belle Barberie, elle est ici fort inutile.
Seadrift rougit, croisa ses bras sur sa poitrine ; et, en faisant un salut d’adieu, son attitude fut assez équivoque pour faire sourire le jeune capitaine attentif ; puis, glissant près de lui, il disparut à travers les écoutilles.
Les regards de Ludlow suivirent cette forme légère et gracieuse tant qu’il put l’apercevoir ; et lorsqu’elle ne fut plus visible, il regarda l’alderman en face, avec un œil qui semblait scruter jusqu’à quel point il était instruit de ce mystère et du véritable caractère d’une personne qui lui avait causé tant de tourments.
— Ai-je bien fait, Monsieur, en permettant à un sujet de la reine Anne de nous quitter au moment du danger ? demanda-t-il en observant que le flegme et le sang-froid de Myndert le rendaient difficile à deviner.
— On peut appeler le jeune garçon une contrebande de guerre, répondit l’alderman avec une grande impassibilité de physionomie, mais c’est un article qui a un meilleur prix dans la tranquillité que dans un marché tumultueux. En un mot, capitaine Cornélius Ludlow, ce maître Seadrift ne répondra pas du tout à votre attente dans le combat.
— Et cet exemple d’héroïsme doit-il aller plus loin, ou dois-je compter sur l’assistance de l’alderman van Beverout ? Il a la réputation d’un loyal citoyen.
— Quant à la loyauté, répondit l’alderman, s’il s’agit de crier Dieu bénisse la reine ! dans une fête de la ville, personne n’est un plus loyal sujet que moi. Comme un souhait n’engage à rien, je lui souhaite, ainsi qu’à vous, tout le succès désirable. Mais je n’ai jamais approuvé la manière dont on déposséda les états-généraux de leurs territoires sur ce continent, maître Ludlow ; et de cette façon, je ne paie aux Stuarts que ce que je leur dois d’après la loi.
— C’est comme si vous disiez que vous voulez aller rejoindre l’aimable contrebandier, et administrer des consolations à une personne qui, grâce à son courage, n’en a pas besoin.
— N’allez pas si vite, jeune gentilhomme ; nous autres gens mercantiles nous aimons à examiner nos livres avant de faire notre balance. Quelle que soit mon opinion sur la famille régnante, je vous l’ai donnée en confidence et non pas comme une monnaie qui doit passer de main en main ; mon amour pour le grand monarque est moins vif encore. Louis est à couteaux tirés avec les Provinces-Unies aussi bien qu’avec notre gracieuse reine, et je ne vois point de mal à s’opposer à ses croiseurs, puisqu’ils nuisent au commerce et rendent les retours incertains. J’ai entendu le bruit de l’artillerie dans mon temps, ayant dans ma jeunesse conduit une compagnie de volontaires de la ville, dans bien des marches et contre-marches autour du boulingrin ; et pour l’honneur du second quartier de la bonne ville de Manhattan, je suis maintenant prêt à montrer que je sais encore quelque chose de cet art.
— Voilà une réponse mâle, et si elle est soutenue par une conduite qui y ressemble, on ne s’informera pas des motifs. C’est l’officier qui décide de la victoire sur un vaisseau, car lorsqu’il donne un bon exemple et qu’il comprend son devoir, on peut compter sur les matelots. Choisissez votre position parmi ces canons, et nous tâcherons de tromper les serviteurs de Louis, soit que nous agissions comme Anglais ou comme alliés des sept provinces.
Myndert descendit sur le gaillard d’arrière, déposa d’un air délibéré son habit sur le cabestan, assujettit sa perruque à l’aide d’un mouchoir, attacha la boucle qui faisait l’office de suspensoir, et se promena le long des canons avec un air qui pouvait du moins assurer le spectateur qu’il ne craignait pas le danger.
L’alderman van Beverout était un personnage beaucoup trop important pour n’être pas connu de la plupart de ceux qui fréquentaient la bonne ville dont il était officier civil. Sa présence parmi des hommes presque tous natifs de la colonie produisit donc un effet salutaire ; quelques-uns cédèrent à la sympathie que fait éprouver un courageux exemple, et il est possible que quelques autres pensassent que le danger était moins grand, en voyant l’indifférence d’un homme qui, étant si riche, avait tant de motifs de prendre soin de sa personne. Quelle qu’en soit la raison, le bourgeois fut reçu par les matelots avec acclamations, ce qui l’engagea à leur adresser une courte mais éloquente harangue, dans laquelle il exhortait ses compagnons d’armes à remplir leur devoir de manière à prouver aux Français qu’il serait sage désormais de laisser la côte libre de toute entrave ; mais il s’abstint très-sagement de faire aucune allusion à une reine et à un pays dont il ne se sentait pas porté à faire l’éloge.
— Que chaque homme se rappelle la cause de courage qui est la plus agréable à ses habitudes et à ses opinions, dit en concluant cet imitateur des Annibal et des Scipion, car c’est la meilleure et la plus sûre méthode de donner de la fermeté à sa résolution. Dans ma position, je ne manque pas de motifs, et j’ose dire que chacun de vous peut trouver une raison suffisante pour prendre part de cœur et d’âme au combat qui se prépare. Protêts et crédits ! que deviendraient les affaires des meilleures maisons de la colonie si le chef de la principale devait être emmené à Brest ou à Lorient ! Cela dérangerait le commerce de toute la ville. Je ne veux pas offenser votre patriotisme en faisant une telle supposition, mais je dois croire que votre esprit est disposé comme le mien à résister jusqu’à la dernière extrémité. Ceci est une question d’un intérêt général comme le deviennent toutes les questions commerciales en considérant leur influence sur le bonheur et la prospérité de la société.
Ayant terminé ce discours, le digne bourgeois respira bruyamment, et reprit son calme accoutumé, parfaitement convaincu de son propre mérite. Si l’on pense que le discours de Myndert avait trop de rapport avec ses intérêts, le lecteur se souviendra que c’est en concentrant toutes ses pensées sur un seul point qu’on atteint la prospérité commerciale du monde. Les matelots écoutèrent avec admiration, car ils ne comprirent aucune partie de ce discours. On s’en étonnera d’autant moins, que la chose la plus inintelligible est celle qui réunit le plus de suffrages en sa faveur.
— Vous voyez votre ennemi et vous savez ce que vous avez à faire, dit la voix mâle et claire de Ludlow, qui en passant au milieu des matelots de la Coquette leur parlait avec ce ton calme qui dans les moments de danger va droit au cœur. Je ne prétendrai pas que nous sommes aussi forts que je le désirerais ; mais un véritable marin est toujours prêt à redoubler ses efforts lorsqu’il le faut. Il n’y a point de clous à ce pavillon, lorsque je serai mort, vous pourrez le baisser si cela vous convient, mais tant que je vivrai, mes amis, il flottera au-dessus de nos têtes ! Maintenant faites entendre un cri de guerre, afin que l’on connaisse votre humeur ; ensuite qu’on n’entende plus d’autre bruit sur notre vaisseau que celui de nos canons.
L’équipage répondit par un énergique hourra ! Trysail assura un jeune et léger midshipman, qui dans un pareil moment trouvait encore moyen de plaisanter, qu’il avait rarement entendu un aussi beau morceau d’éloquence navale, et qu’il était tout à la fois clair et digne d’un gentilhomme.