Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 5/Chapitre 4

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (Tome 2p. 268-280).


CHAPITRE IV


LE MARIAGE. — REVUE DES ŒUVRES DE L.-N. TOLSTOÏ



Malgré l’énorme succès de son œuvre pédagogique, Léon Nikolaievitch ne pouvait en être entièrement satisfait. En dépit de la majesté de cet édifice si merveilleusement construit, il craignait pour la solidité de sa base. Pour lui, cette base n’existait pas. Son esprit d’analyse ne lui permettait pas de se fier à des fondations fragiles ; et il ne trouvait rien de solide.

C’est ce mécontentement qu’il exprime par les paroles suivantes de ses Confessions, qui se rapportent à cette période :

« Il me semblait que j’avais appris cela à l’étranger, et, armé de toute cette sagesse, l’année de l’émancipation des paysans, je suis retourné en Russie. Là, tout en occupant les fonctions d’arbitre territorial, je me suis mis à instruire le peuple ignorant, dans les écoles, et les gens instruits dans la revue dont je commençai l’édition. Il me semblait que l’affaire marchait bien ; mais je sentis que je n’étais pas intellectuellement tout à fait bien


Sophie Andréievna Bers, en 1860
Future comtesse Léon Tolstoï

portant, et que cela ne pouvait durer longemps. Et peut-être serais-je arrivé alors à ce désespoir auquel j’arrivai quinze ans plus tard, s’il n’y avait eu pour moi un côté inconnu de la vie qui me promettait le salut. C’était la vie de famille.

« Pendant une année, je m’occupai de l’arbitrage, des écoles et de la revue ; et je me sentais fatigué. La lutte de l’arbitrage me devint si pénible, le travail de l’école si vague, mes doutes qui provenaient du désir d’instruire les autres en cachant mon ignorance de ce qu’il fallait enseigner me devinrent si écœurants que je tombai malade, plus moralement que physiquement, et, quittant tout, je partis dans les steppes, en Bachkirie, pour respirer l’air, boire le koumiss et vivre de la vie animale. En revenant de là, je me suis marié[1]. »

C’est à cette époque que se rapporte l’épisode suivant de la vie de Léon Nikolaievitch. Toujours joueur passionné, souvent il devenait victime de sa passion, et, au commencement de 1862, il perdit au billard mille roubles, contre le littérateur très connu, le directeur du journal Moskovskia Viedomosti : Katkov.

Ne pouvant payer cette dette, pour s’acquitter il donna à Katkov, pour être publiée dans sa revue, Rousski Viestsnik, une nouvelle inachevée : les Cosaques. Elle parut ainsi, en janvier 1863, et ensuite Tolstoï, à cause des souvenirs désagréables s’y rattachant, ne voulut plus y mettre la main.

Tourgueniev, racontant cet événement à Fet, d’après les paroles de Botkine, écrivait :

« Tolstoï a écrit à Botkine qu’à Moscou il a perdu beaucoup au jeu et a demandé à Katkov mille roubles d’avance pour son roman du Caucase. Dieu fasse que cela le ramène dans sa vraie voie. Son Enfance et sa Jeunesse ont paru dans la traduction anglaise, et d’après ce que j’en ai entendu dire, elles plaisent. J’ai demandé à un de mes amis d’écrire là-dessus un article dans la Revue des Deux-Mondes. S’approcher du peuple, c’est nécessaire, mais le flagorner hystériquement comme une femme enceinte, c’est stupide ! »

À cette époque, Léon Nikolaievitch fréquentait assidûment dans la famille du docteur Bers, à qui devaient bientôt l’unir des liens de famille.

« Nous étions encore petites filles, racontait la comtesse Tolstoï à Löwenfeld, quand Tolstoï commença à venir à la maison. Il était déjà très connu comme écrivain et menait joyeuse vie à Moscou. Un jour, Léon Nikolaievitch accourut dans notre chambre et nous raconta gaiement qu’il avait vendu ses Cosaques à Katkov, pour mille roubles. Nous avons trouvé que c’était très peu. Alors il nous avoua que c’était la gêne qui l’y avait contraint. La veille il avait perdu cette somme au billard chinois, et c’était une question d’honneur de payer immédiatement cette dette. Il avait l’intention d’écrire la deuxième partie des Cosaques, mais il ne le fit jamais. Son récit nous avait tellement touchés que nous marchions à travers la chambre et pleurions. »

C’est vers cette époque que Tolstoï se réconcilia avec Fet, on se rappelle qu’il s’était brouillé avec lui à propos de son histoire avec Tourgueniev. Voici comment Fet parle de ce renouvellement de leurs relations amicales.

« Si ma mémoire, qui conserve si fidèlement non seulement les événements importants de ma vie, mais même des paroles prononcées dans un moment quelconque, n’a pas gardé le souvenir des circonstances dans lesquelles furent renouvelés mes rapports amicaux avec Tolstoï, après sa lettre irritée, cela prouve seulement que sa colère contre moi était comme une forte grêle de juillet, qui fond d’elle-même ; je crois toutefois que l’affaire ne s’arrangea pas sans l’intervention de Borissov. Quoi qu’il en soit, Léon Nikolaievitch parut de nouveau à notre horizon et, avec la passion propre à lui, se mit à me parler de la connaissance avec la famille du docteur Bers. Acceptant la proposition du comte de me présenter à la famille Bers, je trouvai, en la personne du docteur, un charmant homme du monde ; sa femme était une brune majestueuse qui, évidemment, donnait le ton à la maison. Je m’abstiendrai de la description des trois jeunes filles ; la cadette avait une magnifique voix de contralto. Toutes, malgré la sévérité de la mère et une éducation irréprochable, possédaient cette sorte d’attrait que les Français caractérisent par l’expression : « avoir du chien ». Le service et le dîner de la maîtresse de maison étaient parfaits[2]. »

Pour les relations de Léon Nikolaievitch avec la famille Bers et son acheminement au mariage, nous citerons le récit que la belle-sœur de L.-N. Tolstoï nous en a fait dans une lettre privée.

«… Ses relations avec notre famille datent de loin. Notre grand’père Isléniev et le père de Léon Nikolaievitch étaient voisins de campagne et très amis. Leurs familles se voyaient constamment et ma mère, étant enfant, tutoyait Léon Nikolaievitch. Il venait chez nous quand il était encore officier. Ma mère était déjà mariée et très amie avec Marie Nikolaievna, la sœur de Léon Nikolaievitch, Et quand j’étais petite, je le voyais souvent chez Marie Nikolaievna. Il inventait toutes sortes de jeux avec ses nièces et moi. J’avais dix ans et me le rappelle très peu. Ensuite, pendant plusieurs années, il ne vint pas chez nous, et quand, à son retour de l’étranger, il vint nous voir à la campagne à Pokrovskoié (près de Moscou), il trouva mes deux sœurs aînées déjà jeunes filles. De l’étranger il ramenait un maître, Keller, et en recrutait d’autres à Moscou pour son école dont il s’occupait beaucoup.

« Il venait presque toujours à pied à Pokrovskoié (douze verstes). Nous faisions avec lui de grandes promenades :

« Il s’intéressait beaucoup à notre vie, et devint pour nous un ami très intime. Ensuite au mois d’août, nous trois et ma mère partîmes pour la province de Toula, dans la propriété de notre grand-père, pour y passer deux semaines. Nous, partîmes en voiture, il nous accompagna. En route nous nous arrêtâmes à Iasnaia Poliana. Il vivait là avec sa tante Tatiana Alexandrovna Ergolski et sa sœur Marie Nikolaievna. C’est chez elles que ma mère est venue. Le lendemain on organisa un pique-nique avec les familles Auerbach et Markov. À l’endroit où avait lieu le pique-nique, on fauchait et nous montâmes tous sur une meule. Ensuite il nous accompagna à Ivitzï, propriété du grand-père. C’est là, devant la table à jeu, que s’est passée l’explication avec les lettres, racontée dans Anna Karénine.

« En septembre nous retournâmes à Moscou où il vint aussi, et le 17 septembre son mariage était célébré à Moscou.

« Pendant toute la durée de son séjour à Moscou, il était très animé, très gai, très spirituel ; les étincelles sortaient de lui de tous côtés comme d’un volcan ; il brûlait d’une flamme ardente. Je me le rappelle souvent au piano.

« Il apportait de la musique, il étudiait avec nous les chants de chérubin de Bortnianski et plusieurs autres choses. Il m’accompagnait chaque jour, m’appelait Mme Viardot, et me forçait à chanter sans repos. »

Et voici comment la comtesse Tolstoï elle-même raconta cet événement à Löwenfeld. Nous suppléons et corrigeons ce récit d’après ce que nous avons entendu personnellement de la comtesse.

« Le comte venait souvent chez nous. Nous pensions qu’il s’intéressait à notre sœur aînée, et mon père en fut absolument convaincu jusqu’au moment où Léon Nikolaievitch lui demanda ma main. C’était en 1862. Au mois d’août, en allant chez notre grand-père, avec notre mère, nous nous arrêtâmes à Iasnaïa Poliana. Notre mère voulait faire une visite à la sœur du comte. C’est pourquoi nous y passâmes quelques jours ; notre petit frère était aussi avec nous. Personne n’était surpris de l’intimité du comte avec nous. Notre connaissance, comme je vous l’ai déjà dit, datait de loin, et le comte avait toujours été excessivement aimable avec nous.

« Ivitzi, la propriété de notre grand-père, ou plutôt de sa femme, née Isléniev, car il avait perdu toute sa fortune au jeu, était à cinquante verstes d’Iasnaia Poliana. Quelques jours après notre arrivée là Léon Nikolaievitch nous y rejoignit.

« En un mot, c’est ici que s’est passée la scène semblable à celle décrite dans Anna Karénine, quand Lévine écrit sa déclaration d’amour sur la table, avec les initiales des mots et que Kitty devine d’un coup. Et jusqu’à ce jour, remarqua la comtesse avec un sourire qui laissait voir que ce souvenir lui faisait un vrai plaisir, je ne puis comprendre comment j’ai pu deviner ces mots. Il est probablement vrai que les âmes également instruites donnent les mêmes sons, comme des cordes accordées sur le même ton[3]. »

Les phrases que s’échangèrent Léon Nikolaievitch et Sophie Andréievna, et qui n’étaient figurées que par l’initiale de chaque mot étaient les suivantes : V… p… s… t… s… m… e… v… s… L. V… et… T… s… g… d… l…

« Vos parents se trompent sur moi et votre sœur Lisa. Vous et Tania soyez gentilles, détrompez-les. »

Sophie Andréievna devina cette phrase et donna une réponse affirmative. Alors Léon Nikolaievitch écrivit encore : V… j… e… l… b… d… b… m… r… a… t… v… m… v… et… i… d… b….

« Votre jeunesse et le besoin de bonheur me rappellent aujourd’hui trop vivement ma vieillesse et l’impossibilité du bonheur. »

Rien de plus ne fut dit entre eux. Mais ils s’étaient compris et étaient sûrs l’un de l’autre.

Ils revinrent à Moscou. Léon Nikolaievitch les y suivit.

Il resta en ville ; les Bers habitaient presque toujours Pokrovskoié-Glébovo, à douze verstes de Moscou. Depuis vingt ans la famille passait là tout l’été. Léon Nikolaievitch allait chaque jour chez eux. Tous dans la maison étaient convaincus que d’un jour à l’autre il demanderait en mariage la fille aînée. Mais, le 17 septembre, le jour de la fête de Sophie Andréievna, Léon Nikolaievitch lui remit une lettre contenant sa déclaration. Elle l’accueillit avec joie. Mais le père était mécontent. Par vieille coutume il ne voulait pas marier la cadette avant l’aînée, et tout d’abord, il refusa. Mais la persévérance de Léon Nikolaievitch et la fermeté de Sophie Andréievna arrachèrent bientôt son consentement.

Dans le journal de Léon Nikolaievitch nous trouvons un reflet très net de ces événements. Après une visite chez les Bers, le 28 avril, il inscrit : « 1o J’ai peur de moi. Si ce n’était que le désir de l’amour et non l’amour même ? Je tâche de ne voir que ses défauts et quand même je l’aime. »

En même temps il sent sa solitude.

« Je me suis levé bien portant, l’esprit particulièrement lucide. J’ai bien travaillé, mais le résultat est piètre. Ensuite j’ai ressenti une tristesse comme je n’en avais pas éprouvé depuis longtemps. Je n’ai pas d’amis. Non, je suis seul. Quand je servais Mammon, j’avais des amis, et quand je sers la vérité je n’en ai plus. »

Enfin le 26 avril il écrit :

« Je suis allé chez les Bers à Prokovskoié, à pied. Là-bas, le calme, la jeunesse… Sonia m’a donné à lire sa nouvelle. Quelle force de vérité et de simplicité ! Le vague la tourmente. Je me suis calmé. Tout cela n’est pas pour moi. »

Malheureusement cette nouvelle n’est pas arrivée jusqu’à nous, elle fut détruite par l’auteur lui-même.

Le 28 août, jour de son anniversaire, de ses trente-quatre ans, ce qu’il note dans son journal décèle le doute, le blâme et la lutte.

Il écrit :

« Je me suis levé avec la tristesse habituelle. J’ai imaginé de fonder une association des élèves des ateliers… Une nuit douce, reposante… Une sale tête… ne pense pas au mariage… Ta vocation est autre, et pour cela tu as reçu beaucoup… »

Mais le besoin du bonheur de famille l’emporte et le désir de l’amour s’est transformé en véritable passion, qui déjà ne connaît plus aucun obstacle. Malgré toute la force de cette passion, Léon Nikolaievitch, même dans ce cas, donna la preuve de son honnêteté, de son amour de la vérité.

Après avoir fait la demande en mariage et obtenu le consentement, il remit à sa fiancée son Journal, où avec une entière franchise il avait noté tous les entraînements de sa jeunesse, toutes les chutes et toutes les tempêtes morales qui avaient traversé sa vie. La lecture de ce journal porta un coup douloureux à la jeune fille qui voyait en lui l’idéal de toutes les vertus. La douleur fut si grande, le coup fut si terrible que, pendant un moment, elle se demanda s’il ne valait pas mieux rompre.

Mais l’amour vainquit toutes les hésitations et, après avoir pleuré pendant des nuits, elle rendit à Léon Nikolaievitch son journal, et il lut dans son regard le pardon et un amour plus grand.

Le mariage fut décidé très vite, et célébré une semaine après la demande, le 23 septembre.

La cérémonie eut lieu au Kremlin, dans l’église de la Cour. Aussitôt après, les jeunes gens partirent demeurer à Iasnaïa Poliana, où les attendaient Serge Nikolaievitch et sa tante Tatiana Alexandrovna.

Le frère de la comtesse Tolstoï, S.-A. Bers, dans ses souvenirs, caractérise ainsi sa soeur :

« Défunt mon père réprouvait l’éducation des pensionnats de jeunes filles, c’est pourquoi la femme de Léon Nikolaievitch fut élevée et instruite à la maison, mais elle passa les examens et obtint le certificat lui donnant le droit d’enseigner.

« Étant jeune fille, elle écrivait son journal et essaya d’écrire quelques nouvelles ; elle montrait aussi des dispositions pour la peinture. »

Peu après son mariage, Léon Nikolaievitch écrit à Fet :

« Mon petit Fet, petit oncle, et, tout simplement, cher Afanassi Afanassiévitch.

« Voilà deux semaines que je suis marié et heureux. Je suis un homme nouveau, tout à fait nouveau. Je voulais aller moi-même chez vous, mais je n’en ai pas eu le temps. Quand vous verrai-je ? Je vous apprécie beaucoup, et entre nous il y a trop de choses qu’on ne peut oublier : Nikolenka et beaucoup d’autres. Venez faire connaissance avec ma femme. Je vous embrasse de tout cœur[4]. »

Le mariage ouvrait à Léon Nikolaievitch une nouvelle phase de sa vie, la vie de famille « encore inconnue et qui promettait le salut », comme il le dit dans ses Confessions. Nous verrons plus tard comment ces espérances se réalisèrent. L’esprit d’analyse n’épargna point ce port salutaire et détruisit aussi cette illusion ; et la puissante Raison le souleva à un degré supérieur. Nous tâcherons dans la suite de jeter un regard sur ce processus mystérieux, autant qu’il nous est accessible de le faire.

Pendant cette période, sauf les œuvres déjà mentionnées, Léon Nikolaievitch écrivit encore : la Tourmente de neige ; le Journal d’un marqueur ; Deux hussards ; le Bonheur conjugal ; Polikouchka ; et il commença la nouvelle Kholstomier.

En lisant la Tourmente de neige, paysage d’hiver, non seulement nous voyons la tourmente elle-même, mais la route couverte de neige, les cochers égarés avec leurs troïkas. On entend tous les bruits de la rafale, et l’on sent une vie quelconque qui s’éteint…

Dans le Journal d’un marqueur est dépeinte une âme pure, douce, humaine, qui sombre dans la débauche de la ville.

Les Deux hussards nous font voir deux générations : la vieille qui mène joyeuse vie, mais qui est sincère, et c’est pourquoi vivante, belle, et la nouvelle génération, dépravée dans son calcul et son hypocrisie. L’harmonie est détruite, et il n’y a plus qu’une terrible dissonance de l’âme gâtée par le vice.

Le Bonheur conjugal, c’est l’histoire gracieuse de l’amour ; le reflet du roman vécu par l’auteur.

Polikouchka, c’est la tragédie du servage.

Les critiques des années soixante s’occupèrent très peu de ces œuvres remarquables. Ils cherchaient des motifs sociaux et n’avaient pas assez de finesse pour comprendre la beauté morale supérieure dont sont pénétrées ces œuvres. Ce silence de la critique a fait à l’un d’eux écrire un article intitulé ainsi :

Les phénomènes de la littérature contemporaine omis par notre critique : le Comte L.-N. Tolstoï et ses œuvres.

  1. Les Confessions, édition russe de V. Tchertkof.
  2. Fet, Mes Souvenirs. Première partie.
  3. Löwenfeld, Causeries avec Tolstoï.
  4. Fet, Mes Souvenirs, 1re partie, p. 405.