Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 6/Introduction

Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 5-9).


INTRODUCTION


Cette fois encore, comme au moment de me mettre à écrire la première partie, je me suis arrêté hésitant. J’étais effrayé de la disproportion de mes forces à l’importance considérable du travail entrepris. Il m’a fallu vaincre tous les assauts de l’amour-propre, me préparer aux critiques de toutes sortes ; après quoi, seulement j’ai pu continuer la tâche commencée. Malgré tous les défauts de ce travail, j’ai la certitude de l’accomplir en certaines conditions favorables qui peut-être ne se représenteront plus.

Pour décrire cette seconde partie de la vie de L.-N. Tolstoï, je me suis trouvé dans des conditions un peu autres que celles où j’étais quand j’écrivis la première partie : 1o les sources russes m’ont été plus accessibles ; 2o le moindre éloignement de cette période de la vie de Léon Nicolaïevitch rendait plus facile la recherche des matériaux. Mais, d’un autre côté, des difficultés qui n’existaient pas pour la première partie de ce travail ont surgi pour la seconde :

1o J’avais à faire la description de cette période de la vie de Tolstoï, dont il dit lui-même dans l’introduction à ses souvenirs :

« Puis la 3e période, d’une durée de dix-huit ans, depuis mon mariage jusqu’à mon éveil spirituel, période qu’au point de vue du monde on pourrait appeler morale. En effet, pendant ces dix-huit années, j’ai vécu de la vie régulière, honnête, familiale, sans m’adonner à aucun des excès blâmés par l’opinion publique. Mais tous mes intérêts se bornaient aux soucis égoïstes de la famille, à l’augmentation de ma fortune, à la recherche des succès littéraires et des plaisirs de toutes sortes[1]. »

Cette période égoïste de la vie de famille calme, régulière, est extrêmement difficile à décrire. Il s’y trouve peu ou point d’événements saillants. Ce qui dans les matériaux (lettres, notes, récits) est marqué comme un fait intéressant présente, en général, un caractère purement intime, et le choix est difficile à faire : faut-il publier tel fait, ou est-il de ceux qui n’admettent pas la publicité ?

Il est naturellement difficile de tracer une ligne nette entre ce qui peut se dire et ce qui doit se taire, et la démarcation que j’en ai faite est loin d’être absolue ; je serais heureux que, dans l’intérêt de l’œuvre, quelqu’un me corrigeât sur ce point.

2o Les faits les plus remarquables de cette période furent la composition de deux grands romans, et, quelque importants que soient ces faits, ils intéressent plutôt le critique littéraire que le biographe. Le travail créateur conduit l’artiste hors de la vie personnelle et l’approche à la vie universelle ; il s’échappe donc de l’observation du biographe. D’un autre côté, le travail intérieur, subjectif, de l’artiste ne lui est pas accessible ; le plus souvent, il ne lui est révélé que par le travail préparatoire. Mais le procédé même de la création reste pour tous un mystère.

J’ai essayé d’examiner ces faits comme des phénomènes de la vie même de Tolstoï, en les éclairant de son point de vue personnel, autant qu’il m’était possible, et comme des phénomènes de caractère social, en indiquant les traits principaux de ce mouvement que provoqua dans la société l’apparition de ses deux grandes œuvres.

Sans doute y a-t-il là aussi des erreurs ; mais, j’ai fait tout ce que j’ai pu.

En arrivant à la période de la crise morale, je me suis arrêté, hésitant devant la difficulté du problème qui se posait à moi, devant la responsabilité que j’assumais en examinant un événement si grave et si important de ce seul côté accessible à mon œil inexpérimenté. Mais, ne pouvant m’en référer à aucun devancier, de nouveau, je fus mis dans la nécessité d’agir selon mes forces, prêt à reconnaître d’avance la grande imperfection de mon travail.

Des matériaux que j’avais sous la main, j’ai pris tout ce qui, étant le moins connu, pouvait suppléer ce qui est déjà connu, ce que nous a raconté l’auteur lui-même dans ses incomparables Confessions, afin que le tableau de la vie morale, avec toutes ses douleurs, toutes ses joies, devînt, si possible, encore plus net et fût éclairé de tous côtés. Ici, je me suis heurté à l’impuissance de l’observation objective pour laquelle sont voilés les mystères de la conscience subjective. Et seule la cordiale intimité du sujet observé m’a servi de fil pour comprendre le mystère de ce procédé.

Enfin, la plus grande difficulté que j’aie rencontrée pour le présent volume fut peut-être la description des années les plus rapprochées de la vie de Léon Tolstoï, des années 80, d’une part, parce que les événements sont encore frais dans les esprits, d’autre part parce que, juste dans cette période, commence la lutte de Tolstoï avec son ancien milieu, lutte provoquée par sa crise morale.

Profitant de l’autorisation de la comtesse Tolstoï, de celle de ses parents et amis, j’ai obtenu l’accès des archives de famille, et j’ai lu toute la correspondance datant de ces années. Ici, de nouveau, à maintes reprises, je me suis demandé anxieusement ce qu’il m’appartenait ou non de publier. Dans mes recherches j’eus à éviter plusieurs écueils, mais j’eus foi en un guide sûr : l’amour de la vérité, et l’amour de celui que j’avais à présenter. J’espère qu’il m’a guidé heureusement à travers les dangers et m’a donné la possibilité de dire la vérité sans peiner ceux qui, non sans souffrances morales, eurent une part active dans les événements décrits.

P. B.


Kostroma, 11 janvier 1908.
  1. Tolstoï, Vie et œuvre, tome ier, psge 20.