Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 5/Chapitre 3

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (Tome 2p. 236-267).


CHAPITRE iii


LA PRATIQUE DE L’ÉCOLE D’IASNAIA POLIANA



Dans ses articles pédagogiques, de caractère pratique, L.-N. Tolstoï décrit quelques moments de la vie scolaire auxquels il prit une part sincère et ardente, non en sévère pédagogue qui exige qu’on lui obéisse, mais comme un grand enfant qui vit les mêmes joies et les mêmes douleurs que ses compagnons de classe, qui leur donne toute son âme et partage avec eux toutes les richesses de son cœur et de son esprit.

Si l’on rapproche l’un de l’autre ces quelques moments qu’il a dépeints, alors la gigantesque personne du génial pédagogue se dresse devant nous dans toute sa grandeur.

1o La promenade du soir.

« … Le temps n’était pas froid. C’était une nuit d’hiver, sans lune, au ciel nuageux. Nous nous arrêtâmes au carrefour. Des enfants, des aînés, qui depuis trois ans viennent à notre école, m’entourèrent et me prièrent de les accompagner encore un peu. Les petits, nous ayant vus, descendaient la côte en faisant des glissades, se dirigeant vers leurs demeures : les cadets avaient commencé leurs classes avec le nouveau maître et, par conséquent, entre eux et moi il n’y avait pas cette confiance qui existait entre moi et les aînés.

— « Eh bien ! Allons dans le bois » (un petit bois à deux cents pas de la maison), me dit l’un d’eux. C’était Fedka, un garçon de dix ans, une nature tendre, poétique et hardie, qui le demandait le plus fort. Le danger semble être pour lui la condition essentielle du plaisir…

« Il savait qu’il y avait des loups dans le bois, c’est pourquoi il voulait y aller. Les autres l’appuyèrent, et à quatre nous y partîmes. Un garçon de douze ans, très fort, physiquement et moralement, Siomka, qui avait reçu le sobriquet de Vavilo, passait devant et interpellait quelqu’un en criant d’une voix aiguë. Pronka, un enfant délicat, doux, très doué, d’une famille très pauvre, qui était maladif, surtout par manque de nourriture, marchait à côté de moi. Fedka était entre moi et Siomka et parlait tout le temps, d’une voix particulièrement douce : tantôt racontant comment, pendant l’été, il avait gardé les chevaux, tantôt, disant qu’il n’y a rien d’effrayant, ou interrogeant : — « — Et si quelqu’un bondit ? » et il exigeait de moi une réponse. Nous n’entrâmes point en plein bois, c’eût été trop sinistre. Mais même à la lisière du bois il faisait sombre, le sentier se voyait à peine, les feux du village disparaissaient.

« Siomka s’arrêta et se mit à écouter : — « Attention les enfants ! Qu’est-ce qu’il y a ? » dit-il tout à coup. Nous nous tûmes. Nous n’entendîmes rien, cependant notre crainte augmenta. — « Eh bien ! que ferons-nous s’il bondit et court après nous ? » demanda Fedka. Nous nous mîmes à parler des brigands du Caucase. Ils se rappelèrent l’histoire du Caucase que je leur avais racontée longtemps auparavant, et, de nouveau, je me mis à leur parler des Abreks, des Cosaques, d’Hadji-Mourad.

« Siomka marchait en avant, il écartait largement ses grandes bottes et balançait son large dos. Pronka voulait aller à côté de moi, mais Fedka le poussa de côté, et Pronka qui, vu sa pauvreté, se soumettait toujours à tout le monde, aux passages les plus intéressants seulement, courait de mon côté, s’enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux.

« Quiconque a observé les enfants de paysans a remarqué qu’ils ne sont pas habitués aux caresses, aux paroles tendres et qu’ils les détestent.

« C’est pourquoi je fus particulièrement frappé quand Fedka, qui marchait à côté de moi, au passage le plus saisissant du récit, tout à coup, frôla sa manche contre ma main, puis me saisit deux doigts et ensuite ne les lâcha pas. Dès que je me taisais, Fedka me priait de continuer, si instamment et d’une voix si émue, qu’il était impossible de ne pas accéder à son désir.

— « Hé ! toi I ne te fourre pas sous les pieds ! » dit-il une fois avec colère à Pronka, qui courait en avant. Il était excité jusqu’à la cruauté. Il se sentait si bien, en me tenant par les doigts, que personne ne devait oser rompre son plaisir. — « Hé bien ! Encore, encore ! Voilà, c’est bien ! » Nous avions traversé le bois et nous nous trouvions à l’autre extrémité du village. Nous marchions en silence, enfonçant de temps en temps nos pieds dans le sentier mal battu.

« L’obscurité blanche nous paraissait vaciller devant nos yeux. Les nuages étaient si bas qu’il semblait qu’on les poussait sur nous. On ne voyait point de feux dans ce blanc où résonnait le bruit de nos pas dans la neige. Le vent tourbillonnait sur la cime des trembles. J’achevai mon récit sur ce fait que l’Abrek entouré se mit à chanter, et ensuite se jeta de lui-même sur le poignard. Tous se turent.

— « Pourquoi a-t-il chanté quand on l’a entouré ? » demanda Siomka.

— « Mais on t’a donc dit qu’il s’apprêtait à mourir ? » répondit tristement Fedka.

— « Je crois que c’est la prière qu’il a chantée ! » ajouta Pronka. Tous y consentirent.

« Nous nous arrêtâmes près d’un bouquet d’arbres derrière les enclos, à l’entrée même du village. Siomka avait ramassé un bâton couvert de neige ; il en frappa le tronc d’un tilleul. Le givre tomba des branches sur nos bonnets et des sons éclatèrent isolément dans la forêt.

— « Léon Nikolaievitch, dit Fedka, pourquoi apprend-on à chanter ? Souvent je me demande pourquoi l’on chante »…

« Ce m’est étrange de me rappeler ce que nous avons dit alors. Mais il me semble que nous avons dit tout ce qu’on peut dire de l’utile, du beau et du bien[1]. »

Celui qui écrit ces lignes, comme Fedka qui, enthousiasmé, tenait le doigt de Tolstoï, a eu le rare bonheur de se promener plusieurs fois avec Tolstoï, dans ce même petit bois. En l’écoutant parler, j’ai éprouvé des sentiments qu’on ne peut mieux exprimer que par les paroles de Fedka : « Eh bien, encore, encore, voilà, c’est bien ! »

2o La narration.

« Une fois, l’hiver dernier, après le dîner, je lus longtemps le livre de Snéguirev (Recueil de proverbes russes), et, le livre à la main, je me rendis à l’école. C’était la classe de langue russe.

« — Eh bien ! Faites une narration sur un proverbe, dis-je.

« Les meilleurs élèves, Fedka, Siomka et les autres dressèrent l’oreille.

« — Comment sur un proverbe ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Dites-le nous ? » plurent les questions.

« J’ouvris le livre et tombai sur le proverbe : Il nourrit avec la cuiller et pique les yeux avec le manche.

« — Eh bien ! dis-je, imagine-toi qu’un paysan recueille un mendiant dans sa maison et ensuite lui reproche le bien qu’il lui fait ; on dira qu’il nourrit avec la cuiller et pique les yeux avec le manche.

« — Mais, comment écrire cela ? me dirent Fedka et tous les autres qui avaient dressé l’oreille. Et immédiatement convaincus que ce n’était point de leur force, ils reprirent le devoir commencé.

« — Écris-toi même, me dit l’un.

« Tous étant à leur besogne, je pris la plume, l’encrier et me mis à écrire.

— « Eh bien ! dis-je, à qui écrira le mieux ; je compose avec vous.

« Je commençai la nouvelle publiée dans le no 4 d’Iasnaïa Poliana, et j’écrivis la première page. Toute personne non prévenue, ayant le sentiment de l’art et la connaissance du peuple, en lisant cette première page écrite par moi et les suivantes écrites par les élèves eux-mêmes, distinguera cette première page « comme une mouche dans du lait », tant elle est fausse, artificielle et mal écrite. Je noterai que dans sa forme première elle était encore plus mauvaise ; elle a été beaucoup corrigée grâce aux indications des élèves.

« Fedka penché sur son cahier me regardait ; ses yeux rencontrèrent les miens ; il les cligna en souriant et dis : — « Écris, écris, je te montrerai. » Évidemment cela l’intéressait de voir un grand composer aussi. Dès qu’il eut terminé son devoir, plus mal et plus vite qu’à l’ordinaire, il s’accrocha au dossier de ma chaise et se mit à lire par-dessus mon épaule. Il me fut impossible de continuer : d’autres s’approchaient de nous, et je leur lus à haute voix ce que j’avais écrit. Cela ne leur plut point, personne ne me loua, et, pour calmer mon amour-propre d’auteur, je me mis à leur narrer le plan de la suite. À mesure que je racontais je me laissais entraîner. Je me corrigeais ; et ils commencèrent à me souffler. L’un disait que le vieux devait être un sorcier ; un autre disait : « — Non, pas ça, qu’il soit tout simplement un soldat. » — « Non, ce sera mieux s’il le vole. » — « Non, ce ne sera pas conforme au proverbe », etc., disaient-ils.

« Tous étaient très intéressés. Évidemment c’était nouveau et amusant pour eux d’assister au procédé de la composition, d’y participer. La plupart de leurs raisonnements étaient exacts et sûrs, tant dans la construction de la nouvelle que dans les détails et la caractéristique des personnages. Presque tous prenaient part à la composition, mais dès le commencement deux se distinguaient surtout : le positif Siomka, par un art remarquable de la description, et Fedka, par la sûreté de la représentation poétique et surtout par la rapidité de l’image. Leurs exigences étaient à un tel point réfléchies et définies que, plusieurs fois, je me mis à discuter avec eux et dus céder. J’avais dans la tête les exigences de la régularité de la construction, de l’exactitude du rapport entre l’idée du proverbe et la nouvelle, eux, au contraire, savaient les exigences de la vérité artistique. Je voulais, par exemple, que le paysan qui avait accueilli le vieux dans sa maison se repentît lui-même de sa bonne action ; eux trouvaient cela impossible et ils créèrent une méchante femme. Je dis :

« — D’abord le paysan a eu pitié du vieux, ensuite il a regretté le pain. » Fedka répondit que ce n’était pas bien. — « D’abord il n’a pas obéi à sa femme, et après il ne voulait plus se soumettre. »

« — Mais quel homme est-il selon toi ? demandai-je.

« — Lui ? Comme l’oncle Timothée, répondit Fedka en souriant ; une petite barbiche, il va à l’église et élève des abeilles.

« — Il est bon, mais têtu ? demandai-je.

« — Oui, répondit Fedka, il n’obéira pas à la femme.

« Arrivés au passage où l’on amène le vieux dans l’izba, le travail devint très animé.

« Ici, évidemment pour la première fois, ils sentaient le charme de l’impression par la parole d’un détail artistique.

« Sous ce rapport surtout se distinguait Siomka : les détails les plus sûrs se succédaient. Le seul reproche qu’on pouvait lui faire c’est que ces détails restaient le présent, sans lien avec la marche générale de la nouvelle. Je ne pouvais pas écrire et leur demandai d’attendre et de ne pas oublier ce qui avait été dit. Siomka semblait voir et dépeindre ce qui se trouvait devant ses yeux : les lapti gelés, la boue qui en découlait quand ils dégelaient, la pâte en laquelle ils se transformèrent quand la femme les eut jetés dans le poêle.

« Fedka, au contraire, voyait seulement les détails qui provoquaient en lui le sentiment avec lequel il envisageait certain personnage. Fedka voyait la neige se glisser dans les bandelettes du vieillard, l’expression de pitié avec laquelle le paysan disait : « Seigneur Dieu ! Comme il a marché ! » Fedka représenta même comment le paysan prononçait ces paroles, en écartant les bras et hochant la tête. Il voyait à travers les guenilles, le manteau ceinturé, la chemise déchirée et, au-dessous, le corps maigre, mouillé par la neige fondue. Il inventa la femme qui, sur l’ordre de son mari, tout en grognant, lui ôtait ses lapti, et les gémissements plaintifs du vieux qui, entre les dents, disait : « Plus doucement, petite mère, j’ai là des plaies. »

« Siomka avait surtout besoin d’images objectives : les lapti, le manteau, le vieillard, la femme, presque sans lien entre eux. Fedka avait besoin de provoquer les sentiments de pitié dont lui-même était pénétré.

« Il devançait le récit, et disait ce qu’on donnait à manger au vieux, comment il tombait de son banc pendant la nuit ; comment, après, dans les champs, il apprenait à lire et à écrire à un garçon, de sorte que j’étais obligé de lui demander de ne pas aller si vite et de ne pas oublier ce qu’il avait dit.

« Ses yeux brillaient, presque pleins de larmes, ses petites mains maigres, noires, s’agitaient nerveusement ; il s’irritait contre moi et me demandait sans cesse : — « As-tu écrit, as-tu écrit ? » Il se conduisait despotiquement envers tous les autres ; il voulait être le seul à parler, et ne pas parler comme on raconte, mais comme on écrit, c’est-à-dire joindre artistement par la parole les images au sentiment. Par exemple il ne permettait point de changer de place les mots. Avait-il dit :

« Mes jambes ont des plaies, alors il ne permettait pas de mettre : J’ai des plaies aux jambes. Son âme, pendant ce temps, attendrie et irritée par la pitié, c’est-à-dire par l’amour, enveloppait chaque image dans la forme artistique et repoussait tout ce qui ne correspondait pas à l’idée de la beauté éternelle et de l’harmonie. Aussitôt que Siomka se laissait entraîner par l’exposé de détails disproportionnés, sur les moutons de l’étable, etc., Fedka se fâchait et disait :

« — Va-t’en ! Tu arranges déjà !

« Je n’avais qu’à faire une allusion, par exemple, à l’attitude du paysan quand sa femme court chez son beau-frère, et aussitôt, dans l’imagination de Fedka, apparaissaient les moutons à l’étable, les soupirs du vieillard, le délire du petit enfant Serge. Si je faisais allusion à un tableau artificiel et faux, aussitôt, en se fâchant, il disait qu’il ne fallait pas cela. Je proposai, par exemple, de décrire le paysan. Il y consentit. Mais à ma proposition de décrire ce que pense le paysan quand sa femme part chez son beau-frère, aussitôt il imagina cette réflexion : « Si tu avais affaire au défunt Savoska, il te les tirerait tes tresses ! » Et il prononça cette phrase d’un ton si fatigué, avec tant de sérieux, de calme et, en même temps de bonne humeur, en appuyant la tête sur son bras, que les enfants pouffèrent de rire. La qualité principale de chaque art : le sentiment de la mesure, était développée en lui extraordinairement. Il était choqué de chaque détail superflu soufflé par quelqu’un des gamins. Il se montrait si despote, et il en avait le droit, dans la construction de la nouvelle, que bientôt les gamins partirent chez eux, et il resta seul avec Siomka, qui ne lui en cédait pas, bien qu’il composât d’une autre façon.

« Nous travaillâmes de sept heures à onze heures. Ils ne sentaient ni la faim ni la fatigue et se fâchaient après moi quand je cessais d’écrire. Ils se mirent à écrire à tour de rôle, mais bientôt ils s’arrêtèrent ; cela ne marchait pas. À ce moment, Fedka me demanda mon nom. Nous rîmes de ce qu’il ne le sût pas.

« — Je sais, dit-il, comment vous vous appelez, mais je ne sais pas comment on nomme votre maison. Voilà chez nous, il y a des Fokanitchev, des Ziabrev, des Ermiline…

« Je lui répondis.

« — Est-ce que nous le publierons ? demanda-t-il.

« — Oui.

« — Alors, il faut imprimer : l’œuvre de Makharov, Morosov et Tolstoï ?

« Longtemps il fut ému et ne put s’endormir.

« Et je ne puis rendre le sentiment d’émotion, de joie, de crainte, et presque de remords que j’éprouvai cette soirée-là.

« Je sentais que, depuis ce jour, pour lui s’ouvrait un monde nouveau, monde de plaisirs et de souffrances : le monde de l’art. Il me semblait avoir surpris ce que personne n’a le droit de voir : la naissance de la fleur mystérieuse de la poésie. Je ressentais de la crainte et de la joie comme le chercheur de trésor qui aurait vu la fleur de fougère[2]. J’éprouvais de la joie, parce que tout d’un coup, tout à fait à l’improviste, se découvrait à moi cette pierre philosophale que je cherchais en vain depuis deux années : l’art d’apprendre à exprimer ses pensées. Je ressentais de la crainte, parce que cet art provoquait de nouvelles exigences, un monde entier de désirs étrangers au milieu dans lequel, comme il m’avait semblé au premier abord, vivaient les élèves. On ne pouvait se tromper : ce n’était pas le hasard, mais la création consciente[3]. »

«… Je cessai la leçon parce que j’étais trop ému.

« — Qu’avez-vous ? Vous êtes très pâle. Probablement vous vous portez mal ? me demanda mon camarade. En effet, je n’ai éprouvé que deux ou trois fois dans ma vie une impression aussi forte que celle ressentie ce soir-là, et, pendant longtemps, je ne pus me rendre compte de ce que j’avais éprouvé. Il me semblait vaguement avoir, comme un criminel, guetté derrière une ruche de verre le travail des abeilles caché aux regards des mortels. Il me semblait avoir dépravé l’âme pure, primitive, d’un enfant de paysan. Je sentais vaguement le remords d’un sacrilège quelconque.

« Et, en même temps, j’éprouvais la joie que doit éprouver l’homme qui a vu ce que personne n’a jamais vu avant lui[4]. »

3o La première leçon d’histoire.

« Mon intention était d’expliquer en quoi la Russie se distingue des autres pays : les frontières, les caractères de l’État, de parler du règne actuel, de dire quand et dans quelles circonstances l’empereur monta sur le trône.

« Le maître. — Où vivons-nous ? Dans quel pays ?

« Un élève. — À Iasnaïa Poliana.

« Un autre élève. — Dans les champs.

« Le maître. — Non, pas ça. Dans quel pays se trouve Iasnaïa Poliana et toute la province de Toula ?

« Un élève. — La province de Toula est à dix-sept verstes de nous. Où elle se trouve ? La province, c’est la province[5].

« Le maître. — Non, vous parlez du chef-lieu, mais la province, c’est tout autre chose. Eh bien, que me direz-vous de la terre que vous habitez ?

« Un élève, qui a déjà étudié la géographie. — La terre est ronde comme une boule.

« En les questionnant sur l’endroit où habitait auparavant un Allemand qu’ils connaissaient, en disant que si l’on marche toujours droit devant soi, on arrive au point d’où l’on est parti, les élèves furent amenés à répondre qu’ils vivaient en Russie. Cependant, à la question : « Si l’on marche toujours devant soi, où arrive-t-on ? » quelques élèves répondirent, les uns : « On n’arrive nulle part » ; les autres : « On arrive au bout du monde. »

« Le maître, répétant la réponse de l’élève. — Tu dis qu’on arrivera dans un autre pays. Quand donc finira la Russie et commenceront les autres pays ?

« L’élève. — Quand nous rencontrerons des Allemands.

« Le maître. — Eh bien ! Si à Toula tu rencontres un Allemand que tu connais, diras-tu que c’est le pays des Allemands ?

« L’élève. — Non, ce sera quand on ne rencontrera que des Allemands.

« Le maître. — Mais, en Russie aussi, il y a des provinces où il n’y a que des Allemands. Par exemple, Ivan Fomitch est de là, et cependant ces provinces, c’est la Russie. Pourquoi cela ? (Silence.) Parce qu’ils obéissent aux mêmes lois que les Russes.

« L’élève. — Comment, à la même loi[6] ! Les Allemands ne vont pas à notre église et ne font pas le carême.

« Le maître. — Ce n’est pas de cette loi qu’il s’agit ; ils obéissent au même roi.

« Siomka, un élève sceptique, — C’est étrange ! Alors ils ont d’autres lois et obéissent au même roi !

« Le maître sent la nécessité d’expliquer ce que c’est que la loi et il demande ce que signifie : « Obéir à la loi, être sous la même loi. »

« Une élève, fillette très indépendante qui parle vite et craintivement. — Subir la loi, ça signifie se marier[7].

« Les élèves regardaient interrogativement le maître. Celui-ci commence à expliquer que la loi, c’est, par exemple, que si quelqu’un vole ou tue, on le met en prison et on le punit.

« Le sceptique Siomka. — Est-ce que cela n’existe pas chez les Allemands ?

« Le maître. — La loi, c’est encore qu’il y a chez nous les gentilshommes, les paysans, les marchands, le clergé.

« Le sceptique Siomka, — Est-ce que là-bas cela n’existe pas ?

« Le maître. — Dans certains pays, cela existe ; dans d’autres, non. Chez nous, c’est le roi russe ; chez le peuple allemand, un autre roi, Allemand.

« Cette réponse satisfait tous les élèves, même le sceptique Siomka.

« Le maître, voyant la nécessité de passer à l’explication des classes, demande quelles classes les élèves connaissent. Ils se mettent à dire : « Les gentilshommes, les paysans, les prêtres, les soldats. »

— « Et encore ? » demande un élève. — « Les domestiques, les bourgeois, les chaudronniers. » Le maître interroge sur la différence de ces classes.

« Les élèves. — Les paysans labourent, les domestiques servent les maîtres, les marchands font le commerce, les soldats leur service, les chaudronniers font des samovars, les prêtres disent la messe, les gentilshommes ne font rien[8].

« La leçon dure deux heures. Le maître est persuadé que les enfants ont beaucoup retenu, et il continue de la sorte aux leçons suivantes. Et ce n’est que plus tard qu’il s’aperçoit que tous ces procédés n’étaient pas sûrs et que tout ce qu’il a fait n’a pas de sens[9]. »

4o La deuxième leçon d’histoire.

« Cette classe est restée dans ma mémoire, je ne l’oublierai jamais. Depuis déjà longtemps nous avions promis aux enfants que nous leur raconterions l’histoire, moi en commençant par un bout, l’autre maître en commençant par le commencement, de façon à nous rencontrer.

« Les élèves du soir s’étaient installés en divers endroits de la classe. Je suis venu à la classe d’histoire de Russie. On parlait de Sviatoslav. Les élèves s’ennuyaient. Les fillettes, leur fichu sur la tête, comme toujours étaient assises côte à côte sur le banc le plus haut. L’une d’elles s’était endormie. Michka me poussa du coude : — « Regarde nos coucous, il y en a une qui dort. » Et en effet, elles avaient l’air de coucous. — « Raconte plutôt quelque chose en commençant par la fin », dit quelqu’un et tous se levèrent. Je m’assis et commençai à raconter. Comme toujours, les cris, les bousculades firent un vacarme de quelques minutes : les uns grimpaient sur la table, les autres se mettaient dessous, les autres sur les bancs, s’appuyant sur les coudes ou sur les genoux, puis tous se turent. Je commençai par Alexandre ier, je leur parlai de la révolution française, des succès de Napoléon qui s’empara du pouvoir, et de la guerre qui se termina par la paix de Tilsitt. Dès que j’en vins à la Russie, de tous côtés se manifesta l’expression d’un intérêt très vif. — « Hein ! Il nous prendra aussi ? » — « Non, Alexandre lui fera voir… », dit quelqu’un qui savait quelque chose sur Alexandre. Mais j’étais forcé de les désenchanter ; le moment n’était pas encore venu. Ils étaient très offensés qu’on eût voulu lui donner pour femme la sœur du tsar et qu’Alexandre lui eût parlé sur le pont comme à un égal : — « Attends ! » prononça Petka avec un grand geste menaçant. — « Eh bien ! raconte, raconte ! » Quand Alexandre refusa d’obéir, c’est-à-dire déclara la guerre à Napoléon, tous manifestèrent leur approbation. Quand Napoléon, menant après lui douze peuples, marche contre nous, soulevant les Allemands et la Pologne, tous halètent d’émotion.

« Mon camarade, un Allemand, se trouvait là. — « Hein ! vous aussi contre nous ! » lui dit Petka (le meilleur conteur). — « Eh bien ! tais-toi donc », lui crièrent les autres. La retraite de nos troupes faisait souffrir nos auditeurs ; de tous côtés on demandait pourquoi, et ils insultaient Koutouzov et Barclay. — « Pas fameux, ton Koutouzov ! » — « Attends ! » — « Quoi ? Est-ce qu’il s’est rendu ? »

« Quand j’arrivai à la bataille de Borodino et qu’à la fin je fus forcé d’avouer que nous n’avions pas vaincu, ils parurent navrés. Évidemment, je leur portais à tous un coup terrible. — « Tout de même si nous n’avons pas été vainqueurs, eux non plus ne l’ont pas été ! » Quand Napoléon, arrivé à Moscou, attend les clefs et les hommages, un bruit s’élève sur la nécessité de la résistance. L’incendie de Moscou était naturellement approuvé. Enfin le triomphe arriva : la retraite. — « Quand il sortit de Moscou, Koutouzov le poursuivit et commença à le battre », dis-je. — « À le rosser », me corrigea Fedka qui, tout rouge, était assis en face de moi et, d’émotion, tortillait ses doigts menus et noirs : c’était son habitude. Aussitôt toute la classe éclata d’un enthousiasme fébrile. Derrière, quelqu’un poussa un petit gamin et personne n’y fit attention. — « Ah ! ça c’est mieux !» — « En voilà des chefs ! » etc. Et je continuai à raconter comment nous avions chassé les Français. Les élèves avaient de la peine à entendre que quelqu’un était arrivé en retard sur la Bérésina et avait laissé échapper les Français. Petka s’écria : — « Je l’aurais fusillé ! Pourquoi était-il en retard ! » Ensuite nous nous sommes apitoyés un peu sur les Français gelés, puis nous avons franchi la frontière, et les Allemands qui étaient contre nous sont devenus nos alliés. Quelqu’un se souvint de l’Allemand qui était dans la classe. — « Ah ! vous êtes comme ça ! Quand nous sommes faibles vous êtes contre nous et quand nous sommes forts vous êtes avec nous ! » Et, tout d’un coup, tous se levèrent et se mirent à conspuer l’Allemand, si fort qu’on l’entendait de la rue. Quand ils s’apaisèrent, je continuai à narrer comment nous avions accompagné Napoléon jusqu’à Paris et y avions replacé le vrai roi ; quel triomphe, quelles fêtes nous eûmes, et, seul, le souvenir de la guerre de Crimée gâta toute l’affaire. — « Attends ! Je serai grand et je leur montrerai… »

Si, en ce moment, la redoute de Schévardine ou le mamelon de Malakhov eût été devant nous, nous l’eussions repris.

« Il était tard quand je terminai. D’habitude les enfants dorment déjà ; personne ne dormait, les « coucous » mêmes avaient des yeux brillants. Dès que je me levai, à mon grand étonnement, de dessous ma chaise sortit Taraska, à la fois animé et sérieux ; il me regarda. — « Comment te trouves-tu ici ? » — « Il y était depuis le commencement », dit quelqu’un. Il n’était point nécessaire de demander s’il avait compris. On le voyait à son visage. — « Eh bien, veux-tu répéter ? » demandai-je. — « Moi ! Je raconterai tout ! » — « Je raconterai tout à la maison. » — « Et moi aussi. » — « Vous ne continuerez plus ? » — « Non. » Et tous coururent dans l’escalier, tantôt se promettant de « faire voir » aux Français, tantôt blâmant l’Allemand, tantôt répétant comment Koutouzov l’avait rossé.

« — Sie haben ganz Russisch erzæhlt (Vous avez raconté en vrai Russe), me dit le soir l’Allemand qu’on avait conspué ; si vous entendiez comment l’on raconte cela chez nous. — Vous n’avez rien dit de la lutte des Allemands pour la liberté. Sie haben Nichts gesagt von den deutschen Freiheitskampfen.

« J’étais d’accord avec lui que mon récit n’était pas de l’histoire, mais un conte flattant le sentiment national.

« Ainsi cette tentative, comme enseignement de l’histoire était encore moins heureuse que les précédentes[10]. »

Ajoutons, pour compléter le tableau pédagogique, l’opinion de Léon Nikolaievitch sur l’enseignement de la musique. Il résume ses conclusions en cinq points :

« De la petite expérience acquise par mon enseignement de la musique au peuple, je me suis convaincu des résultats suivants :

« 1o L’écriture des sons par les chiffres est le moyen le plus commode ;

« 2o L’enseignement de la mesure séparée des sons est le plus commode ;

« 3o Pour que l’enseignement de la musique soit fructueux et intéresse volontiers, il faut commencer par apprendre, non le savoir mais l’art de chanter et jouer. On peut enseigner aux demoiselles les exercices de Burgmüller, mais il est préférable de ne pas apprendre la musique aux enfants des paysans que de la leur apprendre mécaniquement ;

« 4o Rien n’est aussi nuisible dans l’enseignement de la musique que ce qui ressemble aux connaissances musicales : les chœurs aux examens, aux distributions de prix, à l’église ;

« 5o Le but de l’enseignement de la musique au peuple doit se borner à lui transmettre la connaissance des lois générales de la musique que nous possédons, mais non à lui transmettre ce goût faux qui s’est développé chez nous. »

L’enseignement du dessin avait aussi une bonne place, mais Léon Nikolaievitch ne s’en occupait pas lui-même, ne se sentant pas préparé à cette tâche. Elle était confiée à un de ses camarades.

Au printemps 1862, Tolstoï, fatigué par ses nombreuses occupations et comme arbitre territorial et comme maître d’école, se sentit très souffrant, il craignait même la phtisie et partit faire une cure de koumiss.

Au mois de mai, il partit pour la province de Samara, emmenant avec lui son domestique Alexis et deux écoliers.

De Moscou il écrivit à sa tante Tatiana Alexandrovna pour l’informer que tous étaient en bonne santé, et il lui donnait en même temps quelques conseils et explications concernant la direction de l’école.

Ils allèrent en chemin de fer jusqu’à Tver, et là prirent le bateau à vapeur pour descendre la Volga jusqu’à Samara.

Il est probable que, sur le bateau, Tolstoï était sous l’influence de cette impression joyeuse que ressent quiconque voyage sur la Volga. Le grand fleuve dans son débordement du printemps, le bruit cadencé du bateau, les merveilleuses nuits du printemps avec le ciel étoilé se reflétant dans le fleuve miroitant ; les feux des rives et des bateaux, la foule bigarrée des pèlerins, des Tatars, des moines et autres voyageurs qui, malgré la diversité des types, des classes, des nationalités, des religions a un cachet particulier, très russe ; les souvenirs du passé historique de ce fleuve et des pays qu’il arrose, tout cela remplit le voyageur de sentiments joyeux, attendris et provoque des pensées profondes.

C’est probablement ce qu’éprouvait Léon Nikolaievitch, car le 29 mai il inscrit dans son journal :

« Sur le bateau, il me semblait revenir à la vie et à la conscience. Je suis obsédé par l’idée de l’ineptie du progrès, avec un intelligent ou un sot, un vieillard ou un enfant, j’aborde le même sujet. »

En route, Léon Nikolaievitch s’arrêta à Kazan, chez son parent V.-I. Uchkov ; puis, arrivé à Samara, il écrit à sa tante :

« 27 mai 1862.

« Aujourd’hui je quitte Samara et pars à cent trente verstes d’ici, à Karalik, du district de Nikolaievsk. Mon adresse à Samara : chez Uri Féodorovitch Samarine, pour L.-N. Tolstoï.

« J’ai fait un excellent voyage, le pays me plaît beaucoup. Je me porte beaucoup mieux, c’est-à-dire je tousse moins. Alexis et les enfants sont en vie et bien portants, ce que vous pouvez dire à leurs parents. Je vous prie, écrivez-moi ce que devient Serge ou qu’il m’écrive lui-même. À tous mes chers camarades le salut, et je leur demande de m’écrire ce qui se passe chez eux. V.-I. Uchkov est encore un fort gaillard. Aussitôt sur place j’écrirai plus en détail.

« Je baise vos mains. »

Et une fois arrivé il écrit :

« 28 juin 1862.

« Voilà déjà un mois que je suis sans nouvelles de vous et de la maison. Je vous prie, écrivez-moi de tous : 1o des parents ; 2o des étudiants, etc. Moi et Alexis avons engraissé, surtout lui ; et nous toussons peu, surtout lui. Nous vivons dans une roulotte. Le temps est beau. J’ai trouvé mon ami Stolipine, il est chef des cosaques à Ouralsk. Je suis allé chez lui et j’en ai ramené un copiste. Mais je dicte et écris peu. En buvant le koumiss, la paresse vous gagne. J’ai l’intention de partir d’ici dans deux semaines, et je pense être à la maison le jour de la saint Éloi. Dans ce trou, c’est l’incertitude qui me tourmente ainsi que la pensée que je vais être affreusement en retard pour l’édition de ma revue. Je baise vos mains. Je vous prie, écrivez-moi en détail sur Serge, Macha et les étudiants que je salue. Ci-joint la lettre des enfants à leurs parents. »

Pendant cette cure paisible de koumiss, dans les steppes de Bachkirie, un événement tout à fait inattendu arriva à l’école d’Iasnaïa Poliana.

Il est facile de comprendre que le fait de professer la liberté en paroles et en actes, à l’école d’Iasnaïa Poliana, devait être regardé comme une sorte de propagande criminelle. Et au cours de l’été 1862, des gendarmes y vinrent avec l’ordre de faire une perquisition.

Nous trouvons le récit détaillé de cet événement dans les souvenirs d’Eugène Markov, publiés dans le Messager de l’Europe.

« Je ne puis, dit-il, ne pas citer ici un épisode très caractéristique et très peu connu, mais qui fait que Tolstoï renonça à ses occupations pédagogiques. Ses sympathies pour l’œuvre de l’émancipation des paysans lui faisaient sans doute exercer ses fonctions d’arbitre territorial d’une façon qui lui aliénait la plupart des propriétaires. Il recevait beaucoup de lettres avec des menaces de toutes sortes. On le menaçait de le frapper, de le tuer en duel ; on écrivait des délations contre lui. Comme un fait exprès, quand il commença l’édition de sa revue Iasnaïa Poliana, à Pétersbourg parurent les proclamations de divers partis secrets, antigouvernementaux, et la police rechercha activement où se cachait la typographie qui les imprimait. Quelque voisin, irrité contre Tolstoï, ayant eu l’astuce de penser que les feuilles mystérieuses et les proclamations devaient être imprimées dans la typographie d’une revue éditée non dans la ville, comme pour tous les gens honnêtes, mais à la campagne, fit une dénonciation. Mais il avait oublié de regarder la couverture de la revue où il était inséré, en caractères très nets, que la revue, nullement éditée à la campagne, était imprimée dans la typographie la mieux pensante, celle de M. N. Katkov, à Moscou.

Néanmoins la délation souleva la tempête.

« En l’absence de L.-N. Tolstoï, chez lui, vivaient sa vieille tante et sa sœur Marie. Moi et notre ami commun G.-A. Auerbach passions cet été avec nos familles, à cinq verstes d’Iasnaïa Polania, où nous avions loué la maison d’un propriétaire, dans cette même Malinovaia Zasséka, où se trouve aussi Iasnaïa Poliana.

« Un jour, à six heures du matin, nous voyons arriver chez nous quelqu’un d’Iasnaïa Poliana. On nous demandait de venir au plus vite pour une affaire très importante. Moi et Auerbach nous montons dans le char-à-bancs et partons à toutes brides. En entrant dans la cour nous aperçûmes une invasion entière ! Les troïkas de poste avec leurs grelots, les chariots des paysans, l’inspecteur de police, les agents, les témoins, et pour comble les gendarmes. Le colonel de gendarmerie était en tête de cette expédition effrayante, qui aux sons des clochettes envahit d’un coup, avec bruit et fracas, la maison paisible de Léon Nikolaievitch, au grand étonnement des paysans. À peine si on nous laissa pénétrer dans la maison. Les pauvres dames étaient presque évanouies. Partout les gardiens, tout est ouvert, visité, tout est mis sens dessus-dessous : tiroirs de tables, armoires, coffres, commodes. Dans l’écurie, avec un levier on soulève les dalles, dans les étangs du parc on plonge un filet afin de trouver les machines criminelles, au lieu de quoi on attrape d’innocents brochets et écrevisses. Inutile de dire que la malheureuse école est mise à l’envers. Mais n’ayant rien trouvé, tous repartent, avec le même vacarme, les grelots, et vont visiter les autres dix-sept écoles du district, renversant les tables, les armoires, saisissant livres et cahiers, arrêtant les maîtres, et sans doute semant dans le milieu ignorant des paysans, déjà pas très bien disposés pour l’école et les études, les suppositions les plus absurdes[11]. »

Le prince D.-D. Obolensky cite également cet épisode dans ses souvenirs, en y ajoutant quelques détails intéressants :

« L’école d’Iasnaïa Poliana marchait admirablement. Mais comme c’étaient des étudiants qui enseignaient, dans les hautes sphères on ne voyait pas cette école d’un bon œil et l’on supposa qu’elle présentait un certain danger au point de vue politique. Un officier de gendarmerie y fut même envoyé, mais il n’y trouva rien, car il n’y avait rien à trouver. Dans une des chambres de la maison d’Iasnaia Poliana transformée en école, l’attention de l’officier de gendarmerie fut attirée par un appareil photographique. En 1862, c’était une vraie rareté ; surtout en province, à la campagne. — « Qu’est-ce que c’est ? » demande sévèrement l’officier. « Que photographie-t-on ici ? »

« Les étudiants, comme de juste, n’étaient pas contents de cet hôte imposé, et un plaisant répondit vivement : — « On photographie Herzen en personne. » — « Comment Herzen ?… » demanda l’officier. Mais les rires lui firent comprendre la plaisanterie, et il sortit en se mordant les lèvres[12]. »

Zakharine-Iakounine, dans ses souvenirs sur la comtesse A.-A. Tolstoï, raconte les détails suivants :

« Après avoir fait à la comtesse A.-A. Tolstoï le récit de cette mesure vexatoire, Léon Nikolaievitch ajoutait : « Je me dis souvent : quelle chance que je ne me sois pas trouvé là ! Si je m’y étais trouvé, sûrement je serais maintenant jugé comme assassin. »

Cette phrase acerbe est facile à expliquer, si l’on se rappelle toutes les vexations que subirent les personnes qui, en ce temps, lui étaient proches : sa tante et sa sœur. Ainsi l’inspecteur de police de Toula, Kobeletzki, ne permit à la sœur de Léon Nikolaievitch de passer du cabinet de travail au salon et d’aller se coucher qu’après avoir lu à haute voix, en sa présence, et devant deux gendarmes, toutes ses lettres intimes mentionnées plus haut, ainsi que le journal de Tolstoï et tout ce qu’il avait écrit depuis l’âge de seize ans et cachait soigneusement de tous.

Tolstoï ne voulut pas laisser impunie cette violation de son domicile que rien ne justifiait, et qui le forçait d’abandonner sa cure. Dès qu’il apprit l’invasion faite chez lui il s’adressa à la comtesse A.-A. Tolstoï et lui demanda de communiquer toutes les circonstances de l’affaire aux personnages influents le connaissant et sur l’appui desquels il pouvait compter : au comte B.-A. Pérovsky, à la comtesse N.-D. Bloudov, etc.. Léon Nikolaievitch demandait essentiellement non la punition de ceux qui l’avaient offensé, mais la réparation de sa bonne renommée aux yeux de ses paysans, et l’assurance que pareille chose ne se répéterait plus.

« Je ne veux pas laisser cette affaire comme ça, et je ne le puis pas, écrivit-il. Toute l’œuvre où je trouvais ma joie et ma satisfaction est gâtée ; ma tante est si malade de frayeur que probablement elle ne s’en remettra pas. Les paysans ne me regardent déjà plus comme un homme honnête, réputation que je m’étais acquise par des années de labeur, mais comme un criminel, un incendiaire ou un faux-monnayeur, qui ne s’en est tiré que par la ruse… « Quoi, mon cher, on t’a pincé !… Assez nous chanter l’honnêteté, la justice… On a failli te coffrer toi-même… » Les propriétaires, il n’y a pas à parler. C’est du délire.

« Après avoir pris conseil de Pérovski ou d’Alexis Tolstoï, ou de qui vous voudrez, écrivez-moi, je vous prie, le plus vite possible, ce que je dois écrire et par qui je dois faire transmettre ma lettre à l’empereur ? Je n’ai pas d’autre choix que de recevoir la satisfaction publique comme l’était l’offense (réparer la chose c’est déjà impossible), ou de m’expatrier, ce à quoi je suis déjà fermement résolu.

« Je n’irai pas chez Herzen. Herzen chez lui et moi chez moi. Je ne me cacherai pas et déclarerai hautement que je vends ma propriété pour quitter la Russie où on ne peut savoir une minute d’avance ce qui vous attend… »

Cette lettre est très longue et remplit huit grandes feuilles.

À la fin, après avoir raconté que le colonel de gendarmerie, en partant, a menacé de nouvelles perquisitions jusqu’à ce qu’on ait trouvé quelque chose de caché, Léon Nikolaievitch ajoute :

« Il y a dans ma chambre des pistolets chargés, et j’attends comment tout cela finira…[13]. »

Je me souviens que Léon Nikolaievitch m’a raconté aussi qu’il se sentit terriblement blessé de cette immixtion de la police dans ses affaires, d’autant plus que cette visite de la police eut lieu en son absence.

Léon Nikolaievitch avait résolu de se plaindre, et, lors du passage d’Alexandre ii à Moscou, il lui remit personnellement, pendant sa promenade au jardin Alexandre, une supplique où il demandait satisfaction. L’empereur reçut la supplique et ensuite, je crois, envoya des excuses à Tolstoï par un aide de camp.

Mais les autorités ne se tinrent pas pour battues, et l’automne de cette même année commença une correspondance ridicule entre les ministères de l’intérieur et de l’instruction publique à propos de la revue Iasnaïa Poliana. Citons des extraits de cette correspondance publiée dans les souvenirs de M. Oussov.

« Le ministère de l’Intérieur communiqua au ministre de l’Instruction publique, le 3 octobre 1862, la note suivante : « De la lecture attentive de la revue pédagogique Iasnaïa Poliana, éditée par le comte L. Tolstoï, il résulte que cette revue qui propage des procédés nouveaux d’enseignement et les principes fondamentaux des écoles populaires, souvent répand des idées qui, indépendamment de leur fausseté, par leur direction même sont nuisibles. Sans entrer dans l’analyse détaillée des doctrines de cette revue, et sans désigner les articles et les expressions particulières, ce qui, d’ailleurs, ne serait pas difficile, je crois nécessaire d’attirer l’attention de votre Excellence sur la direction générale et l’esprit de cette revue, qui souvent s’attaque aux règles fondamentales de la religion et de la morale. Le maintien de la revue dans cet esprit, selon moi, doit être reconnu d’autant plus nuisible que son directeur possède un talent littéraire extraordinaire et, peut-on dire, captivant, et ne peut être soupçonné ni de mauvais desseins ni de mauvaise foi. Le mal est précisément dans la fausseté et aussi dans l’excentricité de ses convictions, qui, exprimées avec une éloquence très grande, peuvent entraîner les pédagogues inexpérimentés et faire entrer l’œuvre de l’instruction publique dans une voie fausse. J’ai l’honneur, Monsieur, de vous communiquer cet avis, supposant que vous ne trouverez peut-être pas inutile d’attirer tout spécialement sur cette publication l’attention de la censure. »

Après avoir reçu ce rapport, le ministre de l’Instruction publique donna l’ordre d’examiner tous les numéros de la revue Iasnaïa-Poliana, et le 24 octobre de la même année, il fit savoir au ministre de l’Intérieur : « Qu’après examen fait au ministère il résulte du rapport concernant la revue Iasnaïa Poliana, qu’il ne voit lui-même aucun danger dans la publication de cette revue ; rien n’y est contraire à la religion, mais on y rencontre l’expression originale de théories pédagogiques sujettes à critique, comme dans les revues scientifiques pédagogiques, mais qui ne peuvent nullement entraîner l’interdiction de la revue par la censure. »

« En général, écrivait plus loin le ministre de l’Instruction publique, je dois dire que l’enseignement pédagogique du comte L. Tolstoï mérite tout respect, et le ministère de l’Instruction publique est obligé de l’aider, bien qu’il ne puisse partager toutes ses idées, qu’après examen, le comte Tolstoï répudiera probablement lui-même[14]. »

Mais le ministre de l’Instruction publique se trompait. Tolstoï ne renonça point à ses idées, bien que toutes ces mesures aient arrêté dans son essor l’œuvre pédagogique de Iasnaïa Poliana.

  1. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï, éditeur P.-V Stock : L’École de Iasnaïa Poliana en novembre et décembre, tome xiii, pp. 341, 345, 347.
  2. Cette expression provient d’une légende populaire russe qui dit que, pour découvrir un trésor enfoui, il faut trouver une fleur de fougère qui ne fleurit qu’une seule fois par an, la nuit de la Saint-Jean, et dont la floraison est gardée par toutes sortes de puissances diaboliques. N. T.
  3. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. P.-V. Stock, éditeur. Qui doit enseigner l’art littéraire et à qui ? Tome xiii, pp. 271-278.
  4. Ib., pp. 281-282.
  5. L’obscurité de cette réponse est due à ce que le mot « province », en russe, signifie en même temps une certaine partie de territoire et le chef-lieu de cette partie de territoire. N. T.
  6. Le mot « loi » est aussi employé dans la langue populaire pour désigner la religion. N. T.
  7. L’expression populaire : « subir les lois religieuses, » équivaut à « se marier ». N. T.
  8. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. L’École de Iasnaïa Poliana en novembre et décembre, tome xiii, pp. 439-442.
  9. Id., p. 445.
  10. Ib., pp. 447-451.
  11. E. Markov : L’Âme vivante à l’école. Pensées et souvenirs d’un vieux pédagogue. Vestnik Evropi (Messager de l’Europe), février 1900, p. 584.
  12. Souvenirs et notes du prince D.-D. Obolensky. Rousski Archiv (les Archives russes), livre x, 1894.
  13. I. Zakharine-Iakoukine : Souvenirs sur la comtesse A.-A, Tolstoï, Vestnik Evropi (Messager de l’Europe), juin 1904, p. 458.
  14. E. Soloviev : L.-N. Tolstoï ; sa vie et son activité littéraire, édition de Pavlenkov. Saint-Pétersbourg, 1897, p. 73.