Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 6/Chapitre 1

Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 15-28).


CHAPITRE I


avant Guerre et Paix



Nous avons laissé le jeune couple à Iasnaia Poliana, où les nouveaux époux partirent après le mariage, gais et pleins de la joie de vivre. À en juger par la lettre de Léon Tolstoï à Fet, que nous avons déjà citée (Vie et Œuvre, tome ii, page 278), il éprouvait une véritable rénovation, et respirait à pleins poumons la nouvelle atmosphère de la vie de famille.

Ces nouvelles conditions de vie entraînèrent certains changements dans le milieu qui entourait Tolstoï. Ainsi le 15 octobre, il cesse de s’occuper de l’école. L’édition de la revue Iasnaia Poliana l’ennuie ; la revue paraît souvent en retard, et il se décide à en suspendre la publication.

Le 18 octobre 1862 il écrit à son frère Serge :

«… L’abonnement à la revue n’est pas brillant, et d’après le calcul que j’ai fait ces jours-ci, la revue me coûtera 3.000 roubles. Par malheur, j’ai reçu dernièrement deux articles, pas mauvais, qu’on peut publier, de sorte qu’avec beaucoup de difficultés je traînerai jusqu’à 1863. Mais je n’accepte plus d’abonnements pour l’année prochaine. Je ne continuerai pas ma publication comme revue, mais si j’ai des matériaux suffisants, je ferai paraître un recueil, tout simplement un volume, sans aucun engagement de ma part[1]… »

Le 19 décembre, il termina la première partie des Cosaques et l’envoya, comme il était convenu, à Katkov, qui fit paraître cette œuvre remarquable dans le numéro de janvier 1863 du Rousski Viestnick.

Le 5 janvier, Tolstoï inscrit dans son journal :

« Le bonheur de famille m’absorbe tout entier[2]. »

Cette seule phrase suffit à caractériser son état d’âme d’alors. La comtesse Sophie Tolstoï était, elle aussi, tout à fait heureuse. Dans une lettre à un ami d’enfance, A. M. Kouzminsky, son futur beau-frère, elle écrit, en français, le passage suivant.

« Mariez-vous, rendez votre épouse heureuse, et demandez-lui ce qu’elle pense et ce qu’elle sent, alors vous comprendrez ma vie et mon bonheur[3]. »

Mais cette « absorption » par le bonheur ne pouvait durer longtemps à cause même de l’intensité avec laquelle Tolstoï s’adonnait à tous ses sentiments. Bientôt quelques désaccords passagers obscurcirent ce bonheur, mais l’harmonie se rétablit vite.

Le 15 janvier, Tolstoï écrit dans son journal :

« Nous sommes très amis. Le dernier désaccord a laissé de légères traces (imperceptibles), ou peut-être est-ce le temps. Chaque désaccord pareil, quelque minime qu’il soit, est une déchirure dans l’amour. Le sentiment du moment : le dépit, l’amour-propre, l’orgueil, passe, mais la déchirure, bien que petite, reste pour toujours, même dans ce qu’il y a de meilleur au monde, dans l’amour. »

Et le 8 février : « Je suis si heureux, si heureux ; je l’aime tant ! »

De ces notes brèves, nous voyons quel soin, quelle conscience, quelle délicatesse, Léon Nicolaievitch accorde à son nouveau sentiment. Il semble avoir peur de le perdre, de devenir indigne du feu sacré qui s’est allumé en lui et éclaire toute sa vie.

Cependant, dans ces lignes, on remarque toujours une note d’analyse, de doute, qui ne lui permet pas d’éprouver le bonheur complet, l’oubli de soi-même qu’il désirait tant, qu’il voulait se convaincre de posséder. Et ce doute, cette non-satisfaction, s’exprimait, peut-être malgré lui, dans ses œuvres artistiques.

Peu de temps après son mariage, Tolstoï commença à écrire Guerre et Paix.

Dans le chapitre vi de la première partie, écrite à la fin de 1863 ou au commencement de 1864, c’est-à-dire un peu plus d’un an après son mariage, le prince André parle ainsi à Pierre :

« Ne te marie jamais, jamais, mon ami ; c’est mon conseil. Ne te marie pas avant de te dire à toi-même que tu as fait tout ce que tu as pu avant de cesser d’aimer la femme que tu as choisie, avant de la voir telle qu’elle est, autrement tu te tromperas cruellement et irrémédiablement. Marie-toi quand tu ne seras plus qu’un vieillard bon à rien… autrement tout ce qu’il y a en toi de bon et de noble périra ; tout se dépensera en petites choses. Oui, oui, oui ! Ne me regarde pas avec un tel étonnement. Si dans l’avenir tu attends quelque chose de toi, alors à chaque pas tu sentiras que tout est fini pour toi, que tout est fermé, sauf le salon où tu seras sur le même pied qu’un valet de cour ou un imbécile… Oui… Voilà !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ma femme, continue le prince André, est une femme admirable. C’est une de ces rares femmes avec qui l’on est tranquille pour son honneur ; mais, mon Dieu, que ne donnerais-je pas maintenant pour n’être pas marié ! Tu es le premier, le seul, à qui je dise cela, parce que je t’aime. »

Ce sentiment de la dépendance de la femme et de la famille, Tolstoï l’exprime admirablement dans Anna Karénine, quand il décrit les premiers temps du mariage de Kitty. Kitty fait une scène de jalousie à Lévine, qui est en retard d’une demi-heure ; et l’auteur écrit :

« Il comprit alors clairement, pour la première fois, ce qu’il n’avait pas compris en la menant à l’autel, que non seulement elle était liée à lui, mais qu’il ne savait plus où commençait et où finissait sa propre personnalité. Il le comprit par le pénible sentiment de scission intérieure qu’il éprouva. Tout d’abord il en fut offensé, mais aussitôt il sentit qu’elle ne pouvait pas l’offenser, car elle et lui ne faisaient qu’un. Il éprouva tout d’abord un sentiment semblable à celui qu’éprouve un homme qui, recevant un coup formidable dans le dos, se retourne plein de colère pour voir qui l’a frappé et s’aperçoit alors qu’il s’est donné ce coup lui-même, par hasard, que, par conséquent, il n’a point à se fâcher, qu’il ne lui reste qu’à supporter et apaiser son mal. »

Au mois de décembre, Tolstoï et sa jeune femme se rendent à Moscou pour un court séjour. À cette occasion, Fet note dans ses souvenirs :

« Bientôt j’appris avec enthousiasme que Léon Nicolaievitch était à Moscou avec sa jeune femme, qu’ils étaient descendus à l’hôtel Chevrier, ancien Chevalier. Le changement qui va si bien à la charmante idylle des jeunes Tolstoï ne nous a pas échappé. Plusieurs fois, montant à cheval la rue Gazetnï, j’eus l’occasion d’envoyer par la fenêtre un salut au couple qui m’était cher… »

Les jeunes époux revinrent bientôt à Iasnaia Poliana, où Tolstoï se consacra de nouveau à la vie de famille et à l’agriculture.

L’apparition des Cosaques, puis celle de Polikouchka, de nouveau attirèrent sur Tolstoï l’attention du public lettré. Mais lui, entraîné déjà par une autre œuvre, envisageait négligemment son ancienne activité littéraire. C’est ainsi qu’il écrit à Fet, au printemps 1863 :

« Vos deux lettres me sont également utiles et agréables, cher Afanassi Afanassiévitch. Je vis dans un monde si éloigné de la littérature et de sa critique qu’en recevant une lettre comme la vôtre mon premier sentiment est de l’étonnement. Mais qui donc a écrit les Cosaques et Polikouchka ? Y a-t-il à les discuter ? Le papier supporte tout, et le directeur paie pour tout et insère tout. Mais ce n’est que la première impression, ensuite on pénètre le sens des mots, on se creuse la cervelle, et on trouve là-bas, quelque part, dans un coin, parmi les vieux restes oubliés, on trouve là-bas quelque chose d’indéfini, sous le titre : artistique. Et, en comparant avec ce que vous dites, on conviendra que vous avez raison, et on trouvera même du plaisir à fouiller dans ces vieilles reliques et dans cette odeur autrefois aimée. On est même empoigné du désir d’écrire. Sans doute vous avez raison. Mais il y a peu de lecteurs tels que vous. Polikouchka c’est le bavardage, sur le premier sujet venu, d’un homme « maître de sa plume », et les Cosaques ont, jusqu’à un certain point, la saveur du sang en plus.

« Pour le moment j’écris l’histoire d’un hongre bai[4]. Je pense faire paraître cela en automne. D’ailleurs comment écrire maintenant ! Je suis plongé jusqu’au cou dans l’Ufanstvo. Sophie est ici avec moi ; nous n’avons pas d’intendant ; il n’y a que des gens qui nous aident pour les champs et les constructions ; elle tient seule la caisse et les livres. J’ai des abeilles, des brebis, un nouveau jardin, une distillerie, et tout s’arrange peu à peu, bien qu’assez mal auprès de l’idéal.

« Que pensez-vous des affaires polonaises ? Ça va mal. Peut-être moi avec vous et Borissof, serons-nous forcés de décrocher nos épées de leurs clous rouillés ? »

Sur ces mêmes œuvres littéraires, Tourgueniev s’exprime ainsi, dans une lettre à Fet, du 7 avril 1863 :

«… J’ai lu les Cosaques, j’en suis enthousiasmé. (Botkine aussi). Seul le personnage d’Olénine gâte l’impression générale, qui est magnifique. Pour le contraste entre la civilisation et la nature primitive, vierge, il n’y avait nul besoin d’introduire de nouveau cette créature toujours occupée de soi, ennuyeuse et maladive. Tolstoï ne se débarrassera-t-il donc pas de ce cauchemar[5] !… »

Et dans une autre lettre au même :

« J’ai lu Polikouchka, de Tolstoï, et j’admire la force de ce talent énorme. Seulement il en a mis trop : c’est inutilement qu’il a noyé le garçon. C’est par trop terrible. Mais il y a des pages admirables. On en a même un frisson dans le dos, et pourtant, chez nous, il est épais et grossier, le dos. C’est un maître, un vrai maître ! »

Ainsi, tandis que Tolstoï considère Polikouchka comme un « bavardage », Tourgueniev ne trouve pas d’expressions assez fortes pour le louer, et lui reproche seulement d’être trop impressionnant. Pour les Cosaques, au contraire, tandis que Tolstoï y reconnaît la sanie, c’est-à-dire un certain relent particulier qui fait la force de cette nouvelle, Tourgueniev, bien qu’enthousiaste de l’œuvre, lui reproche cette sanie, l’idée exprimée par le type d’Olénine, et ne voit là qu’un cauchemar ennuyeux et maladif.

Mais revenons à l’idylle de Iasnaia Poliana. Parfois Tolstoï paraît se détacher de son activité infatigable et, fermant les yeux à tout, se plonger en soi entièrement, et, bien que de loin, on remarque déjà la terrible vision, le dragon de la mort, qui alors le hantait rarement. Dans son journal du 1er mars, cet état est indiqué d’un mot :

« … La pensée de la mort… »

Dans sa tendance inlassable à l’analyse, au sondage de la vie jusqu’à sa base même, Tolstoï ne se laisse pas de repos. En dépit d’un bien-être complet, en l’absence d’obstacles, il les imagine, et se jette sur eux comme Don Quichotte sur les moulins à vent. Parfois il a des accès de jalousie. Il écrit dans son journal qu’il ressent « de la jalousie pour l’homme qui pourrait être digne d’elle ». Mais plus loin on trouve :

« … À la moindre lueur de compréhension et de sentiment, de nouveau je suis tout heureux, et vois qu’elle comprend les choses comme moi. »

Avec sa nature passionnée, son caractère enthousiaste et en même temps inquiet, les tristesses et les tempêtes conjugales étaient inévitables, mais aussi inévitables étaient les élans de bonheur, d’amour, qu’il ressentait avec la même force que les souffrances.

La note de son journal, du 6 octobre 1868, reflète brièvement mais clairement cet état de lutte contre soi-même.

« … Tout cela est passé… et ce n’était qu’erreur. Je suis heureux par elle, mais suis terriblement mécontent de moi. Je glisse, glisse, de la montagne vers la mort. Je me sens à peine la force de m’arrêter. Cependant ce n’est pas la mort que je veux. Je veux et j’aime l’immortalité. Il n’y a pas à choisir. Le choix est fait depuis longtemps : la littérature, l’art, la pédagogie, la famille… L’inconséquence, la timidité, la paresse, la faiblesse, voilà mes ennemis. »

L’âge de l’épouse de Léon Nicolaievitch provoquait parfois les plaisanteries de ses amis, et il devait s’en défendre. Ainsi le 15 mai 1863, il écrit à son ami Fet :

« … Ma femme ne joue point à la poupée : ne l’offense pas. C’est une aide très précieuse pour moi, malgré un fardeau dont elle espère être délivrée au commencement de juillet… »

Et voici encore un tableau de la vie à Iasnaia Poliana qui appartient à la plume de ce même ami, le poète Fet, grand admirateur du jeune couple.

« … Je ne pouvais me refuser le plaisir d’aller à Iasnaia Poliana. À peine avais-je tourné dans l’allée de bouleaux, entre les tours, que je rencontrai Léon Nicolaievitch qui donnait des ordres pour tendre le filet à travers l’étang, et qui, évidemment, prenait toutes les mesures pour que les carpes n’échappassent point, en se cachant au fond.

« — Ah ! que je suis heureux ! — s’écria-t-il, partageant visiblement son attention entre moi et les carpes. — Tout de suite nous sommes prêts. Ivan ! Ivan ! tourne davantage à gauche. Sonia ! as-tu vu Afanassi Afanassiévitch ?

« Cette observation arrivait évidemment trop tard, car, tout en blanc, la jeune comtesse accourait déjà vers moi, un énorme trousseau de clefs à la ceinture. Et malgré sa situation très intéressante elle se précipita vers l’étang, en sautant par dessus la haie.

« — Que faites-vous, comtesse ? m’écriai-je, effrayé. Quelle imprudence !

« — Cela ne fait rien, répondit-elle en souriant gaiment, je suis habituée.

« — Sonia, ordonne à Nesterka d’apporter un sac du hangar et rentrons à la maison.

« Aussitôt la comtesse détacha du trousseau une énorme clef et la remit à un garçon qui courut exécuter l’ordre.

« — Voilà, dit le comte, vous voyez l’application de notre méthode : tenir les clefs près de soi et faire exécuter tous les travaux du ménage par des gamins.

« Le soir de cette journée, il fallait voir avec quelle fierté et quelle confiance les yeux de la bonne tante Tatiana Alexandrovna regardaient ses chers neveux, et, s’adressant à moi, paraissaient dire : « Vous voyez, chez mon cher Léon, il n’en saurait être autrement ! »

« Quant à la jeune comtesse, qui, dans cet état, sautait par-dessus les haies, évidemment la vie ne pouvait être qu’éclairée des espoirs les plus joyeux. Le comte lui-même qui passait sa vie à la recherche du nouveau, pendant cette période entrait évidemment dans un monde jusqu’ici inconnu de lui, dans l’avenir puissant auquel il croyait de tout l’enthousiasme d’un jeune artiste[6]. »

Dans les souvenirs de la belle-sœur de L.-N. Tolstoï, alors jeune fille, nous trouvons une note brève mais caractéristique de cette époque.

« Ce printemps, j’allai chez eux, à Iasnaia Poliana. Deux choses alors le passionnaient : la chasse aux bécasses et les abeilles. J’allais presque chaque jour à la chasse avec lui, c’est-à-dire, lui allait à pied, et moi à cheval. Nous nous arrêtions à Zassiéka, près du rucher. Je me rappelle qu’il admirait le printemps, le vol des oiseaux, le coucher du soleil. À côté de lui courait toujours un setter jaune, Dora. Souvent, en rentrant à la maison, il trouvait ou son ami d’enfance D. A. Diakov, ou Fet, ou P. F. Samarine. Pendant le thé ou pendant le souper, les conversations étaient des plus animées, mais j’ai oublié sur quoi elles portaient. Il s’occupait beaucoup du rucher. Là vivait un vieux paysan tout blanc ; Léon Nicolaievitch, la tête couverte d’un filet, restait des heures entières à étudier la vie des abeilles[7]. »

En juin, Tolstoï note dans son journal :

«Je lis Gœthe, et plusieurs idées naissent en moi. »

Le 28 juin, le premier enfant, Serge, vint au monde et avec cet événement commença une série de nouveaux soucis de famille, de tristesses et de joies.

Sur cette première année de la vie de famille, nous n’avons malheureusement d’autres renseignements que les notes brèves du journal. Il est probable cependant qu’à cette époque Tolstoï réunissait les matériaux de son futur grand roman.

Comme essais littéraires de cette année, il nous faut mentionner deux œuvres très peu connues et inédites. Tolstoï écrivit un vaudeville : le Nihiliste, dont voici en deux mots le sujet. Dans une famille on a engagé un précepteur, un nihiliste. Le mari en devient jaloux, et, après une série de quiproquos, tout finit bien : les époux se réconcilient et la femme chante à son mari un couplet qui se termine ainsi :

Je suis une parfaite conservatrice
Et ne suis occupée que de vous seul.

Cette comédie, jouée en spectacle de famille, obtint un grand succès. Le rôle du mari était tenu par la comtesse Sophie Andréievna ; celui de la femme, par sa soeur, Tatiana. Il y a dans cette comédie une vieille pèlerine que jouait la sœur de Tolstoï, la comtesse Marie Nicolaievna, qui fut tellement entraînée par son rôle qu’au cours de la représentation elle improvisa des tirades entières.

Tolstoï écrivit encore une autre comédie : la Famille gangrénée (Zarogennoie Semeïstvo). En janvier 1864, il partit pour Moscou avec sa pièce, espérant la faire recevoir au théâtre impérial. Mais, comme la saison touchait à sa fin, il ne réussit pas. Léon Nicolaievitch lut alors cette comédie à Ostrovski et lui confia combien il regrettait l’ajournement de sa représentation, étant donné qu’il s’agissait d’un sujet contemporain. À cela Ostrovski lui répondit : « Penses-tu donc que les hommes vont devenir bientôt plus intelligents ? » Cette comédie est encore inédite.

Nous passons toute une année et nous trouvons Léon Nicolaievitch plongé dans les soucis de famille. Il écrit à Fet, le 15 juillet 1864 :

« Deux mots ; ma femme dicte : Toute la maison est malade. Et moi j’ajoute de ma part : et commence à se rétablir. Votre invitation nous a fait plaisir, à tous. Nous tous, et Tania aussi (ma belle-sœur), nous nous sommes regardés avec un sourire et avons dit : « Voilà ce qui serait bien. Allons chez Fet ! » Et nous serions venus sans le mal de gorge de Tania, qui l’a mise en danger et la tient encore alitée, sans la maladie de Serioja et sans la grossesse de Sophie, qui en est au huitième mois. Après mûre réflexion nous avons décidé qu’il n’était pas possible d’entreprendre un voyage pareil. Mais moi je désire et espère être des vôtres… »

Malgré tous ces soucis de famille, Tolstoï avait alors une passion qui les lui faisait oublier momentanément. C’était la chasse. Il l’avoue lui-même à sa femme, en réponse à une lettre dans laquelle la comtesse lui reprochait sa longue absence.

En août 1864, c’est-à-dire la deuxième année de leur mariage, il lui écrit :

« … Tu dis que je vous oublierai. Pas pour un instant, surtout avec les gens. À la chasse, j’oublie parfois, je ne pense qu’à la bécasse. Mais avec les gens, à chaque mot, je songe à toi, et veux toujours dire ce que je ne peux dire à personne excepté à toi[8]. »

Ce même mois d’août, au cours d’un de ces voyages, Tolstoï fut témoin d’un terrible et étrange accident. Il écrit à sa femme :

« … Un terrible accident qui m’a frappé profondément. La femme qui s’occupait du bétail avait laissé tomber le seau dans le puits de la cour des chevaux. Le puits n’a que douze archines. Elle s’assit sur la perche et demanda à un paysan de la descendre par la corde. — Ce paysan, le staroste, ma seule connaissance à Nikolskoie, un très gentil garçon. — La femme fut descendue et, tout d’un coup, tomba du bâton. Le paysan demanda qu’on le descendît à son tour. Arrivé à mi-profondeur il tomba aussi au fond. Les paysans accoururent. On les retira au bout d’une demi-heure : tous deux étaient morts. Il n’y avait d’eau dans le puits qu’à la hauteur de trois quarts d’archine. Hier on les a enterrés[9]. »

Cet accident servit de sujet à Léon Nicolaievitch pour le récit intitulé l’Air nuisible.

Au cours de l’année suivante, de nouveau la passion créatrice s’empara de Tolstoï et il se mit à écrire Guerre et Paix.

  1. Les archives de L. N. Tolstoï.
  2. Ibid.
  3. Archives de Mme T. A. Kouzminsky.
  4. Le récit Kholstomier.
  5. Fet, Mes Souvenirs, tome ii, p. 7.
  6. Fet, Mes Souvenirs.
  7. D’une lettre privée.
  8. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  9. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.