L’Écumeur de mer/Chapitre 31
CHAPITRE XXXI.
Trois heures plus tard, tout bruit avait cessé à bord du croiseur royal ; on ne réparait plus les dommages qui avaient été causés par le combat, et la plupart des vivants, semblables aux morts, gardaient un profond silence. On n’oubliait pas cependant la surveillance nécessaire à la situation des marins fatigués, et, quoique beaucoup de matelots fussent plongés dans le sommeil, quelques yeux étaient encore ouverts et veillaient au salut de tous. Çà et là, quelques marins à moitié endormis arpentaient le pont, où un officier solitaire essayait de se tenir éveillé en respirant l’air épais de son étroite prison. L’équipage dormait entre les canons, et chaque matelot avait des pistolets à sa ceinture et un coutelas à son côté. Il y avait un marin étendu sur le gaillard d’arrière, la tête appuyée sur une boîte à boulets. Sa respiration pesante indiquait le sommeil inquiet d’un homme d’un tempérament robuste, chez lequel la fatigue se réunissait aux souffrances. C’était le contre-maître blessé et tourmenté par la fièvre, qui s’était placé ainsi afin de goûter une heure de repos si nécessaire dans sa situation. Sur une boîte dont on avait vidé le contenu, on voyait un autre être humain sans mouvement, le visage tourné vers le ciel chargé d’étoiles. C’était le corps du jeune Dumont, que Ludlow voulait faire déposer dans une terre consacrée lorsque le vaisseau aurait atteint le port. Ludlow, avec la délicatesse d’un ennemi généreux et chevaleresque, avait étendu de ses propres mains sur le jeune Français sans expérience, mais rempli de bravoure, le drapeau sans tache de son pays.
Il y avait sur le pont élevé de la poupe du vaisseau, un petit groupe sur lequel les intérêts ordinaires de la vie semblaient encore exercer leur influence. Ludlow avait conduit dans ce lieu Alida et ses compagnons, lorsque les devoirs nombreux de la journée eurent été remplis, afin qu’ils pussent respirer un air plus frais que dans l’intérieur du vaisseau. La négresse sommeillait auprès de sa jeune maîtresse, l’alderman fatigué était assis, le dos appuyé contre le mât de misaine, donnant des signes évidents de sa situation, et Ludlow était debout, jetant de temps en temps les yeux sur les eaux tranquilles, et prêtant en même temps son attention à la conversation de ses compagnons.
Alida et Seadrift étaient assis sur des chaises l’un près de l’autre. Leur entretien avait lieu à voix basse, et la mélancolie ainsi que le tremblement de la voix de la belle Alida prouvaient combien les événements de la journée avaient ébranlé son esprit ordinairement si ferme.
— Il y a dans votre profession un mélange de terrible et de beau, de grand et de séduisant ! observa Alida, répondant à une remarque du jeune marin. Cette mer tranquille, le bruit des vagues qui meurent sur la côte, et ce ciel au-dessus de nos têtes, présentent des objets qu’une jeune fille elle-même pourrait contempler avec admiration, si son oreille n’était pas encore troublée par les clameurs du combat. Ne disiez-vous pas que le commandant du vaisseau français était un jeune homme ?
— Il avait l’apparence d’un enfant, et il ne devait sans doute son grade qu’aux avantages du sang et de la fortune. Nous avons reconnu qu’il était le capitaine de la frégate, autant à son costume qu’à l’effort désespéré qu’il fit pour réparer la fausse manœuvre qui eut lieu au commencement de l’action.
— Peut-être a-t-il une mère, Ludlow !… une sœur, une femme, ou…
Alida s’arrêta ; car, avec la modestie d’une jeune fille, elle hésitait à nommer le lien qui occupait la première place dans ses pensées.
— Il peut posséder tous ces objets d’affection ! Telle est la destinée des marins, et…
— Telle est la destinée de ceux qui prennent de l’intérêt à leur sûreté ! murmura Seadrift d’une voix basse, mais expressive.
Un profond mais éloquent silence succéda ; puis on entendit la voix de Myndert prononçant ces mots d’une manière indistincte : — Vingt de castor et trois de martre… pour envoi. Malgré les tristes pensées de Ludlow, un sourire se dessina un moment sur ses lèvres, lorsque la voix rude de Trysail, rendue plus rude encore par le sommeil, se fit entendre distinctement : — Portez la main aux garcettes ! s’écria-t-il ; le bâtiment français arrive de nouveau sur nous !
— Ces mots sont prophétiques ! dit un homme à haute voix, derrière le groupe. Ludlow tourna la tête avec précipitation, et, malgré l’obscurité, il reconnut dans l’homme aux formes athlétiques qui était debout derrière lui sur la poupe, le calme et majestueux Écumeur de mer.
— Appelez !…
— N’appelez personne ! interrompit Tiller, arrêtant l’ordre précipité qui s’échappait involontairement des lèvres de Ludlow. Que votre vaisseau soit silencieux comme un vaisseau naufragé ; et cependant surveillez jusqu’aux chambres des provisions. Vous avez bien fait, capitaine Ludlow, d’être sur le qui-vive, quoique j’aie connu des yeux meilleurs que ceux de vos vigies.
— D’où venez-vous, homme audacieux ? et quelle folie vous amène de nouveau sur mon vaisseau ?
— Je viens de mon habitation sur la mer. Mon affaire ici est d’avertir !
— La mer ! répéta Ludlow regardant l’étroit horizon. L’heure de la raillerie est passée, et vous devriez ne pas badiner davantage avec ceux qui ont des devoirs sérieux à remplir.
— L’heure en effet est celle des devoirs sérieux, plus sérieux encore que vous ne le supposez. Mais, avant d’entrer en explication, il y a des conditions à régler entre nous. Vous avez un des serviteurs de la dame Vert-de-Mer ; je demande sa liberté en échange de mon secret.
— L’erreur dans laquelle j’étais tombé n’existe plus, répondit Ludlow, regardant un instant la taille élégante de Seadrift. Ma conquête est sans prix, à moins que vous ne veniez prendre sa place.
— Je viens dans un autre dessein… Il y a ici une personne qui sait que je ne plaisante pas, lorsque les affaires sont pressantes. Faites retirer vos compagnons, afin que je puisse parler plus librement.
Ludlow hésita, car il n’était pas encore revenu de la surprise qu’il avait éprouvée en trouvant le redoutable contrebandier si inopinément sur son vaisseau. Mais Alida et son compagnon se levèrent, comme ceux qui avaient le plus de confiance dans le nouveau venu, et, éveillant la négresse, ils descendirent dans la cabine. Lorsque Ludlow se trouva seul avec Tiller, il lui demanda une explication.
— Je n’ai pas l’intention de l’éviter, répondit le contrebandier, car le temps presse, et ce qui reste à faire doit être fait avec la vigilance et le calme d’un marin. Vous avez eu un engagement sérieux avec un des corsaires de Louis, capitaine Ludlow, et le vaisseau de la reine Anne avait peu de bras ! Vos gens ont-ils souffert, et êtes-vous encore assez forts pour une vigoureuse défense, digne de votre conduite de ce matin ?
— Voilà des questions auxquelles je ne répondrai pas. Qui m’assure que vos intentions sont louables, et que vous n’êtes pas un espion ?
— Capitaine Ludlow !… mais les circonstances excusent vos soupçons.
— Un homme dont j’ai menacé la vie et le vaisseau ; — un proscrit !
— Cela est trop vrai, reprit l’Écumeur de mer réprimant un mouvement de fierté et de ressentiment. — Je suis menacé et poursuivi, je suis un contrebandier, un proscrit, et cependant je suis un humain. Vous voyez cet objet indistinct qui borde la mer vers le nord !
— On ne peut s’y méprendre, c’est la terre.
— C’est la terre, la terre où je suis né ! Les premiers, et je pourrais dire les plus heureux de mes jours se sont passés dans cette île longue et étroite.
— Si je l’avais su plus tôt, j’aurais examiné de plus près les baies et les passages.
— Cette recherche aurait pu être couronnée de succès. Un canon enverrait facilement son boulet de ce pont au lieu où mon brigantin est tranquillement à l’ancre.
— À moins que vous ne vous soyez approché des côtes depuis le coucher du soleil, et cela est impossible ! Lorsque le jour tomba il n’y avait en vue que la frégate et la corvette de l’ennemi.
— Nous n’avons pas avancé d’une brasse, et cependant, sur la parole d’un homme sans crainte, le vaisseau de la dame Vert-de-Mer est là. Vous voyez où la côte décline, là, au point le plus proche de la terre ; l’île est presque séparée par l’eau dans ce lieu, et la Sorcière est en sûreté dans les profondeurs de la baie qui entre du côté du nord. Il n’y a pas un mille entre nous. De la montagne qui est à l’est, j’ai été témoin de votre combat énergique, capitaine Ludlow ; et, quoique condamné, j’ai senti que le cœur ne pouvait jamais être proscrit. Il y a là une fidélité qui survit même aux persécutions des douanes.
— Vous êtes heureux dans le choix de vos expressions, Monsieur ; je dois avouer cependant que je pense qu’un marin, même aussi habile que vous l’êtes, doit convenir que la Coquette s’est conduite bravement !
— Un bateau de pilote n’eût pas été plus sûr ni plus prompt. Je connais la faiblesse de votre équipage, car l’absence de vos chaloupes n’est point un secret pour moi ; et j’avoue que j’aurais volontiers sacrifié quelques-uns des profits du voyage pour être sur votre pont avec quelques-uns de mes braves !
— Un homme qui a tant de fidélité à son drapeau devrait choisir une occupation plus honorable que celle qui vous est habituelle.
— Une patrie qui peut l’inspirer devrait craindre de détruire l’affection de ses enfants par les monopoles et les injustices. Mais ce sont des discussions qui ne conviennent pas au moment. Je suis doublement votre compatriote dans ce détroit, et nous ne devons envisager tout ce qui s’est passé que comme des libertés un peu rudes que des amis se permettent quelquefois entre eux. Capitaine Ludlow, il y a du danger pour vous dans ce sombre vide, là-bas vers la pleine mer.
— Sur quoi fondez-vous ces soupçons ?
— J’ai vu. Je suis allé parmi vos ennemis, et j’ai examiné leurs terribles préparatifs. Je sais que je donne cet avertissement à un homme brave, et je n’exagère rien. Vous avez besoin de toute votre résolution et des bras de tous vos matelots ; car ils vont fondre sur vous en nombre redoutable.
— Vrai ou faux, cet avis ne sera pas négligé !
— Un instant ! dit l’Écumeur en arrêtant de la main un mouvement que Ludlow se disposait à faire pour prévenir ses gens. Laissez-les dormir jusqu’au dernier moment. Il vous reste encore une heure, et le sommeil réparera leurs forces. Fiez-vous à l’expérience d’un marin qui a passé la moitié de la vie d’un homme sur l’Océan, et qui a été témoin de toutes ses scènes les plus tumultueuses, depuis le combat des éléments jusqu’à ceux que les hommes ont inventés pour se détruire. Pendant une heure encore vous êtes en sûreté. Cette heure écoulée, que Dieu protège ceux qui ne seront pas préparés, et qu’il fasse miséricorde à celui dont les minutes sont comptées !
— Tes paroles et tes manières sont celles d’un homme dont la conduite est honorable, répondit Ludlow frappé de l’apparente sincérité de l’avertissement que lui donnait l’Écumeur de mer. Nous serons prêts à tout événement, quoique la manière dont vous avez acquis ce secret soit aussi mystérieuse que votre arrivée sur le pont de mon vaisseau.
— Toutes les deux peuvent être expliquées, reprit l’Écumeur, faisant signe à son compagnon de le suivre sur la poupe.
Là, il montra du doigt un esquif presque imperceptible qui flottait au bas d’une échelle de poupe, et continua :
— Celui qui rend si souvent de secrètes visites aux côtes ne doit jamais manquer de moyens. Cette coque de noix fut facilement transportée à travers l’étroite portion de terrain qui sépare la baie de l’Océan ; et tandis que les vagues mugissent si lourdement, on fend l’onde facilement à l’aide d’un habile rameur. J’ai été sous la martingale du vaisseau français, et vous voyez que je suis ici. Si vos vigies sont moins alertes qu’à l’ordinaire, vous vous rappellerez qu’un plat-bord bas, un horizon obscur, et des avirons avec des paillets, ne sont pas des choses propres à faire découvrir un esquif, lorsque l’œil est lourd et le corps fatigué. Il faut maintenant que je vous quitte, à moins que vous ne pensiez qu’il soit plus prudent d’envoyer hors du vaisseau ceux qui ne peuvent être d’aucun service pendant le combat.
Ludlow hésita ; un désir violent de mettre Alida en sûreté combattait dans son cœur la répugnance qu’il avait de la confier au contrebandier. Il réfléchit un moment avant de répondre.
— Votre coque de noix ne peut contenir que son propriétaire, dit-il enfin. Allez, et prospérez si vous êtes loyal.
— Soutenez le choc ! dit l’Écumeur saisissant la main de Ludlow. Puis se confiant négligemment à une corde pendante, il descendit dans son esquif. Ludlow surveilla ses mouvements avec une vive défiance. Lorsqu’il fut assis dans le canot, l’Écumeur de mer devint presque invisible, et quand il glissa sans bruit sur les vagues, le jeune commandant ne fut plus disposé à censurer ceux qui l’avaient laissé approcher sans prévenir de son arrivée. En moins d’une minute l’objet indistinct se trouva confondu avec la surface de la mer.
Livré à lui-même, le jeune commandant de la Coquette réfléchit sérieusement à ce qui s’était passé. Les manières de l’Écumeur, le caractère de sa communication, sa probabilité, et les moyens par lesquels il avait obtenu ces connaissances, étaient d’accord pour confirmer sa véracité. Les exemples d’une semblable fidélité à leurs drapeaux, dans des marins dont la conduite était opposée aux intérêts de ces mêmes drapeaux, n’étaient pas extraordinaires. Leurs erreurs ressemblaient à celles des passions et des tentations, tandis que le retour momentané à de meilleures pensées ressemblait aux impulsions irrésistibles de la nature. Le conseil que le contrebandier avait donné au capitaine de laisser dormir son équipage avait été suivi. Vingt fois, pendant quelques minutes, notre jeune marin examina sa montre, afin de surveiller la marche du temps, puis il la remettait dans son gousset, déterminé à montrer plus de patience. Enfin il descendit sur le gaillard d’arrière, et s’approcha du seul homme qui fût debout. Le quart était commandé par un jeune garçon de seize ans dont le noviciat n’était pas encore fini, mais auquel, en l’absence de ses supérieurs, on avait confié ce devoir important. Il était debout, appuyé contre le cabestan ; une main soutenait sa tête, tandis que le coude était placé contre le tambour ; le corps était sans mouvement. Ludlow le regarda un instant, puis soulevant une lanterne allumée, il la passa devant son visage, et s’aperçut qu’il dormait ; sans troubler le repos du coupable, le capitaine replaça la lanterne, et avança. Sur le passe-avant, il vit un soldat de marine, le mousquet sur l’épaule, dans l’attitude de l’attention. En passant près de lui, Ludlow s’aperçut facilement que ses yeux s’ouvraient et se refermaient involontairement et qu’ils ignoraient ce qui se passait devant eux. Sur le perroquet du gaillard d’avant on voyait une figure courte et carrée qui se balançait sans aucun soutien, dont les deux bras étaient enveloppés d’une jaquette et dont la tête tournait doucement de l’ouest au sud comme si elle eut examiné l’Océan.
Montant légèrement sur l’échelle, Ludlow s’aperçut que c’était un vétéran qui avait le titre de capitaine du gaillard d’avant.
— Je suis content de trouver enfin deux yeux ouverts sur mon vaisseau, dit le capitaine. Vous êtes le seul éveillé de tout le quart.
— J’ai doublé le cap cinquante fois, Votre Honneur, répondit le vétéran, et le marin qui a fait ce voyage a rarement besoin d’un second appel du maître d’équipage. Les jeunes têtes ont de jeunes yeux, et le sommeil leur est presque aussi nécessaire que la nourriture après avoir manœuvré les palans de canons et les rides.
— Et qu’est-ce qui attire ton attention vers ce point de la mer ? Il n’y a rien de visible que les vagues.
— C’est la direction du vaisseau français, Monsieur. Votre Honneur n’entend-il rien ?
— Rien, répondit Ludlow après avoir écouté attentivement pendant quelques secondes ; rien, à moins que ce ne soit le bruit des vagues qui se brisent sur la côte.
— Cela peut être une idée, mais j’ai entendu sortir de là un bruit qui ressemblait à la chute d’un aviron sur le banc d’un canot, et il est assez naturel, Votre Honneur, de s’attendre à ce que les Français chercheront sur ces eaux tranquilles ce que nous sommes devenus. — Je viens de voir la lueur d’une lumière, ou mon nom n’est pas Bob Cleet !
Ludlow garda le silence ; une lueur était certainement visible au point où l’on savait que l’ennemi avait jeté l’ancre, et elle parut et disparut comme une lanterne mouvante. Enfin on la vit descendre lentement, et il sembla qu’elle s’était éteinte dans la mer.
— Cette lanterne est descendue dans un canot, capitaine Ludlow, quoique ce soit un marin d’eau douce qui l’a portée ! dit le positif marin du gaillard d’avant secouant la tête, et commençant à arpenter le pont avec l’air d’un homme qui n’a pas besoin de voir confirmer ses soupçons.
Ludlow retourna sur le gaillard d’arrière, pensif mais calme. Il passa au milieu de son équipage endormi sans éveiller un seul homme, et même sans toucher le jeune midshipman, toujours immobile. Enfin il entra dans sa cabine sans avoir prononcé une parole.
Le commandant de la Coquette ne fut absent que quelques minutes ; lorsqu’il reparut de nouveau sur le pont il y avait plus de décision dans ses manières.
— Il est temps d’appeler le quart, monsieur Reef, murmura-t-il à l’oreille de l’officier endormi sur le pont, sans laisser paraître qu’il se fût aperçu que le jeune homme ait oublié son devoir ; le sable est écoulé.
— Oui, oui, Monsieur ; portez-y la main, et retournez le sablier ! murmura le jeune homme. Une belle nuit, Monsieur, et un Océan bien tranquille. — Je pensais tout à l’heure à…
— À ton pays et à ta mère ! C’est notre habitude lorsque nous sommes jeunes. Maintenant nous avons autre chose pour occuper nos pensées. Qu’on fasse l’appel sur le gaillard d’arrière, Monsieur.
Lorsque le midshipman, à moitié endormi, quitta le capitaine pour obéir à ses ordres, ce dernier s’approcha du lieu où Trysail dormait toujours d’un sommeil inquiet. Il le toucha légèrement, et le contre-maître fut aussitôt sur pied. Le premier regard du vétéran se dirigea vers le haut du vaisseau, le second vers le ciel, et le troisième sur son capitaine.
— Je crains que tes blessures ne te fassent souffrir, et que l’air de la nuit n’ait ajouté à tes douleurs ! observa le capitaine parlant avec un air d’intérêt.
— On ne peut pas se fier à l’espar blessé comme à un morceau de bois sain, capitaine Ludlow ; mais comme je ne suis pas un fantassin dans une marche, les devoirs du vaisseau peuvent aller leur train, sans que j’aie besoin de monter à cheval.
— Je me réjouis de te voir l’esprit si gai, mon vieil ami ; car nous sommes menacés d’occupations sérieuses. Les Français sont dans leurs chaloupes, et nous les verrons bientôt paraître, ou les pronostics sont faux.
— Des chaloupes ! répéta le contre-maître. J’aimerais mieux que le vaisseau lui-même fût sous ses voiles avec une bonne brise ! La Coquette a le pied léger, et le côté vertical de ses voiles fasèye ; mais lorsque cela en vient aux chaloupes, un soldat de marine est aussi bon qu’un contre-maître.
— Nous devons prendre la fortune comme elle s’offre. — Voilà notre conseil ! — Il est composé de jeunes têtes, mais de cœurs qui feraient honneur à des cheveux blancs.
Ludlow joignit le petit groupe d’officiers qui était assemblé près du cabestan. Alors il leur expliqua en peu de mots la raison pour laquelle il les avait éveillés ! Lorsque chaque jeune officier eut compris ses ordres et la nature du nouveau danger qui menaçait le vaisseau, ils se séparèrent et commencèrent avec activité, mais en silence, les préparatifs nécessaires. Le bruit des pas sur le pont éveilla une douzaine des plus vieux marins, qui se joignirent aussitôt à leurs officiers.
Une demi-heure se passa comme un moment dans une telle occupation. Lorsque cette demi-heure fut écoulée, Ludlow pensa que son vaisseau était préparé. Les deux premiers canons avaient été rentrés, et le boulet en ayant été retiré, on les remplaça par une double charge de mitraille. Plusieurs porte-mousquetons, sorte d’arme en usage à cette époque, furent chargés et placés en situation de pouvoir enfiler le pont, tandis que la hune de misaine était amplement fournie d’armes et de munitions. Les mèches préparées, l’équipage fut de nouveau passé en revue par un appel particulier de chaque homme. Cinq minutes suffirent pour donner les ordres nécessaires, et voir si chaque poste était occupé. Lorsque ces dispositions furent terminées, tout bruit cessa sur le vaisseau, et le silence devint si général et si profond qu’on pouvait entendre distinctement les vagues se briser sur le sable des côtes. Ludlow était debout sur le gaillard d’avant, accompagné du maître. Là il examina le ciel et la mer avec la plus grande attention. Il ne faisait pas de vent, quoique accidentellement une bouffée d’air chaud vint de la terre, comme le premier effort de la brise de nuit. Les cieux étaient couverts de nuages, quoique quelques rares étoiles brillassent entre les masses de vapeur.
— Nous n’avons jamais eu de nuit semblable en Amérique ! dit le vétéran Trysail, secouant la tête d’un air de doute, et parlant à voix basse. Je suis un de ceux, capitaine Ludlow, qui pensent que la moitié de la vertu d’un vaisseau est perdue lorsque son ancre est jetée.
— Avec un faible équipage, il peut être plus avantageux pour nous que nos gens n’aient point de vergues à manœuvrer, ni de boulines à redresser. Tous nos soins peuvent être donnés à la défense.
— C’est comme si l’on disait qu’un épervier peut mieux combattre avec une aile rognée, parce qu’il n’a pas l’embarras de voler ! La nature d’un vaisseau est le mouvement, et le mérite d’un marin une manœuvre judicieuse et prompte ; mais à quoi sert-il de se plaindre, puisque cela ne lèvera ni une ancre, ni n’emplira une voile ! Quelle est votre opinion, capitaine Ludlow, sur l’autre vie et sur ces matières en général qu’on entend quelquefois, lorsque par hasard on prend le chemin de l’église ?
— Cette question est vaste comme l’Océan, mon brave ami, et une réponse convenable pourrait nous conduire à des matières plus abstraites qu’aucun problème de notre trigonométrie… N’est-ce pas là le bruit d’un aviron ?
— C’est un bruit des côtes. Ma foi ! je ne suis pas un très-grand navigateur parmi les détroits de la religion. Chaque nouvel argument est un banc de sable ou un récif qui m’oblige à virer de bord pour repartir de nouveau, sans cela j’aurais pu être évêque : quel homme au monde pourrait me dire le contraire ? C’est une triste nuit, capitaine Ludlow, et qui n’est pas trop prodigue d’étoiles. Je n’ai jamais vu d’expédition heureuse lorsqu’une lumière naturelle ne l’éclairait pas.
— Cela n’en vaut que moins pour ceux qui cherchent à nous attaquer. J’ai bien certainement entendu le bruit d’un aviron sur le bord d’un canot.
— Cela venait de la terre et avait un son qui annonçait la côte, reprit vivement le maître, qui tenait toujours ses yeux tournés vers le ciel. Ce monde dans lequel nous vivons, capitaine Ludlow, est bien extraordinaire ; mais celui dans lequel nous devons aller est plus étonnant encore. On assure que des mondes naviguent au-dessus de nos têtes comme un vaisseau sur une mer tranquille ; et il y a des gens qui croient que lorsque nous prenons congé de cette planète, nous nous embarquons simplement pour une autre, dans laquelle nous sommes rangés suivant le mérite de nos actions dans celle-ci ; ce qui est à peu près la même chose que d’être embarqué sur un nouveau vaisseau avec un certificat de service dans sa poche.
— La ressemblance est parfaite, dit Ludlow s’appuyant sur un apotureau, ou tête de certaines allonges servant à l’amarrage des manœuvres, afin d’entendre le plus petit son qui venait de l’Océan.
C’était simplement la respiration d’un marsouin. Elle était assez forte pour qu’on supposât que c’était celle d’une baleine. Les gros poissons ne sont pas rares sur les côtes de cette île, et les meilleurs harponneurs sont répandus çà et là dans ces sables jusque plus au nord.
— J’ai fait voile une fois avec un officier qui connaissait le nom de toutes les étoiles, et bien souvent j’ai passé des heures entières, pendant le quart de minuit, à écouter l’histoire de leur magnificence et de leur caractère. Son opinion était qu’il n’y avait qu’un navigateur pour tous les corsaires de l’air, météores, comètes ou planètes.
— Il n’y a pas de doute qu’il n’ait raison, y ayant été.
— Non, c’est plus que je n’ose assurer, quoique peu d’hommes aient été plus loin dans les hautes latitudes, des deux côtés de l’équateur. Je viens certainement d’entendre parler ; il y a une ligne sous cette étoile qui est là-bas.
— N’est-ce pas une poule d’eau ? — Non. Ah ! voilà le même objet sous le bâton de foc du tribord. C’est le Français qui arrive dans son orgueil, et il sera heureux celui qui vivra pour compter les blessés, et se vanter de ses actions.
Le contre-maître descendit du gaillard d’avant et passa au milieu de l’équipage, ayant tout oublié excepté le devoir du moment. Ludlow resta seul sur le gaillard d’avant. Il y eut sur le vaisseau un murmure qui ressemblait au souffle de la brise qui se lève, puis tout retomba dans un profond silence.
La Coquette était à l’ancre, l’avant tourné vers la pleine mer, et la poupe se trouvait nécessairement pointée vers la terre. La distance de cette dernière était de moins d’un mille, et la direction de la carène du bâtiment était causée par le lourd gonflement du fond de la mer, qui soulevait constamment les vagues sur le large banc de l’île. Les drisses étaient tournées vers la partie la plus sombre de la mer, et Ludlow se promenait sur le beaupré afin que rien ne se passât sans qu’il s’en aperçût entre lui et le point de l’Océan qu’il surveillait. Il n’y était pas depuis une minute lorsqu’il distingua une ligne d’objets sombres qui s’avançaient vers le vaisseau. Assuré de la position de son ennemi, il revint à bord et descendit parmi ses gens. Un instant après il se rendit de nouveau sur le gaillard d’avant, sur lequel il se promena lentement comme un homme qui jouit de la fraîcheur de la nuit.
À la distance d’environ cent brasses la ligne sombre de bateaux s’arrêta, et commença à changer l’ordre de sa marche. Dans ce moment la première bouffée de la brise de terre se fit sentir, et la poupe du vaisseau s’inclina gracieusement vers la pleine mer.
— Aidez l’artimon ! laissez tomber la voile de hune ! dit le jeune capitaine à voix basse, à ceux qui étaient au-dessous de lui.
La minute d’ensuite, on entendit le frappement de la voile qu’on venait de laisser aller. Le vaisseau reçut une secousse, et Ludlow continua à marcher en silence.
Une lumière s’élança au-delà de la barre verticale placée sous le chouquet de beaupré, la fumée roula le long de la mer, devancée par une masse destructive qui sifflait au-dessus de l’eau. Un bruit dans lequel le commandement était mêlé aux cris succéda à cette décharge. Puis on entendit les avirons fendre l’onde ne cherchant plus à se cacher. L’Océan fut éclairé, et trois ou quatre bateaux rendirent la fatale décharge que leur avait envoyée le vaisseau. Ludlow n’avait pas parlé. Toujours seul à son poste aussi exposé qu’élevé, il surveillait les effets des deux feux avec le calme d’un commandant. Le sourire qui se voyait sur ses lèvres comprimées, lorsque la confusion momentanée parmi les bateaux trahit le succès de son attaque, avait quelque chose de sauvage et d’exalté ; mais lorsqu’il entendit le craquement des planches au-dessous de lui et le sourd gémissement qui lui succéda, la colère anima ses yeux.
— Faites-vous entendre ! cria-t-il d’une voix claire et animée qui assurait ses gens de sa vigilance. Montrez-leur ce que c’est que le sommeil d’un Anglais, mes amis. Parlez-leur de la hune et des ponts !
On obéit promptement à cet ordre. Les arquebuses qui restaient furent déchargées ainsi que toute la mousqueterie et les gros mousquetons. Au même instant une foule de bateaux s’élancèrent sous le beaupré du vaisseau, puis on entendit les cris des matelots qui montaient à l’abordage.
Les minutes qui succédèrent furent remplies par la confusion et les efforts des combattants. Deux fois l’avant du beaupré du vaisseau fut rempli de groupes sombres d’hommes dont les visages n’étaient visibles qu’à la lueur des coups de pistolets, et qui furent repoussés autant de fois par la pique et la baïonnette. Une troisième tentative eut plus de succès, et le pont du gaillard d’avant retentit des pas des assaillants. Le combat ne fut que momentané, quoique plusieurs tombassent dans l’étroite arène qui fut bientôt couverte de sang. Le marin de Boulogne était un des premiers parmi ses compatriotes, et, dans cette circonstance désespérée, Ludlow et Trysail combattaient comme de simples matelots. Le nombre l’emporta, et il fut heureux pour le commandant de la Coquette que la chute d’un corps humain qui tomba sur lui, le fit reculer involontairement jusqu’au pont qui était dessous.
Se relevant avec promptitude, le jeune capitaine appela ses gens de la voix, et on lui répondit par un de ces cris guerriers que l’enthousiasme fait jeter aux marins, même entre les bras de la mort.
— Ralliez-vous sur le passe-avant et défiez-les ! cria-t-il d’une voix animée… Ralliez-vous sur le passe-avant, cœurs de chêne, répéta Trysail d’une voix prompte mais faible. L’équipage obéit, et Ludlow vit qu’il pouvait encore réunir une force capable de résistance.
Les deux partis s’arrêtèrent un moment. Le feu de la hune gênait les assaillants, et les Anglais hésitaient à avancer. Ils s’élancèrent enfin en même temps, et une terrible rencontre eut lieu au pied du mât d’avant. La foule augmentait sur les derrières des Français, et lorsqu’un d’entre eux tombait, un autre le remplaçait aussitôt. Les Anglais cédèrent, et Ludlow sortant avec peine de la mêlée, se retira sur le gaillard d’arrière.
— Lâchez pied ! mes amis, s’écria-t-il encore d’une voix calme mais assez forte pour être entendue au milieu des cris du combat. Dans les ailes, en bas. Entre les canons, en bas, à couvert !
Les Anglais disparurent comme par magie. Quelques-uns sautèrent sur les cordages, d’autres cherchèrent la protection des canons, et plusieurs se glissèrent sous les couvertures d’écoutilles. Dans ce moment Ludlow fit un effort désespéré. Aidé par le canonnier, il appliqua des mèches aux deux pierriers, qui avaient été disposés pour s’en servir en dernier ressort. Le pont fut enveloppé de fumée, et lorsque la vapeur s’éleva, l’avant du vaisseau était aussi solitaire que si jamais homme n’y eût marché ; tous ceux qui n’étaient pas tombés avaient disparu.
Un cri et un bruyant hourra ramena les Anglais, et Ludlow conduisit une charge sur le gaillard d’avant du grand perroquet. Quelques-uns des assaillants sortirent des endroits où ils étaient à couvert sur le pont, et l’action recommença. Des projectiles enflammés volaient au-dessus de la tête des combattants et tombaient parmi la foule par derrière. Ludlow vit le danger, et tâcha d’engager ses gens à reprendre les arquebuses dont une était encore chargée. Mais l’explosion d’une grenade sur les derrières fut suivie d’un choc qui menaça de défoncer le vaisseau. L’équipage alarmé et affaibli commençait à hésiter, et comme une nouvelle explosion de grenades fut suivie d’une attaque vigoureuse dans laquelle les assaillants présentèrent un corps de cinquante hommes qui s’élançaient de leurs bateaux, Ludlow se trouva obligé de suivre son équipage qui faisait retraite. La défense prit alors le caractère d’une résistance inutile, mais désespérée. Les clameurs des ennemis étaient de plus en plus bruyantes, et les assaillants réussirent à imposer silence au feu de la hune par une décharge continuelle de mousqueterie qui partait du beaupré et de la vergue de la voile de civadière.
Ces événements se passèrent plus vite qu’on ne pourrait les décrire. L’ennemi était en possession de tout l’avant du vaisseau jusqu’aux premières écoutilles ; mais le jeune Hopper s’étant jeté dans ces dernières avec six matelots, et aidé d’un confrère qui était placé dans le launch et qui était soutenu par quelques midshipmen, ils tinrent les assaillants à distance. Ludlow jeta un regard derrière lui, et résolut de vendre chèrement sa vie dans les cabines. Ce regard s’arrêta sur le sourire malin de la dame Vert-de-Mer dont le visage brilla au-dessus de la lisse du couronnement. Une douzaine de figures sombres sautèrent sur la poupe, et Ludlow entendit une voix dont toutes les paroles allèrent jusqu’à son cœur.
— Soutenez le choc ! fut le cri de ceux qui venaient au secours de l’équipage, et on leur répondit par le même cri. La mystérieuse image glissa le long du pont, et Ludlow reconnut les formes athlétiques de celui qui traversait les rangs pressés autour de lui. Il y eut peu de bruit dans cette attaque, si l’on en excepte les gémissements des blessés. Elle ne dura qu’un moment, mais ce moment ressembla au passage d’un tourbillon. Les Anglais connurent promptement qu’ils étaient secourus, et les assaillants reculèrent devant un ennemi inattendu. Ceux qui furent surpris sur le gaillard d’avant furent massacrés sans pitié, et ceux qui étaient au-dessus furent chassés de leur position comme le chaume est chassé par le vent. Les vivants et les morts tombèrent en même temps dans la mer, et en quelques minutes les ponts de la Coquette furent libres. Un ennemi solitaire hésitait encore sur le beaupré. Un corps actif et vigoureux s’élança le long de l’espar, et quoique le coup fût inaperçu, ses effets devinrent visibles lorsque la victime roula dans l’Océan.
On entendit ensuite les coups pressés des avirons, et avant que l’équipage de la Coquette eût eu le temps de s’assurer de son succès, le vide sombre de l’Océan avait englouti les bateaux dans son obscurité.